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Colloque AMPI 8 et 9 Octobre 2010
Ça continue…
Pour que ça continue : la fonction phorique
Pierre Delion
La psychiatrie va mal, la pédopsychiatrie va mal, la psychologie va
mal, la psychothérapie risque d’aller mal avec le décret qui en
réglemente les modes d’exercice, et la psychanalyse a encore une fois
failli aller mal avec les attaques du bas normand dont on ne doit pas
prononcer le nom. Mais surtout les patients vont mal. Je ne m’arrêterai
pas sur ce diagnostic actuel, car il pourrait nous amener à des
simplifications abusives et surtout contre-productives. En fait c’est
probablement la société dans son ensemble qui ne va pas très bien, audelà ou en deçà de la crise qui a bon dos. Et il me semble que lorsque
Bernard Golse, dans son éditorial du dernier Carnet/Psy nous fait part
de son analyse de ce qui se passe aujourd’hui, il redit avec force une
des thèses qu’il défend depuis longtemps : les personnes au pouvoir
dans notre société contemporaine n’aiment pas la pensée. Et c’est bien
ce qui m’inquiète le plus, ce refus affiché de la nécessité de penser. Un
autre éditorial, signalé par notre ami de « Pas de zéro de conduite »
Pierre Suesser, celui de la revue Prescrire, vient en rajouter à ces
tristes considérations, en montrant ce qui est en jeu dans la préparation
du prochain DSM V. Tout bonnement affligeant. Une pathologisation
de la société sous l’influence intéressée des laboratoires
pharmaceutiques qui, de plus, veulent nous faire accroire qu’il s’agit
de science. Une fois de plus, Rabelais avait raison : « Science sans
conscience n’est que ruine de l’âme ».
Mais pourquoi commencer par de tels propos, puisque, ici, ensemble,
nous tentons de continuer à penser en termes psychopathologiques et
institutionnels, et que le sujet du jour va nous y aider. Eh bien parce
que je suis convaincu, sans doute con et vaincu, que cette attaque
généralisée des pensées plurielles et polyphoniques par les dominants
actuels a des effets sur les bébés, les enfants, les ados et sur leurs
parents, en déconstruisant leur propre pensée de la parentalité, et sur
les adultes, patients et soignants, en fragilisant du même coup tous les
mécanismes qui concourent de près ou de loin à l’identité de chacun
des sujets humains. Le lamentable spectacle des extrémismes qui
1
s’emparent de nos sociétés contemporaines coïncide me semble t-il
avec une fragilité de l’identité de ceux qui en sont les messagers.
Lapider, exciser, fatwer, bomber, attenter, reconduire à la frontière,
sont autant de mécanismes qui tendent vers une identité statistique :
voilà ce que vous devez être ou ne pas être, identiques ou étrangers et
ennemis. Nos réflexions anthropopsychopathologiques nous
conduisent au contraire à penser que dans le processus de construction
de l’enfant, en fonction de son génome, de son environnement, de son
histoire et de celle du groupe auquel il appartient, une identité se
construit faisant de lui un sujet à nul autre pareil. Et dans sa
construction, le passage obligé par l’angoisse de l’étranger est là pour
nous rappeler à quel point les processus d’identification ne peuvent se
passer de l’étrangeté pour sortir l’enfant de la tentation du même,
voire des risques de l’endogamie. Bien sûr, il peut arriver qu’une
souffrance psychique résulte de cette identité singulière, et avec ce
sujet, il faudra déployer tout un art de la rencontre, ce qu’on peut
appeler aussi une phénoménologie du transfert, pour l’aider à faireavec son identité authentique. Ce travail psychothérapique porte sur le
monde interne. Or ce monde interne se créé par représentation des
expériences que le petit d’homme fait depuis qu’il existe. Et pour ce
faire, vous proposez qu’il faut que « ça continue ». Et je suis en accord
profond avec cette proposition. Pour au moins deux raisons. Tout
d’abord, j’étais à Barcelone quand Oury a téléphoné la dernière fois à
Tosquelles, et que de ses dernières heures, il nous a dit la fameuse
phrase qui restera dans mes oreilles : « ces trucs-là (parlant de la
psychothérapie institutionnelle), il faut que ça continue ». J’associe,
comme il savait si bien le faire avec le ça freudien. Le « ça » en
question, pour qu’il puisse être pris au sérieux dans son rapport avec
le moi et le surmoi, et la relation de transfert que Freud a réinventé à
partir de la deuxième topique, et toute la psychopathologie qui en a
résulté, et in fine, pour que « ça continue », la réflexion et la pratique
institutionnelle doivent faire l’objet de grandes précautions
épistémologiques et éthiques sur lesquelles il s’agit de ne pas céder.
Mais le « ça continue » pose également la question de la continuité,
telle qu’elle a été définie par les pères fondateurs de la doctrine de
secteur, lorsqu’il s’est agi de trouver un dispositif propice à permettre
le déploiement de la relation transférentielle. Et je ne maque jamais
une occasion de rappeler que la psychothérapie institutionnelle est la
2
méthode de navigation sur l’océan de la folie quand la psychiatrie de
secteur en est la condition de possibilité organisationnelle. A mes
yeux, la fonction phorique est un des piliers de la sagesse
psychiatrique et psychopathologique sur laquelle je souhaitais revenir.
En tout état de cause, je crois qu’au-delà des parents qui semblent
fragilisés dans la fondation du monde de leurs enfants, des patients
quels que soit leur âge, les soignants, aussi bien à titre individuel
qu’en équipe, sont également touchés par ce processus qui conduit au
burn out un trop grand nombre d’entre eux. Et ce n’est pas avec des
remises en ordre sécuritaires de type père-fouettard qu’une solution
sera trouvée. Bien au contraire, en remettant en marche les appareils à
penser les pensées (Bion), en appui sur un bon objet d’arrière plan,
exerçant une fonction phorique « good enough ».
Mais d’où vient donc ce « binz » de la fonction phorique ? Je vois
deux sources principales d’inspiration : Winnicott et Tournier.
« Dès son plus jeune âge, Donald Winnicott a su qu’on l’aimait. Il
connut donc (vous apprécierez le « donc » à sa juste valeur) dans son
foyer une sécurité qu’il pouvait considérer comme allant de soi. Dans
une maison aussi vaste, toutes sortes de relations étaient possibles et il
y avait suffisamment d’espace pour que les tensions inévitables
fussent isolées et résolues à l’intérieur du cadre même. Partant de cette
position de base, Donald était libre d’explorer tous les espaces
disponibles dans la maison et le jardin, autour de lui, de remplir ces
espaces avec des fragments de lui-même et d’édifier ainsi
progressivement son monde à lui. Cette capacité d’être chez lui, lui a
été très utile tout au long de sa vie. (…). Et chez les Winnicott, tous
avaient un sens irrésistible de l’humour, ce qui avec la joie et le
sentiment de sécurité que leur offrait leur cadre, signifiait qu’il ne se
produisait jamais chez eux de « tragédies », mais uniquement des
épisodes amusants.1 »
Mais tout le monde ne s’appelle pas Winnicott, et certains de nos
contemporains ne disposent pas des conditions personnelles,
familiales et matérielles de ce grand praticien de la psychanalyse
d’enfants. Toutefois on y sent la qualité du lien entre les membres de
la tribu Winnicott. C’est dans une telle perspective que le concept de
1
Id., 30-31.
3
holding, que j’ai essayé, à ma manière, de traduire en français par
« fonction phorique » prend une énorme importance.
Jan Abram nous résume de façon synthétique la leçon winnicottienne
en insistant sur ce qui nous servira dans l’éloge de son œuvre.
« Les soins maternels, dans leurs menus détails, juste avant et
immédiatement après la naissance, constituent un environnement qui
contient (holding environment). Cela comprend la préoccupation
maternelle primaire qui permet à la mère de donner un soutien
nécessaire au moi de son bébé. La tenue psychique et physique dont le
bébé a besoin continue d’être importante tout au long de son
développement, et l’environnement contenant ne perd jamais de son
importance pour personne 2 ». Cette notion est une reprise de
l’intuition de Freud au sujet de la césure de la naissance : « la mère,
disait-il, qui avait d’abord apaisé tous les besoins du fœtus par les
aménagements de son ventre, poursuit aussi en partie la même
fonction par d’autres moyens après la naissance. Vie intra-utérine et
première enfance sont bien plus en continuum que la césure frappante
de l’acte de la naissance ne nous le laisse croire. L’objet maternel
psychique remplace pour l’enfant la situation fœtale biologique. Nous
ne devons pas oublier pour autant que dans la vie intra-utérine la mère
n’était pas un objet, et qu’en ce temps-là, il n’y avait pas d’objets. 3».
Mais l’idée de Freud va plus loin, car je vois dans cette réflexion la
matrice de ce qui fondera le concept de « transfert », comme processus
poussant le sujet à la recherche de l’objet, une nouvelle fois, lorsque la
souffrance psychique le contraint à se faire aider. La continuité de la
fonction contenante pour accueillir voire recueillir les fragments
d’images du corps lorsque les angoisses mettent en péril la survie
psychique des patients présentant des pathologies archaïques est à mes
yeux fondamentale. A ce titre, et en prenant un ordre chronologique
développemental, et non pas historique, la théorie libidinale
freudienne vient se « lover » dans la théorie bowlbyienne de
l’attachement qui insiste davantage sur l’importance, programmée
génétiquement, des réflexes archaïques comme réponses à la
discontinuité de la naissance, avant d’en déduire deux grands types
d’attachement sécure et insécure. Mais c’est par la continuité des soins
maternels juste avant et juste après la naissance que l’aventure du
2
3
Abram, J., Le langage de Winnicott, Trad. Athanassiou, C., Popesco, Paris, 2001, 356.
Freud, S., Inhibition, symptôme, angoisse, Œuvres complètes, XVII, PUF, Paris, 1992, 254.
4
holding commence, en intégrant tous ces éléments qui peuvent
paraître disparates. En effet, les physiologistes de l’obstétrique et les
psychologues du développement insistent sur l’entourance du fœtus
par le muscle utérin qui créé une continuité entre les deux sujets en
interactions, et qui conduit par exemple à une première mise en forme
de l’ajustement postural intra-utérin, sur fond de pré-dialogue tonique.
Le bébé, une fois né, va investir sa « maman paroi » dans une
continuité protectrice, et les réflexes archaïques décrits par les
pédiatres à ce stade du développement sont la face neurologique du
processus d’attachement, relayée par la libidinalisation de ces
expériences, jusqu’à en constituer un mécanisme identificatoire
spécifique d’un monde en deux dimensions, décrit successivement par
Esther Bick et Didier Anzieu sous le nom d’identité adhésive, et
généralisée par Meltzer sous celui d’identification adhésive normale
ou pathologique, ouvrant ensuite sur un monde en trois dimensions,
celui des identifications projectives normales et pathologiques. Certes,
comme nous l’a appris Lebovici, « la mère est investie avant d’être
perçue », mais après avoir été un objet4 procurant des sensations à son
bébé, d’abord chaque sensation pour elle-même, puis grâce aux
capacités de comodalisation du bébé, et en appui sur la psyché
maternelle, les liant entre elles lors des fameux moments d’« attraction
consensuelle maximale ». Dans une telle perspective, on comprend
mieux l’importance primordiale de la fonction phorique décrite par
Winnicott :
« La tenue (holding) protège des blessures physiologiques, prend en
compte la sensibilité de la peau du bébé (le toucher, la température), la
sensibilité auditive, visuelle, la sensibilité à la chute (gravitation), et
l’absence de connaissance chez le bébé, de quoi que ce soit d’autre
que lui-même. Elle implique une continuité de soins le jour et la nuit
et elle est différente pour chaque bébé, parce qu’elle fait partie du
bébé et qu’il n’y a pas deux bébés semblables. Elle s’adapte aussi jour
après jour aux menues transformations du bébé, liées à sa croissance
et à son développement, à la fois physique et psychique 5 ». Ma
Objet est un terme problématique. Il s’agit plutôt à ce stade de l’intégrale des objets partiels décrits par Klein.
Mais il y aurait tout intérêt à réfléchir sur le vecteur « contact » tel qu’il a été proposé par Szondi puis réélaboré
par Schotte pour résoudre la question du pré-objectal. Dans ces moments d’intégration précoces, les rythmes
(Maldiney) peuvent déjà constituer une première matrice contenante.
5
Winnicott, DW.,(1960) La théorie de la relation parent-nourrisson, De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot,
1969.[Abram 358]
4
5
question depuis longtemps est de comprendre quelles conséquences
nous pouvons en tirer dans la thérapeutique y compris dans sa
dimension institutionnelle. En effet, Winnicott insiste sur ce point :
« dans le traitement des schizoïdes, dit-il, si l’analyste doit être prêt à
donner toutes les interprétations possibles sur le matériel présenté, il
ne doit pas se laisser entraîner de ce côté car ce n’est pas ce qui
convient au patient. Celui-ci a surtout besoin d’un soutien non
sophistiqué de son moi. Il a besoin d’être tenu (holding). Cette tenue,
semblable au travail de la mère qui prend soin de son bébé, reconnaît
implicitement la tendance du patient à se désintégrer, à cesser
d’exister, à tomber pour toujours. 6 » Je crois vraiment depuis
maintenant quelques années que j’exerce ce métier, que ce que
Winnicott nous dit à propos des schizoïdes peut être étendu à
beaucoup de pathologies présentées par les bébés, les enfants et les
adolescents, voire les adultes. Et c’est sans doute ce qui fonde pour
moi la réflexion dite institutionnelle. Et comme souvent dans notre
monde de la psychopathologie, le destin pulsionnel est ouvert sur des
possibilités qui peuvent conduire le sujet tantôt vers des « tragédies »
tantôt vers des « épisodes amusants ». Or, s’il est un écrivain qui a
créé des personnages décisifs dans ce domaine, c’est Michel Tournier.
C’est d’ailleurs dans son œuvre que j’ai trouvé le concept de fonction
phorique qui sous tend son formidable roman « le Roi des aulnes7 ».
Je me plais à penser que ces deux personnes auraient dû se rencontrer.
J’imagine assez un dialogue du genre :
Michel Tournier : Cher Donald, quand on m’a dit que vous aviez tant
travaillé sur cette histoire de « holding » à propos des soins maternels,
je n’ai pas pu m’empêcher de penser à une notion qui traverse en
quelque sorte mes romans, pour affleurer surtout dans l’un d’entre eux
pour lequel j’ai beaucoup d’affection : le Roi des aulnes. Quand j’y
repense à l’aide des développements que vous avez réalisés de votre
côté, je me dis que dès Vendredi ou les limbes du Pacifique, j’étais à
la recherche de héros phoriques. Egalement dans les Météores. Et là
où il apparaît en pleine gloire, c’est avec Abel Tiffauges. Mais
l’influence du poème de Goethe est pour moi un commandement : la
6
Winnicott, DW., (1963) Théorie des troubles psychiatriques en fonction des processus de maturation de laa
petite enfance, Processus de maturation, Payot, 1970. [Abram, 360]
6
mort est au bout du chemin. « Le héros de la bonne phorie, la phorie
blanche et salvatrice, le géant Christophe, s’humilie comme une bête
de somme sous le poids des voyageurs auxquels il fait traverser à gué
le fleuve qu’il a choisi. C’est qu’il y a de l’abnégation dans la phorie.
Mais c’est une abnégation équivoque, secrètement possédée par
l’inversion maligne-bénigne, cette mystérieuse opération qui sans rien
changer apparemment à la nature d’une chose, d’un être, d’un acte
retourne sa valeur, met du plus où il y avait du moins et du moins où il
y avait du plus. Ainsi le bon géant qui se fait bête de somme pour
sauver un petit enfant est-il tout proche de l’homme de proie qui
dévore les enfants. Qui porte l’enfant, l’emporte. Qui le sert
humblement, le serre criminellement. Bref l’ombre de Saint
Christophe, porteur et sauveur d’enfant, c’est le Roi des aulnes,
emporteur et assassin d’enfant. 8 » D’ailleurs Delion avait eu
l’occasion de lire un fragment de poème de Yves Bonnefoy « Les
planches courbes » il y a quelques années lors d’une journée de la
WAIMH, dans lequel le passeur se noie avec l’enfant qu’il porte sur
ses épaules :
« L’esquif ne coule pas, cependant, c’est plutôt comme s’il se dissipait
dans la nuit, et l’homme nage, maintenant, le petit garçon toujours
agrippé à son cou. N’aies pas peur, dit-il, le fleuve n’est pas si large,
nous arriverons bientôt. Oh, s’il te plaît, sois mon père, sois ma
maison ! 9»
Winnicott : Cher Michel, je n’ai pas eu l’occasion de lire vos romans,
mais je crois comprendre ce sur quoi vous voulez insister. Et si votre
Roi des aulnes est de la même veine que ce poème de Bonnefoy, alors,
bravo !, car pour cet enfant, voilà bien un monde sans mère. « On
pense souvent que je parle de la mère et des personnes qui s’occupent
des bébés, comme si elles étaient parfaites, ou comme si elles
correspondaient à ce que dans le jargon kleinien, ou à Marseille, on
appelle une « bonne mère ». En réalité, je parle toujours de la « mère
suffisamment bonne » ou de la « mère non suffisamment bonne »
parce que lorsque nous parlons de la mère réelle, nous savons que ce
qu’elle peut faire de mieux est d’être suffisamment bonne. Le terme
« suffisamment », prend progressivement une acception de plus en
plus large au fur et à mesure que s’accroît la capacité du bébé
8
9
Tournier, M., Le roi des aulnes, Le vent paraclet, Gallimard folio, Paris, 1979, 125
Bonnefoy, Y., Les planches courbes, Mercure de France, Paris, 2001, 99-104.
7
d’accepter le manque grâce à sa compréhension, sa tolérance à la
frustration 10 ». Donc vous avez sans doute raison quand vous
souhaitez déployer dans vos romans, le côté obscure du portage, les
risques de la fonction phorique, la refermeture de la phorie sur
l’emprise, l’asservissement du petit d’homme. De suffisamment
bonne, la mère peut devenir insuffisamment bonne, et même tout, sauf
bonne. Les carences affectives sont d’ailleurs là, parmi beaucoup
d’autres conditions de souffrance, pour nous montrer les conséquences
cliniques de telles troubles de la fonction phorique.
Michel Tournier : Cher Donald, « partant du thème phorique, simple
comme le geste de poser un enfant sur son épaule, j’ai essayé d’édifier
une architecture romanesque par un déploiement purement technique
empruntant ses figures successives à une logique profonde. La phorie
prend racine dans l’Adam archaïque, puis se développe, s’inverse, se
déguise, se réfracte, s’exaspère, toujours couverte par le léger manteau
de la psychologie et de l’histoire. 11 » Par exemple dans mon roman
Vendredi, lorsque Hunter, le capitaine du Whitebird, propose à
Robinson de mettre fin à ses vingt huit années de solitude sur
Sperenza, en l’embarquant avec lui, celui-ci préfère y rester pour
cultiver son monde sans autrui, au point de ne même pas poser la
question à Vendredi, qui dès lors, est réduit au rang d’animal de
compagnie. Il faudra que ce dernier, saisissant la chance qui lui est
donnée, s’enfuie de l’île à bord du bateau, pour retrouver une position
subjective, le dégageant de l’emprise de son sauveur baptiseur. Et si
vous avez l’occasion de lire le Roi des aulnes, vous verrez que mon
ogre « relève du type anal, et non pas du type phallique, comme ses
deux grands prédécesseurs littéraires Gargantua et Pantagruel (…) Le
personnage fantastique de la ballade de Goethe qui cherche à séduire
l’enfant, finalement l’arrache à son père pour le tuer 12 ». Mes
incarnations de la fonction phorique se sont arrêtées en chemin, au
stade sadique anal comme vous le dites, vous les psychopathologues,
et je revendique le rôle de celui qui parle ouvertement de la noirceur
de l’homme. Quand on tente de comprendre la violence qui envahit le
monde d’aujourd’hui, on peut se poser la question du rapport entre
cette violence musculaire et cette fixation sur le muscle anal qui n’est
10
Winnicott, DW., (1952) Lettre à Roger Money-Kyrle, Lettres vives, Gallimard, Paris, 1989.
Tournier, M., op., cit., p129.
12
Id., p.118.
11
8
qu’un des muscles de l’ensemble du corps. Et c’est vrai, prendre le
monde avec ses muscles est moins civilisé que le prendre avec ses
représentations.
Donald Winnicott : Oui je comprends mieux ce que vous voulez faire
passer comme message sur les risques d’idéalisation pour le petit
d’homme, et la nécessité pour vous d’en peindre la face cachée, ses
potentialités morbides et meurtrières. Et pour ma part, je vois une
explication possible dans le fait que « le bébé doit d’abord dominer : il
doit être protégé de tout élément perturbateur. La vie doit se dérouler
selon le rythme du bébé, ce qui nécessite que sa mère lui prête
attention de façon précise et continue. 13 ». Et pour cette attitude
maternelle qui doit rapidement être complétée par une fonction
limitante en appui sur le paternel, le risque est grand de bifurquer vers
les différentes emprises possibles sur l’enfant. Comme une sorte de
difficulté à faire confiance au bon niveau et au bon moment à son
enfant.
Pierre Delion : Chers maîtres et amis, ne pensez vous pas que
finalement vous parlez de phénomènes complémentaires ? Vous, cher
Donald, vous parlez de l’art et de la manière dont on peut élever les
bébés en partant d’une réalité des parents que vous décrivez avec
forces détails et avec une pertinence qui vous a attiré de nombreux
admirateurs winnicottophiles, et si j’ai bien entendu ce sur quoi vous
insistez davantage, c’est sur la posture de « mère adéquate sans plus »
qui traduit mieux « good enough mother » selon votre amie Joyce Mac
Dougall. En effet, cet élément instaure dès le début de la vie une sorte
de prise en compte du principe de réalité assumée par la mère alors
même que son bébé est d’abord selon Freud, dans un fonctionnement
psychique de type principe de plaisir-déplaisir. Et la tenue, le holding,
la phorie qu’elle déploie à cette occasion n’est que le déjà-là de la
réalité à venir. On comprend d’autant mieux comment l’assomption
par la mère en appui sur le père d’une sécurité de base va envelopper
le bébé d’un prêt narcissique à taux zéro à valoir dans son
développement. Nul doute que l’adolescence sera un moment
particulier pour vérifier que le prêt n’était pas gagé sur des créances
irrécouvrables, puisqu’il s’agit d’y montrer qu’on peut déplier de
nouvelles enveloppes à partir des anciennes. Si déprime est le petit
13
Winnicott, DW., (1947) La haine dans le contre-transfert, De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, Paris,
1969.
9
diminutif affectueux de dépression, on comprend mieux que subprime
puisse rimer avec suppression. D’ailleurs vous l’écrivez : « Si la
situation se maintient (holding), l’environnement doit être testé encore
et encore dans sa capacité de supporter l’agressivité, d’empêcher ou
de réparer la destruction, de tolérer la gène, de reconnaître l’élément
positif qu’il y a dans la tendance antisociale, de fournir et de préserver
l’objet qui doit être cherché et trouvé. Dans les cas favorables, des
conditions bénéfiques peuvent, au cours du temps, permettre à l’enfant
de trouver et d’aimer une personne au lieu de continuer à chercher et à
réclamer des objets de substitution qui ont perdu leur valeur
symbolique. Au stade suivant, l’enfant a besoin de faire l’expérience
du désespoir, et non pas simplement de l’espoir, au sein d’une
relation. Une réelle possibilité de vie pour l’enfant se tient au-delà de
cette épreuve. » Et vous ajoutez, et vraiment ça me fait très plaisir
parce que vous rejoignez les préoccupations de la psychothérapie
institutionnelle !, que «lorsque l’équipe et le directeur d’une institution
ont accompagné l’enfant à travers tous ces processus, ils ont fait pour
lui un travail thérapeutique qui est certainement comparable à un
travail analytique. 14»
Et vous cher Michel Tournier, vous avez certes écrit le Roi des aulnes
mais aussi, et avant ce dernier, le génial Vendredi ou les limbes du
Pacifique. Il s’agit du récit mettant en musique les différentes façons
dont un sujet humain peut se développer lorsque l’environnement
n’est justement pas adéquat du tout. Il pourrait aussi s’appeler « la
crainte de l’effondrement » comme l’a si bien dit Donald à propos des
agonies primitives. Nous y voyons un Robinson, seul survivant d’un
naufrage, passer par différents stades de reconstruction de son être-aumonde sur Sperenza, l’île sur laquelle il a échoué. Manquant par
définition de holding, il va tenter d’en trouver des avatars successifs
en expérimentant différents types de contenants : creuser
frénétiquement une pirogue dans un énorme arbre loin de la plage, et
réaliser au bout de quelques jours que cette solution était dérisoire, de
quoi faire réfléchir par ailleurs les accros du boulot ! Puis la souille,
sorte de marécage hanté par le Comte Zaroff, dans lequel le seul
agrippement possible est la poussée d’Archimède, ou le tonus
pneumatique de Bullinger, formant une sorte de moi-pulmonaire
14
Winnicott, DW., (1956) La tendance antisociale, De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, 1969. [Abram 51]
10
luttant contre la tentation dépressive de la noyade. Puis la grotte
fœtale et son petit cratère alvéolaire, contenant minéral dur dans lequel
il se love pour y retrouver la conscience minimale de ses limites
corporelles, sorte de « remastérisation prénatale » chère à Sylvain
Missonnier, et ainsi lutter efficacement contre les angoisses de
démembrement, faute d’un « handling efficace ». Enfin reconstruit a
minima, il va faire l’inventaire de son île, notant tout ce qu’elle
possède sur le registre du conservatoire de Speranza ouvert à cette
occasion, dans une tentative obsessive totalisatrice d’auto« object
presenting », de représenter toutes les caractéristiques de ses qualités
naturelles par leurs seules quantités, précédant de loin la loi HPST
(Hôpital Privatisé Sans Thérapeutes) !. La rencontre avec un autre sera
dès lors possible, et, comme chacun sait, elle aura lieu un Vendredi.
Vous nous montrez là, cher Michel Tournier, la manière dont vous
avez reconstitué le développement d’un enfant par le négatif, comme
dans le Roi des aulnes, vous nous montrez la fonction phorique par le
négatif.
Bref, cher Donald et cher Michel, vous êtes tous les deux de fameux
psychopathologues, et je tenais à vous en remercier du fond du cœur.
Mais qu’il me soit permis de vous prendre comme objets d’arrière
plan phoriques pour poursuivre ma démonstration concernant les
bébés, les enfants et les adolescents qui ont manqué de fonction
phorique dans leurs interactions précoces. Les systèmes de soins qui
ont été mis au point pour les accueillir, souvent malgré eux, tout
enfermés qu’ils sont souvent dans l’auto-agrippement à leurs colères
vaines et à leurs récriminations infécondes, doivent être pensés à
l’au(l)ne de ce manque fondamental chez eux. C’est dans cette
perspective que j’ai depuis longtemps soutenu l’idée que la continuité
des soins, traduction en termes de possibilisation, comme le propose
Henri Maldiney, de la relation transférentielle, devait bénéficier d’une
réflexion métapsychologique sur les différentes formes de transfert en
fonction des psychopathologies de chacun des sujets souffrants. Et
partant, des différentes formes d’institutions, entendez « constellations
transférentielles », en capacités pour les recevoir et les transformer.
Les soignants des équipes de psychiatrie ne peuvent faire l’économie
d’une telle réflexion, sous peine de devoir imposer aux patients qu’ils
prétendent soigner une fonction phorique digne de la ballade de
Goethe mise en musique par Schubert et qui se termine par la mort de
11
l’enfant
porté.
Conclusions
de
l’autopsie :
maltraitance
institutionnelle. Ce ne serait pas à l’équipe soignante de s’adapter aux
souffrances psychiques de chaque patient, mais au patient de se
mouler dans le protocole qu’elle lui a mitonné pour la souffrance
standard qu’il présente. Aussi, pour porter l’enfant sur nos épaules
psychiques tout le temps nécessaire mais « juste ce qui suffit » comme
le propose Hélène Chaigneau, est-il intéressant de compléter cette
première fonction phorique d’une deuxième et d’une troisième qui la
dialectise. Une institution digne de ce nom propose des espaces
d’accueil et d’observation de la souffrance psychique, comme autant
de lieux entourés dans le temps et dans l’espace par un cordon
sanitaire constitué des appareils psychiques des soignants, qui
peuvent, dans les bons cas, former un « collectif » selon le concept
développé par Jean Oury. Alors « faire institution » devient-il
possible... Ces limitations concrètes par le prétexte de l’activité
thérapeutique, par la permanence de son horaire, de sa fréquence, ses
faibles variations dans le processus du soin d’un enfant, sont comme
autant d’occasions d’exercer un portage de la souffrance psychique de
l’enfant, une fonction phorique. En rester là serait déjà utile, mais ne
requiert que les compétences du monde de l’aide à autrui. Par contre,
mettre son appareil psychique de soignant à la disposition de cette
souffrance qui s’y exprime de différentes manières est une réponse
subjectale au processus transférentiel qui cherche à s’y déployer. Cette
fonction que je qualifie, avec Michel Balat, de sémaphorique (je suis
porteur des signes de souffrance psychique du patient qui ne peut
toujours l’exprimer par le langage articulé dans un parole) peut
s’apparenter au contre-transfert et aux contre attitudes produites par
les soignants en relation avec les phénomènes transférentiels dont ils
sont sujets. Chacun des soignants peut travailler pour lui ces aspects
de son aventure professionnelle sur le mode de la supervision
individuelle ou groupale, et cette approche est non seulement
nécessaire mais extrêmement formatrice. Dans d’autres cas, tels que
ceux de pathologies graves de la personnalité, il peut être intéressant
de recourir à des approches institutionnelles, telles que celles qui ont
été décrites par Tosquelles avec sa « constellation transférentielle » ou
Racamier avec son rappel de la recherche menée à Chesnut Lodge par
Stanton et Schwarz. Cette troisième fonction que je nomme la fonction
métaphorique est une façon institutionnelle de faciliter le travail de
12
transformation des éléments bétas bizarres qui envahissent souvent le
champ transférentiel de personnalités pathologiques, notamment
psychotiques et border line.
Ce faisant, une institution devient un espace d’accueil de la souffrance
psychique qui tente de s’ajuster à chaque patient au niveau pertinent,
et permet aussi bien au bébé avec ses parents, qu’à l’enfant,
l’adolescent ou l’adulte, d’y rencontrer à nouveau les objets perdustrouvés-créés à partir desquels il pourra reconstruire sa narration en
première personne. Penser, chacun de nous, en première personne,
mais dans le même temps en tant que membre du collectif, contribue
ainsi à endiguer la débandade qui résulte aujourd’hui de toutes les
attaques que la psychopathologie psychanalytique et la psychothérapie
institutionnelle subissent de plein fouet. Plutôt que de sombrer dans la
sinistrose et de jouir des bénéfices secondaires de la plainte, il nous
faut réinvestir le monde de la pensée, aussi bien dans ses aspects
d’élaboration que de perlaboration, et savoir en tirer toutes les
conséquences sur les plans théoriques et pratiques, autant dire,
Politique.
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