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Cornelia Isler-Kerényi
KÁROLY KERÉNYI (1897-1973):
UN ÉMIGRANT MALGRÉ LUI DANS LA SCIENCE DE L’ANTIQUITÉ EUROPÉENNE
Budapest, 24 juin 2010
Je remercie les organisateurs M. Karsai et G. Klaniczay pour m’avoir invitée à ce congrès si
important. Et je m’excuse pour mon français qui est loin d’être parfait. Mais j’espère qu’il
sera plus facile de suivre ma communication que si j’avais choisi de présenter cette
contribution en italien ou en allemand.
Pour ce congrès qui fait le point sur la situation des sciences de l’antiquité, surtout de
la philologie classique dans les états de l’Europe orientale pendant les décennies de la
domination soviétique on m’a demandé de présenter la vie et la carrière de mon père, bien
qu’il ait passé ces années non pas en Hongrie mais en Suisse. Il est toutefois évident que, sans
cette domination, son parcours aurait été bien différent: il serait très probablement resté dans
sa patrie et aurait participé avec tout son engagement à la vie académique et culturelle de la
Hongrie. D’autre part, c’est un fait symptomatique des années entre 1947 et 1989 qu’il y ait
eu, à côté de la culture de chacune des nations, une culture européenne de l’émigration.
Biographie
Quelques mots sur la vie, la carrière académique et l’activité scientifique de Kerényi. Né à
Temesvár (alors en Hongrie, depuis 1920 en Roumanie) en 1897 dans une famille bourgeoise
(son père, qui sortait d’une famille paysanne de lointaines origines souabes, était un
fonctionnaire de la poste, sa mère venait d’une famille hongroise)
1
. Il fréquenta le gymnase à
Arad et fit ses études de philologie classique à Budapest, en les terminant avec une thèse de
doctorat sur Platon et Longin en 1919. À partir de l’année suivante il enseigna latin et grec
dans des gymnases. Entre 1921 et 1926 se situent plusieurs voyages en Italie, en Grèce et sur-
tout en Allemagne où il suivit quelques cours de Wilamowitz et de Eduard Norden à Berlin,
mais s’attacha plus étroitement à Franz Boll à Heidelberg et à Otto Weinreich à Tübingen
2
.
C’est sous le patronat de ces derniers, surtout de Boll, qu’il acheva sa première recherche
scientifique importante sur le roman grec qui aboutit au livre “Die griechisch-orientalische
1
Magris 1975, 55 ss.
2
Henrichs 2006, 62 ss.
2
Romanliteratur in religionsgeschichtlicher Beleuchtung” publié en 1927 et qui lui valut le
droit à l’enseignement de l’histoire de la religion antique à l’université de Budapest. Sa
première chaire de professeur ordinaire fut celle des sciences de l’antiquité à Pécs en Hongrie
sudouest qu’il retint de 1934 jusqu’en 1941. De là on le déplaça à l’université de Szeged,
beaucoup plus lointaine de Budapest et dépourvue d’une bibliothèque lui permettant de
poursuivre ses recherches scientifiques, à cause de son attitude politique en opposition à
l’orientation réactionnaire et nationaliste du régime de l’admiral Miklós Horthy.
En 1942 Horthy avait nommé premier ministre Miklós Kállay, conservateur mais
sympathisant de l’Angleterre, qui avait l’intention de changer l’orientation auparavant filo-
allemande de la politique du gouvernement hongrois
3
. Il y avait même eu des négociations
secrètes pour détacher l’Hongrie de l’axe Allemagne-Italie et la rapprocher de l’Angleterre et
des États Unis
4
. C’est dans le contexte de cette politique que le secrétaire du ministre de
l’extérieur demanda à quelques personnalités du monde académique hongrois dont on con-
naissait l’aversion vers le régime filo-allemand et dont la valeur scientifique était déjà recon-
nue en Occident de passer une année dans une des capitales occidentales: cela avec le statut
diplomatique, mais sans un porte-feuille précis sinon de représenter d’une façon informelle
la Hongrie libérale. Kerényi, dont les recherches mythologiques et surtout son receuil
d’essais entitré “Apollon”, publié en allemand à Amsterdam en 1937, avaient suscité l’intérêt
du célèbre psychologue suisse Carl Gustav Jung, avait été invité plus d’une fois depuis 1941
à participer aux rencontres interdisciplinaires de Eranos à Ascona en Suisse italienne. Il
accepta donc l’offre gouvernementale de la charge de attaché culturel de la Hongrie à Berne.
Cela à condition de pouvoir résider non pas à Berne mais au Tessin et d’emporter avec lui sa
seconde famille: ma mère, ma soeur et moi-même (alors un bébé). La première femme avec
les deux filles du premier mariage restèrent en Hongrie.
Kerényi arriva donc en Suisse le 16 avril 1943. Ces mois passés en Suisse ont été des
plus heureux et féconds de sa vie: mais ils s’avérèrent n’être qu’un épisode, bien que
fatidique. Le 19 de mars 1944, peu avant la fin de l’année prévue pour les Kerényi en Suisse
5
,
la Hongrie fut en effet attaquée et occupée par l’armée allemande, tandis que la partie
orientale du pays allait être envahie par les forces soviétiques
6
. Budapest subit de lourdes
bombardements et devint le théâtre de confrontations sanglantes entre russes et extrémistes
filo-nazi, partisans du gouvernement Szálasi: en janvier 1945 le logement des Kerényi fut
détruit, sa bibliothèque et les archives de sa correspondance dispersés. Beaucoup plus grave
3
Magris 1975, 115.
4
Wikipédia, en hongrois, actualisé le 1 juin 2010 (hu.wikipedia.org).
5
Gemelli Marciano 2006, 172.
6
Magris 1975, 116.
3
fut que sa seconde fille de dix-huit ans, Grácia, qui avait écrit des slogans anti-allemands sur
les fenêtres de l’université, fut arrêtée en mars 1944, déportée en Allemagne et emprisonnée
dans plusieurs camps de concentration, entre autres à Auschwitz. Elle ne fut libérée en
conditions de santé extrêmement précaires qu’une année et demie après, en août 1945, grâce
à plusieurs démarches soit d’un collègue allemand de Kerényi, Franz Altheim
7
, soit du
président suisse de la Croix-rouge, Carl Jacob Burckhardt
8
. Au même temps la famille de ma
mère, qui était d’origine juive, se trouva gravement menacée par les persécutions raciales
favorisées par le nouveau gouvernement filo-nazi. Les parents et le frère de ma mère eurent
la chance d’échapper au pire, tandis qu’une grande partie du reste de la famille et quelques
uns des amis plus chers de mes parents disparurent pour toujours.
La suite de ce bouleversement politique fût pour Kerényi de perdre non pas
seulement son statut diplomatique, mais aussi sa base de subsistance: il n’était plus qu’un
refugé politique en Suisse. Par la médiation de quelques amis hongrois déjà installés en
Suisse et aussi de C.G. Jung on lui confia pendant quelques semestres, entre 1945 et 1947,
l’enseignement de la langue et de la culture hongroise à l’université de Bâle
9
.
En 1947, dans une phase où l’on espérait que la Hongrie puisse avoir un futur
démocratique, on le nomma membre de l’Académie des Sciences hongroise. Il rentra en
Hongrie en novembre pour y tenir sa conférence inaugurale
10
avec même la perspective très
concrète d’obtenir la chaire d’histoire de l’antiquité à l’université de Budapest
11
. Mais la
situation politique était en train de changer d’une manière radicale. Le parti communiste, qui
faisait partie du nouveau gouvernement démocratique avec les sociaux-démocrates et le
parti des paysans, était en train, avec l’appui de l’Union Soviétique, de s’installer à tous les
niveaux. Il y eut des intrigues infâmes par le vol et la publication tendancieuse de lettres
volées de l’archive détruit de Kerényi pour faire croire qu’il avait été au solde de l’Allemagne
nazi. Il y eut des articles diffamatoires dans la presse par le philosophe marxiste György
Lukács et des personnes de son entourage
12
. De toute façon, Kerényi réalisa juste au dernier
moment qu’il n’avait plus aucune chance de participer à la reconstruction d’une Hongrie
démocratique et abandonna le pays: cette fois délibérément et pour toujours.
Cette estimation de la situation était tout-à fait exacte. Je ne m’en suis rendue compte
que récemment pendant mes recherches faites en vue de ma communication d’aujourd’hui.
7
Historien de l’antiquité (1898-1976): Losemann 1999, 122 ss.
8
Historien et diplomate (1891-1974).
9
Gemelli Marciano 173 s.
10
Cette conférence n’eut jamais lieu: Losemann 1999, 132; Szilàgyi 1999, 155 note 19.
11
Szilàgyi 1999, 92 s.; pour Magris 1975, 118 il s’agissait de la chaire de mythologie, ce qui n’est pas
probable.
12
Magris 1975, 119: Szilàgyi 1999, 93 ss.;
4
Je cite par la suite, dans ma traduction artisanale, le récit publié en hongrois en 1999 par
János György Szilágyi, archéologue bien connu au niveau international qui à été un des
derniers élèves de mon père, et qui, avec ses plus de 90 ans, est toujours actif au Musée des
Beaux Arts de Budapest. “En automne 1953, après la mort de Staline, dans l’atmosphère plus
détendue du premier gouvernement de Imre Nagy et de l’avènement au pouvoir de
Chrouchtchov, je dînais dans un restaurant de Sofia avec György Alexits, qui dans cette
occasion, l’ancienne ferveur désormais refroidie, se révéla un interlocuteur serein et ouvert
13
.
Il voulut même être informé sur la situation des sciences de l’antiquité en Hongrie. Je lui dis
que le fait d’avoir contraint Kerényi et Alföldi à émigrer avait été un coup dont la discipline
ne s’était plus remise et que je trouvais incompréhensible que l’on n’ait pas procuré une
chaire universitaire à deux chercheurs manifestement antifascistes et réputés sur la scène
internationale, tandis qu’on la donna à des chercheurs médiocres et dont le comportement
politique avait été jadis tout au moins ambigu…À la fin je lui ai posé la question qui voulait
être rhétorique: ‘Qui a pu être l’imbécile
14
qui a fait cela?La réponse concise de Alexits fut:
‘C’était moi’ et il continua: ‘Regarde, les autres ne posaient pas de problèmes, nous les avions
dans nos mains, ce qui n’était pas le cas de Kenyi et Alföldi. À cause de leur prestige
international il était impensable de les faire taire de façon violente. En connaissance de leur
activité et leur caractère, nous évaluions: nous ne pouvons pas espérer ni de les convaincre à
nous suivre, ni qu’ils vont renoncer à nous critiquer. Au même temps il n’y avait personne
capable de discuter avec eux au même niveau’. L’expériment suicide continua”
15
. Cela dit
pour les sciences de l’antiquité en Hongrie, citation close. À partir de ce moment il fut inter-
dit non seulement de publier des textes de Kerényi, mais même d’en faire le nom.
Kerényi n’avait plus de choix. Le problème immédiat était maintenant de nourrir sa
famille. Les tentatives de parvenir à une chaire universitaire soit à Rome, soit en Suisse
n’aboutirent pas: en Italie à cause du statut universitaire qui empêchait l’enseignement par
un étranger
16
, en Suisse à cause de l’énorme méfiance et peut-être aussi de la jalousie des
collègues en philologie classique
17
. Les conférences tenues par Kerényi, une personnalité
charismatique déjà dans les années trente en Hongrie, avaient en effet toujours un énorme
succès auprès du public. En plus, ses liens avec Jung étaient notoires, la psychologie ne
jouissant alors pas de dignité académique. À l’université de Zurich il n’y avait, encore dans
13
Mathématicien connu, communiste, en 1947 secrétaire gouvernemental du Ministère de l’éducation:
www.versenyvizsga.hu/híres matematikusok/Alexits György.
14
Szilàgyi remplace cette dénomination par des petits points!
15
Szilàgyi 1999, 102 s.
16
Spineto 2006, 189 s.
17
Gemelli Marciano 2006, 175 ss.
5
les années soixante, qu’une seule chaire de psychologie. Jung lui même tenait ses cours non
pas à l’université, mais à l’Ecole Polytechnique. Mais la raison la plus profonde de cette
méfiance des collègues antiquistes était une autre, sur laquelle je vais retourner dans quel-
ques instants. La base financière jamais très splendide de la vie de Kerényi et de sa famille
devint, d’une part, son enseignement de mythologie à l’institut de psychologie fondé en 1948
par Jung à Küsnacht près de Zurich, de l’autre une bourse de recherche lui confiée en 1947
par la Bollingen Foundation des américains Mary et Paul Mellon avec le but de soutenir ses
recherches et la publication d’une série de monographies sur les divinités de la religion grec-
que classique
18
. Son domicile resta jusqu’à sa mort le 14 avril 1973 le Tessin.
L’oeuvre
Je résume maintenant les titres les plus connus de son oeuvre scientifique et les faits les plus
importants de sa vie de chercheur. Je commence par les monographies dédiées aux divinités
grecques: Hermes, der Seelenführer (1944), Prometheus (1946), Töchter der Sonne (1947),
Asklepios (1948), Die Jungfrau und Mutter der griechischen Religion: Eine Studie über Pallas
Athene (1952), Eleusis (1960), Zeus und Hera (1972), Dionysos. Urbild des unzerstörbaren
Lebens (1976). Son oeuvre la plus connue même par le public non spécialisé, traduite dans
plusieurs langues, est La mythologie des Grecs, publiée en deux volumes: le premier, en
1951, sur les dieux et l’origine de l’humanité, le deuxième, en 1958, sur les héros. Il y a deux
traits nouveaux dans cette oeuvre par rapport à tout ce qui l’avait précédée par d’autres
auteurs: chaque énonciation est pourvue de sa source antique et, les sources étant comme on
sait hétérogènes, on présente plusieurs versions du même fait. L’auteur ne choisit pas une
version qui lui paraît plus crédible des autres. Même le lecteur le plus naïf comprend tout de
suite que la mythologie grecque n’est pas un système clos et immuable, mais une substance
fluide et changeante.
Il y a ensuite plusieurs volumes dédiés à des réflexions théoriques sur la religion et la
mythologie antiques: j’ai déjà cité Apollon (1937), auquel s’ajoutent Die antike Religion
(1940), Miti e misteri (1950), Pythagoras und Orpheus (1950), Umgang mit Göttlichem (1955),
Griechische Grundbegriffe (1964). Le volume plus lu jusqu’à présent est Einführung in das
Wesen der Mythologie (Introduction à l’essence de la mythologie, 1942) qui réunit des essais
de Kerényi et de Jung. Et il ne faut enfin pas oublier les nombreux écrits de nature plus per-
sonnelle, comme les journaux intimes, les comptes rendus des voyages, et les correspon-
dances, dont les plus célèbres sont celles avec Thomas Mann et avec Hermann Hesse. Tout
18
Magris 1975, 123; Gemelli Marciano 2006, 183.
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