Christiane Gaudreault et Hélène Lemieux, Éthique et poltique,cégep de Jonquière, A-05 Cours 10 LE SOCIALISME de Kai Nielsen La justice comme égalité Kai Nielsen est un philosophe canadien né en 1926. Il vit à Montréal où il est professeur associé à l’université Concordia. Il a publié plusieurs articles et ouvrages traitant de philosophie politique dont quelques-uns seulement ont été traduits en français. Equality and Liberty : a Defense of Radical Equalitarism (1985), Marxism and the Moral Point of View (1987) sont ses textes les plus importants. Nielsen est encore un participant important aux débats actuels, au Québec et au Canada, sur la société juste ou sur l’avenir du Québec. L’orientation politique de Nielsen est qualifiée d’égalitarisme radical. Pour lui en effet, une société juste est une société qui accorde à chacun de ses membres l’égalité la plus grande possible. Cette recherche d’égalité exige la disparition de toute exploitation et de toute stratification sociale. Selon lui, il faut donc transformer la structure de base de la société pour supprimer toutes les inégalités liées aux classes sociales. Seul le socialisme peut nous permettre de réaliser une société juste. L’égalitarisme radical se situe donc dans la tradition marxiste et s’oppose aux orientations libérales de Nozick et de Rawls. Ceci ne signifie pas que Nielsen soit insensible à l’importance de la liberté. Au contraire, il s’agit là pour lui d’une valeur fondamentale. Cependant, il croit que si la liberté n’est pas accompagnée des moyens réels nécessaires pour l’exercer, et ceci de façon égale pour tous les citoyens, il n’y a pas véritablement de liberté. Pour lui, la liberté de tous passe donc par l’égalité entre tous. La liberté et la démocratie souffrent nécessairement des inégalités de pouvoir et de contrôle. Ma thèse est que l’égalité, la liberté, l’autonomie, la démocratie et la justice se tiennent toutes ensemble,1 écrit-il. Sa définition du socialisme est donc tout à fait différente de celle qu’on retrouve dans les états totalitaires comme celui qui a échoué en URSS, ou celui qui existe en Chine ou à Cuba. Il s’agit d’un socialisme démocratique. Afin de mieux comprendre la pensée de Nielsen, nous présenterons d’abord les éléments centraux de la tradition marxiste. Ensuite, nous examinerons ses principes de justice et verrons comment cette pensée peut s’appliquer dans les débats de société actuels. 1 NIELSEN Kai, Equality and Liberty, Totowa, (N.J.), Rowman and Allenheld, 1985, p.89. 1 Christiane Gaudreault et Hélène Lemieux, Éthique et poltique,cégep de Jonquière, A-05 1. Cours 10 La tradition marxiste Karl Marx (1818–1883) est un philosophe révolutionnaire du 19ème siècle. Son œuvre et le mouvement intellectuel qu’elle a inspiré ont eu une influence marquante sur l’ensemble des sciences humaines au cours des 19ème et 20ème siècles. Pourtant, on ne peut pas dire que la dimension éthique y soit clairement exprimée. Le cœur de cette philosophie, ce sont deux théories : le matérialisme dialectique et le matérialisme historique, qui sont présentées comme la base du socialisme scientifique et dont aucune n’a de portée éthique. Justement parce qu’il propose un socialisme scientifique, Marx a toujours été réticent à introduire des jugements de valeur morale dans son analyse de la société. Pourtant, il a proposé un projet de société, le socialisme, qui fait du marxisme une composante essentielle du débat politique actuel. En effet, le marxisme ne prétend pas seulement élucider, expliquer ou prédire ce qui est, a été et sera; … (il)… prétend aussi dire ce qui doit être, articuler un projet dont il présente la réalisation comme quelque chose de désirable, digne des engagements, des luttes, des sacrifices sans lesquels le projet restera sans effet. 2 Afin de mieux comprendre les principes de justice mis de l’avant par Kai Nielsen, nous préciserons quelques-uns des aspects de ce projet. A. La notion d’exploitation Selon Marx, seul le socialisme peut abolir l’exploitation de l’homme par l’homme, qu’on retrouve dans toute société où existent des classes sociales, et de façon très nette, dans un système capitaliste. L’analyse de Marx en effet part des conditions concrètes dans lesquelles les hommes produisent les richesses nécessaires à leur survie. Ces conditions sont déterminées par les rapports de production. Dans la société capitaliste, comme dans toutes les sociétés où existent des classes sociales, la classe dominante subsiste et s’enrichit en exploitant le travail des classes dominées. La bourgeoisie, classe dominante sous le système capitaliste, possède les moyens de production. c’est-à-dire les matières premières, les usines, les outils de travail. L’Alcan par exemple, qui appartient à des actionnaires, est une propriété privée. Ces actionnaires possèdent les usines de fabrication de l’aluminium, mais aussi les mines de bauxite, le port à La Baie, le chemin de fer Roberval-Saguenay, les barrages qui produisent l’électricité. C’est cependant la classe dominée, le prolétariat, c’est-à-dire les ouvriers qui par leur travail 2 Arnsperger, Christian et Philippe Van Parijs, Éthique économique et sociale, collection Repères,éditions La Découverte, Paris, 2003, p.45. 2 Christiane Gaudreault et Hélène Lemieux, Éthique et poltique,cégep de Jonquière, A-05 Cours 10 produisent l’aluminium de même que tous les biens de consommation nécessaires à la survie de la société. Il y a toutefois une certaine quantité des richesses produites par les prolétaires qui est accaparée par les non travailleurs. Cette appropriation, c’est l’exploitation. Les capitalistes en effet ne mettent les moyens de production qu’ils possèdent entre les mains des travailleurs que parce qu’ils en tirent un profit. Ce profit c’est donc de l’exploitation. C’est l’analyse que fait Marx dans son œuvre principale, Le Capital (1867). Évidemment, le capitaliste ne force pas le prolétaire à travailler pour lui, comme le faisaient les propriétaires d’esclaves ou les seigneurs féodaux, mais l’exploitation est la même. Si le prolétaire accepte de travailler ce n’est pas par générosité ou par plaisir, mais plutôt à cause du pouvoir que possèdent les capitalistes en tant que propriétaires des moyens de production. Seule une société socialiste peut mettre fin à cette exploitation puisque dans une société socialiste, les moyens de production ne sont pas privés mais plutôt collectifs. Ce sont les travailleurs eux-mêmes, ou en tous cas un pouvoir politique qu’ils contrôlent, qui décident de la distribution des richesses qu’ils produisent. Sans doute accepteraient-ils de consacrer une partie de cette richesse à des non travailleurs : les enfants, les personnes âgées, les malades, les handicapés, mais ils le feraient librement, par générosité, et on ne pourrait plus alors parler d’exploitation. _______________________________________________________ Tableau 13 Quatre régimes de propriété des moyens de production et de liberté formelle Liberté formelle des travailleurs Propriété des moyens de production Privée Oui Capitalisme Non Féodalité Collective Socialisme Collectivisme _______________________________________________________ Le socialisme est donc une condition nécessaire à l’avènement d’une société sans exploitation. 3 Op. Cit., p.47 3 Christiane Gaudreault et Hélène Lemieux, Éthique et poltique,cégep de Jonquière, A-05 B. Cours 10 La notion d’aliénation Les sociétés de classes et en particulier le capitalisme sont aussi, selon Marx, à l’origine de l’aliénation de l’homme. Un projet de société juste exigerait qu’on mette fin à l’aliénation en instaurant une société socialiste. L’aliénation est un concept important de l’analyse marxiste. Il signifie le fait que les activités humaines n’ont pas leur but en elles-mêmes, ne visent pas l’accomplissement de soi, mais sont soumises aux exigences d’un pouvoir étranger. En ce sens, l’aliénation empêche l’être humain d’être véritablement autonome, de disposer de lui-même, de fixer ses propres fins. L’aliénation dans un système capitaliste se vit d’abord au travail. Or pour Marx, c’est principalement par le travail que l’homme devrait se définir et se réaliser. Dans le capitalisme, où les moyens de production ne lui appartiennent pas, l’ouvrier ne fait que vendre sa force de travail. Il devient lui-même une machine au service des capitalistes. Ce travail le déshumanise. Dans son travail, l’ouvrier ne s’affirme pas, mais se nie; il ne s’y sent pas satisfait, mais malheureux; il n’y déploie pas une libre énergie physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. (…) Le travail de l’ouvrier n’est pas volontaire, mais contraint. Travail forcé, il n’est pas la satisfaction d’un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail.4 Afin de mettre un terme à cette aliénation économique, il faut redonner aux producteurs le contrôle de leur travail et ceci ne peut se faire sans le socialisme, qui remettra entre leurs mains la propriété des moyens de production. C. Le rôle de l’État Cette aliénation a aussi un pendant politique. Les membres d’une société capitaliste vivent, selon Marx, dans l’illusion que l’État est un appareil neutre au service de toute la communauté. L’État se présente comme un arbitre, capable de résoudre de façon équitable les oppositions que la lutte des classes fait naître. Mais cette image est aussi une aliénation parce qu’elle est fausse. En réalité nous dit Marx, l’État est toujours un instrument au service de la classe dominante. La classe capitaliste, qui domine sur le plan économique, s’empare de l’État afin de maintenir ses privilèges. Le gouvernement moderne, dit Marx, n’est qu’un comité qui gère les affaires de la classe bourgeoise tout entière. 5 MARX, Économie et philosophie, (Manuscrits de 1844), dans Œuvres, (Économie), t.2, Collection La Pléiade, Gallimard, Paris,p.60. 5 MARX, Ket F ENGELS, Manifeste du parti communiste, collection 10-18, Paris1962, p.22 4 4 Christiane Gaudreault et Hélène Lemieux, Éthique et poltique,cégep de Jonquière, A-05 Cours 10 En conséquence, pour gagner une autonomie et une égalité véritables, les travailleurs doivent conquérir le pouvoir politique, renverser l’État bourgeois et établir un État socialiste. 2. Le marxisme contemporain de Kai Nielsen Cependant, comme tous les marxistes contemporains, Nielsen doit tenir compte de l'échec historique de l'expérience du socialisme soviétique et de l'hégémonie actuelle du néo-libéralisme. Les principes de justice qu'il élabore ne sont pas applicables dans le cadre d'une société capitaliste actuelle. Cependant, il propose une norme pour évaluer les institutions capitalistes d'un point de vue socialiste. Il s’agit donc d’une théorie heuristique, en ce sens qu’elle présente une vision idéale de ce que devrait être une société juste. Cette théorie présuppose une situation d’abondance dans le monde, qui n’est pas réalisée. Le socialisme, conformément au point de vue de Marx, ne pouvant naître que dans une société dont les moyens de production sont très développés. Cependant, selon Kai Nielsen, même une société d'abondance ne peut faire l'économie d'une théorie de la justice. Même si tous ne sont pas égaux dans la société actuelle nos actions doivent viser à mettre en place les conditions nécessaires à la réalisation de l’égalité entre tous. C’est pourquoi nous avons l'obligation morale de transformer la société dans le sens du socialisme. A) Une approche procédurale Kai Nielsen construit sa théorie à partir d’un point de vue abstrait et ce point de vue est celui d’un agent moral neutre. Le point de vue moral implique, en principe, la possibilité d'adopter un point de vue impartial pour évaluer les institutions sociales. Le point de vue défendu serait celui d’un agent moral neutre. Ce que je présume, c’est qu’une personne qui a une bonne compréhension de ce qu’est la morale, qui a une bonne connaissance des faits, qui n’est pas mystifié6idéologiquement, qui adopte un point de vue impartial et qui a une attitude de bienveillance impartiale en viendrait … à accepter la thèse égalitariste abstraite.7 Selon Kai Nielsen, un agent moral neutre, ne peut qu’accorder un intérêt égal aux besoins de tous et chacun. Il devrait donc adopter la thèse égalitariste abstraite selon laquelle tous les individus, quelle que soit leur dotation initiale, ont également droit à la satisfaction de leurs besoins et de leurs attentes. Le terme mystifié signifie que la personne est victime d’aliénation, d’endoctrinement ou d’une vision illusoire et partiale de la réalité. 7 NIELSEN Kai, Equality and Liberty, Totowa, (N.J.), Rowman and Allenheld, 1985, p.309. 6 5 Christiane Gaudreault et Hélène Lemieux, Éthique et poltique,cégep de Jonquière, A-05 B) Cours 10 Les principes de l’égalitarisme radical de Kai Nielsen La conception égalitariste de Kai Nielsen présentée par les deux principes qu’il propose s’inscrit dans le débat qui oppose Nozick et Rawls. Son premier principe exprime l’idée d’égalité morale au sens large du terme reconnue d’ailleurs par l’ensemble des penseurs libéraux. Quant au deuxième principe, Nielsen tranche le débat et s’oppose à la fois à Rawls et Nozick par la radicalisation de sa position sur l’idée d’égalité. En effet, pour lui, l’égalité n’est pas qu’une question de principe mais doit pouvoir s’exercer réellement dans une égalité de condition. Premier principe : l’égalité morale Chaque personne a un droit égal à l’ensemble le plus vaste de libertés de base et de chances égales de s’autodéterminer compatible avec le fait que tous puissent exercer ces libertés. Pour Nielsen, cela implique que chaque personne puisse réaliser son projet de vie de façon autonome sans que n’entre en jeu la question de mérite. Second principe : l’égalité de condition Le revenu et la richesse (collective) doivent être divisés de façon à ce que chaque personne ait un droit égal à un partage égal. Les charges nécessaires au maintien du bien-être humain doivent aussi être partagées également. On doit cependant tenir compte des restrictions dues aux différences d’environnement naturel. L’égalité entre les êtres humains doit donc non seulement être une égalité morale mais aussi une égalité de condition. C) Les étapes de réalisation de la justice Les différences individuelles L’égalité radicale n’est pas l’uniformité de condition. Il est injuste de traiter également des personnes qui sont dans des conditions inégales. Il faut satisfaire les besoins de chacun, qui diffèrent d’une personne à l’autre, et non pas donner la même chose à tous. De même, les tâches pénibles doivent être également partagées mais en tenant compte des capacités de chacun. Un enfant ou un vieillard par exemple ne peuvent faire des tâches qui exigent une grande force physique. 6 Christiane Gaudreault et Hélène Lemieux, Éthique et poltique,cégep de Jonquière, A-05 Cours 10 La hiérarchie des besoins Nielsen propose une hiérarchie des besoins qui permettent d’assurer l’égalité des conditions 1- Les besoins fondamentaux (ce qui est nécessaire à la survie) 2- Les besoins secondaires (biens culturels nécessaire à la réalisation de soi) 3- Les attentes (la satisfaction de désirs qui vont au-delà des besoins des deux autres niveaux) D) La séquence de réalisation de la satisfaction des besoins La réalisation des besoins doit se faire de façon séquentielle. Une personne ne peut légitiment exiger la satisfaction de ses besoins secondaires avant que tout le monde n’ait pu satisfaire ses besoins fondamentaux. Les attentes de chacun ne peuvent non plus être satisfaites avant que les besoins secondaires de chacun ne soient satisfaits. La réalisation de la justice égalitariste exige une société d’abondance, c’est-à-dire une société dont les moyens de productions sont suffisants pour satisfaire au moins, les besoins fondamentaux et secondaire de tous. 3. Égalitarisme radical et socialisme La mise en œuvre des principes de justice de l’égalitarisme radical exige une société sans classes sociales, car les disparités de pouvoir empêchent, selon Nielsen, de réaliser l’égalité de l’estime de soi. Le système socialiste lui apparaît comme le seul système politique permettant d’atteindre cet objectif. Voici sa vision du socialisme. Un système socialiste (démocratique) appliquerait le principe : «De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins» (Karl Marx). Cela implique, selon Kai Nielsen, que : 1. C’est un système qui favorise la propriété publique des principaux moyens de production. (contrôle collectif). Cela permet la propriété privée des biens individuels. 2. C’est un système où il n’y a que des travailleurs, des retraités et des enfants (il n’y a pas de classes sociales). 3. C’est un système qui favorise un ordre démocratique. 7 Christiane Gaudreault et Hélène Lemieux, Éthique et poltique,cégep de Jonquière, A-05 Cours 10 4. Toute personne apte doit travailler. 5. Si une personne (apte) décide de ne pas travailler (ne pas partager les tâches), alors elle n’a droit à aucune aide de la société. 6. C’est une société sans classe où les seules différences sont individuelles ou liées à la division du travail. 4. Application de la théorie On reproche souvent à la vision marxiste de ne pas tenir compte des intérêts individuels en mettant exclusivement l’accent sur l’égalité. Ceci aurait comme effet de nuire à l’expression de toute initiative individuelle car plus personne n’aurait le désir de se dépasser puisque tous obtiendraient selon ses besoins. On peut néanmoins concéder aux marxistes comme Nielsen de faire avancer le débat sur la justice sociale en mettant de l’avant des principes qui vont dans le sens de l’amélioration des conditions de vie de tous peu importe leur talent ou leur classe sociale. Même si nous vivons dans une société de classes et que la théorie de Nielsen est heuristique, on peut penser que Nielsen encouragerait tout projet qui viserait une plus grande égalité c’est-à-dire qui permettrait à un plus grand nombre de personnes d’accéder à l’autonomie morale et au plus grand respect de soi-même. Par exemple, dans le cas de fermeture d’usine Nielsen encouragerait certainement un projet de lutte pour le maintien des emplois. 8