La « Mitbestimmung » Le mot « Mitbestimmung » signifie « cogestion ». Nous allons donc tout logiquement parler de la cogestion en Allemagne (!) Définition : La cogestion est le mode de gestion des entreprises prévoyant, à côté des représentants du capital, une certaine participation des représentants des salariés aux décisions les concernant. Les salariés ont donc certains pouvoirs d’intervention dans les décisions, mais sans atteindre le stade ultime où, tous les pouvoirs de gestion étant entre leurs mains, il n’y a plus cogestion mais autogestion. Si elle suppose d’aller au-delà de la simple information ou consultation des salariés, la cogestion n’est pas non plus dans la pratique un partage paritaire du pouvoir en tout domaine entre le capital et le travail. Surtout appliquée en Allemagne dans les grandes entreprises métallurgiques et minières, elle permet d’associer des représentants des salariés aux décisions qui les concernent directement (reconversion d’activité, suppression d’emplois, changement des méthodes et des conditions de travail). Elle est l’un des éléments du consensus social allemand. 1. Justification « idéologique » de la Mitbestimmung L’ordo-libéralisme est « l’idéologie » du « modèle allemand ». C’est par rapport à ses principes que se déterminent les orientations fondamentales de la politique économique. Il constitue l’un des rameaux du néo-libéralisme qui se développe, après la Première Guerre mondiale, dans la plupart des pays occidentaux. L’ordo-libéralisme estime possible et nécessaire d’organiser l’économie en fonction d’un modèle consciemment choisi et scientifiquement défini. Le système économique doit satisfaire à deux conditions : être digne de l’homme, c’est-à-dire conforme à ses exigences morales de liberté, d’égalité et de stabilité ; être efficace dans la satisfaction de ses besoins matériels. Pour les ordo-libéraux, seul le régime de concurrence répond à cette double exigence. Mais il ne se réalise pas de luimême. Il ne se développe qu’à l’intérieur d’un cadre forgé et maintenu par l’État, au sein d’un ordre construit par la loi. L’économie sociale de marché se propose de réaliser la synthèse entre la liberté économique et la justice sociale. Au nom de la liberté économique, l’État doit mettre en œuvre une politique de concurrence. Au nom de la justice sociale, il doit lutter contre les inégalités engendrées par le système économique et mener une politique sociale. L’économie sociale de marché veut permettre aux individus la poursuite de leurs intérêts respectifs dans le cadre de la coordination par le marché et dans les limites fixées par la loi. Elle constitue le projet de société proposé au peuple ouest-allemand par le gouvernement de Konrad Adenauer après la fondation de la république fédérale d’Allemagne. Avec les succès économiques des années 1950, elle obtient l’adhésion des principales forces politiques et sociales, ainsi que celle des couches les plus larges de la population. En 1959, le parti social-démocrate adopte le programme de Bad Godesberg (Grundsatzprogramm der Sozialdemokratischen Partei Deutschlands). Celui-ci affirme que la libre concurrence et la libre initiative de l’entrepreneur sont des éléments importants de la politique économique social-démocrate. Il insiste aussi sur le rôle des pouvoirs publics. Il consacre le ralliement de la social-démocratie allemande à l’économie sociale de marché. N’oublions pas que le christianisme social allemand a également joué un rôle considérable dans la définition de la cogestion dans les entreprises. 2. Historique de la Mitbestimmung Le début de l'industrialisation au XIXe siècle a modifié‚ de manière décisive, les structures économiques et sociales. Les ouvriers travaillaient sous des conditions qui sont aujourd'hui inconcevables pour nous. À mesure que les travailleurs prirent conscience de leur situation, il s'engagea une lutte qui n'avait pas seulement pour but de remédier à la détresse matérielle. Ce fut le début de la solidarisation au sein des syndicats. Les ouvriers revendiquèrent le droit d'avoir voix au chapitre en ce qui concerne le sort qui leur était réservé dans le monde du travail. Ces revendications trouvèrent un écho politique dès 1848, lorsque la création de comités de fabrique jouissant du droit d'intervention en faveur des travailleurs fut réclamée à l'Assemblée nationale constituante de la Frankfurter Paulskirche (Parlement Allemand de Francfort, 184849 Révolution de 1848 = Printemps des peuples). Cette première discussion parlementaire sur la cogestion n'aboutit à aucun résultat, mais par la suite se constituèrent, sur une base volontaire, des comités ouvriers jouissant du droit d'être entendus surtout en ce qui concerne les questions sociales. Au cours de la première guerre mondiale fut instaurée la « loi sur le service auxiliaire pour la patrie ». Dans les entreprises assurant la production de biens d'équipement militaires et de biens de consommation qui comptaient plus de 50 salariés, la création de comités ouvriers et de comités des employés fut prescrite par la loi. Une cogestion au sens d'une participation à la prise de décisions n'existait cependant pas. La loi portant création des conseils d'entreprise du 4 février 1920 stipulait que des conseils d'entreprise devaient être créés dans toutes les entreprises occupant au moins 20 travailleurs. Ces représentants des travailleurs à l'intérieur de l'entreprise jouissaient désormais d'un droit de cogestion sans réserve en ce qui concerne l'élaboration de règlements intérieurs. Des droits de cogestion variables leur étaient accordés sur le plan du personnel et sur le plan économique. En outre la « loi relative à la désignation de membres du conseil d'entreprise siégeant aux conseils de surveillance » inaugura une coopération des travailleurs dans les conseils de surveillance. Dans les entreprises dotées d'un conseil de surveillance, un membre au moins du conseil d'entreprise devait participer à cet organe. Le régime national-socialiste mit brutalement fin à ce développement. Les syndicats furent dissolus. La « loi portant réglementation du travail national » annula la loi instituant les conseils d'entreprise. Après 1945, des conseils d'entreprise furent institués sur le modèle de la loi de 1920 portant création des conseils d'entreprise. En 1946, est promulguée une loi-cadre (loi fixant les dispositions générales d’une réforme et laissant au gouvernement le soin d’en développer les différentes parties en vertu de son pouvoir réglementaire (décrets, ordonnances)) autorisant la création des conseils d’entreprises. Des lois des Länder suivirent. 3. Mise en place de la Mitbestimmung C’est à partir de 1951 que la Mitbestimmung se met réellement en place en Allemagne. C’est d’abord dans les entreprises minières et sidérurgiques et leurs konzerns qu’a été instauré un véritable régime de cogestion (Mitbestimmung), qui fait l’originalité du droit allemand (lois des 21 mai 1951 et 7 août 1956). La recherche d’une égalité absolue entre les droits du capital et ceux du travail inspire toutes les dispositions de la loi, qui réglemente strictement la composition des deux organes principaux des sociétés : l’Aufsichtsrat et le Vorstand. L’Aufsichtsrat, ou conseil de surveillance, qui jouait auparavant un rôle analogue à celui des conseils d’administration des sociétés françaises, voit sa composition radicalement transformée par l’inclusion de représentants de travailleurs. Le conseil de surveillance comprend obligatoirement onze membres pour les entreprises et quinze pour les Konzern. Les représentants salariés jouissent au sein du conseil de l’égalité la plus absolue avec les représentants des actionnaires. Étant donné la parité avec les représentants des actionnaires, la loi prévoit l’élection d’un membre étranger à la société, « l’homme neutre », qui doit être particulièrement qualifié en matière économique et dont le rôle est de départager éventuellement les deux groupes. Quant au Vorstand (« comité directeur »), organe de direction des sociétés allemandes, il comprend également un représentant des travailleurs, l’Arbeitsdirektor (« directeur du travail »), qui devra « exercer ses devoirs en collaboration étroite avec l’ensemble de la direction ». La position juridique de celui-ci est identique à celle des autres membres de la direction. Il est placé sur un pied d’égalité absolue avec celle-ci et bénéficie d’une rémunération importante. Le rôle particulier propre au directeur du travail consiste à s’occuper essentiellement des questions sociales et du personnel. Il est en outre qualifié pour mener les pourparlers avec les salariés lorsque ceux-ci présentent des revendications de salaires. Ce système devait connaître des prolongements (les lois de 51 et 56 ne concernaient que les entreprises minières et sidérurgiques, rappelez-vous !) dans la loi du 4 mai 1976 organisant la participation des salariés (Gesetzt über die Mitbestimmung der Arbeitnehmer) qui instaure une cogestion paritaire au sein des conseils de surveillance de toutes les sociétés de plus de 2 000 salariés. Les représentants des salariés comprennent les délégués des cadres supérieurs. En cas d’égalité des voix, la voix du président du conseil d’administration (fonction que la loi réserve de fait à un représentant du capital) compte deux fois et emporte la décision. (Et c’est finalement le capital qui l’emporte !) Le directeur social, membre du comité directeur, peut être désigné à la majorité simple, éventuellement contre la volonté des représentants des salariés au conseil d’administration. Conformément à une disposition de la loi portant statut de l’entreprise du 11 octobre 1952 (confirmée par celle de 1972), les représentants des salariés occupent le tiers des sièges dans les conseils d’administration des sociétés employant plus de cinq cents personnes et non concernées par les lois de 1951 et de 1976. La loi de 1951 s’applique toujours dans les industries du charbon, du fer et de l’acier. (Retenez surtout les lois de 1951 et 1976, ce sont les plus importantes.) En ce qui concerne le conseil d’entreprise (ou comité d’entreprise) participe dans une certaine mesure à l’exercice du pouvoir, et, dans cette mesure, il est un organe de cogestion. Cette organisation des pouvoirs s’inscrit dans un contexte de relations professionnelles assez différent de celui que nous connaissons en France. En Allemagne, la négociation collective, pilier essentiel des relations du travail, se déroule hors de l’entreprise, sous la conduite des syndicats qui y sont en position de force. C’est elle qui est l’exutoire des revendications et des affrontements. Maîtres du jeu de la négociation collective, les syndicats n’ont en revanche aucune place dans l’entreprise. Celle-ci est traditionnellement un havre de paix sociale au sein duquel prévalent le dialogue et la participation. C’est cet esprit qui préside au fonctionnement du conseil d’entreprise : l’employeur et le conseil d’entreprise collaborent en toute confiance dans le cadre des conventions collectives et en coopération avec les syndicats dans l’intérêt des travailleurs de l’entreprise. Pour remplir sa mission, le conseil bénéficie d’une large information, il est consulté, il délibère, il formule des avis. Mais il a sur certaines questions un droit de codécision, qui empêche l’employeur de prendre seul certaines mesures : il s’agit des questions de personnel et des affaires sociales, des problèmes de santé et de sécurité, de l’organisation de la grille des salaires, de la fixation des cadences et des primes. En dépit de ses limites, on ne peut dénier au conseil d’entreprise allemand un pouvoir de codécision. Il reste qu’en pratique ce premier mécanisme de partage du pouvoir ne confère qu’imparfaitement aux salariés allemands le sentiment de participer par ce biais à la gestion. Salariés et syndicats assument donc une part de responsabilité dans la gestion de l'entreprise en Allemagne même si elle est limitée. De ce fait, les conflits sociaux sont rares et les grèves pratiquement inexistantes bien que la politique salariale soit suivie de près par le gouvernement.