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Sénèque, Œdipe (agrégation).
Cours de présentation (27/09/12)
1) Généralités sur le théâtre romain :
T.S. Eliot dans un essai consacré au théâtre élisabethain écrit en 1927 ne
reconnaissait pas à Rome le privilège d’avoir eu un théâtre digne de ce nom,
privilège qu’il accordait à la Grèce, à l’Inde, au Japon, à la France ou à
l’Angleterre.
Rien n’est plus faux. Depuis la naissance du théâtre romain à partir de 240
avant notre ère jusqu’à son déclin il ne faut cesser de voir en lui une force
vitale qui a joué un rôle énorme dans la transformation de la culture. Les
Romains se sont intéressés à tous les genres théâtraux, la tragédie, la comédie,
les pièces historiques, les pièces satiriques, l’atellane et les mime.
La tragédie romaine (fabula, fabula crepidata, fabula cothurnata, tragoedia)
tout comme sa consœur comique (fabula palliata) sont des genres inventifs
qui romanisent et adaptent d’autre part des sujets empruntés à la tragédie
classique de la Grèce attique (Ve siècle) et d’autre part des arguments hérités
de la Comédie Nouvelle d’inspiration hellénistique.
La question est de savoir si les Romains on innové en matière de res tragica
(de sujet tragique).
L'unique fabula praetexta qui est parvenue jusqu'à nous intacte est Octavia,
traditionnellement attribuée à Sénèque, mais plus probablement due à un
imitateur tardif. Il nous reste aussi des fragments d'œuvres composées par
Ennius (Ambracia, Sabinae), Pacuvius (Paulus), Lucius Accius (Brutus et
Decius ou Aeneadae) et Publius Pomponius Secundus, auquel on attribue
l'Octavia. Le problème posé par l’innovation concernait l’éradication de la
mythologie théâtrale des pièces prétextes lesquelles traitaient de préférence
d’un événement contemporain. Mais il n’est pas à exclure que dans les
tragédies romaines d’inspiration grecque il ne faille procéder à des lectures en
sous-main.
Il est bon de rappeler que le drame latin est un élément constituant de la vie
politique et religieuse. Au cours de troisième et deuxième siècles av. n.-è. les
ludi scenici incluent tous types de pièces, de la danse et de la musique. Ils
viennent en renfort des célébrations dédiées à Magna Mater, Cérès, Flore ou
Apollon ou bien ils accompagnent les triomphes ou les funérailles de hauts
personnages. Cicéron rappelle dans De lege agraria (II, 71) que ce tribut du
théâtre à la vie civique est un acte de dignitas malgré peut-être la
stigmatisation que connaissent les acteurs qualifiés d’infames, bannis de
l’armée, écartés de la carrière politique,
éloignés de toute perspective
matrimoniale avec des hommes ou des femmes libres et suspectés de
prostitution. Il y a certes des cas particuliers tel Roscius qui aux temps de
Sylla devint chevalier et était l’ami de Cicéron (Macrobe, Sat. III, 14, 11)
mais Tertullien dans son De spectaculis résume bien le paradoxe : les
Romains amant quos multant (22, 2).
Parlons un peu du théâtre lui-même : le theatron grec est un lieu circulaire, un
lieu du voir, dans la mesure où c’est en regardant le masque de l’acteur qu’on
sait qui parle : un roi, un confident, un messager… La scaena du théâtre latin
est différente : c’est un mur de scène décoré en trompe l’œil, une façade
illusoire . La skéné du théâtre grecque constituait une arrière-scène qui dans le
théâtre romain ne tenait plus lieu que de coulisses (cf. illustrations ci-dessous).
théâtre grec
théâtre romain
Le code de transfert
apparaîtra
plus clairement
exemple, celui de la plus célèbre des tragédies
à partir
grecques
d'un
Œdipe roi,
traduite par Sénèque sous le titre Œdipe. La tâche était d'autant
difficile qu'il s'agit d'un mythe culturellement
explore une réalité
l'ostracisme,
absente
cette éphémère
expulser sans jugement
simplement
à Rome
et inconnue
institution
athénienne
un citoyen suspect d'aspirer
condamné
Ce qui explique
intraduisible,
par l'opinion
peut-être
plus
car il
des Romains,
consistant
à
à la tyrannie,
publique lors d'un vote secret1,
qu'il y eut peu d'Œdipe
sur les scènes
romaines, à la différence des Médée et des Atrée.
2) Le problème de la romanisation des arguments grecs : l’exemple
d’Œdipe.
L'argument,
brièvement
fabula. On retrouve
l'histoire
Corinthe,
résumé,
est le même,
naturellement, c'est la
sous les mêmes noms, dans les mêmes lieux,
de ce roi de Thèbes,
qui se croyait étranger
et citoyen de
mais qui découvre à l'occasion d'une Peste ravageant sa
ville, qu'il a tué jadis son père, le précédent
roi de Thèbes,
Laïos, et
épousé sa veuve, Jocaste dont il était le fils. Sa mère se suicide, luimême quitte la ville après s'être crevé les yeux. De quoi
1
Cette institution aura cours entre 488 et 417.
parle
la
tragédie
de Sophocle 2 ? Du moins pour les Athéniens
l'histoire
d'Œdipe
est d'abord
pieux, respecté de son peuple
moments
précipité
du Ve siècle,
celle d'une chute. Un roi juste
et
et sûr de lui, se trouve en quelques
dans le malheur. Entre temps, il s'est conduit en
tyran, a découvert qu'il est parricide, incestueux et qu'il est à l'origine
de la désolation
une souillure
qui ravage son peuple.
Il doit admettre
qu'il est
- miasma - et pour que plus personne ne se trompe
sur sa nature, il se fait le visage de son abomination et prend le masque
de son aveuglement,
termes
en se crevant les yeux. Cette analyse du récit en
moraux ne rend compte
rien du mythe
qu'est toute
Puisque
performance
toute
que d'un aspect du texte et ne traduit
tragédie athénienne
du Ve· siècle.
mythique explore un point particulier
de la culture présente du public par une fiction, quelle est, en quelques
mots, cette fiction dans Œdipe roi? Et quel est, en quelques mots aussi,
l'objet exploré par cette fiction?
Commençons
au départ
la tragédie
d'Œdipe roi c'est la présence cachée parmi les hommes,
c'est-à-dire
les hommes
homme
par la fiction.
civilisés,
Ce que pose
d'un être sauvage
à forme
loup. Si cet être sauvage passe inaperçu,
humaine,
d'un
c'est qu'il a reçu
l'éducation d'un Grec policé, et qu'il est en tout point semblable à un
homme civilisé. Cet être hybride est Œdipe.
consiste
Sa part de sauvagerie
dans le fait qu'il n'est pas intégré
généalogique mais appartient
une des caractéristiques
au temps
humain
au temps confus des animaux. En Grèce
de l'homme,
associée
à la pratique
du
sacrifice, est qu'il est père de famille : il connaît le nom de son père et
de sa mère, et de tous ses ascendants en remontant
possible,
à son tour il a des fils qui se souviendront
rappelleront son nom aux autres hommes
construction
du temps
générations
et leur mémoire
2
le plus loin
historique
grâce
de lui et
quand il sera mort. Cette
à la succession
suppose une reproduction
maîtrisée
des
par
Tout ce qui suit résume Vernant et Vidal-Naquet. Voir notamment « Ambiguïté et
renversement. Sur la structure énigmatique d’Œdipe roi » in Vernant, Œuvres complètes,
Paris, Seuil…
le mariage.
À la différence des hommes, les animaux ne se marient
pas mais font des petits n'importe
de leurs «
hommes
avec n'importe
parents» car ils ne les connaissent
est ainsi intermédiaire
des animaux.
dieux,
comment,
pas. Le temps
des
entre le temps des dieux et celui
Sans être immortels
ils s'arrachent
lequel
eux-mêmes,
à la mortalité
comme
et au présent
le sont les
éphémère
des
animaux, grâce à la mémoire de leurs descendants. Être un homme,
c'est donc savoir qui est son père et sa mère, l'ignorer
bête sauvage privée
de descendance
humaine,
c'est être une
un parricide
et un
incestueux potentiels.
Œdipe
à sa naissance est voué à la sauvagerie. Un oracle prédit qu'il
tuera son père et épousera sa mère. Ce qui n'est pas un destin attaché
à sa personne,
mais une façon de dire qu'il doit être rejeté dans la
sauvagerie ou être tué. Œdipe
marque
est né homme-loup
sur son corps : ses pieds gonflés,
Malheureusement
dans la montagne,
Ensuite
son nom.
au lieu de le
à un serviteur d'exposer le nouveau-né
ce qui est après .tout une façon de le rendre à
auquel il appartient,
de l'oracle.
qui lui donnent
les erreurs vont se succéder. D'abord,
faire mourir, sa mère ordonne
l'espace
et il en porte la
de reproduire
le serviteur
en gestes les paroles
au lieu de l'abandonner
féroces, le confie à un berger du roi de Corinthe.
et le donne à la reine Mérope
Celui-ci le soigne
qui va l'élever comme son fils, car elle
est stérile.
Voilà Œdipe
exactement
à la place d'où il a été chassé : fils de roi. Cette
improbable
aux bêtes
réintégrant
et vraisemblable
l'humanité
pourtant,
et se retrouvant
histoire
car elle suppose
une
succession de coïncidences, est donc la fiction de départ qui permet de
créer un « sauvage civilisé ».
De hasard
mythe
en hasard,
l'histoire
et sans qu'il faille y chercher
se construit
indispensable
une philosophie
du destin.
au
Il
fallait que ce sauvage civilisé tuât son père et épousât sa mère afin que
sa nature
d'homme-loup
jamais révélé. Donc
apparût,
Œdipe
sinon le scandale
ne se serait
tue son père Laïos à un carrefour
de
chemins, sans le savoir, et parce que c'était dans sa nature. Le combat
a lieu dans le désert, loin de toute civilisation,
Puis Œdipe
redescend
un combat légitime.
vers les villes et épouse la veuve de Laïos,
sans savoir qu'elle est sa mère, pour devenir roi de Thèbes, ambition
légitime quand on est fils de roi.
Là débutent le mythe d'Œdipe roi et la tragédie de Sophocle, qui va
exploiter
à sa façon cette fiction
parce qu'une
n'acceptent
de départ.
peste ravage Thèbes.
La dualité
Ce loimos montre
pas la présence sur le sol qu'ils protègent,
d'un groupe humain
de l'humanité,
que les dieux
la cité de Thèbes,
parmi lequel certains ne respectent pas les règles
souillant ainsi leurs concitoyens. La vie s'est arrêtée, le
pays est frappé d'une stérilité générale:
les brebis
du roi éclata
sont stériles,
Devant
le blé sèche avant d'être mûr,
les femmes
de telles
situations,
accouchent
les Grecs
de morts-nés.
ont
un recours,
consulter Apollon.
Ce que fait le roi de Thèbes en envoyant Créon à
Delphes.
dénonce
Apollon
à l'origine
du miasma, la souillure,
le
meurtrier de Laïos, présent sur le sol de Thèbes.
C'est alors que commence
l'enquête
fera se rejoindre l'enfant-loup
et le bon roi de Thèbes. Un dernier effort
à ne pas savoir, et voici qu'Œdipe se transforme en
pour continuer
tyran:
qui durera toute la tragédie, et
il repousse tous ceux qui l'accusent
dénonce
un complot
politique
visant
du meurtre de Laïos et
à lui prendre
son trône. Il
jette Créon en prison, et chasse le devin Tirésias du palais. Mais il ne
peut pas s'opposer
Jocaste,
longtemps
le berger
à la marée des témoignages: sa femme
de Corinthe,
le serviteurs
de Thèbes, tous
l'accusent.
Alors Œdipe
qui se reconnaît
qu'il est, un sujet d'opprobre
crimes n'y change
souillé
sa cité,
rituellement
rien;
homme-loup,
se fait le visage de ce
et de dégoût. Qu'il n'ait jamais voulu ses
homme-loup
car il est une
caché parmi les hommes,
souillure.
de la ville afin de la purifier.
Il faut
qu'il
soit
Cette expulsion
il a
chassé
n'est pas
un châtiment,
mais la seule issue religieuse
pour Thèbes
qui,
sinon, mourra de la peste.
Quel rapport
contemporains
maintenant
de Sophocle?
ont montré
Vernant
comparée
entre ce drame d'Œdipe
Pierre
Vidal-Naquet
que l'expulsion
à l'institution
et la culture des
et Jean- Pierre
finale d'Œdipe
de l'ostracisme,
elle-même
pouvait être
comparable au
rituel archaïque qui avait lieu à Athènes le premier jour de la fête des
Thargélies. On expulsait
pour prévenir
pharmakoi, deux hommes,
sortes
après les avoir promenés
de boucs-émissaires,
renouveau
souillure
tout risque de loimos deux
afin
de purifier
la cité
du printemps. La tragédie établit une corrélation
expulsée sous forme de pharmakos
l'ostracisme,
en créant ce personnage
roi et miasma, en passant
Ostraciser
à travers la ville,
une des significations culturelles
Athéniens.
du tyran.
à l'avance contre un danger
mythique
possibles
Le tyran est comme
entre la
qui est à la fois bon
donc par l'étape intermédiaire
de loimos. Voilà où mène l'exploration
le
lors des Thargélies et
d'Œdipe
les meilleurs, c'est se garantir
avant
d'Œdipe roi révélant
de l'ostracisme
un homme-loup
pour les
caché dans un
homme civilisé qui ne sait pas lui-même qui il est.
Que pouvaient faire les Romains d'un tel mythe ? Dans une cité qui
ignore
la démocratie,
émissaire
l'ostracisme
et 1'expulsion
rituelle
du bouc-
Œdipe roi est inintelligible. Il devait 1'être aussi pour les
Alexandrins et tous ceux qui n'étaient pas des Athéniens
commencer par Aristote. Reste 1'interprétation
du philosophe
du Ve siècle, à
morale,
qui est celle
dans la Poétique, le mythe d' Œdipe roi est le drame
de 1'homme foudroyé, du meilleur qui devient le pire. Rien ne pouvait
être conservé
par les Romains
roi aux temps
de Sophocle,
morale
d'Aristote,
d'édification.
de ce qui faisait
le sens d' Œdipe
mais rien non plus de l'interprétation
car la tragédie
romaine
n'est pas un instrument
La tragédie
de Sénèque
nous offre l'exemple
d'une
appropriation
Œdipe est
possible de cette histoire tragique par les scènes romaines.
une succession
Œdipe
de tableaux
qui culmine
à la dernière
scène :
aveugle, les orbites dégoulinantes
de sang, avance en titubant
cherchant seul la sortie de la ville, craignant
à chaque pas de heurter du
pied le corps gisant de sa femme Jocaste qui vient de se suicider à côté
de lui. À cette vision finale d'horreur,
scène de douleur. Œdipe
seul est tremblant
déjà sans que personne
comment
correspondait
une première
et écrasé de peur, il sait
ne lui ait rien dit et sans savoir précisément
il le sait, qu'il est coupable de la Peste de Thèbes. Jocaste
surgit ensuite pour lui reprocher
et d'un homme.
indigne d'un roi
Entre les deux tableaux du début et de la fin, la
en assurance. Œdipe
peur s'est transformée
enfin lui-même,
ce comportement
le parricide
devenir depuis toujours.
et l'incestueux,
Chronique
ne doute plus, il est
le monstre
qu'il devait
annoncé : Œdipe
d'un monstre
répugne à être un héros tragique.
Trois
tableaux
directement
consultation
terrifiants
rythment
issus de la culture romaine:
des entrailles
sacrifiés, l'évocation
son enquête
sur lui-même,
la consultation
de la Pythie, la
par un haruspice
de deux
des morts. L'haruspicine appartient
romaine, les deux autres formes de divination
animaux
à la religion
à la tradition poétique.
Ensuite Œdipe sera reconnu par le serviteur qui accompagnait Laïos et
une seconde
fois, par le berger
qui l'avait
donné
à Mérope.
Cinq
scènes où Œdipe se retrouve face à des miroirs qui lui renvoient la
même image de lui-même
qu'il refuse. Jusqu'à
propre visage en s'arrachant
les yeux avec ses ongles.
On peut résumer
la tragédie
d' Œdipe comme
tableaux qui détaillent les contorsions
qui se trouve au moment
ce qu'il sculpte son
une succession
de
d'un homme qui se cherche et
où il adopte enfin ce corps de monstre qui lui
était promis. Ses pas hasardeux sont ceux de son nom, il retourne au
Cithéron
qu'il n'aurait jamais du quitter. Mais dans 1'intervalle il est
devenu Œdipe le bien nommé, le monstre de la légende.
Le spectacle d'une métamorphose
d'un homme en monstre, c'est ce
que devient toute tragédie grecque naturalisée romaine par le tissage de
la traduction.
La chaîne latine est le spectacle ludique - la musique, la
danse, les jeux avec les mots - la trame grecque est 1'histoire.
3) Senecae Vita : quelques jalons.
Issu d'une famille de colons romains installés depuis longtemps en
Espagne,
à Cordoue,
les modernes
L. Annaeus
appellent,
Seneca était le fils de celui que
abusivement,
nous avons déjà rencontré.
Nous
Sénèque
ignorons
naissance, qui eut lieu, vraisemblablement,
le Rhéteur!',
et que
la date exacte de sa
en 1 av. J.-C. Il naquit à
Cordoue mais vint de très bonne heure à Rome. Encore petit, il fit le
voyage, nous dit-il, dans les bras de sa tante, la sœur de sa mère,
Helvie". Il eut deux frères, Novatus, qui était son aîné, et Mela, son
cadet.
C'est
équestre,
donc à Rome
ce qui signifiait
qu'il fut élevé. La famille était de rang
que le jeune Sénèque
souhaitait, faire une carrière sénatoriale.
traditionnelle,
rhéteurs,
leçons
que dispensaient
mais, peut-être
d'abord
pouvait,
s'il le
A Rome il reçut l'éducation
le grammairien, ensuite les
par choix personnel, il s'attacha à suivre les
des philosophes,
et, en particulier,
celles de Sotion, un
Alexandrin qui professait une doctrine inspirée par le pythagorisme.
fut, pour
le jeune
d'enthousiasme
son maître,
Sénèque,
vers sa seizième année,
mystique. Suivant
Ce
une période
en toute chose les préceptes de
il s'astreignit à mener une vie ascétique, se refusant tout
confort, s'abstenant de viande, non sans dommage pour sa santé. Sur
le conseil de son père, il consentit
à mener une vie plus humaine
changea de maître. Il devint alors le disciple d'un stoïcien,
Attale, dont l'enseignement
moins
(c
et
nommé
exerça sur lui une influence
profonde,
affective» que celle de Sotion et de caractère
beaucoup
plus intellectuel.
Aux environs
été toujours
de sa vingtième
année, Sénèque,
fragile, tomba réellement
l'envoyer en Égypte,
où le mari
préfet. Il devait y rester jusqu'en
à Rome, quelques
permit
mois avant
de connaître
et lui donna
31, lorsque
la chute
questure
et l'obtient
37-38.
C'est
commence
Galerius
de Séjan.
« mondaine»
Il brigue la
de la plèbe, en
Il est un
et compte parmi les familiers des sœurs de Caligula
Livilla et Drusilla.
(à la mode égyptienne) acheva de troubler
commença
appelée à
de son existence.
épouse
Agrippine
sœur considérée
et Livilla furent
fut menacée.
pendant
égyptiennes
une carrière sénatoriale.
en 38 et cette mort d'une
C'est
lui
impériale sous Néron. A son retour
mourut
Sénèque
fut rappelé
des traditions
(empereur depuis mars 37), Agrippine,
empereur.
était
Ce séjour
(en 34 ou 35), puis le tribunat
la période
orateur renommé
C. Galerius,
directe d'une civilisation
jouer un grand rôle dans l'idéologie
Sénèque
Sa famille décida de
de sa tante,
quelques aspects
une expérience
d'Égypte,
malade.
dont la santé avait
cette
envoyées
Mais il échappa
période
à faire œuvre d'écrivain,
traités relatifs à des questions
forme du monde,
comme
une
l'esprit du jeune
en exil. La vie de
à la jalousie
(peut-être
Drusilla
de Caligula.
déjà sous Tibère)
rédigeant
relevant de l'histoire
d'abord
qu'il
de petits
naturelle
(Sur la
Sur la position et les rites des Égyptiens,
Sur la
position de l'Inde, Sur la nature des pierres, Sur la nature des poissons,
Sur les tremblements
les futures
de terre (De motu
Recherches de la Nature, rédigées
dans l'une des préfaces
choses de l'univers
bassesses
de la terre.
dans
dans
physique
(l'étude
suivre l'exemple
Dès ce moment,
recherche
en 62. Il dira lui-même,
hiérarchie
les
parties
il accepte
entre les choses
basses
l'idée,
de
divines,
l'univers.
du Portique
systématique
aux
qui se
qui se
En plaçant la
de la natura) en tête de sa recherche,
des docteurs
des
formulée
purement matérielles,
Panétius et Posidonius. Tout se passe comme
une
annoncent
aux Quaestiones naturales, que l'étude
le ciel, et les choses
trouvent
qui
arrache son esprit a sordidis, c'est-à-dire
déjà par Platon, d'une
trouvent
terrarum),
il ne fait que
et, plus particulièrement,
si Sénèque
concernant la «machine»
entreprenait
du monde
et n'abordait
durant
que,
pas encore les problèmes
la même
comme
période
(hiver
philosophe
de la vie intérieure. Mais,
39-40),
(car il se veut
conseiller ses amis. Aussi,
lorsqu'une
laquelle il était en relation,
Sénèque
n'oublie
pas
tel), il lui appartient
grande
dame,
perdit brusquement
Marcia,
de
avec
son fils, il lui écrivit
une longue Consolation, que nous avons conservée, et dans laquelle
il recourt
à des arguments venant de toutes les écoles, et non du
seul stoïcisme!".
subordonnera
Il est évident,
toujours
dès ce moment,
l'exactitude
que Sénèque
doctrinale à l'efficacité morale.
Lorsque
Quintilien, près d'un siècle plus tard, passera en revue
écrivains
latins
qui ont composé
reprochera à Sénèque
des ouvrages
(entre autres défauts)
peu exact (parum diligens) en matière
d'avoir
sacrifié l'érudition,
A l'avènement
de
furent rappelées à Rome.
butte
aux attaques
Claude.
et désigna
(janvier
41),
que ne lui ménagea
perdre
de s'être montré trop
Agrippine
et
Livilla
ne tarda pas à être en
pas Messaline, l'épouse
Livilla. Elle l'accusa
Sénèque comme son complice. Claude
fut relégué en Corse, à l'automne
il
à l'éloquence qui persuade.
Mais la seconde
Messaline voulait
philosophiques,
de philosophie!", c'est-à-dire
qui instruit,
Claude
les
de
d'adultère
la crut et Sénèque
de 41, tandis que Livilla était,
elle, frappée de la peine, plus grave, de l'exil.
Pendant
le printemps
et l'été
de 41, Sénèque
avait composé
un
traité, en trois livres, Sur la colère (De ira). Il y parle en stoïcien.
Les
arguments présentés,
sont
la psychologie
sur laquelle
empruntés le plus souvent à la doctrine
que cet ouvrage laisse transparaître
de proposer
au prince
un modèle
garde contre la colère de Caligula.
se défendit
moins
Claude
d'être
Sénèque,
femme. Durant
du Portique.
une intention
vice qui avait
à la colère,
obéissant, comme
son séjour
Mais il est clair
nouvelle,
qui est
de politique, en le mettant
ensanglanté
ne fut pas sans entendre
enclin
ils reposent
en Corse,
Sénèque
le principat
la leçon, puisqu'il
mais il n'en
de coutume,
en
éloigna
pas
aux ordres de sa
composa
deux
consolations, une adressée à sa mère Helvie, une autre à Polybe, un
affranchi de Claude.
La première
développe le thème stoïcien par
excellence, que l'exil n'est pas un mal, le seul mal étant le mal moral.
Helvie ne doit donc pas se sentir malheureuse parce que son fils est
contraint
de vivre loin de Rome. La Consolation à Polybe s'adresse
à un affranchi
en
prend
de Claude
prétexte
demander
qui vient de perdre
pour
invoquer
qu'il use de clémence envers
revenir à Rome. Ce véritable
peu honorable pour son auteur.
son frère.
Sénèque
Claude lui-même
et lui
lui, qu'il lui permette
placet a été souvent considéré comme
En fait, Sénèque
prend position sur
l'usage du pouvoir et cette Consolation est un manifeste politique
les principes
de
trouveront leur application lorsque
Sénèque,
mort de Messaline (fin de l'été 48) et le mariage
Agrippine, sera rappelé de son exil et entrera
prince, en même temps qu'il est préteur
dont
après la
de Claude
avec
dans les conseils du
désigné (printemps 49). Il
écrit alors le traité Sur la brièveté de la vie (De breuitate vitae), adressé
à son beau-père Paulinus, dont il a épousé la fille, Paulina,
que nous ignorons
Sénèque
(probable- ment avant l'exil). Dans ce « dialogue »,
fait l'éloge de l'otium, ou du moins montre
ne pas permettre
à une date
que l'être
intérieur
la nécessité de
soit envahi
par les «
occupations » qui finissent par l'étouffer.
Protégé
par
jeune Néron
Agrippine,
(né en 37)3.
Sénèque
Il a pour
devient
le « précepteur »
allié, à la cour,
du
Sex. Afranius
Très jeune, Néron fut l’enfant chéri de deux pédagogues : Anicétus et Beryllus, des
affranchis. Ils firent tous deux offices de litteratores auprès du prince, lui donnant le goût de
la littérature, des langues grecque et latine, l’initiant aux mathématiques et à la poésie (voir
Suétone, Nero, 52, 1). Après avoir étudié sous la férule de Chaerémon, un prêtre égyptien
gagné au stoïcisme, qui lui inculqua la grammaire, c’est-à-dire l’herméneutique des textes, il
reçut dès 49, conformément aux vœux d’Agrippine, les leçons de Sénèque. Ce dernier le
forma aux rhétoriques néo-asianistes en vogue à l’époque, qui opposaient leur brillance à la
tempérance oratoire des rhéteurs atticistes. Naturellement, cet apprentissage était une
propédeutique cachée. Derrière l’exercice de persuasion ou de plaisir incarné dans l’écriture
d’une suasoire ou d’une controverse, se dissimulaient des préceptes de politologie et de
tropologie : cette éducation par le Verbe avait pour dessein de former les âmes et de façonner
un prince philosophe. Quoi qu’il en fût, cet idéal ne put trouver dans un surmoi faible
(famille mutilée, hypocrisie et sévérité injustifiée) un terrain d’ancrage. L’homme de culture
préférait le vertige de la parole au pragmatisme politique. Comme le rappelle Tacite, il ne mit
pas longtemps, une fois installé sur le trône, à donner libre cours à ses penchants : graver,
peindre, chanter, dompter les chevaux et surtout écrire des vers (Annales, XIII, 3, 7). Au
3
Burrus, préfet du prétoire.
réalise.
Un «
proche
du prince.
tranquillitate
analysant
permet
du moins très
Sénèque écrit alors le dialogue Sur la sérénité (De
en 53 ou 54), inspiré
les conditions
Sénèque
par un traité de Panétius
qui permettent
est parvenu
à la fois d'agir
conserver
que le vieux rêve se
philosophe Il est sinon au pouvoir,
animi,
angoisses.
On peut espérer
à l'âme
à un équilibre intérieur
dans le domaine
son autonomie
de dominer
morale.
ses
qui lui
de la vie politique et de
Philosophie
et politique
ne sont
pas inconciliables. A ce moment
survient la mort de Claude (octobre
54). Son successeur
ne saurait
être que Néron,
le fils d'Agrippine,
adopté par Claude,
au détriment
de Britannicus,
le fils qu'il avait
eu de Messaline. Pour cela, il faut discréditer
Sénèque
s'y emploie dans
(Transformation
(divinisation)
sénateurs.
pamphlet,
en citrouille), qui tourne
du prince
Sa tyrannie
verra le retour
un
défunt.
la constance
jeune
du
Sage
ami, Annaeus
et supporte
etc. C'était
l'Apocoloquintose
dérision
Sénèque
le nouveau
(De
Serenus,
mal les attaques
publie
manifeste
prince,
constantia
deux traités,
et le dialogue
sapientis),
qui commence
des dissertations
Cependant
adressé
théoriques
la situation
lui suscite des ennemis,
Claude, s'acharne
Sur
à un
une carrière politique
dont il est l'objet de la part de rivaux,
à ce même Serenus que, un an plus tôt, Sénèque
avec des événements
le De
politique, discours
le dialogue Sur la sérénité. On voit que ces ouvrages
direct
l'apothéose
Claude avait fait mettre à mort des
clementia (Sur la clémence), véritable
pour
en
de Claude.
ne sera pas recommencée. Le règne de Néron
de l'âge d'or.
programme
la mémoire
et des
situations
adressait
sont en rapport
réels
et
nullement
sur des points de doctrine.
de Sénèque,
et l'un d'eux,
en ce début du règne de Néron,
Suillius, autrefois
contre lui. Pour répondre
à ses attaques,
proche de
Sénèque
écrit un traité De la vie heureuse (De vita beata, en 58). Il y montre
début, ce fut Sénèque qui fut chargé d’écrire les discours de Néron. Après l’éviction du
philosophe, le prince ne renâcla pas à une semblable tâche (Suétone, 47, 2).
que les «
biens de fortune 1), ce que les stoïciens
préférables), ne concernent jamais
vrai, en particulier,
pas l'âme,
Quant
pour la richesse,
jouit peuvent
Agrippine
mère
Cela est
qui, en elle-même,
ne détruit
devient
pas que les avantages
lui être brusquement
pas l'esclave.
matériels
le fils docile qu'il était. Il est tombé sous l'influence
de Néron
déclencher
menaça
d'en
et Poppée
appeler
mettre
devint vite aigu. La
aux prétoriens
fin aux jours d'Agrippine.
Burrus
furent placés devant le fait accompli.
accord
(mars 59).
Sénèque
s'éloigne peu à peu de l'action
Ils durent
politique.
sociologie de la richesse et, plus généralement,
de la générosité
et du bienfait,
mais dans l'ensemble
non seulement
de la création.
62) Burrus
meurt.
incertaine.
Il écrit alors un traité
témoigne
La situation
de son détachement
les circonstances
rendent
exemple.
à Serenus.
au précepte,
Il écrit un long
dont
(printemps
de
est de plus en plus
action
impossible,
il reste la
« philosophiquement », elle acquiert
demande
à Néron
n'apparaît
la
des trois dialogues
incomplet. Joignant
l'acte
la permission de se retirer.
plus que rarement
à la cour.
Il commence la
des Questions naturelles et entretient une correspondance
quasi
quotidienne,
avec son ami de toujours,
il devient ainsi, en quelque
Cette correspondance montre
jour
véritable
sur le plan humain
Comme au temps de l'exil, il se consacre à l'étude.
rédaction
une
à l'égard de la vie publique. Lorsque
Il nous est parvenu
refuse. Sénèque
leur
Sur le temps à soi (De otio), qui
Le De otio est le dernier
Sénèque
donner
et
une théorie générale
A ce moment
de Sénèque
toute
Si elle est vécue
valeur d'un
assidue,
et de
Sénèque
traité Sur les bienfaits (De beneficiis), qui propose
retraite.
de
une guerre civile. Pour éviter celle-ci, un seul moyen
sembla possible:
Néron
dont il
enlevés. Néron n'est plus pour
Le conflit entre Agrippine
adressés
des «
être extérieur.
si l'on sait en user, si l'on n'en
à lui, il n'ignore
Poppée.
que notre
appellent
après
jour, quelles
que
sorte, le directeur
comment
soient
Lucilius,
de conscience.
le stoïcisme peut être vécu,
les péripéties
de l'existence.
Sénèque
développe cette idée, comme
Correspondance,
providentia),
divine,
dans
un
une sorte d'annexe
« dialogue » Sur la Providence
dédié à Lucilius : l'univers
dont
les valeurs
diffèrent
l'opinion. Les « malheurs»
entre
(De
est régi par une « raison »
de celles qui sont propres
apparents qui frappent
pas de vrais maux, mais des épreuves
Lucilius écrites
à la
à
le Sage ne sont
pour son âme. Les Lettres à
62 et 64, ne nous
partie (jusqu'à
la lettre 124). Avant sa mort,
des ouvrages
perdus
sont parvenues
Sénèque
qu'en
écrivit encore
ou dont nous ne possédons que des fragments,
des (1 Livres de philosophie morale» (Moralis Philosophiae libn), qui
traitaient
deux
d'une
autres
des trois parties
étant
de la philosophie (l'éthique),
la physique
(dont
il avait traité
Questions naturelles) et la dialectique (la Logique)
consacré
d'ouvrage
De superstitione,
l'homme
particulier.
qui semble
et le divin.
Nous
avoir
Il critiquait
croyances et des pratiques
aussi le titre d'un
sur les rapports
sévèrement
de la religion
dans les
à laquelle il n'a pas
connaissons
porté
les
entre
la plupart
(politique).
des
Il n'admet
théologie « naturelle », celle des philosophes. Telle est l'œuvre
qu'une
philosophique
de Sénèque,
développée au cours de ses expériences
politiques et morales. Dans la retraite où il vivait depuis 62, Sénèque
finit
par apparaître
probable
comme
que les conjurés
le comptaient
dans
leur
un reproche
qui avaient
nombre.
vivant
projeté
Lorsque
découverte, l'empereur lui envoya l'ordre de mourir
à Néron.
d'abattre
Il est
le tyran
la conjuration
fut
(19 avril 65).
La trajectoire de Sénèque est tout à fait exceptionnelle. Ce riche citoyen
romain d’Andalousie força les portes de Rome, parvint jusqu’au Sénat et
même jusqu’au consulat. Il s’étonna un jour de la fulgurance de son ascension,
comme le rappelle Tacite (Annales, XIV, 53). Il faut rappeler que son père
appartenait à l’élite municipale de Cordoue et sa mère à une famille de
notables d’une bourgade voisine. Vers l’an 1 de notre ère, Sénèque naquit à
Cordoue même, qui était cité romaine depuis un siècle et demi. Il n’y demeura
pas très longtemps car son père, féru de culture romaine, brûla de regagner la
métropole. Il se passionna pour l’art oratoire et son aptitude aux controverses,
genres littéraires en vogue, vite devenus une sorte de jeu de société culturel et
humoristique, le fit reconnaître par la plus haute noblesse gouvernante de
Rome. Mais il ne fit jamais de politique par crainte sans doute des périls qui
sont toujours indissociables des honneurs (Controverses, II, préf. 3-4). Ses
deux fils, Gallion et Lucius Annaeus ne suivraient pas son exemple : tous
deux se suicideraient en 65 sur l’ordre de Néron.
Sénèque le Père n’avait pas une grande estime pour les talents de Lucius
Annaeus. Le débat qui avait opposé au IVe siècle Socrate aux sophistes fut ici
symboliquement réactivé dans les relations qu’il entretenait avec son fils : le
premier croyait en la condensation des mots, en leur parade d’ingéniosité, le
second en la gravité de la pensée et en son intériorité. Désireux de la convertir,
le rhéteur envoya son fils étudier sous la férule d’un habile orateur. Mais ce
dernier tourna mal : il devint philosophe et tenta de mettre ses paroles en
accord avec sa conduite. Le jeune Sénèque fut fasciné par cet Attalos dont il
dresse un portrait vibrant dans la lettre 108. Et il se convertit au stoïcisme
avec une force d’âme et une rigueur morale admirables. Que fit-il ensuite, de
vingt à trente-cinq ans ? Nous l’ignorons. Il est certain néanmoins qu’il apprit
les arcanes de ce « système » au fil d’une lecture patiente et appliquée des
textes grecs. En un mot, il devint un « philosophe », un membre du Stoa
(c’est-à-dire du Portique) et de sa secte. Son œuvre la plus ancienne fut la
Consolation à Marcia : avec un ton d’homme mûr qui a beaucoup vécu,
Sénèque s’adressait à une grande dame pour l’exhorter à la lucidité.
En
quoi
résidait
l’activité
d’un
philosophe ?
C’était
un
homme
philosophiquement reclus dans sa vie intérieure et dans son comportement, et
qui affichait une singulière conviction. Mais cette solitude ne satisfaisait pas
totalement Sénèque. Il désira la carrière publique ; il encourut cette mauvaise
réputation qui est la rançon de la gloire ; il faut aussi préciser que Sénèque eut
le courage d’imposer à ses concitoyens une conception spéculative, utopique
de la politique qui malmenait leur pragmatisme invétéré .Carrière tardive donc
que celle de cet homme dont la conversation piquante séduisait tant les
princesses et notamment les trois sœurs de Caligula, femmes hardies et peu
farouches ; mais carrière catastrophique : ce n’est pas de Caligula, ce fou à
lier, que vint le danger, mais après la mort du tyran, de Claude, son héritier.
Sénèque, accusé d’adultère avec une sœur d’Agrippine, méritait la peine
capitale, mais celle-ci fut commuée en extradition. Il débarqua donc dans une
île inhospitalière et sauvage : la Corse, et y demeura huit ans. Il eut beau s’y
passionner d’ethnographie et de botanique, il y dépérit. De retour à Rome, il
devint le citoyen le plus célèbre de son temps. A la fin du règne de Claude et
au début de celui de Néron, il mena de front bien des activités : publier une
œuvre importante, se faire l’apôtre de sa secte, accroître son immense fortune
moins par cupidité que par un sens inné des affaires. Sénèque faisait
l’actualité littéraire. Rue de l’Argilète, chez les libraires sur les tréteaux
desquels étaient exposées les dernières parutions, on achetait la Constance du
sage ou la Tranquillité de l’âme : le philosophe y exposait ses relations avec
un haut fonctionnaire dont il était le directeur spirituel.
Sénèque fut sans doute la chance de Néron et Néron une aubaine pour le
philosophe. Il faut rappeler que la vie de ce dernier se déroula sous quatre
empereurs successifs : Tibère, Caligula, Claude et Néron, dont au moins
d’entre d’eux voulurent purger le sénat romain par des meurtres judiciaires.
Que le régime impérial ait été tout le contraire d’un état de droit et qu’une
psychose de culpabilité s’y soit donné libre cours justifiant purges et
relégations au sein du petit univers sénatorial, Sénèque ne l’ignorait point ; de
fait lorsque Néron vint sur le trône il pensa sincèrement que ce jeune prince
éclairé mettrait un terme à cette spirale de la vindicte et du soupçon. Il le fit
pendant quelques temps et n’oublia pas de combler au passage son maître
d’une fortune qui s’ajoutait à un patrimoine colossal. Soixante quinze millions
de deniers : ceci équivaut au cinquième des revenus de l’Etat romain.
L’opulence faisait-elle bon ménage avec la philosophie ? Sénèque trouvait très
délectable de cultiver richesse et méditation et il mettait un point d’honneur à
les justifier dialectiquement. Cet art du consensus était sous-tendu par une
morale de la sincérité qui visait à la simplification du moi. A quoi bon le
partage des consciences, la schizophrénie cynique et la prétendue adéquation
de l’indigence et de la pensée ? Sénèque ne fut jamais un maximaliste, sauf
pour son suicide. Riche, il était aussi sénateur, mais d’une race particulière :
c’était un intellectuel au pouvoir. La morgue des gouvernants lui était
étrangère et il cultivait la figure paradoxale d’une « mollesse énergique ».
C’est que la philosophie allait avec lui toujours en premier. Les convictions
politiques s’y devaient plier, ce qui faisait de lui un anti-Cicéron. Pour ce
dernier, en effet, la philosophie était la résultante de la praxis politique, elle
corroborait une activité empirique ; pour l’autre, la politique n’était qu’une
application comme une autre d’un système immuable, rétif aux complaisances
et aux manœuvres.
En 54, à la mort de Claude, tandis qu’un jeune prince de dix-sept ans prenait
le pouvoir, Sénèque crut qu’il pourrait changer le cours de l’histoire.
L’opinion le supposait tout puissant et ce qui sortait de sa plume passait pour
une émanation de la pensée du prince. Deux ans plus tard donc, il publia un
De clementia dédié à Néron : il y développait l’utopie d’un pacte politique qui
liquiderait les malentendus du passé et qui refonderait le césarisme sur des
bases plus saines. Au cours des neuf ans qu’il lui restait à vivre, il allait être le
témoin d’abord satisfait de voir se réaliser ses projets, puis tour à tour alerté,
déçu et amer. L’éducation du prince fondée sur la concorde le céderait au
fléau de l’imprévisibilité. Sénèque ne tarda donc pas à voir son influence
diminuer jusqu’au jour où il offrit au prince de se retirer. Mais même reclus
dans sa villa de province, il représentait encore pour le pouvoir un danger
idéologique ; sa présence lointaine dérangeait une politique sans scrupules.
Profitant de la conspiration de Pison, Néron intima à son vieux maître l’ordre
de se suicider : ce qu’il fit en 65. Deux ans auparavant, le philosophe
commença à écrire ses Lettres à Lucilius qui justifiaient assez clairement les
raisons de sa retraite. Conscient de la logique irréversible de sa propre
disgrâce, il y expérimentait l’apprentissage d’une sécurité mentale qui le
préparait au pire. Seule la philosophie sait mettre entre nous et l’adversité une
borne suffisante pour nous permettre de ne pas présager de l’avenir dans la
crainte et dans l’apraxie.
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