Sénèque, Œdipe (agrégation).
Cours de présentation (27/09/12)
1) Généralités sur le théâtre romain :
T.S. Eliot dans un essai consac au théâtre élisabethain écrit en 1927 ne
reconnaissait pas à Rome le privilège d’avoir eu un théâtre digne de ce nom,
privilège qu’il accordait à la Grèce, à l’Inde, au Japon, à la France ou à
l’Angleterre.
Rien n’est plus faux. Depuis la naissance du théâtre romain à partir de 240
avant notre ère jusqu’à son déclin il ne faut cesser de voir en lui une force
vitale qui a joué un rôle énorme dans la transformation de la culture. Les
Romains se sont intéressés à tous les genres théâtraux, la tragédie, la comédie,
les pièces historiques, les pièces satiriques, l’atellane et les mime.
La tragédie romaine (fabula, fabula crepidata, fabula cothurnata, tragoedia)
tout comme sa consœur comique (fabula palliata) sont des genres inventifs
qui romanisent et adaptent d’autre part des sujets empruntés à la tragédie
classique de la Grèce attique (Ve siècle) et d’autre part des arguments hérités
de la Comédie Nouvelle d’inspiration hellénistique.
La question est de savoir si les Romains on innové en matière de res tragica
(de sujet tragique).
L'unique fabula praetexta qui est parvenue jusqu'à nous intacte est Octavia,
traditionnellement attribuée à Sénèque, mais plus probablement due à un
imitateur tardif. Il nous reste aussi des fragments d'œuvres composées par
Ennius (Ambracia, Sabinae), Pacuvius (Paulus), Lucius Accius (Brutus et
Decius ou Aeneadae) et Publius Pomponius Secundus, auquel on attribue
l'Octavia. Le problème posé par l’innovation concernait l’éradication de la
mythologie théâtrale des pièces prétextes lesquelles traitaient de préférence
d’un événement contemporain. Mais il n’est pas à exclure que dans les
tragédies romaines d’inspiration grecque il ne faille procéder à des lectures en
sous-main.
Il est bon de rappeler que le drame latin est un élément constituant de la vie
politique et religieuse. Au cours de troisième et deuxième siècles av. n.-è. les
ludi scenici incluent tous types de pièces, de la danse et de la musique. Ils
viennent en renfort des célébrations dédiées à Magna Mater, Cérès, Flore ou
Apollon ou bien ils accompagnent les triomphes ou les funérailles de hauts
personnages. Cicéron rappelle dans De lege agraria (II, 71) que ce tribut du
théâtre à la vie civique est un acte de dignitas malgré peut-être la
stigmatisation que connaissent les acteurs qualifiés d’infames, bannis de
l’armée, écartés de la carrière politique, éloignés de toute perspective
matrimoniale avec des hommes ou des femmes libres et suspectés de
prostitution. Il y a certes des cas particuliers tel Roscius qui aux temps de
Sylla devint chevalier et était l’ami de Cicéron (Macrobe, Sat. III, 14, 11)
mais Tertullien dans son De spectaculis résume bien le paradoxe : les
Romains amant quos multant (22, 2).
Parlons un peu du théâtre lui-même : le theatron grec est un lieu circulaire, un
lieu du voir, dans la mesure où c’est en regardant le masque de l’acteur qu’on
sait qui parle : un roi, un confident, un messager… La scaena du théâtre latin
est différente : c’est un mur de scène décoré en trompe l’œil, une façade
illusoire . La skéné du théâtre grecque constituait une arrière-scène qui dans le
théâtre romain ne tenait plus lieu que de coulisses (cf. illustrations ci-dessous).
théâtre grec
théâtre romain
Le code de transfert apparaîtra plus clairement à partir d'un
exemple, celui de la plus célèbre des tragédies grecques Œdipe roi,
traduite par Sénèque sous le titre Œdipe. La tâche était d'autant plus
difficile qu'il s'agit d'un mythe culturellement intraduisible, car il
explore une réalité absente à Rome et inconnue des Romains,
l'ostracisme, cette éphémère institution athénienne consistant à
expulser sans jugement un citoyen suspect d'aspirer à la tyrannie,
simplement condamné par l'opinion publique lors d'un vote secret
1
,
Ce qui explique peut-être qu'il y eut peu d'Œdipe sur les scènes
romaines, à la différence des Médée et des Atrée.
2) Le problème de la romanisation des arguments grecs : l’exemple
d’Œdipe.
L'argument, brièvement résumé, est le même, naturellement, c'est la
fabula. On retrouve sous les mêmes noms, dans les mêmes lieux,
l'histoire de ce roi de Thèbes, qui se croyait étranger et citoyen de
Corinthe, mais qui découvre à l'occasion d'une Peste ravageant sa
ville, qu'il a tué jadis son père, le précédent roi de Thèbes, Laïos, et
épousé sa veuve, Jocaste dont il était le fils. Sa mère se suicide, lui-
même quitte la ville après s'être crevé les yeux. De quoi parle la
1
Cette institution aura cours entre 488 et 417.
tragédie de Sophocle
2
? Du moins pour les Athéniens du Ve siècle,
l'histoire d'Œdipe est d'abord celle d'une chute. Un roi juste et
pieux, respecté de son peuple et sûr de lui, se trouve en quelques
moments précipité dans le malheur. Entre temps, il s'est conduit en
tyran, a découvert qu'il est parricide, incestueux et qu'il est à l'origine
de la désolation qui ravage son peuple. Il doit admettre qu'il est
une souillure - miasma - et pour que plus personne ne se trompe
sur sa nature, il se fait le visage de son abomination et prend le masque
de son aveuglement, en se crevant les yeux. Cette analyse du récit en
termes moraux ne rend compte que d'un aspect du texte et ne traduit
rien du mythe qu'est toute
tragédie
athénienne du Ve· siècle.
Puisque toute performance mythique explore un point particulier
de la culture présente du public par une fiction, quelle est, en quelques
mots, cette fiction dans Œdipe roi? Et quel est, en quelques mots aussi,
l'objet exploré par cette fiction?
Commençons par la fiction. Ce que pose au départ la tragédie
d'Œdipe roi c'est la présence cachée parmi les hommes, c'est-à-dire
les hommes civilisés, d'un être sauvage à forme humaine, d'un
homme loup. Si cet être sauvage passe inaperçu, c'est qu'il a reçu
l'éducation d'un Grec policé, et qu'il est en tout point semblable à un
homme civilisé. Cet être hybride est Œdipe. Sa part de sauvagerie
consiste dans le fait qu'il n'est pas intégré au temps humain
généalogique mais appartient au temps confus des animaux. En Grèce
une des caractéristiques de l'homme, associée à la pratique du
sacrifice, est qu'il est père de famille : il connaît le nom de son père et
de sa mère, et de tous ses ascendants en remontant le plus loin
possible, à son tour il a des fils qui se souviendront de lui et
rappelleront son nom aux autres hommes quand il sera mort. Cette
construction du temps historique grâce à la succession des
générations et leur mémoire suppose une reproduction maîtrisée par
2
Tout ce qui suit résume Vernant et Vidal-Naquet. Voir notamment « Ambiguïté et
renversement. Sur la structure énigmatique dŒdipe roi » in Vernant, Œuvres complètes,
Paris, Seuil…
le mariage. À la différence des hommes, les animaux ne se marient
pas mais font des petits n'importe comment, avec n'importe lequel
de leurs « parents» car ils ne les connaissent pas. Le temps des
hommes est ainsi intermédiaire entre le temps des dieux et celui
des animaux. Sans être immortels eux-mêmes, comme le sont les
dieux, ils s'arrachent à la mortalité et au présent éphémère des
animaux, grâce à la mémoire de leurs descendants. Être un homme,
c'est donc savoir qui est son père et sa mère, l'ignorer c'est être une
bête sauvage privée de descendance humaine, un parricide et un
incestueux potentiels.
Œdipe à sa naissance est voué à la sauvagerie. Un oracle prédit qu'il
tuera son père et épousera sa mère. Ce qui n'est pas un destin attaché
à sa personne, mais une façon de dire qu'il doit être rejeté dans la
sauvagerie ou être tué. Œdipe est homme-loup et il en porte la
marque sur son corps : ses pieds gonflés, qui lui donnent son nom.
Malheureusement les erreurs vont se succéder. D'abord, au lieu de le
faire mourir, sa re ordonne à un serviteur d'exposer le nouveau-né
dans la montagne, ce qui est après .tout une façon de le rendre à
l'espace auquel il appartient, de reproduire en gestes les paroles
de l'oracle. Ensuite le serviteur au lieu de l'abandonner aux bêtes
féroces, le confie à un berger du roi de Corinthe. Celui-ci le soigne
et le donne à la reine Mérope qui va l'élever comme son fils, car elle
est stérile. Voilà Œdipe réintégrant l'humanité et se retrouvant
exactement à la place d'où il a été chassé : fils de roi. Cette histoire
improbable et vraisemblable pourtant, car elle suppose une
succession de coïncidences, est donc la fiction de départ qui permet de
créer un « sauvage civilisé ».
De hasard en hasard, l'histoire se construit indispensable au
mythe et sans qu'il faille y chercher une philosophie du destin. Il
fallait que ce sauvage civilisé tuât son père et épousât sa mère afin que
sa nature d'homme-loup apparût, sinon le scandale ne se serait
jamais révélé. Donc Œdipe tue son père Laïos à un carrefour de
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