CONFERENCES DE L’UNEBEVUE 2008 SAMEDI 24 MAI A la Galerie, au premier étage de l’ENTREPÔT 7 à 9 rue Francis de Pressensé 75014 Paris de 14h à 16h30 William et Henry James Une sorte d’échange ou de vol mutuel Par David Lapoujade présenté par Xavier Leconte Le monde des frères James est avant tout un monde de relations qui s'entrecroisent, s'enchevêtrent dans toutes les directions, un véritable flux continu. Comme le dit Henry James, c'est « un fait universellement reconnu que les relations ne s'arrêtent nulle part ». Selon l'empirisme radical de William James, il n'y a pas lieu de distinguer entre les relations naturelles et artificielles, entre la pesanteur et le télégraphe, pas plus qu'on ne distinguera entre intériorité et extériorité. Le train qui passe dans la ville passe aussi bien dans une conscience comme un défilé de sensations visuelles, sonores. Tout est situé sur un même plan d'expérience. «Une même chose peut appartenir à plusieurs systèmes, comme un homme est connecté à d'autres objets par la chaleur, la gravitation, l'amour et par la connaissance». Le pragmatisme de William James aussi bien que les romans de Henry James sont inséparables d'une ontologie pluraliste. Plutôt que d'univers, il faut en réalité parler de "plurivers", tant l'unité du monde repose sur la communication d'une pluralité de mondes ou de systèmes distincts. Et si l’on peut parler d'un Tout de la relation, il est impossible d'enfermer les relations au sein d'un Tout achevé puisque le Tout n'est rien d'autre que la relation elle-même en train de se faire, de tisser ses innombrables fils dans toutes les directions. Les frères James retrouvent en ce sens la distinction de Bergson entre le "Tout fait" et le "Tout se faisant". Le Tout n'est pas la somme de ce qui est mais le flux de ce qui devient. C'est une des caractéristiques essentielles du pragmatisme : décrire l'expérience en tant qu'elle se fait, en tant qu'elle produit des relations dans tous les sens. Deleuze définit la conception pragmatiste de l'expérience comme un art du patchwork, «un patchwork à continuation infinie, à raccordement multiple, l'invention américaine, par excellence». Combien cela est vrai des frères James qui voient dans toute expérience connaissante une progression de proche en proche, morceau par morceau, rapiécés entre eux par les fils des vibrations sensitives, nerveuses et cérébrales. Toute l'œuvre des frères James se construit sur la différence entre relations directes et indirectes. D'un côté William James veut explorer l'expérience dans ce qu'elle peut offrir de plus direct, comme à bout portant. L'empirisme radical dont il se réclame, est avant tout l'exposé de l' « expérience pure », littérale, la plus directe possible, au regard de laquelle toute connaissance ultérieure est nécessairement indirecte, interprétative. À l'inverse, on ne trouve chez Henry James presque aucune description d'expérience immédiate. La sphère du roman se confond pour lui avec une immense exploration de l'indirect. Il part de l'expérience la plus indirecte possible, comme si le monde ne pouvait plus être l'objet d'une expérience immédiate, mais devenait le produit d'un long déchiffrement progressif et incertain. C'est dans la correspondance des deux frères que l'on trouve la formulation la plus nette de cette « opposition » sous la forme d'une critique que William adresse à Henry : «Mon idéal, c'est de dire les choses en une phrase aussi directe et explicite que possible, puis de ne plus en parler ; le tien, c'est d'éviter de rien nommer directement, mais à force de vouloir tourner autour, tu finis par faire naître dans l'esprit du lecteur l'illusion d'un objet solide ayant cela de commun avec le fantôme qu'il est fait de matière impalpable, d'air et d'interférences prismatiques de lumière habilement concentrée par des miroirs dans un espace vide». Mais s'agit-il d'une opposition ? On peut certes imaginer une étude qui opposerait les frères James point par point ; mais leur opposition n'a-t-elle pas justement pour fonction de conjurer la hantise d'être toujours trop proches, toujours trop ressemblants, de repousser la menace insistante d'une sorte de gémellité souterraine ? N'a-t-on pas en réalité affaire à une sorte d'échange ou de vol mutuel ? L'un fait de la philosophie une sorte de roman d'aventures tandis que l'autre fait du roman la forme réfléchie par excellence, le récit du mental et de ses modes de raisonnements. L'un fait de l'action le nouveau centre de gravité de la philosophie ; l'autre fait de la pensée le nouveau sujet du roman, comme si chacun volait à l'autre ce qui jusqu'alors lui revenait de droit. C'est de ce vol ou de cet échange qu'il s'agit de faire le récit conceptuel. David Lapoujade vient de publier Fictions du pragmatisme. William et Henry James, aux Editions de Minuit. Il a notamment publié précédemment William James. Empirisme et pragmatisme (PUF, 1997, réed. Les Empêcheurs de penser en rond, 2007), le Précis de psychologie de William James aux Empêcheurs de penser en rond (2003) et plusieurs articles sur William James, Henry James, Bergson, Deleuze, dans diverses revues en France et à l'étranger (Critique, Philosophie, Revue de métaphysique et de morale, Revue philosophique…). Il a édité les deux recueils de textes posthumes de Gilles Deleuze aux Editions de Minuit, L'Ile déserte et autres textes (2002) et Deux Régimes de fous (2003).