Foucault, Dits et Ecrits, T 1 (1954-1969)
46 Nietzsche, Freud, Marx
« Nietzsche, Freud, Marx », Cahiers de Royaumont, t. VI, Paris, Éd. de Minuit, 1967, Nietzsche,
pp. 183-200. (Colloque de Royaumont, juillet 1964.)
Ce projet de « table ronde», quand il m'a été proposé, m'a paru très intéressant, mais
évidemment bien embarrassant. Je suggère un biais: quelques thèmes concernant les
techniques d'interprétation chez Marx, Nietzsche et Freud.
En réalité, derrière ces thèmes, il y a un rêve; ce serait de pouvoir faire un jour une sorte de
Corpus général, d'Encyclopédie de toutes les techniques d'interprétation que nous avons pu
connaître depuis les grammairiens grecs jusqu'à nos jours. Ce grand corpus de toutes les
techniques d'interprétation, je crois que peu de chapitres, jusqu'à présent, en ont été rédigés.
Il me semble que l'on pourrait dire ceci, comme introduction générale à cette idée d'une
histoire des techniques de l'interprétation : que le langage, en tout cas le langage dans les
cultures indo-européennes, a toujours fait naître deux sortes de soupçons:
-d'abord, le soupçon que le langage ne dit pas exactement ce qu'il dit. Le sens qu'on saisit, et
qui est immédiatement manifesté,
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n'est peut-être en réalité qu'un moindre sens, qui protège, resserre, et malgré tout transmet
un autre sens; celui-ci étant à la fois le sens le plus fort et le sens « d'en dessous ». C'est ce que
les Grecs appelaient l' allegoria et l' hyponoia ;
-d'autre part, le langage fait naître cet autre soupçon: qu'il déborde en quelque sorte sa forme
proprement verbale, et qu'il y a bien d'autres choses au monde qui parlent, et qui ne sont pas
du langage. Après tout, il se pourrait que la nature, la mer, le bruissement des arbres, les
animaux, les visages, les masques, les couteaux en croix, tout cela parle; peut-être y a-t-il du
langage s'articulant d'une manière qui ne serait pas verbale. Ce serait, si vous voulez, très
grossièrement, le semaïnon des Grecs.
Ces deux soupçons, que l'on voit apparaître déjà chez les Grecs, n'ont pas disparu, et ils nous
sont encore contemporains, puisque nous avons recommencé à croire, précisément, depuis le
XIXe siècle, que les gestes muets, que les maladies, que tout le tumulte autour de nous peut
aussi bien parler; et plus que jamais nous sommes à l'écoute de tout ce langage possible,
essayant de surprendre sous les mots un discours qui serait plus essentiel.
Je crois que chaque culture, je veux dire chaque forme culturelle dans la civilisation
occidentale, a eu son système d'interprétation, ses techniques, ses méthodes, ses manières à
elle de soupçonner le langage qui veut dire autre chose que ce qu'il dit, et de soupçonner qu'il
y a du langage ailleurs que dans le langage. Il semble donc qu'il y aurait une entreprise à
inaugurer pour faire le système ou le tableau, comme on disait au XVIIe siècle, de tous ces
systèmes d'interprétation.
Pour comprendre quel système d'interprétation le XIXe siècle a fondé, et par conséquent à
quel système d'interprétation, nous autres, encore maintenant, appartenons, il me semble
qu'il faudrait prendre une référence reculée, un type de technique tel qu'il a pu exister par
exemple au XVIe siècle. À cette époque-là, ce qui donnait lieu à interprétation, à la fois son site
général et l'unité minimale que l'interprétation avait à traiter, c'était la ressemblance. Là où les
choses se ressemblaient, là où ça se ressemblait, quelque chose voulait être dit et pouvait être
déchiffré; on sait bien le rôle important qu'ont joué dans la cosmologie, dans la botanique,
dans la zoologie, dans la philosophie du XVIe siècle, la ressemblance et toutes les notions qui
pivotent comme des satellites autour d'elle. À vrai dire, pour nos yeux de gens du XXE siècle,
tout ce réseau de similitudes est passablement confus et embrouillé. En fait, ce corpus de la
ressemblance au XVIe siècle était parfaitement organisé. Il y avait au moins cinq notions
parfaitement définies:
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-la notion de convenance, la convenentia, qui est ajustement (par exemple de l'âme au corps,
ou de la série animale à la série végétale);
-la notion de sympatheia, la sympathie, qui est l'identité des accidents dans des substances
distinctes;
-la notion d'emulatio, qui est le très curieux parallélisme des attributs dans des substances ou
dans des êtres distincts, de telle sorte que les attributs sont comme le reflet les uns des autres
dans
une substance et dans l'autre. (Ainsi Porta explique que le visage
humain est, avec les sept parties qu'il distingue, l'émulation du ciel avec ses sept planètes.);
-la notion de signatura, la signature, qui est, parmi les propriétés visibles d'un individu, l'image
d'une propriété invisible et cachée;
-et puis, bien sûr, la notion d'analogie, qui est l'identité des rapports entre deux ou plusieurs
substances distinctes.
La théorie du signe et les techniques d'interprétation, à cette époque-là, reposaient donc sur
une définition parfaitement claire de tous les types possibles de ressemblance, et elles
fondaient deux types de connaissance parfaitement distincts: la cognitio, qui était le passage,
en quelque sorte latéral, d'une ressemblance à une autre; et la divinatio, qui était la
connaissance en profondeur, allant d'une ressemblance superficielle à une ressemblance plus
profonde. Toutes ces ressemblances manifestent le consensus du monde qui les fonde; elles
s'opposent au simulacrum, la mauvaise ressemblance, qui repose sur la dissension entre Dieu
et le Diable.
*
Si ces techniques d'interprétation du XVIe siècle ont été laissées en suspens par l'évolution de
la pensée occidentale au XVIIe et au XVIIIe siècles, si la critique baconienne, la critique
cartésienne de la ressemblance ont joué certainement un grand rôle pour leur mise entre
parenthèses, le XIXe siècle et, très singulièrement, Marx, Nietzsche et Freud nous ont remis en
présence d'une nouvelle possibilité d'interprétations, ils ont fondé à nouveau la possibilité
d'une herméneutique.
Le premier livre du Capital *, des textes comme La Naissance de
* Marx (K.), Das Kapital. Kritik der politischen Oekonomie, Buch l : Der
Produktionsprozess des Kapitals, Hambourg, O. Meissner, 1867 (Le Capital. Critique de
l'économie politique, livre 1: Le Développement de la production capitaliste, trad. J. Roy, revue
par M. Rubel, in Oeuvres, t. l : Économie, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade»,
1965, pp. 630-690).
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la tragédie * et La Généalogie de la morale **, la Traumdeutung ***, nous remettent en
présence de techniques interprétatives. Et l'effet de choc, l'espèce de blessure provoquée dans
la pensée occidentale par ces oeuvres vient probablement de ce qu'elles ont reconstitué sous
nos yeux quelque chose que Marx d'ailleurs appelait lui-même des « hiéroglyphes ». Cela nous
a mis dans une posture inconfortable, puisque ces techniques d'interprétation nous
concernent nous-mêmes, puisque nous autres, interprètes, nous nous sommes mis à nous
interpréter par ces techniques. C'est avec ces techniques d'interprétation, en retour, que nous
devons interroger ces interprètes que furent Freud, Nietzsche et Marx, si bien que nous
sommes renvoyés perpétuellement dans un perpétuel jeu de miroirs.
Freud dit quelque part qu'il y a trois grandes blessures narcissiques dans la culture occidentale:
la blessure imposée par Copernic; celle qui est faite par Darwin, quand il a découvert que
l'Homme descendait du singe; et la blessure faite par Freud lorsque lui-même, à son tour, a
découvert que la conscience reposait sur l'inconscience ****. Je me demande si l'on ne
pourrait pas dire que Freud, Nietzsche et Marx, en nous enveloppant dans une tâche
d'interprétation qui se réfléchit toujours sur elle-même, n'ont pas constitué autour de nous, et
pour nous, ces miroirs, d'où nous sont renvoyées des images dont les blessures intarrisables
forment notre narcissisme d'aujourd'hui. En tout cas, et c'est à ce propos que je voudrais faire
quelques suggestions, il me semble que Marx, Nietzsche et Freud n'ont pas en quelque sorte
multiplié les signes dans le monde occidental. Ils n'ont pas donné un sens nouveau à des
choses qui n'avaient pas de sens. Ils ont en réalité changé la nature du
* Nietzsche (F.), Die Geburt der Tragödie. Oder: Griechenthum und Pessimismus, Leipzig, E. W.
Fritzsch, 1872 (La Naissance de la tragédie. Ou Hellénité et Pessimisme, trad. P. Lacoue-
Labarthe, in Oeuvres philosophiques complètes, Paris, Gallimard, t. l, 1977, pp. 23-156).
** Nietzsche (F.), Zur Genealogie der Moral, Leipzig, C. G. Naumann, 1887 (La Généalogie de la
morale, trad. 1. Hildenbrand et J. Gratien, in Oeuvres philosophiques complètes, Paris,
Gallimard, t. VII, 1971, pp. 213-347).
*** Freud (s.), Die Traumdeutung, Vienne, Franz Deuticke, 1900 (L'Interprétation des rêves,
trad. D. Berger, Paris, P.U.F., 1967).
**** Allusion à la triple humiliation infligée au narcissisme humain par Nicolas Copernic («
humiliation cosmologique »), Charles Darwin (« humiliation biologique ») et Sigmund Freud («
humiliation psychologique »), dont parle Freud dans Eine Schwierigkeit der Psychoanalyse,
1917 (Une difficulté de la psychanalyse, trad. M. Bonaparte et E. Marty, in Essais de
psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard, coll. «Les Essais», no 61, 1933, pp. 141-147).
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signe, et modifié la façon dont le signe en général pouvait être interprété.
La première question que je voulais poser, c'est celle-ci: est-ce que Marx, Freud et Nietzsche
n'ont pas modifié profondément l'espace de répartition dans lequel les signes peuvent être
des signes?
À l'époque que j'ai prise pour point de repère, au XVIE siècle, les signes se disposaient d'une
façon homogène dans un espace qui était lui-même homogène, et cela dans toutes les
directions. Les signes de la terre renvoyaient au ciel, mais ils renvoyaient aussi bien au monde
souterrain, ils renvoyaient de l'homme à l'animal, de l'animal à la plante, et réciproquement. À
partir du XIXE siècle, Freud, Marx et Nietzsche, les signes se sont étagés dans un espace
beaucoup plus différencié, selon une dimension que l'on pourrait appeler celle de la
profondeur, à condition de ne pas entendre par là l'intériorité, mais au contraire l'extériorité.
Je pense en particulier à ce long débat que Nietzsche n'a cessé d'entretenir avec la profondeur.
Il y a chez Nietzsche une critique de la profondeur idéale, de la profondeur de conscience, qu'il
dénonce comme une invention des philosophes; cette profondeur serait recherche pure et
intérieure de la vérité. Nietzsche montre comment elle implique la résignation, l'hypocrisie, le
masque; si bien que l'interprète doit, lorsqu'il en parcourt les signes pour les dénoncer,
descendre le long de la ligne verticale et montrer que cette profondeur de l'intériorité est en
réalité autre chose que ce qu'elle dit. Il faut par conséquent que l'interprète descende, qu'il
soit, comme il dit, «le bon fouilleur des bas-fonds» 1.
Mais on ne peut en réalité parcourir cette ligne descendante, quand on interprète, que pour
restituer l'extériorité étincelante qui a été recouverte et enfouie. C'est que, si l'interprète doit
aller lui-même jusqu'au fond, comme un fouilleur, le mouvement de l'interprétation est au
contraire celui d'un surplomb, d'un surplomb de plus en plus élevé, qui laisse toujours au-
dessus de lui s'étaler d'une manière de plus en plus visible la profondeur; et la profondeur est
maintenant restituée comme secret absolument superficiel, de telle sorte que l'envol de
l'aigle, l'ascension de la montagne, toute cette verticalité si importante dans Zarathoustra,
c'est, au sens strict, le renversement de la profondeur, la découverte que la profondeur n'était
qu'un jeu, et un pli de la surface. À mesure que le monde
1. Nietzsche (F.), Morgenröthe, Leipzig, C. G. Naumann, 1880. Aurore. Pensées sur les préjugés
moraux, § 446 : « Hiérarchie. » (Trad. Julien Hervier, Oeuvres philosophiques complètes, Paris,
Gallimard, t. IV, 1980, p.238 [N.d.É.].)
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devient plus profond sous le regard, on s'aperçoit que tout ce qui a exercé la profondeur de
l'homme n'était qu'un jeu d'enfant.
Cette spatialité, ce jeu de Nietzsche avec la profondeur, je me demande s'ils ne peuvent se
comparer au jeu, apparemment différent, que Marx a mené avec la platitude. Le concept de
platitude, chez Marx, est très important; au début du Capital, il explique comment, à la
différence de Persée, il doit s'enfoncer dans la brume pour montrer en fait qu'il n'y a pas de
monstres ni d'énigmes profondes, parce que tout ce qu'il y a de profondeur dans la conception
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