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Colloque AMPI 8 et 9 Octobre 2010
Ça continue…
Pour que ça continue : la fonction phorique
Pierre Delion
La psychiatrie va mal, la pédopsychiatrie va mal, la psychologie va
mal, la psychothérapie risque d’aller mal avec le décret qui en
réglemente les modes d’exercice, et la psychanalyse a encore une fois
failli aller mal avec les attaques du bas normand dont on ne doit pas
prononcer le nom. Mais surtout les patients vont mal. Je ne m’arrêterai
pas sur ce diagnostic actuel, car il pourrait nous amener à des
simplifications abusives et surtout contre-productives. En fait c’est
probablement la société dans son ensemble qui ne va pas très bien, au-
delà ou en deçà de la crise qui a bon dos. Et il me semble que lorsque
Bernard Golse, dans son éditorial du dernier Carnet/Psy nous fait part
de son analyse de ce qui se passe aujourd’hui, il redit avec force une
des thèses qu’il défend depuis longtemps : les personnes au pouvoir
dans notre société contemporaine n’aiment pas la pensée. Et c’est bien
ce qui m’inquiète le plus, ce refus affiché de la nécessité de penser. Un
autre éditorial, signalé par notre ami de « Pas de zéro de conduite »
Pierre Suesser, celui de la revue Prescrire, vient en rajouter à ces
tristes considérations, en montrant ce qui est en jeu dans la préparation
du prochain DSM V. Tout bonnement affligeant. Une pathologisation
de la société sous l’influence intéressée des laboratoires
pharmaceutiques qui, de plus, veulent nous faire accroire qu’il s’agit
de science. Une fois de plus, Rabelais avait raison : « Science sans
conscience n’est que ruine de l’âme ».
Mais pourquoi commencer par de tels propos, puisque, ici, ensemble,
nous tentons de continuer à penser en termes psychopathologiques et
institutionnels, et que le sujet du jour va nous y aider. Eh bien parce
que je suis convaincu, sans doute con et vaincu, que cette attaque
généralisée des pensées plurielles et polyphoniques par les dominants
actuels a des effets sur les bébés, les enfants, les ados et sur leurs
parents, en déconstruisant leur propre pensée de la parentalité, et sur
les adultes, patients et soignants, en fragilisant du même coup tous les
mécanismes qui concourent de près ou de loin à l’identité de chacun
des sujets humains. Le lamentable spectacle des extrémismes qui
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s’emparent de nos sociétés contemporaines coïncide me semble t-il
avec une fragilité de l’identité de ceux qui en sont les messagers.
Lapider, exciser, fatwer, bomber, attenter, reconduire à la frontière,
sont autant de mécanismes qui tendent vers une identité statistique :
voilà ce que vous devez être ou ne pas être, identiques ou étrangers et
ennemis. Nos réflexions anthropopsychopathologiques nous
conduisent au contraire à penser que dans le processus de construction
de l’enfant, en fonction de son génome, de son environnement, de son
histoire et de celle du groupe auquel il appartient, une identité se
construit faisant de lui un sujet à nul autre pareil. Et dans sa
construction, le passage obligé par l’angoisse de l’étranger est pour
nous rappeler à quel point les processus d’identification ne peuvent se
passer de l’étrangeté pour sortir l’enfant de la tentation du même,
voire des risques de l’endogamie. Bien sûr, il peut arriver qu’une
souffrance psychique résulte de cette identité singulière, et avec ce
sujet, il faudra déployer tout un art de la rencontre, ce qu’on peut
appeler aussi une phénoménologie du transfert, pour l’aider à faire-
avec son identité authentique. Ce travail psychothérapique porte sur le
monde interne. Or ce monde interne se créé par représentation des
expériences que le petit d’homme fait depuis qu’il existe. Et pour ce
faire, vous proposez qu’il faut que « ça continue ». Et je suis en accord
profond avec cette proposition. Pour au moins deux raisons. Tout
d’abord, j’étais à Barcelone quand Oury a téléphola dernière fois à
Tosquelles, et que de ses dernières heures, il nous a dit la fameuse
phrase qui restera dans mes oreilles : « ces trucs-là (parlant de la
psychothérapie institutionnelle), il faut que ça continue ». J’associe,
comme il savait si bien le faire avec le ça freudien. Le « ça » en
question, pour qu’il puisse être pris au sérieux dans son rapport avec
le moi et le surmoi, et la relation de transfert que Freud a réinventé à
partir de la deuxième topique, et toute la psychopathologie qui en a
résulté, et in fine, pour que « ça continue », la réflexion et la pratique
institutionnelle doivent faire l’objet de grandes précautions
épistémologiques et éthiques sur lesquelles il s’agit de ne pas céder.
Mais le « ça continue » pose également la question de la continuité,
telle qu’elle a été définie par les pères fondateurs de la doctrine de
secteur, lorsqu’il s’est agi de trouver un dispositif propice à permettre
le déploiement de la relation transférentielle. Et je ne maque jamais
une occasion de rappeler que la psychothérapie institutionnelle est la
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méthode de navigation sur l’océan de la folie quand la psychiatrie de
secteur en est la condition de possibilité organisationnelle. A mes
yeux, la fonction phorique est un des piliers de la sagesse
psychiatrique et psychopathologique sur laquelle je souhaitais revenir.
En tout état de cause, je crois qu’au-delà des parents qui semblent
fragilisés dans la fondation du monde de leurs enfants, des patients
quels que soit leur âge, les soignants, aussi bien à titre individuel
qu’en équipe, sont également touchés par ce processus qui conduit au
burn out un trop grand nombre d’entre eux. Et ce n’est pas avec des
remises en ordre sécuritaires de type père-fouettard qu’une solution
sera trouvée. Bien au contraire, en remettant en marche les appareils à
penser les pensées (Bion), en appui sur un bon objet d’arrière plan,
exerçant une fonction phorique « good enough ».
Mais d’où vient donc ce « binz » de la fonction phorique ? Je vois
deux sources principales d’inspiration : Winnicott et Tournier.
« Dès son plus jeune âge, Donald Winnicott a su qu’on l’aimait. Il
connut donc (vous apprécierez le « donc » à sa juste valeur) dans son
foyer une sécurité qu’il pouvait considérer comme allant de soi. Dans
une maison aussi vaste, toutes sortes de relations étaient possibles et il
y avait suffisamment d’espace pour que les tensions inévitables
fussent isolées et résolues à l’intérieur du cadre même. Partant de cette
position de base, Donald était libre d’explorer tous les espaces
disponibles dans la maison et le jardin, autour de lui, de remplir ces
espaces avec des fragments de lui-me et d’édifier ainsi
progressivement son monde à lui. Cette capacité d’être chez lui, lui a
été très utile tout au long de sa vie. (…). Et chez les Winnicott, tous
avaient un sens irrésistible de l’humour, ce qui avec la joie et le
sentiment de sécurité que leur offrait leur cadre, signifiait qu’il ne se
produisait jamais chez eux de « tragédies », mais uniquement des
épisodes amusants.
1
»
Mais tout le monde ne s’appelle pas Winnicott, et certains de nos
contemporains ne disposent pas des conditions personnelles,
familiales et matérielles de ce grand praticien de la psychanalyse
d’enfants. Toutefois on y sent la qualité du lien entre les membres de
la tribu Winnicott. C’est dans une telle perspective que le concept de
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Id., 30-31.
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holding, que j’ai essayé, à ma manière, de traduire en français par
« fonction phorique » prend une énorme importance.
Jan Abram nous résume de façon synthétique la leçon winnicottienne
en insistant sur ce qui nous servira dans l’éloge de son œuvre.
« Les soins maternels, dans leurs menus détails, juste avant et
immédiatement après la naissance, constituent un environnement qui
contient (holding environment). Cela comprend la préoccupation
maternelle primaire qui permet à la mère de donner un soutien
nécessaire au moi de son bébé. La tenue psychique et physique dont le
bébé a besoin continue d’être importante tout au long de son
développement, et l’environnement contenant ne perd jamais de son
importance pour personne
2
». Cette notion est une reprise de
l’intuition de Freud au sujet de la césure de la naissance : « la mère,
disait-il, qui avait d’abord apaisé tous les besoins du fœtus par les
aménagements de son ventre, poursuit aussi en partie la même
fonction par d’autres moyens après la naissance. Vie intra-utérine et
première enfance sont bien plus en continuum que la césure frappante
de l’acte de la naissance ne nous le laisse croire. L’objet maternel
psychique remplace pour l’enfant la situation fœtale biologique. Nous
ne devons pas oublier pour autant que dans la vie intra-utérine la mère
n’était pas un objet, et qu’en ce temps-là, il n’y avait pas d’objets.
3
».
Mais l’idée de Freud va plus loin, car je vois dans cette réflexion la
matrice de ce qui fondera le concept de « transfert », comme processus
poussant le sujet à la recherche de l’objet, une nouvelle fois, lorsque la
souffrance psychique le contraint à se faire aider. La continuité de la
fonction contenante pour accueillir voire recueillir les fragments
d’images du corps lorsque les angoisses mettent en péril la survie
psychique des patients présentant des pathologies archaïques est à mes
yeux fondamentale. A ce titre, et en prenant un ordre chronologique
développemental, et non pas historique, la théorie libidinale
freudienne vient se « lover » dans la théorie bowlbyienne de
l’attachement qui insiste davantage sur l’importance, programmée
génétiquement, des réflexes archaïques comme réponses à la
discontinuité de la naissance, avant d’en déduire deux grands types
d’attachement sécure et insécure. Mais c’est par la continuité des soins
maternels juste avant et juste après la naissance que l’aventure du
2
Abram, J., Le langage de Winnicott, Trad. Athanassiou, C., Popesco, Paris, 2001, 356.
3
Freud, S., Inhibition, symptôme, angoisse, Œuvres complètes, XVII, PUF, Paris, 1992, 254.
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holding commence, en intégrant tous ces éléments qui peuvent
paraître disparates. En effet, les physiologistes de l’obstétrique et les
psychologues du développement insistent sur l’entourance du fœtus
par le muscle utérin qui créé une continuité entre les deux sujets en
interactions, et qui conduit par exemple à une première mise en forme
de l’ajustement postural intra-utérin, sur fond de pré-dialogue tonique.
Le bébé, une fois né, va investir sa « maman paroi » dans une
continuité protectrice, et les réflexes archaïques décrits par les
pédiatres à ce stade du développement sont la face neurologique du
processus d’attachement, relayée par la libidinalisation de ces
expériences, jusqu’à en constituer un mécanisme identificatoire
spécifique d’un monde en deux dimensions, décrit successivement par
Esther Bick et Didier Anzieu sous le nom d’identité adhésive, et
généralisée par Meltzer sous celui d’identification adhésive normale
ou pathologique, ouvrant ensuite sur un monde en trois dimensions,
celui des identifications projectives normales et pathologiques. Certes,
comme nous l’a appris Lebovici, « la mère est investie avant d’être
perçue », mais après avoir été un objet
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procurant des sensations à son
bébé, d’abord chaque sensation pour elle-même, puis grâce aux
capacités de comodalisation du bébé, et en appui sur la psyché
maternelle, les liant entre elles lors des fameux moments d’« attraction
consensuelle maximale ». Dans une telle perspective, on comprend
mieux l’importance primordiale de la fonction phorique décrite par
Winnicott :
« La tenue (holding) protège des blessures physiologiques, prend en
compte la sensibilité de la peau du bébé (le toucher, la température), la
sensibilité auditive, visuelle, la sensibilité à la chute (gravitation), et
l’absence de connaissance chez le bébé, de quoi que ce soit d’autre
que lui-même. Elle implique une continuité de soins le jour et la nuit
et elle est différente pour chaque bébé, parce qu’elle fait partie du
bébé et qu’il n’y a pas deux bébés semblables. Elle s’adapte aussi jour
après jour aux menues transformations du bébé, liées à sa croissance
et à son développement, à la fois physique et psychique
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». Ma
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Objet est un terme problématique. Il s’agit plutôt à ce stade de l’intégrale des objets partiels décrits par Klein.
Mais il y aurait tout intérêt à réfléchir sur le vecteur « contact » tel qu’il a été proposé par Szondi puis réélaboré
par Schotte pour résoudre la question du pré-objectal. Dans ces moments d’intégration précoces, les rythmes
(Maldiney) peuvent déjà constituer une première matrice contenante.
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Winnicott, DW.,(1960) La théorie de la relation parent-nourrisson, De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot,
1969.[Abram 358]
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