devons interroger ces interprètes que furent Freud, Nietzsche et Marx, si bien que nous
sommes renvoyés perpétuellement dans un perpétuel jeu de miroirs.
Freud dit quelque part qu'il y a trois grandes blessures narcissiques dans la culture occidentale:
la blessure imposée par Copernic; celle qui est faite par Darwin, quand il a découvert que
l'Homme descendait du singe; et la blessure faite par Freud lorsque lui-même, à son tour, a
découvert que la conscience reposait sur l'inconscience ****. Je me demande si l'on ne
pourrait pas dire que Freud, Nietzsche et Marx, en nous enveloppant dans une tâche
d'interprétation qui se réfléchit toujours sur elle-même, n'ont pas constitué autour de nous, et
pour nous, ces miroirs, d'où nous sont renvoyées des images dont les blessures intarrisables
forment notre narcissisme d'aujourd'hui. En tout cas, et c'est à ce propos que je voudrais faire
quelques suggestions, il me semble que Marx, Nietzsche et Freud n'ont pas en quelque sorte
multiplié les signes dans le monde occidental. Ils n'ont pas donné un sens nouveau à des
choses qui n'avaient pas de sens. Ils ont en réalité changé la nature du
* Nietzsche (F.), Die Geburt der Tragödie. Oder: Griechenthum und Pessimismus, Leipzig, E. W.
Fritzsch, 1872 (La Naissance de la tragédie. Ou Hellénité et Pessimisme, trad. P. Lacoue-
Labarthe, in Oeuvres philosophiques complètes, Paris, Gallimard, t. l, 1977, pp. 23-156).
** Nietzsche (F.), Zur Genealogie der Moral, Leipzig, C. G. Naumann, 1887 (La Généalogie de la
morale, trad. 1. Hildenbrand et J. Gratien, in Oeuvres philosophiques complètes, Paris,
Gallimard, t. VII, 1971, pp. 213-347).
*** Freud (s.), Die Traumdeutung, Vienne, Franz Deuticke, 1900 (L'Interprétation des rêves,
trad. D. Berger, Paris, P.U.F., 1967).
**** Allusion à la triple humiliation infligée au narcissisme humain par Nicolas Copernic («
humiliation cosmologique »), Charles Darwin (« humiliation biologique ») et Sigmund Freud («
humiliation psychologique »), dont parle Freud dans Eine Schwierigkeit der Psychoanalyse,
1917 (Une difficulté de la psychanalyse, trad. M. Bonaparte et E. Marty, in Essais de
psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard, coll. «Les Essais», no 61, 1933, pp. 141-147).
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signe, et modifié la façon dont le signe en général pouvait être interprété.
La première question que je voulais poser, c'est celle-ci: est-ce que Marx, Freud et Nietzsche
n'ont pas modifié profondément l'espace de répartition dans lequel les signes peuvent être
des signes?
À l'époque que j'ai prise pour point de repère, au XVIE siècle, les signes se disposaient d'une
façon homogène dans un espace qui était lui-même homogène, et cela dans toutes les
directions. Les signes de la terre renvoyaient au ciel, mais ils renvoyaient aussi bien au monde