Le Rouge et le Noir

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Envoyé par Aurélie.
Explication de texte
Stendhal , Le Rouge et le noir (1830) (excipit)
Texte :
« Julien avait exigé de Mme de Rênal le serment qu’elle vivrait pour donner des soins au fils de Mathilde.
- Qui sait ? peut-être avons-nous encore des sensations après notre mort, disait-il un jour à Fouqué.
J’aimerais assez à reposer, puisque reposer est le mot, dans cette petite grotte de la montagne qui domine
Verrières. Plusieurs fois, je te l’ai conté, retiré la nuit dans cette grotte, et ma vue plongeant au loin sur les plus
riches provinces de France, l’ambition a enflammé mon cœur : alors c’était ma passion… Enfin, cette grotte m’est
chère et l’on ne peut disconvenir qu’elle ne soit située d’une façon à faire envie l’âme d’un philosophe…Eh bien !
ces bons congréganistes de Besançon font argent de tout ; si tu sais t’y prendre, ils te vendront ma dépouille
mortelle.. ;
Fouqué réussit dans cette triste négociation. Il passait la nuit seul dans sa chambre, auprès du corps de son
ami, lorsqu’à sa grande surprise, il vit entrer Mathilde. Peu d’heures auparavant, il l’avait laissée à dix lieues de
Besançon. Elle avait le regard et les yeux égarés.
- Je veux le voir, lui dit-elle.
Fouqué n’eut pas le courage de parler ni de se lever. Il lui montra du doigt un grand manteau bleu sur le
plancher ; là était enveloppé ce qui restait de Julien.
Elle se jeta à genoux. Le souvenir de Boniface de La Mole et de Marguerite de Navarre lui donna sans doute
un courage surhumain. Ses mains tremblantes ouvrirent le manteau. Fouqué détourna les yeux.
Il entendit Mathilde marcher avec précipitation sans la chambre. Elle allumait plusieurs bougies. Lorsque
Fouqué eut la force de la regarder, elle avait placé sur une petite table de marbre, devant elle, la tête de Julien, et
la baisait au front…
Mathilde suivit son amant jusqu’au tombeau qu’il s’était choisi. Un grand nombre de prêtres escortés la bière
et, à l’insu de tous, seule dans sa voiture drapée, elle porta sur ses genoux la tête de l’homme qu’elle avait tant
aimé ;
Arrivés vers le point le plus élevé d’une des hautes montagnes du Jura, au milieu de la nuit, dans cette petite
grotte magnifiquement illuminée d’un nombre infini de cierges, vingt prêtres célébrèrent le service des morts. Tous
les habitants des petits villages de montagne, traversés par le convoi, l’avaient suivi, attirés par la singularité de
cette étrange cérémonie.
Mathilde parut au milieu d’eux en longs vêtements de deuil, et, à la fin du service, leur fit jeter plusieurs
milliers de pièces de cinq francs.
Restée seule avec Fouqué, elle voulut ensevelir de ses propres mains la tête de son amant. Fouqué faillit en
devenir fou de douleur.
Par les soins de Mathilde, cette grotte sauvage fut ornée de marbre sculptés à grands frais en Italie.
Mme de Rênal fut fidèle à sa promesse. Elle ne chercha en aucune manière à attenter à sa vie ; mais trois
jours après Julien, elle mourut en embrassant ses enfants. »
Explication d’après N.Billot, professeur
Sous titré « Chronique de 1830 », Le Rouge et le noir raconte
l’ascension sociale de Julien Sorel, archétype de l’ambitieux , jeune
homme pauvre gravissant les échelons sous la monarchie conservatrice
1
et ultra de la Restauration. Le roman est traversé par deux figures
féminines essentielles sur qui s’appuie Julien pour parvenir, Mme de
Rênal et Mathilde de La Mole, la petite aristocrate de province auprès
de qui Julien teste des sentiments amoureux calculés, et la grande
aristocrate parisienne, fantasque et libre. En cette fin de roman,
Julien vit ses derniers instants avant d’être exécuté pour avoir tiré
sur Mme de Rênal qui avait cherché à contrecarrer ses plans parisiens.
Le temps d’emprisonnement fut bénéfique pour lui faire prendre
conscience de ceux sentiments, une révolte sociale profonde qu’il
retranscrit dans son long discours aux jurés, et l’amour réel pour Mme
de Rênal. Dans la dernière page, les deux maîtresse sont réunies et
vivent différemment l’épreuve ultime. Stendhal donne ainsi, à travers
les deux réactions, une lecture éclairante du roman ;
Là se situe la lecture de l’extrait
La fin de Le Rouge et le noir appartient aux exemples notoires de
dénouements fermés. Nous verrons comment le destin des personnages
principaux, par des tonalités d’émotions et des mises en scène
spécifiques, donne à l’intrigue amoureuse du roman une nature
tragique, où Stendhal laisse percer sa perception personnelle du
romantisme.
La construction du passage s ‘établit sur des ellipses ou des
parataxes : l’arrivée de Mathilde au 3e § est consécutive d’une mort de
Julien non dite ; à cet euphémisme répond un long développement sur la
cérémonie mortuaire, qui isole inversement le dernier § sur la mort de
Mme de Rênal. Ces effets de juxtaposition concourent à renforcer le
pouvoir d’un narrateur omniscient certes, mais dont la place est
souvent perfide.
La 1ère phrase de notre passage suit la demande formulée à Fouqué,
ancien ami séminariste de Julien, de mettre Mme de Rênal et Mathilde
dans la même voiture lancée au galop des chevaux (« Elles tomberont
dans les bras l’une de l’autre, ou se témoigneront une haine mortelle.
Dans les deux cas, les pauvres femmes seront un peu distraites de leur
affreuse
douleur. »)
Julien
conçoit
toutes
les
dispositions
testamentaires nécessaires. L’union des deux femmes se concrétise dans
notre 1ère phrase. Le verbe « exige[r] » confère à Julien un statut de
maître dont le corollaire est le « serment » de Mme de Rênal, ce qui
marque leur lien fort : que Mme de Rênal « donne des soins au fils de
Mathilde » témoigne moins de la protection de Julien sur ses amours
parisiennes que du souci de préserver la vie de celle qu’il aime
réellement , en jouant sur sa fibre maternelle, connue dès les débuts
du roman. L’adresse directe à Mme de Rênal fait du « fils de
Mathilde » un pur prétexte, la tournure périphrastique étant une
litote pour ne pas dire « mon fils ». Julien délègue la charge de la
vie à celle en qui il a une vraie confiance par-delà la mort, comme
plus tard La Sansévérina élèvera le fils de Fabrice et de Clélia dans
La Chartreuse de Parme. L’absence de réponse de Mme de Rênal vaut pour
accord.
C’est la 1ère ellipse du passage, accentuée par une analepse, « un
jour » reportant à une antériorité non précisée. La volonté de Julien
2
se manifeste auprès de Fouqué, dissociant l’amour d’une réflexion plus
intime, philosophique et passionnée. Mais l’amour pour Mme de Rênal
transparaît dans le choix de « reposer » à Verrières, nouveau retour
au début du roman. L’interrogation délibérative « Qui sait ? »
surprend chez un ancien séminariste : le doute exprimé par Julien
(« peut-être ») sur une forme de vie sensible après la mort traduit
les questions mêlées de l’athée qu’est Stendhal et du héros romantique
qu’est Julien ; la focalisation sur ses « sensations » justifie une
perception romantique où le seul lien entre les deux mondes se fait
par l’amour. La tournure litotique «
J’aimerais assez » ouvre une
série de termes euphémistiques, signes de la présence distanciée du
narrateur ; l’anaphore du verbe « reposer », avec la précision sur le
« mot », euphémise la réalité de la mort perçue communément comme un
sommeil réparateur après une vie complexe ;
Le choix de la « petite grotte de la montagne » identifiée par le
démonstratif « cette » renvoie encore au début du roman (I,2 : »Ici,
dit-il, avec des yeux brillants de joie, les hommes ne sauraient me
faire du mal.[…] La tête appuyée sue les deux mains, Julien resta dans
cette grotte plus heureux qu’il ne l’avait été de la vie, agité par
ses rêveries et par son bonheur de liberté. ») ; c’est aussi un écho
des lieux tourmentés et sauvages qu’affectionnent les romantiques,
comme déjà Saint-Preux dans La Nouvelle Héloïse de Rousseau. La
« grotte », lieu d’une vie primitive, corrobore l’idée d’une naturemère, faisant douter de l’existence de toutes choses au-delà. Le
rappel des moments passés dans la grotte relève de confidences et peut
donc se taire : « je te l’ai conté », par le choix d’un verbe de
narration, se place à la limite entre réalité et fiction. Toute cette
phrase marquée par une évocation itérative qui contribue à faire de la
grotte un lieu référentiel et sentimental, résume le roman et le
caractère de Julien ; elle est imprégnée de signes de romantisme :
« retiré », « nuit », « ma vue plongeant », renvoyant à ces poèmes, de
Byron notamment, où le héros souffrant et seul domine un paysage,
position intermédiaire entre Dieu (ou le Ciel) et les hommes.
Mais Stendhal perturbe le romantisme par des notations plus
concrètes : «
les plus riches provinces de France », expression
séparée par un simple virgule de sa conséquence « l’ambition », dénote
une autre attitude de Julien que celle du moi souffrant et lyrique des
romantiques ; cela annonce le cri «
A nous deux, maintenant ! »
poussé par Rastignac à la fin du Père Goriot de Balzac ( 1835). La
remarque sur la richesse des terres, l’extension à la France à partir
d’un point très excentré (Jura) montrent combien le caractère de
Julien s’embarrassait peu de sentiments, l’élévation ne valant que
pour lui-même sur l’échelle sociale. Le mélange des deux comportements
s’opère dans le verbe « a enflammé » emprunté à la »passion »
amoureuse et appliqué à « l’ambition’, termes reliés par la rime
intérieure et entourant le « cœur », organe du sentiment devenu ici le
centre de toute la pensée de Julien. Le mot « passion » revêt alors
une tonalité plus générale de moteur de l existence, subordonnant
toute action, fût-elle amoureuse , aspect important dans cet ultime
discours-confession. L’adverbe temporel « alors » induit le changement
intervenu depuis et les points de suspension laissent planer un
regret. Le retour au présent se fait par » Enfin », comme un geste
pour effacer les erreurs ; « cette grotte m’est chère » officialise
les sentiments de Julien, entre passé et présent et l’extension
explicative amorcée par la conjonction « et » traduit le changement de
3
perspective, puisque l’on passe de « l’ambition » à « l’âme d’un
philosophe » : Julien modalise son discours par la précaution oratoire
« l’on ne peut disconvenir » qui dépasse Fouqué et semble une
justification plus large, ainsi que par le verbe « soit située » qui
ramène la grotte à se place géographique. L’élévation réelle devient
donc une élévation de « l’âme », mot magique pour les romantiques,
abolissant toute ambition sociale.
Le passage par l’interjection « eh bien ! » à une considération
plus matérielle n’en est que plus ironique : Stendhal joue de la
superposition des sentiments ; rejets des motivations initiales et
possibilité d’élévation spirituelle sont tous deux balayés par le
pragmatisme du mot « argent ». Julien ironise, jusqu’au cynisme ( +
auto-dérision puisque la tractation porte sur son propre cadavre), sur
la pusillanimité des « congréganistes », assortis de l’adjectif
« bons » par antiphrase, en écho au comportement potentiel de Fouqué (
« si tu sais t’y prendre ») qui suppose ruse et hypocrisie : la
lucidité de Julien exprime son éloignement introspectif, puisqu’il fit
partie de cette Congrégation et envisagea une carrière religieuse ; on
reconnaît l’anticléricalisme de Stendhal. La parataxe des deux phrases
établit un lien de cause à conséquence ( « font argent » // « te
vendront »), rapprochant « tout » de « ma dépouille mortelle », i.e
passant outre le sacrement de la mort.
Les derniers points de suspension interrompent certes le discours,
mais transcrivent aussi la 2e ellipse du passage, celle de la mort
effective de Julien. Nouvel euphémisme que de dire « Fouqué réussit
dans cette triste négociation » : la mort se matérialise par la
« négociation » ; voilà l’ambition grandiose de Julien réduite à une
sordide affaire d’argent ! la cause de la mort, la condamnation sont
éludées. De Julien il ne reste que la « dépouille », autre
matérialisation. L’adjectif « triste », au sens étymologique de
sentiment lié à la mort, corrige l’adjectif « bons » donné aux
« congréganistes ». Fouqué figure un vainqueur dérisoire, image de la
non-réussite sociale de Julien et, par un transfert dû à son statut de
garde du corps, devient la représentation vivante de Julien mort. Le
verbe principal « passait » laisse croire à un imparfait de durée,
alors qu’il ne s’agit
que de la nuit après l’exécution, comme
l’atteste l’arrivée impromptue de Mathilde. la longue scène des
funérailles est inaugurée par un tableau très théâtral, Fouqué étant
« seul », dans la « nuit », « auprès du corps de son ami », ce qui
n’est
pas
sans
rappeler
la
fin
de
Manon
Lescaut,
roman
qu’affectionnait Julien (cf :II,28). La « surprise » de Fouqué et le
nom de Mathilde rejeté en fin de phrase s’apparentent à un coup de
théâtre. L’explication de la surprise est donnée en parataxe, Stendhal
oscillant entre les deux personnages de la scène et substituant au
décor offert par l’attitude de Fouqué le « regard » de Mathilde. La
rapidité du retour de Mathilde semble défier la raison, exposée ici
par les précisions temporelle (« peu d’heures auparavant ») et locale
(« à dix lieues de Besançon ») ; sa présence introduit le registre de
l’irrationnel, que confirment « le regard et les eux égarés ». deux
douleurs différentes se font face, recueillement de Fouqué, plus
semblable en cela à Mme de Rênal, et sorte de folie de la passionnée
Mathilde.
Sa parole lapidaire vaut explication : en femme d’autorité et de
grandeur, son »je veux » exprime l’action, tandis que le verbe
4
concret »voir » relie le « regard égaré » et une vision forcément
macabre ; Julien est réduit au pronom personnel C.O.D. « le », comme
s’il était la propriété de Mathilde. La réaction de Fouqué tranche
avec le caractère imposant de la femme : la double négation(« n’eut
pas le courage »+ »ni ») théâtralise encore la scène en débouchant sur
un geste ténu, « montra du doigt ». l’absence de parole et de
mouvement de Fouqué se place entre la parole et le mouvement de
Mathilde ; au centre se trouve le « doigt », signe presque divin. La
périphrase »un grand manteau bleu sur le plancher » unit euphémisme et
matérialisation : Julien n’est plus perçu que par une apparence et par
le contraste entre son choix d’un lieu élevé pour reposer et sa réelle
situation « sur le plancher ». l’adverbe locatif « là » neutralise
l’espace et la postposition du sujet de « était enveloppé » se fait
sous forme d’extension, « ce qui restait de Julien », expression
dérisoire et moins noble que « dépouille ».
Mathilde poursuit dans la tonalité théâtrale, selon des gestes du
drame romantique. «Se jet[et] à genoux » rend l’élan passionné et la
perception sacrée qu ‘elle a de Julien. Dans les quatre phrases de ce
§, Stendhal juxtapose des attitudes qui continuent une gestuelle(« se
jeta à genoux », »ouvrirent le manteau », « détourna les yeux »),
proche des tableaux de Greuze ( fin XVIIIe s.) aux gestes hachés et
excessifs. Mais le narrateur intervient, plus que dans les contrastes,
dans la modalisation « sans doute » qui fait douter de l’authenticité
des sentiments de Mathilde. L’allusion au « souvenir » historique
d’une scène des guerres de religion au XVIe s., immortalisée ensuite
dans La Reine Margot de Dumas, fait de Mathilde une femme qui mesure
son action à l’aune de la grandeur aristocratique, de ses ancêtres, et
de sentiments exacerbés, ce que d’aucuns appelèrent le « romantisme
échevelé » ;
Stendhal
distancie
cependant
ironiquement
le
« souvenir », puisque la filiation du geste se fait avec Marguerite de
Navarre et non avec son ancêtre, que cela témoigne du besoin de
référence chez Mathilde, donc
de la faiblesse de ses propres
sentiments ; la notation « courage surhumain » la conforte dans son
rôle irrationnel et présage du tableau à venir, mais, corrigée par
« Ses mains tremblantes » que légitime la situation, elle confirme
l’impression d’une mise en scène vide d’authenticité. Inversement ;
Fouqué refuse le réel et oppose aux « mains » d’une Mathilde femme
d’action un regard qui semble se concentrer sur l’âme.
L’action est alors perçue par les sensations indirectes de Fouqué,
bruits et mouvements remplaçant le regard : ce choix dédramatise la
scène et confère aux gestes de Mathilde une valeur faussée, liée à la
mise en scène. Mathilde semble se démultiplier (« précipitation »,
« plusieurs ») dans l’action ( « marcher », « allumait », « avait
placé »). Cette action sensible par l’ouïe fait d’elle un metteur en
scène qui prépare un décor dont les objets (« bougies », « petite
table de marbre ») connotent une
cérémonie mortuaire proche du
surnaturel. Le regard de Fouqué relève d’une violence sur soi « eut la
force »), le place en spectateur et se développe selon une progression
dramatique : c.c. de lieu objectif (« sur une petite table de
marbre »), c.c. de lieu subjectif (« devant elle ») ; C.O.D. différé
(« la tête de Julien »), action (« la baisait au front »). L’effet
d’attente contribue à la dislocation du corps de Julien dont seule la
« tête » est l’objet des attentions de Mathilde dans un geste
5
faussement maternel. Les points de suspension expriment les sentiments
de Fouqué autant que la distance que prend le narrateur face à une
telle attitude.
Le § suivant sur phrase ambiguë : « suiv[re] son amant au
tombeau » semble plutôt signifier un suicide ; or, le verbe
« suivait » n’est pris que dans son sens physique ; l’apparente
soumission de Mathilde aux vœux de Julien (« tombeau qu’il s’était
choisi ») édulcore le détournement des dernières volontés. Une
nouvelle parataxe avec la phrase suivante inaugure une suite
d’antithèses : Julien parlait de « reposer » et évoquait une solitude
désormais attribuée à Mathilde « seule dans sa voiture drapée », dans
un décorum fastueux encore marqué par la multiplicité ( « un grand
nombre de prêtres », « tous »). La « voiture drapée » et le verbe
« escortaient » disent la grandeur de l’enterrement. L’ironie de
Stendhal apparaît dans ce choix d’une reconnaissance sociale post
mortem donnée à Julien, alors que tout se fait de nuit, dans une
fausse clandestinité, Mathilde n’étant présente qu’ « à l’insu » des
autres. Le geste final du § reprend le « souvenir » de son ancêtre
évoqué plus haut et n’existe que de façon théâtrale, apprêtée, malgré
la relative « qu »elle avait tant aimé » ; l’adverbe intensif « tant »
semble convenu, soulignant la conduite orchestrée de Mathilde.
L’élévation de Julien se poursuit par le superlatif « le plus
élevé », quasi-redondant avec « une des hautes montagnes » ; la
localisation exacte et affective est oubliée au profit de cette
grandeur morbide qui confère à Julien la place qu’il a toujours
cherchée de son vivant. Là encore, Stendhal magnifie la cérémonie par
l’effet d’attente d’une cadence mineure où la protase fait extension
et qui annihile les protagonistes : le participe « arrivés » annonce
les « vingt prêtres » ; les compléments de temps (« au milieu de la
nuit ») et de lieu (« dans cette petite grotte ») jouent sur
l’antithèse entre le nombre et la longueur du cortège et la petitesse
de la « grotte ». cela donne à cette « grotte » une valeur sacrée,
déifiant Julien par le « nombre infini de cierges ». mais « les
prêtres » sont dénués de tout sentiment, comme la cérémonie elle-même,
puisqu’ils « célébrèrent le service des morts », terme générique de
leur sacerdoce, sans que le nom de julien soit prononcé. Tout est
déshumanisé, perçu de l’extérieur. Stendhal ponctue d’ailleurs ce §
par une précision dérisoire qui transforme l’enterrement de Julien en
funérailles sinon nationales, du moins locales : « tous les habitants
des petits villages de montagne » sont présents, non pour rendre
hommage, mais par curiosité, dénaturant la possible reconnaissance
qu’aurait pu apprécier Julien. La chute du § atteste du soin que
Stendhal apporte aux clausules : « attirés » dénue l’action de
volonté ; « singularité » et « étrange » insistent sur le caractère
théâtral et fabriqué de la cérémonie ; l’ensemble condamne en fait
Mathilde qui n’a pas totalement respecté les vœux de Julien et sonne
comme une dernière disjonction entre l’ambition de Julien et sa
réalité.
Le verbe « parut » transforme Mathilde en grande prêtresse de ces
funérailles qui mêlent splendeur et goût du morbide. Sujet des deux
verbes du §, Mathilde est ainsi isolée de la foule, malgré la notation
« au milieu d’eux », tant elle diffère de spectateurs fantoches avec
ses « longs vêtements de deuil » ; après le décor, la mise en scène,
6
Stendhal nous livre les costumes de ce qui peut ressembler aussi à une
scène fantastique comme les affectionnait la littérature des années
1830. mais la grandeur noble et distante est corrigée par la 2e
proposition du §, « leur fit jeter plusieurs milliers de pièces de
cinq francs ». Stendhal joue là sur plusieurs registres : la largesse
semble préparée puisqu’elle « fit jeter » ces pièces, sans doute par
un domestique ; dans sa générosité,
Mathilde ramène ainsi l’action
vers elle, non vers celui qu’on célèbre ; enfin, l’hyperbole
« plusieurs milliers » et la valeur des « cinq francs », assez forte
pour le temps, rappelle le matérialisme attribué aux congréganistes
par Julien ; ainsi la boucle est-elle bouclée : l’argent clôt la
destinée de julien et se fait le maître de son éternité. L’ironie de
Stendhal se fait très forte : il ancre cette fin de roman dans le
sordide, lançant ainsi une vive satire conter l’hypocrisie des milieux
aristocratiques parisiens.
Dans les 3 derniers § consacrés à la cérémonie, Stendhal crée des
effets par la brièveté de ces §, par leur aspect percutant, par la
différence entre leur début et leur fin. Ainsi, le 1er des trois montre
Mathilde dans son rôle social, le second Mathilde « seule » et le 3e
porte sur l’avenir dans un implicite éloquent. Dans les 3 cas, Julien
est absent comme homme : dans le 1er, le mot officiel « service »
banalise l’enterrement ; dans le 2e, il ne reste toujours de lui que
« la tête » ; dans le 3e, seule apparaît la « grotte sauvage », lieu de
son repos, sans précision de personne. L’acte central de Mathilde, 3e
occurrence allusive de l’action ancienne de Marguerite de Navarre, est
encerclé par deux autres actions de nature matérielle et financière,
qui
détruisent
les
sentiments
qu’elle
pourrait
éprouver
en
« enseveli[ssant] la tête de son amant », le mot « amant » lui-même
n’étant là que par pure convention, sans marque affective propre.
C’est encore une fois Fouqué qui concentre la vérité des sentiments.,
« fou de douleurs » mêlant cependant pathétique et ironie, à cause du
transfert que Stendhal effectue. La parataxe est encore plus éloquente
que précédemment : on passe de l’argent distribué à un geste
d’importance, rationalisé par le verbe « voulut » qui corrobore
l’action délibérée et prévue, puis à la « douleur » de Fouqué, avant
de revenir à une autre manifestation de l’argent. Chaque point semble
ainsi dépourvu de valeur dans la mesure où il st à) chaque fois nié ou
corrigé par le suivant ; ce jeu des antithèses éclate dans le dernier
des 3 § : « soins », « ornée », marbres sculptés », « à grands
frais », « Italie » sont autant de termes qui disent le faste, pour
une simple « grotte » « sauvage », ce dernier adjectif étant la seule
expression des raisons qu’avait Julien de « reposer » dans ce lieu ;
le tout oppose une civilisation outrancière, matérielle, qui perturbe
l’équilibre originel, la véritable élévation de l’âme. A travers ces
éléments, Stendhal fait figurer sa lourde critique contre un régime
dévoyé ;
Survient alors la dernière ellipse de notre passage – du romanpour donner le sort de Mme de Rênal. Cette conclusion sur le véritable
amour de Julien permet de rapprocher Julien et Mme de Rênal, donc
d’annihiler la cérémonie fastueuse de Mathilde, puisque le rappel de
la « promesse » nous renvoie au début du passage. Cela rend aussi les
deux femmes symboliques, par contraste : si Mathilde reste la
passionnée, plus éprise d’elle-même, de sa condition que de quiconque,
Mme de Rênal est la femme de sentiments : l’adjectif « fidèle » lui
7
correspond, puisqu’il fut la cause de son malheur, fidèle à son mari,
elle ne put aimer Julien comme elle l’aurait voulu ; fidèle à julien,
elle ne peut que lui obéir. Notons l’inversion antiphrastique des
expressions consacrées à chacune des attitudes : nous avons vu
l’ambiguïté de la phrase initiale de la l.19 ; inversement, celle de
la l.30 euphémise la mort de Mme de Rênal en accentuant son union avec
Julien. L’explication de « promesse » est donnée aussitôt, renforcée
par « en aucune manière ». Julien avait craint à un moment un geste
passionnel de Mathilde, mais il fut rassuré par des perspectives de
beau mariage ; en revanche, mme de Rênal qui fit toutes les démarches
pour obtenir in extremis la grâce de Julien, y compris celle de se
rendre auprès du roi, manifesta à Julien en prison tous les signes
d’un attachement profond et durable. L’adversatif « mais » ouvre une
interprétation personnelle de la « fidél[ité] » qui obtient toute la
sympathie du narrateur, puisqu’il réunit en quelques mots tous les
éléments affectifs forts : « Julien » et « elle » sont juste séparés
par la virgule, la faible distance temporelle (« trois jours après »)
crée antithèse avec les embellissements précédemment évoqués de
Mathilde dans la grotte qui supposent de la durée ; les « enfants » de
Mme de Rênal, dernier mot et dernière image du roman, concentrent tout
un réseau de signification : Julien fut leur précepteur, c’est sur
cette situation que s’ouvre presque le roman ; ils renvoient en outre
au fils de Julien et de Mathilde qui était confié à mme de Rênal au
début du passage ; enfin, le gérondif « embrassant » rappelle le geste
de Mathilde de « bais[er] au front la tête de Julien », en un
mouvement affectif naturel ici et moins appuyé puisqu’il n’est qu’un
gérondif, chassant le geste calculé de Mathilde.
Ainsi Stendhal choisit-il de finir Le Rouge et le noir sur le sort
de mme de Rênal, en
adéquation avec celui de julien, offrant une
possibilité de lire le roman comme la condamnation du milieu parisien
de Mathilde, donc de l’ambition de Julien. La fermeture sur une femme
de petite noblesse provinciale, mais pleine de richesse de cœur et de
vérité, confère au roman une forte
tonalité critique non seulement
contre la société, ses faux-semblants, sa construction autour des
apparences, mais aussi contre le romantisme passionné que représente
Mathilde. Stendhal, en homme doté d’un esprit hérité des Lumières et
du XVIIIe s, renvoie dos à dos les tentatives matérialistes et
les
exaltations vaines. Son ironie distancie le regard que le lecteur
porte sue les personnages et favorise cette lecture satirique,
permettant de donner un jugement immédiat sur le roman. Dénouement
fermé, certes, mais qui ouvre toutes les possibilités de lecture,
évitant seulement une assimilation trop hâtive aux critères de la
littérature contemporaine.
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