ROLE DES FACTEURS TECHNOLOGIQUES SUR LES REACTIONS DE BRUNISSEMENT NON ENZYMATIQUE Jean Adrian Professeur honoraire du Conservatoire National des Arts et Métiers (Chaire de Biochimie industrielle et agro-alimentaire) INTRODUCTION Selon le produit fabriqué, l'industrie recherche ou non un phénomène de brunissement ou une réaction de Maillard, modifiant et valorisant une matière première: la valeur commerciale des produits de biscuiterie, de l'arachide grillée, du chocolat et de nombreuses autres denrées dépendent du développement de ces mécanismes. A l'inverse, l'industrie sucrière et, plus encore, l'industrie laitière redoutent ces phénomènes qui dévalorisent leur production ou compliquent les processus de fabrication. En théorie, le brunissement non enzymatique et les réactions de Maillard sont des phénomènes bien distincts, tant dans les modalités de leur déroulement que dans les manifestations qu'ils entraînent. Le brunissement peut avoir lieu en absence d'acides aminés et requiert obligatoirement une température élevée; il engendre peu de molécules aromatiques en comparaison avec la dégradation de Strecker, étape caractéristique de la réaction de Maillard. Celle-ci n'exige pas un chauffage à proprement parler, mais les acides aminés en sont un élément indispensable; elle se déroule dans les conditions de pH assez étroites et produit d'abord une dégradation d'acides aminés puis un brunissement ainsi que des molécules aromatiques caractéristiques. Dans la pratique industrielle, les deux mécanismes sont très imbriqués et souvent concomitants. Pour avoir une pleine maîtrise de ces mécanismes, l'industriel doit connaître les paramètres -favorables ou inhibiteurs -de ces réactions. Il doit aussi pouvoir disposer d'une pleine connaissance de la matière qu'il traite, des technologies et des stockages antérieurs, des remaniements et des additions effectués, etc. Chacun de ces éléments interviendra dans le développement des brunissements et des réactions de Maillard obtenus en fin de cycle industriel. LE CONTROLE DES FACTEURS PHYSIQUES La température Les brunissements et les réactions de Maillard sont particulièrement sensibles à la température, en comparaison avec la plupart des réactions chimiques dont l'intensité double pour toute élévation de 10°C. La figure 1 met en évidence l'importance de la température dans le déroulement de la réaction de Maillard: si elle peut survenir à la température du réfrigérateur, son activité est déjà décuplée à la température ordinaire. Les modalités de conservation i de matières très exposées à un risque de réaction de Maillard, comme les produits laitiers secs, doivent tenir compte de telles observations. En ce qui concerne les traitements thermiques, toute modification de l'intensité du chauffage entraîne également des conséquences manifestes: selon la Figure 1, le même traitement conduit à 100°C au lieu de 80°C multiplie par 20 l'intensité de la réaction. Pour d'autres auteurs, un traitement effectué à 90°C est responsable d'une réaction 10 fois plus intense que la même opération conduite à 70°C. Par ailleurs, sur le plan industriel, le couple "température/durée" n'est pas le seul élément à prendre en compte: l'existence de points de surchauffe dans une installation démultiplie les effets du traitement thermique et ses conséquences physico-chimiques. L'exemple le plus classique concerne la stérilisation du lait à haute température: le traitement par passage dans des tubulures surchauffées entraîne des réactions de dénaturation protidique très supérieures à celles observées lors de la stérilisation par injection de vapeur dans le lait. Ces différences initiales vont s'amplifier au cours de la phase de stockage des deux laits stérilisés avec ou sans points de surchauffe. En effet, en raison du caractère autocatalytique de la réaction de Maillard (Figure 2), plus un produit sera précocement soumis à un chauffage intense, plus les altérations physico-chimiques comme le brunissement, le développement d'arômes ou de perte nutritionnelle seront importantes, même dans des conditions considérées comme modérées. Il en résulte que la simple fixation des modalités d'un chauffage constitue une donnée insuffisante pour estimer l'intensité des conséquences au moment où le produit arrive au stade de la consommation. Faute de prendre en compte les amplitudes des \ mécanismes au cours des stockages et des transports, des denrées l peuvent acquérir un état justifiant la perte de marchés. Une remarque s'impose concernant les chauffages par micro- ondes, connus pour ne pas développer le brunissements et d'arômes de surface. En réalité, la température atteinte au cœur du produit est suffisante pour initier une réaction de Maillard, se traduisant par l'apparition des précurseurs des polymères colorés. La brièveté du traitement par micro-ondes s'oppose à la formation des substances colorées, même à l'intérieur de l'aliment traité. Il s'agit d'un exemple tout à fait caractéristique montrant la relative différence entre brunissement et réaction de Maillard, mesurée par la dégradation des acides aminés. Le PH Il s'agit du second facteur physico-chimique contrôlant la réaction de Maillard et aussi les brunissements non enzymatiques à un degré moindre. En première approximation, les deux mécanismes se développent lentement dans les milieux acides et de façon intense dans les milieux basiques. Le brunissement dû au sucre seul présente un pic dans les pH faiblement alcalins (Figure 3), tandis que celui qui découle de la réaction de Maillard tend à se développer proportionnellement à la valeur du pH, du moins dans la gamme de ceux que l'on rencontre en agroalimentaire (pH 4 pour les jus de fruits, les fermentations lactiques; pH 9 dans le cas du blanc d’œuf). Le brunissement non enzymatique et la réaction de Maillard connaissent tous deux une intensification très marquée au voisinage même de la neutralité: dans cette zone, toute variation de pH - même minime -offre des répercussions importantes, parfois méconnues ou sous-estimées. C'est ce qui peut s'observer dans le cas de biscuits faisant appel à la levure ou aux poudres levantes, à des poudres de lait ou a du lait acidifié: les différences de pH relevées en fin de cuisson suffisent à expliquer des différences de coloration ou de perte de lysine. L'industrie dispose de moyens faciles à mettre en oeuvre pour influencer le pH dans le sens qui lui est favorable. l'acidification et l'inhibition du brunissement est obtenue par l'emploi d'acidifiants couramment utilisés (acide acétique, ascorbique, citrique, phosphorique, tartrique, etc). Le brunissement seul -et non la réaction de Maillard -est aussi inhibé grâce à l'anhydride sulfureux et aux sulfites, ces additifs ayant le pouvoir de combattre l'apparition des polymères colorés. A l'inverse, l'intensification de brunissement en surface est facilement obtenue par application de produits sensibles à la réaction de Maillard (lait, blanc d’œuf), voire de sels alcalins. L'activité de l'eau En raison de contraintes technologiques, l'industrie a peu de moyens pour modifier l'activité de l'eau, facteur important de la caramélisation et de la réaction de Maillard. Par exemple, celle-ci passe par un maximum d'intensité pour une valeur d'Aw comprise entre 0,4 et 0,7. En deçà et au delà de cet intervalle, la réaction est gênée par un manque ou un excès d'eau active. Dans le cas de la caramélisation du sucre seul, la situation peut être considérée comme plus simple: les réactions de déshydratation étant très abondantes, le phénomène sera d'autant plus accéléré que l'activité de l'eau sera plus basse. Une des rares techniques employée industriellement pour modifier l'activité de l'eau est l'injection de vapeur dans les fours de boulangerie, en fin de cuisson. A ce stade, le chauffa~e appliqué à la croûte a déjà produit l'ensemble des éléments nécessaires à la formation de polymères colorés. L'humidification provoquée dans ces conditions favorise notamment la dégradation de Strecker, étape que engendre à la fois des substances aromatiques et des pigments colorés. LE CONTROLE DES FACTEURS CHIMIQUES Si la caramélisation dépend essentiellement de la présence de sucres, la réactions de Maillard demande des conditions plus complexes pour pouvoir avoir lieu. Elle est conditionnée d'abord par la nature et le taux des sucres, ainsi que par la possibilité des glucides de devenir réducteurs en cours d'opération. Elle dépend aussi de la nature et de la configuration des protéines, ainsi que de leur degré de dégradation éventuelle et de la présence d'acides aminés libres ou d'oligopeptides. La réactivité des sucres A l'exception des polyols dérivant des sucres, la plupart des glucides peuvent être à l'origine d'une réaction de Maillard: les sucres réducteurs réagissent directement avec les acides aminés et les protéines mais d'autres sont susceptibles d'être convertis en sucres réducteurs au cours d'un chauffage intense. A titre d'exemple, le saccharose de la graine d'arachide donne naissance à des éléments réducteurs pendant le grillage: malgré la part consommée par la réaction avec les acides aminés, la graine grillée tend à contenir plus de sucres réducteurs que l'arachide crue (+ 4% en moyenne). Une observation analogue concerne davantage la zootechnie. Il s'agit des farines de poisson qui sont souvent fabriquées de façon discontinue, les déchets de conserverie étant abandonnés un certain temps avant leur cuisson et leur séchage. Pendant ce délai, les nucléases agissent et libèrent une fraction du ribose constitutif des acides nucléiques; cette hydrolyse est suffisante pour entraîner ultérieurement une réaction de Maillard dans le sous-produit d'une ressource qui est initialement peu favorable à ce type de réaction. Pour discrets que soient ces mécanismes, ils ne peuvent être ignorés de ceux qui ont la responsabilité de traiter des ressources industrielles ayant déjà subi des opérations technologiques. Un autre aspect à souligner est la part respective des sucres et des acides aminés dans le développement des brunissements et des réactions de Maillard. Les sucres en constituent toujours l'élément actif tandis que les protéines et les acides aminés en sont un facteur passif. D'une part, ils renforcent le brunisse ment obtenu par la caramélisation du sucre; de l'autre, ils subissent l'action des sucres dans le cas d'une réaction de Maillard. La réactivité des sucres est donc une donnée essentielle pour prévoir le comportement d'un produit lors de traitements thermiques. Les sucres les plus réactifs sont: -le lactose, parmi les disaccharides -le galactose, parmi les hexoses -le ribose, parmi les pentoses, mais cette classe de sucres offre, dans son ensemble, une grande réactivité avec les protéines et les acides aminés, même à concentration isomoléculaire avec des hexoses. La réactivité des sucres dépend, de plus, de leur stéréoisomérie et de la nature de leur fonction réductrice, ainsi qu'il ressort du Tableau 4. A partir de là, on peut en déduire que le lactose hydrolysé est plus réactif que le glucose, lui-même étant responsable d'une réactivité plus forte que l'isoglucose. En ce qui concerne les constituants des pentosanes ou des hémicelluloses (xylose et arabinose) , ils présentent une réactivité élevée et comparable: une dégradation partielle des hémicelluloses renforcera très nettement l'intensité d'une réaction de Maillard. Acides aminés et protéines Ce sont des éléments passifs, exposés à subir la réactivité chimique des sucres réducteurs et de leurs dérivés, tels les réductones, qui peuvent être issus de la caramélisation des sucres comme de la réaction de Maillard elle-même. Nous examinerons rapidement les différents cas qui peuvent se présenter, en allant du plus simple au plus complexe. a) Une solution d'un sucre et d'un acide aminé est un modèle de laboratoire qui apporte des enseignements utiles, même en milieu industriel. Sur le plan de la réaction de Maillard, l'ensemble des acides aminés, à l'état libre, présente un comportement voisin; notamment un acide aminé basique (Lys, Arg, His) n'accuse pas une réactivité double de celle d'un acide aminé neutre. Par contre, en ce qui concerne le développement d'une coloration, ils interviennent très activement. En règle générale, leur présence accroît fortement le brunissement, proportionnelle à leur concentration et à la valeur du pH (Figure 3) : la présence de glycine -en rapport isomoléculaire avec le glucose -décuple l'intensité du brunissement. De plus, la nature exacte de l'acide aminé et la position des groupements aminés interviennent dans le mécanisme de la coloration: plus la chaîne de l'acide aminé est longue et, surtout, plus la fonction -NH2 est éloignée du carboxyle, plus le brunissement est intense (Tableau 5). Pour ces raisons, la lysine est responsable d'une coloration 6,5 fois plus importante que la glycine: Ces propriétés expliqueront les plus forts brunissements observes dans des produits qui auront subi des protéolyses partielles. b) le second cas est celui d'une solution de sucre contenant une suspension de protéines. Les conséquences sont assez simples et se résument essentiellement en deux faits: -le sucre réagit sélectivement avec les acides aminés basiques et avec celui qui occupe la position N terminale. Leur perte -sur le plan nutritionnel -sera 10, 20 ou 30 fois supérieure à celle des autres constituants de la protéine. -la réactivité du sucre dépend secondairement de sa taille et de la configuration spatiale de la protéine. Les pentoses atteindront plus aisément les sites réactifs que les disaccharides -plus volumineux - et ceci d'autant plus aisément que la protéine offrira une structure lâche et dispersée. C'est pourquoi, dans une certaine mesure, l'importance de la réaction de Maillard dépend du couple formé par le sucre et la protéine mis en présence.