Collectif Résistance Sociale 15

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Collectif Antidélation 64
Réunion publique :
« De l’Etat social à l’Etat pénal »
11 octobre 2006 Pau
Compte-rendu de l’intervention de Didier Eckel
( ) : Le titre de la soirée est emprunté à Loïc Wacquant, sociologue qui montre en quoi la
France est en passe de rattraper son « retard » sur les USA dans ce domaine.
I /
C’est une chose admise par tous les sociologues qu'une des caractéristiques de la société
moderne est son individualisation. Dans les sociétés anciennes, dites « holistes »
(jusqu’au 17-18ème siècle), l’individu ne se percevait pas en tant que tel mais comme
faisant seulement partie d’un tout.
C’est une autre chose admise par à peu prés tous que le capitalisme est un élément
essentiel de ce processus (accélérateur si ce n’est initiateur).
Sur les 30 à 50 dernières années, l’individualisation s’est accélérée en même temps que
s’est opéré un changement de représentation de ce qu’est notre société.
( ) : la représentation sociale, dont il sera question tout au long de l’intervention, n’est pas
la réalité de la société. C’est plutôt comme des lunettes qui permettent de voir cette réalité
mais qui la déforment. Une médiation pour nommer la réalité. Ces « lunettes » ne sont pas
propres à chacun mais ont un « fond » commun à chaque société.Le schéma ci dessous
n’illustre donc pas un changement de société mais un changement de la représentation
que l’on a de la société. Même si un changement de représentation peut, à terme, et s'il
est dominant, finir par transformer l'état précédent de la société (sans, pour autant, faire
correspondre exactement le réel et sa représentation). Il sert de support à toute
l’intervention.
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Aujourd’hui, ce que l’on nomme les classes moyennes, regroupe en fait un peu tout le
monde, c’est à dire toute la société à l’exclusion de deux petites minorités : les dominants
et les exclus.
Si un lien existe entre les dominants et la société, ils n’en ont ni les uns ni l’autre avec les
exclus (on ne parle bien que de représentations, pas de réalité).
L’enjeu des classes moyennes est d’être près du centre du disque (fig. 2). En être à la
périphérie, c’est risqué d’en être éjecté par une sorte de force centrifuge. Les
fonctionnaires, par exemple, sont encore au centre de ce disque et ne risquent pas
l’exclusion.
Donc, d’une société de lutte de classes, nos représentations passent à une société de
masse, de prévoyance pour garder sa place.
II /
A partir de Goffman (sociologue ayant insisté sur la dimension empirique de son travail),
détour par le stigmate :
Le stigmate social semble agir à partir de quelques constantes :
_ Il permet à la société de définir une norme sociale, en se démarquant du stigmate
(de l'anormalité). Les stigmates peuvent changer mais le principe est constant.
_ Pour que le stigmate agisse, il faut que son anormalité ne soit pas trop appuyée,
sinon, il deviendrait plus anxiogène que normalisateur. Mais il faut également que le
stigmate soit repéré (pour pouvoir agir), donc suffisamment hors de la normalité.
Il y a donc besoin de maintenir ces exclus dans une anormalité acceptable pour qu’ils
puissent bien jouer leur rôle.
De plus en plus, les travailleurs sociaux ont pour effet de maintenir ces exclus dans cette
anormalité nécessaire. Par ex : 15 % des RMIstes retrouvent un emploi, mais c’est un
emploi précaire presque toujours ; donc la réalité du travail de "réinsertion" n'est pas la réinsertion puisque la grande majorité des "RMistes" demeurent dans une situation
"d'exclus". On peut donc faire l'hypothèse qu'une part du travail social a pour effet de
maintenir "l'exclu" dans cette frange acceptable du stigmate, qui tendrait à maintenir le
reste de la société dans une situation de normalité.
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Cette nouvelle dimension des travailleurs sociaux est liée au changement de
représentation sociale défini plus haut.
(
) : Un exemple de ce changement de représentation sociale se trouve dans le
changement de langage employé au sein des syndicats traditionnels. Dans les 50’s, on
utilisait le terme de « camarades », qui renvoyait à une même appartenance à une même
classe sociale. Puis il est devenu « copains » dans les 70’s, et aujourd’hui, si « copains »
reste utilisé à la base, certains responsables syndicaux utilisent le terme « les gens », qui
renvoie à une indifférenciation dans la masse. Même ceux qui faisaient vivre la lutte des
classes en abandonnent aujourd’hui sa sémantique.
III /
A partir d’Anna Arendt :
La notion de "masse" est une notion indispensable à l'état totalitaire. La "masse"
indifférenciée est une représentation égalisatrice (qui ne nécessite d'ailleurs pas une
égalité réelle), totalisante, nécessaire à l'action la plus univoque possible des Etats
totalitaires (des chefs). (L'égalisation totalisante n'a pas besoin d'égalité réelle car vivre en
état de totalité, c'est accéder à une "facticité du monde réel", c'est une retrait du "monde
commun", une perte de l'espace public…
Et il y a des fonctionnements totalitaires qui ne sont pas des dictatures.
IV /
Aujourd’hui, le processus d’individualisation renvoie à un rapport à la masse indifférenciée
des classes moyennes. Le rapport au lien social est modifié.
Une des dimensions du "lien social" est l'affrontement car la société n'est justement pas
une "masse" indifférenciée. Différents groupes (classes?) aux intérêts variés composent
cette société et c'est dans l'affrontement que se joue les rapports plus ou moins
conflictuels entre ces groupes. Pour A. Touraine, c’est la lutte entre les groupes sociaux
qui crée l’Histoire et c'est dans cette dynamique historique que la vie sociale est possible.
Mais de plus en plus, on tire le lien social vers une représentation consensuelle entre des
individus :
 la pensée du lien social est donc différente
 la société du contrat, de la contractualisation entre les individus tend à devenir le
modèle unique du vivre ensemble. Le contrat marchand devient le modèle de base de la
vie sociale.
Avant, la question du "lien social" ne se posait pas. Aujourd’hui, il n’y a que la dimension
contractuelle (à partir du modèle marchand) qui est valorisée, ce qui pose problème (au
moins dans la phase de transition sociale qu'on cherche à imposer aujourd'hui).
Le problème du contrat est d'oublier bien d'autres dimensions du lien social (la dimension
culturelle par exemple) et d'être lié avant tout à la dimension marchande qui ne met
l’accent que sur le côté « compétitivité » de l’individu et non sur d'autres aspects de
l'individualité (la créativité par exemple).
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V /
Pour R. Castel, on fait peser sur chacun des membres de la société des poids tellement
énormes qu’on ne peut les porter. Nous devenons tous des individus isolés face au monde
et seuls responsables de ce que nous sommes au monde.
L’égalité est remplacée par l’égalité des chances et la solidarité (qui relèvent d’un autre
mode de représentation).
Pourtant P. Bourdieu explique comment l'égalité des chances est un leurre. Nous ne
partons pas tous avec les mêmes dispositions sociales (les statistiques montrent qu’un fils
d’ouvrier sera plutôt ouvrier). La "réussite" sociale est plus difficile à certains qu’à d’autres.
Avec la notion "d'égalité des chances", le politique perd sa mission de transformation
sociale (tenter de créer les conditions d'une égalité de fait et non simplement virtuelle). On
fait ainsi peser sur chaque individu le poids de sa propre réussite ou de son propre échec,
qui dépend en réalité de conditions sociales qui nous dépassent en grande partie. Le
politique se dédouane ainsi de toute responsabilité sociale (est pauvre celui qui a fait en
sorte d'être pauvre).
Il y a des gens qui ne peuvent alors pas faire front face à cette responsabilité qu’on leur
fait assumer.
VI /
A partir de Durkheim, autour du concept d’anomie :
Dans notre société, même les processus de conflit ne peuvent plus advenir, car les liens
sociaux sont trop distendus (voir par exemple la perte de puissance des syndicats et des
partis politiques).
Les plus démunis n’ont plus aucune possibilité d’auto organisation et n'ont pas accès aux
organisations déjà institutionalisées (syndicats notamment).
Mais si le conflit ne peut plus advenir, ses causes demeurent et la violence qui va avec.
Les pauvres prennent des coups et vont les rendre. Mais comme ils ne sont pas
organisés, ils les rendent là où ils peuvent, au plus près d’eux, dans leur quartier et sur
eux-même. Les violences des citées peuvent être considérées comme des violences
anomiques.
Même dans les classes moyennes, les violences quotidiennes sont de moins en moins
bien supportées.
Nous allons donc peut-être vers une société anomique.
VII /
Il n’y a plus de cause sociale à "l’échec". Il est de la propre faute de celui qui le subit.
Ainsi, si on doit féliciter celui qui réussit, celui qui échoue est à écarter. Celui qui échoue
peut (en général, à juste raison) rejeter la responsabilité de son échec sur d'autres (mais
en se trompant souvent "d'autre"). Comme il n'a plus (ou beaucoup moins) la possibilité
d'une explication politique à sa pauvreté il y a de grande chance qu'il s'en prenne au
premier venu (ce qui risque de faire de lui un "délinquant"). Il ne joue donc pas le jeu, il est
à mettre hors-jeu.
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La répression de la pauvreté devient alors, aujourd’hui, la solution du lien social.
Nous sommes dans une société de masse, une société du total (si ce n’est totalitaire).
Nous sommes donc totalement dedans ou totalement dehors.
Précisions suites aux questions de la salle :
(liste non exhaustive, sans prise de notes)
A/
Tout au long de l’intervention, il a bien été question d’un changement de
représentations sociales, pas d’un changement de société. En fait, la fig.1 est moins
fausse que la fig.2, qui est en décalage complet d’avec la réalité. Or quand le décalage
entre représentation et réalité est trop important, cela engendre des dysfonctionnements.
B/
La criminalisation accrue de la pauvreté trouve une légitimation dans le fait que les
pauvres, eux-mêmes subissent la "délinquance" des plus pauvres (voir propos
précédents). Le discours récurrent des politiques sur la préservation de la "loi
républicaine" dans les "quartiers difficiles" en est une illustration. Si l'hypothèse du
processus anomique à l'œuvre dans notre société n'est pas dénuée de fondement, alors il
est probable que la demande de répression tout azimut (pas exclusivement la
criminalisation de la pauvreté -même si cet aspect restera sans doute le plus puissant
moteur de la répression-) ne fera que croître. La violence désordonnée pouvant devenir
une sorte de "principe" d'échange social dans une société à tendance anomique. Outre le
fait que les pauvres subissent les violences des pauvres, la demande d'ordre dans les
quartiers populaires (qui peut se traduire, à terme, par un surcroît de désordre) peut
provenir d'une relative adhésion des dominés à leur propre domination (les dominés sont
partiellement demandeur des "outils" de leur propre domination). Des structures sociales
très complexes et inconscientes sont à l'œuvre dans le monde sociales et c'est cette
inconscience qui permet aux dominants d'exercer (justement en toute bonne conscience)
leurs dominations. Par manque de temps, ces processus, trop complexes, n'ont pu être
commentés.
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