- Narcisse, qui n'a jamais comploté contre Britannicus dont il fut au contraire le fidèle soutien, était
déjà mort, assassiné sur ordre de Néron. Si Tacite signala que le poison de Locuste fut essayé sur un
chevreau, le Narcisse de Racine en rajoute : «Elle a fait expirer un esclave à mes yeux», et ce simple
détail qu’il imagina suffit pour rendre la cruauté et les intrigues de l'époque impériale.
- Au sujet de Junie, il prit plaisir à avouer qu’elle est «un personnage inventé», ajoutant : «Si je la
représente plus retenue qu'elle n'était, je n'ai pas ouï dire qu'il nous fut défendu de rectifier les moeurs
d'un personnage, surtout lorsqu'il n'est pas connu.» (première préface). Mais il y eut bien une Junia
Calvina, princesse appartenant à une branche condamnée de la famille régnante, que Sénèque
considéra comme «la plus enjouée de toutes les jeunes filles» (‘’Apocolokyntose’’, VIII) ; qui, seule
descendante d’Auguste, représentait en quelque sorte la légitimité impériale, objectivement
inconstestable. Ce qu’il inventa, ce qui est pure fiction, c’est le rôle qu’il lui donna auprès de
Britannicus et de Néron, c’est son enlèvement, coup d'essai du tyran Néron, qui cristallise le conflit
entre celui-ci et Britannicus, c’est leur rivalité amoureuse. Il indiqua : «Si je la représente plus retenue
qu'elle n'était, je n'ai pas ouï dire qu'il nous fût défendu de rectifier les moeurs d'un personnage,
surtout lorsqu'il n'est pas connu.» (première préface). Grâce à ce personnage inventé, l'action
dramatique s'intériorise chez Néron de façon à donner à la pièce une dimension autre que politique.
- Des deux précepteurs de Néron, Sénèque et Burrhus, il n'en conserva qu'un seul, Burrhus, un
soldat rude et franc qui s’oppose mieux au traître Narcisse, mauvais génie de Néron.
- Racine diminua l'importance de la vision réaliste de Tacite de conflits politiques et existentiels aux
enjeux bien concrets ; il y superposa, d'une part, une rivalité amoureuse, pour plaire au public
mondain, et, d'autre part, un antagonisme moral, qui exprimait sa vision tragique.
- Le conflit des deux frères se situe beaucoup plus que chez Tacite sur le plan moral, entre un
usurpateur tyrannique et vicieux, et un héritier légitime innocent et injustement dépossédé, dont
Racine réduisit la puissance, privant ainsi la violence de Néron de justification concrète, accentuant
son caractère de monstre criminel par nature, et lui imposant deux motivations inconnues de ses
sources : I'inhibition et la frustration. Au conflit politique emprunté à Tacite, il superposa une
contradiction morale, passant d'un drame machiavélien à une antinomie tragique : il inventa la pure
Junie pour faire d’elle l’antipode de la concupiscence monstrueuse et tyrannique du monarque ; il
réduisit nettement la puissance réelle d'Agrippine, et fit d’elle non seulement une ambitieuse mais une
figure morale la conscience accusatrice de Néron, inhibitrice de son désir, prophète et persécutrice
de ses crimes ; il introduisit le conflit entre concupiscence et conscience dans l'empereur même,
passagèrement tiraillé entre Burrhus et Narcisse.
C'est pour ces raisons que, tout en signalant la filiation évidente avec Tacite («J'étais alors si rernpli
de la lecture de cet excellent historien, qu'il n'y a presque pas un trait éclatant dans ma tragédie dont
il ne m'ait donné I'idée.» [seconde préface]), il rejeta avec vigueur les critiques des «censeurs».
Intérêt de l’action
Cette sombre tragédie qu’est ‘’Britannicus’’ est aux antipodes de la précédente, ‘’Andromaque’’, de sa
galanterie, de ses héros sympathiques, de son dénouement heureux pour les victimes désignées.
Racine voulut-il séduire par la surprise? Cet ambitieux irrité par les critiques voulut-il remplacer la
galanterie par I'Histoire, et projeter la violence d'un homme irritable et concupiscent.
Alors qu’‘’Alexandre’’ et ‘’Andromaque’’ avaient séduit la cour, les gens du monde et les femmes, il
fallait maintenant rallier les doctes et les admirateurs de Corneille, qui en avaient critiqué la
galanterie, comme fade et historiquement fausse, qui avaient trouvé superficiel le sujet
d'’’Andromaque’’. Il fallait battre le grand aîné sur son propre terrain. D'où le choix d'un sujet
historique et romain, c'est-à-dire fort sérieux, étroitement inspiré de Tacite, qui montra des rivalités
passionnelles, mais aussi un grand problème politique (thème traditionnel de Ia tragédie héroïque) : il
s'agit de savoir qui, de Néron, d'Agrippine ou même de Britannicus, sera maître de I'empire. Peu de
galanterie, beaucoup de violence, et deux portraits très fouillés, étroitement inspirés d'un Néron et
d'une Agrippine également avides de pouvoir.