un mouvement littéraire et culturel : le baroque

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LYCEE PIERRE LAROUSSE
6, rue des montagnes, 89130 Toucy
Tél. : 03 86 44 14 34
BACCALAUREAT DE L’ENSEIGNEMENT GENERAL
EPREUVE ANTICIPEE DE FRANÇAIS
SESSION DE JUIN 2009
Classes de 1ère Scientifique
DESCRIPTIF
DES LECTURES
ET ACTIVITES
NOM :
PRENOM :
Ce descriptif contient 6 séquences.
Le chef d’établissement
Mr Thierry
Le professeur de français
Mme Tellier
SEQUENCE
N°1 :
Arthur Rimbaud, ou la recherche d'une écriture
poétique
Objet d’étude : la poésie
Problématique retenue : en quoi le langage poétique se distingue-t-il du langage
ordinaire ?
LECTURES ANALYTIQUES :
1.
2.
3.
4.
Rimbaud,
Rimbaud,
Rimbaud,
Rimbaud,
«
«
«
«
Le Dormeur du val », octobre 1870
Ma Bohême », octobre 1870
Le bateau Ivre », strophes 18 à 25, 1871
Aube », Illuminations, 1886
THEMES ET PROBLEMATIQUES ABORDES :
1. les formes poétiques, du vers à la prose (le travail du rythme et des sonorités ; les figures de
style)
2. poésie et autobiographie : le « je » poétique ; le lyrisme
3. poésie et engagement
4. poésie et initiation : l'expérience poétique
5. les mouvements poétiques au XIXe siècle : le romantisme, le Parnasse, le symbolisme
LECTURE CURSIVE ET DOCUMENTS COMPLEMENTAIRES :
-
Lecture cursive de l'œuvre de Rimbaud (Poésies, Une Saison en Enfer, Illuminations)
Groupements de textes :
1. manifestes poétiques au XIXe siècle : Rimbaud, extraits de la « Lettre du Voyant » ;
Rimbaud, « Voyelles » ; Gautier, « L'Art » ; Verlaine, « Art Poétique »
2. le mythe de Rimbaud : Pierre Michon, Rimbaud le fils, 1991; René Char, « Tu as bien fait de
partir, Arthur Rimbaud ! », Fureur et mystère, 1947
-
–
Dans le cadre de « Lycéens au cinéma », projection de Dead Man de Jim Jarmusch :
- présentation de William Blake
- Dead Man, ou la réalisation du programme poétique de Rimbaud : « Voici le temps des
Assassins », « La poésie ne rythmera plus l'action ; elle sera en avant »
- cinéma et poéticité
ACTIVITE PERSONNELLE :
Réalisation d'une anthologie de quatre poèmes de Rimbaud, dont un en prose. Les élèves doivent
apprendre ces poèmes et réaliser un travail d'écriture libre d'une page par poème.
SEQUENCE N°2 : Lecture de L’Illusion Comique de Corneille
Objets d’étude : le theâtre
un mouvement littéraire et culturel : le baroque
Problématique retenue : en quel sens peut-on dire que le théâtre est un art de
l'illusion ?
LECTURES ANALYTIQUES :
1. Matamore : acte II, scène 2 (v.257-290 et 317-346)
2. le monologue de Clindor : acte IV, scène 7 (v.1237-1296)
3. l’apologie du théâtre : acte V, scène 6 (v.1745-1824)
4. Alcandre et Pridamant : étude comparée de acte I, scène 2 (v.121-153) et acte V,
scène 6 (v.1725-1747)
THEMES ET PROBLEMATIQUES ABORDES :
2.
3.
4.
5.
le mélange des genres et des registres dans la pièce
le théâtre dans le théâtre et la mise en abyme
l’apologie du théâtre, le théâtre comme illusion et révélation
mise en scène et interprétation du texte
LECTURES ET DOCUMENTS COMPLEMENTAIRES :
-
–
1. Lecture intégrale :
Corneille, L’Illusion Comique, première version (1635)
2. Lecture cursive :
Tennessee Williams, Un tramway nommé désir (1947)
3. Textes complémentaires :
4. un groupement sur les genres dramatiques dans les années 1630
5. divers textes de théâtre accompagnant les extraits étudiés
4. Sortie au théâtre :
Organisation d'une sortie au théâtre d'Auxerre : Rêve d'A, de et par Olivier Brunhes
– travail autour du mythe d'Orphée et de sa réécriture
– un spectacle baroque ? Réflexion sur la mise en scène du rêve dans la pièce et sur les différents
procédés mis au service de l'illusion (lumière, musique, décors...)
5.
1.
2.
3.
Dans le cadre de « Lycéens au cinéma », projection de Tout sur ma mère d'Almodovar :
l'exploitation d'Un Tramway nommé désir et les différents procédés de mise en abyme
la notion de point de vue
une réflexion sur l'art et son pouvoir d'illusion (écriture, cinéma, théâtre dans le film)
ACTIVITE PERSONNELLE :
Rédaction d'une critique du spectacle Rêve d'A, à partir de la lecture de critiques professionnelles.
SEQUENCE N°3 : des animaux et des hommes, l'apologue dans tous ses
états
Objets d’étude : convaincre, persuader, délibérer : l’apologue
la poésie
Problématique retenue : l’apologue est-il un moyen efficace pour convaincre et
persuader ?
LECTURES ANALYTIQUES :
1. La Fontaine, « Les Animaux malades de la peste », Fables, VII, 1, 1678
2. Charles Perrault, « Le Petit Chaperon rouge », Contes du temps passé, 1697
3. George Orwell, La Ferme des Animaux, chapitre 2, 1945 (traduit de l'anglais par
Jean Quéval)
4. Evangile selon saint Jean, X, 1-21, traduction de Lemaître de Sacy (XVIIe siècle)
THEMES ET PROBLEMATIQUES ABORDES :
–
–
–
1. L’apologue
plaire : l’art du récit, la poésie
instruire : l’argumentation indirecte et le rapport entre fable et morale ; la notion d'allégorie
les différentes formes de l'apologue, fable, conte, contre-utopie, parabole
2. Histoire littéraire : le classicisme, la querelle des Anciens et des Modernes
3. Culture générale : la pensée chrétienne
LECTURE CURSIVE ET DOCUMENTS COMPLEMENTAIRES :
4. Lectures cursives :
La Ferme des Animaux d'Orwell
Un Evangile au choix parmi les trois évangiles synoptiques
1. Deux autres versions du Petit Chaperon rouge
une version populaire et la version des frères Grimm
ACTIVITE PERSONNELLE :
L'animal dans la bande dessinée : lecture au choix des bandes dessinées suivantes et compte-rendu
de lecture.
2. Blacksad, Artic-Nation de Diaz Canales et Guarnido, Dargaud
3. Garulfo, 1. De Mares en châteaux, Ayroles et Maïorana, Delcourt
4. De capes et de crocs, 1. Le Secret du janissaire, Ayroles et Masbou, Delcourt
SEQUENCE N°4 : Lecture de Frankenstein de Mary Shelley
Objet d’étude : le roman
Problématique retenue : en quoi le thème de la créature artificielle met-il en
évidence les artifices de la création romanesque ?
LECTURES ANALYTIQUES :
3. la création du monstre : début du chapitre 5 jusqu'à « à qui j'avais donné la
vie de façon si misérable »
4. un monstre philosophe : fin du chapitre X (extraits)
5. la naissance du mal : fin du chapitre XVI depuis « C'était le soir »
6. l'épilogue : fin du roman depuis « Vous qui appelez Frankenstein votre ami »
THEMES ET PROBLEMATIQUES ABORDES :
–
–
–
–
–
–
–
Histoire littéraire : le roman gothique ; le romantisme
De Prométhée à Frankenstein : la dimension mythique du roman
Création divine, création scientifique et création artistique
Une réflexion sur l'origine du mal : Rousseau et Sade
Structure du roman et enjeux narratifs
La notion de personnage romanesque
Initiation à la littérature comparée : étude du texte original du chapitre 5, esquisse d'une
traduction et comparaison avec la version proposée par Germain d'Hangest
LECTURE INTEGRALE ET DOCUMENTS COMPLEMENTAIRES :
–
–
–
–
–
–
Lecture intégrale du roman (édition conseillée : Garnier-Flammarion, traduction de Germain
d'Hangest)
Introduction à l'édition de 1831
Divers extraits de la Bible, et notamment les premiers versets de la Genèse
Dans le cadre de « Lycéens au cinéma », projection de Vertigo de Hitchcock et de Tout sur ma
mère d'Almodovar :
la narration au cinéma : espace, temps, voix, points de vue
la créature artificielle : Scottie et Pygmalion ; la représentation du corps dans Tout sur ma mère,
de la transplantation d'organes au transexualisme
ACTIVITE PERSONNELLE :
Réflexion personnelle et rédaction d'un texte argumentatif autour de la question du progrès
scientifique : le progrès scientifique peut-il et doit-il être illimité ?
SEQUENCE N°5 : la description dans le roman dit « réaliste »
Objets d’étude : le roman
un mouvement littéraire et artistique : le réalisme
Problématique retenue : la description dans le roman réaliste est-elle une vision
du monde et/ou du personnage ?
LECTURES ANALYTIQUES :
1. Balzac, Le Père Goriot, 1835, la pension Vauquer et sa maîtresse
2. Balzac, La Peau de chagrin, 1831, le magasin d'antiquités
3. Flaubert, L'Education sentimentale, 1869, incipit
THEMES ET PROBLEMATIQUES ABORDES :
–
–
Histoire littéraire : le roman en France au XIXe siècle
Techniques et fonctions de la description
- Définition et mise en cause de la notion de réalisme
- Forme et fonctions de l'incipit d'un roman réaliste
- Comparaison des moyens propres au roman avec ceux de la peinture, du théâtre et du
cinéma, dans leur prétention à peindre le réel, et notamment l'espace
LECTURE CURSIVE ET DOCUMENTS COMPLEMENTAIRES :
– Lecture cursive
Un roman réaliste, naturaliste ou précurseur de ces mouvements au choix (Stendhal, Balzac,
Flaubert, Maupassant, Zola)
–
–
1. Lectures complémentaires
« Gervaise a sa fenêtre », Zola, L'Assommoir, 1877
extrait de la « Préface » à Pierre et Jean de Maupassant, 1887
2. Lecture critique
Introduction de L'Illusion Réaliste d'Henri Mitterrand
–
Comparaison avec d'autres arts
2. la peinture réaliste, étude de Bonjour Monsieur Courbet de Courbet (1854), des Glaneuses
de Millet (1857), des Raboteurs de parquet de Caillebotte (1875)
3. étude des deux séquences descriptives inaugurales de Dead Man : le voyage en train et
l'arrivée à Machine
ACTIVITE PERSONNELLE :
Travail d'écriture : rédaction d'un incipit de roman, transposition de celui-ci en texte de théâtre ou
en scénario cinématographique, commentaire des modifications apportées et des difficultés
rencontrées.SEQUENCE N°6 : Nature et civilisation dans la pensée des
Lumières
Objets d’étude : convaincre, persuader, délibérer : l’essai, le dialogue
un mouvement littéraire et culturel : les Lumières
Problématique retenue : comment deux philosophes, appartenant à un même
mouvement littéraire, s’opposent-ils et dialoguent-ils sur la question du
progrès ?
LECTURES ANALYTIQUES :
1. Voltaire, Le Mondain, 1736 (extraits)
2. Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, 1755 (extrait)
3. Voltaire, Dictionnaire philosophique, article « homme », 1762 (extrait)
THEMES ET PROBLEMATIQUES ABORDES :
–
Convaincre, persuader, délibérer
- Les genres de l’argumentation : l’essai, la lettre, le dialogue, le poème argumentatif
- Les registres de l’argumentation : polémique, didactique, ironique
- Le mouvement des Lumières et la suprématie de la raison
- La question de la nature et de la civilisation : quelques éléments d’introduction au
développement philosophique de cette opposition conceptuelle
LECTURE CURSIVE ET DOCUMENTS COMPLEMENTAIRES :
1. Lecture cursive :
Diderot, Supplément au voyage de Bougainville, 1773-1774
–
Lettres échangées par Voltaire et Rousseau
ACTIVITE PERSONNELLE
Rédaction d’un dialogue argumentatif fictif entre Voltaire et Rousseau.
SEQUENCE
N°1 :
Arthur Rimbaud, ou la recherche d'une écriture
poétique
Texte 1
Le dormeur du Val
C'est un trou de verdure où chante une rivière
Accrochant follement aux herbes des haillons
D'argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c'est un petit val qui mousse de rayons.
Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l'herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.
Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.
Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.
Octobre 1870
SEQUENCE
N°1 :
Arthur Rimbaud, ou la recherche d'une écriture
poétique
Texte 2
Ma Bohême
(Fantaisie)
Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot aussi devenait idéal ;
J'allais sous le ciel, Muse ! et j'étais ton féal ;
Oh ! là ! là ! que d'amours splendides j'ai rêvées !
Mon unique culotte avait un large trou.
- Petit-Poucet rêveur, j'égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
- Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou
Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;
Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur !
Octobre 1870
SEQUENCE
N°1 :
Arthur Rimbaud, ou la recherche d'une écriture
poétique
Textes 3 : « Le bateau Ivre », strophes 18 à 25, 1871
Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,
Jeté par l'ouragan dans l'éther sans oiseau,
Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses
N'auraient pas repêché la carcasse ivre d'eau ;
Libre, fumant, monté de brumes violettes,
Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur
Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,
Des lichens de soleil et des morves d'azur,
Qui courais, taché de lunules électriques,
Planche folle, escorté des hippocampes noirs,
Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques
Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;
Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues
Le rut des Béhémots et les Maelstroms épais,
Fileur éternel des immobilités bleues,
Je regrette l'Europe aux anciens parapets !
J'ai vu des archipels sidéraux ! Et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
- Est-ce en ces nuits sans fond que tu dors et t'exiles,
Million d'oiseaux d'or, ô future Vigueur ? -
Mais vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes.
Ô que ma quille éclate ! Ô que j'aille à la mer !
Si je désir une eau d'Europe, c'est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesses, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.
Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,
Ni traverser l'orgueil des drapeaux et des flammes,
Ni nager sous les yeux horribles des pontons.
1871
SEQUENCE
N°1 :
Arthur Rimbaud, ou la recherche d'une écriture
poétique
Texte 4
Aube
J'ai embrassé l'aube d'été.
Rien ne bougeait encore au front des palais. L'eau était morte. Les camps
d'ombres ne quittaient pas la route du bois. J'ai marché, réveillant les
haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent
sans bruit.
La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes
éclats, une fleur qui me dit son nom.
Je ris au wasserfall blond qui s'échevela à travers les sapins : à la cime
argentée je reconnus la déesse.
Alors je levai un à un les voiles. Dans l'allée, en agitant les bras. Par la
plaine, où je l'ai dénoncée au coq. A la grand'ville elle fuyait parmi les
clochers et les dômes, et courant comme un mendiant sur les quais de
marbre, je la chassais.
En haut de la route, près d'un bois de lauriers, je l'ai entourée avec ses
voiles amassés, et j'ai senti un peu son immense corps. L'aube et l'enfant
tombèrent au bas du bois.
Au réveil il était midi.
Composé autour de 1873, publié en 1886 dans Illuminations
SEQUENCE N°2 : Lecture de L’Illusion Comique de Corneille
Texte 1 : Matamore : acte II, scène 2 (v.257-290 et 317-346)
MATAMORE
Je te le dis encor, ne sois plus en alarme :
Quand je veux j’épouvante, et quand je veux je charme,
Et, selon qu’il me plaît, je remplis tour à tour
Les hommes de terreur, et les femmes d’amour.
Du temps que ma beauté m’était inséparable,
Leurs persécutions me rendaient misérable :
Je ne pouvais sortir sans les faire pâmer ;
Mille mouraient par jour à force de m’aimer ;
J’avais des rendez-vous de toutes les princesses ;
Les reines à l’envi mendiaient mes caresses ;
Celle d’Ethiopie, et celle du Japon
Dans leurs soupirs d’amour ne mêlaient que mon nom ;
De passion pour moi deux sultanes troublèrent,
Deux autres pour me voir du sérail s’échappèrent,
J’en fus mal quelque temps avec le grand Seigneur !
CLINDOR
Son mécontentement n’allait qu’à votre honneur.
MATAMORE
Ces pratiques nuisaient à mes desseins de guerre,
Et pouvaient m’empêcher de conquérir la terre.
D’ailleurs, j’en devins las, et, pour les arrêter,
J’envoyai le Destin dire à son Jupiter
Qu’il trouvât un moyen qui fît cesser les flammes
Et l’importunité dont m’accablaient les Dames ;
Qu’autrement, ma colère irait dedans les Cieux
Le dégrader soudain de l’empire des Dieux,
Et donnerait à Mars à gouverner son foudre.
La frayeur qu’il en eut le fit bientôt résoudre :
Ce que je demandais fut prêt en un moment,
Et depuis je suis beau quand je veux seulement.
CLINDOR
Que j’aurais sans cela de poulets à vous rendre !
MATAMORE
De quelle que ce soit, garde-toi bien d’en prendre,
Sinon de… Tu m’entends. Que dit-elle de moi ?
CLINDOR
Que vous êtes des cœurs et le charme et l’effroi,
Et que, si quelque effet peut suivre vos promesses,
Son sort est plus heureux que celui des Déesses. (…)
MATAMORE
Contemple, mon ami, contemple ce visage :
Tu vois un abrégé de toutes les vertus.
D’un monde d’ennemis sous mes pieds abattus,
Dont la race est périe et la terre déserte,
Pas un qu’à son orgueil n’a jamais dû sa perte.
Tous ceux qui font hommage à mes perfections
Conservent leurs Etats par leurs submissions ;
En Europe, où les rois sont d’une humeur civile,
Je ne leur rase point de château ni de ville ;
Je les souffre régner ; mais chez les Africains,
Partout où j’ai trouvé des rois un peu trop vains,
J’ai détruit les pays avecque les monarques,
Et leurs vastes déserts en sont de bonnes marques :
Ces grands sables qu’à peine on passe sans horreur
Sont d’assez beaux effets de ma juste fureur.
CLINDOR
Revenons à l’amour, voici votre maîtresse.
MATAMORE
Ce diable de rival l’accompagne sans cesse.
CLINDOR
Où vous retirez-vous ?
MATAMORE
Ce fat n’est pas vaillant,
Mais il a quelque humeur qui le rend insolent ;
Peut-être qu’orgueilleux d’être avec cette belle,
Il serait assez vain pour me faire querelle.
CLINDOR
Ce serait bien courir lui-même à son malheur.
MATAMORE
Lorsque j’ai ma beauté, je n’ai point ma valeur.
CLINDOR
Cessez d’être charmant et faites-vous terrible.
MATAMORE
Mais tu n’en prévois pas l’accident infaillible :
Je ne saurais me faire effroyable à demi,
Je tuerais ma maîtresse avec mon ennemi.
Attendons en ce coin l’heure qui les sépare.
CLINDOR
Comme votre valeur, votre prudence est rare.
SEQUENCE N°2 : Lecture de L’Illusion Comique de Corneille
Texte 2 : le monologue de Clindor : acte IV, scène 7 (v.1237-1296)
CLINDOR, en prison.
Aimables souvenirs de mes chères délices
Qu’on va bientôt changer en d’infâmes supplices,
Que, malgré les horreurs de ce mortel effroi,
Vous avez de douceurs et de charmes pour moi !
Ne m’abandonnez point, soyez-moi plus fidèles
Que les rigueurs du sort ne se montrent cruelles ;
Et, lorsque du trépas les plus noires couleurs
Viendront à mon esprit figurer mes malheurs,
Figurez aussitôt à mon âme interdite
Combien je fus heureux par-delà mon mérite ;
Lorsque je me plaindrai de leur sévérité,
Redites-moi l’excès de ma témérité,
Que d’un si haut dessein ma fortune incapable
Rendait ma flamme injuste et mon espoir coupable,
Que je fus criminel quand je devins amant,
Et que ma mort en est le juste châtiment.
Quel bonheur m’accompagne à la fin de ma vie !
Isabelle, je meurs pour vous avoir servie,
Et, de quelque tranchant que je souffre les coups,
Je meurs trop glorieux, puisque je meurs pour vous !
Hélas ! que je me flatte, et que j’ai d’artifice
Pour déguiser la honte et l’horreur d’un supplice !
Il faut mourir enfin, et quitter ces beaux yeux
Dont le fatal amour me rend si glorieux :
L’ombre d’un meurtrier cause encor ma ruine ;
Il succomba vivant et, mort, il m’assassine ;
Son nom fait contre moi ce que n’a pu son bras ;
Mille assassins nouveaux naissent de son trépas,
Et je vois de son sang fécond en perfidies
S’élever contre moi des âmes plus hardies,
De qui les passions s’armant d’autorité
Font un meurtre public avec impunité !
Demain, de mon courage, ils doivent faire un crime ;
Donner au déloyal ma tête pour victime,
Et tous pour le pays prennent tant d’intérêt,
Qu’il ne m’est pas permis de douter de l’arrêt.
Ainsi de tous côtés ma perte était certaine :
J’ai repoussé la mort, je la reçois pour peine ;
D’un péril évité je tombe en un nouveau,
Et des mains d’un rival en celles d’un bourreau.
Je frémis au penser de ma triste aventure ;
Dans le sein du repos je suis à la torture ;
Au milieu de la nuit et du temps du sommeil
Je vois de mon trépas le funeste appareil ;
J’en ai devant les yeux les funestes ministres ;
On me lit du sénat les mandements sinistres ;
Je sors les fers aux pieds, j’entends déjà le bruit
De l’amas insolent d’un peuple qui me suit ;
Je vois le lieu fatal où ma mort se prépare ;
Là, mon esprit se trouble et ma raison s’égare ;
Je ne découvre rien propre à me secourir,
Et la peur de la mort me fait déjà mourir !
Isabelle, toi seule, en réveillant ma flamme,
Dissipes ces terreurs et rassures mon âme !
Aussitôt que je pense à tes divins attraits,
Je vois évanouir ces infâmes portraits ;
Quelques rudes assauts que le malheur me livre,
Garde mon souvenir, et je croirai revivre.
Mais d’où vient que de nuit on ouvre ma prison ?
Ami, que viens-tu faire ici hors de saison ?
SEQUENCE N°2 : Lecture de L’Illusion Comique de Corneille
Texte 3 : l’apologie du théâtre : acte V, scène 6 (v.1745-1824)
ALCANDRE
(…)
Laissez faire aux douleurs qui rongent vos entrailles,
Et, pour les redoubler, voyez ses funérailles.
On tire un rideau et on voit tous les comédiens qui
partagent leur argent.
PRIDAMANT
Que vois-je ! chez les morts compte-t-on de l’argent ?
ALCANDRE
Voyez si pas un d’eux s’y montre négligent !
PRIDAMANT
Je vois Clindor, Rosine. Ah ! Dieu ! quelle surprise !
Je vois leur assassin, je vois sa femme et Lyse !
Quel charme en un moment étouffe leurs discords
Pour assembler ainsi les vivants et les morts ?
ALCANDRE
Ainsi, tous les acteurs d’un troupe comique,
Leur poème récité, partagent leur pratique.
L’un tue et l’autre meurt, l’autre vous fait pitié,
Mais la scène préside à leur inimitié ;
Leurs vers font leur combat, leur mort suit leurs paroles,
Et sans prendre intérêt en pas un de leurs rôles,
Le traître et le trahi, le mort et le vivant
Se trouvent à la fin amis comme devant.
Votre fils et son train ont bien su par leur fuite
D’un père et d’un prévôt éviter la poursuite ;
Mais tombant dans les mains de la nécessité,
Ils ont pris le théâtre en cette extrémité.
PRIDAMANT
Mon fils comédien !
ALCANDRE
D’un art si difficile
Tous les quatre au besoin en ont pris leur asile,
Et depuis sa prison ce que vous avez vu,
Son adultère amour, son trépas impourvu,
N’est que la triste fin d’une pièce tragique
Qu’il expose aujourd’hui sur la scène publique,
Par où ses compagnons et lui, dans leur métier,
Ravissent dans Paris un peuple tout entier.
Le gain leur en demeure, et ce grand équipage
Dont je vous ai fait voir le superbe étalage,
Est bien à votre fils, mais non pour s’en parer
Qu’alors que sur la scène il se fait admirer.
PRIDAMANT
J’ai pris sa mort pour vraie, et ce n’était que feinte,
Mais je trouve partout mêmes sujets de plainte :
Est-ce là cette gloire et ce haut rang d’honneur
Où le devait monter l’excès de son bonheur ?
ALCANDRE
Cessez de vous en plaindre : à présent le théâtre
Est en ce point si haut qu’un chacun l’idolâtre,
Et ce que votre temps voyait avec mépris
Est aujourd’hui l’amour de tous les bons esprits,
L’entretien de Paris, le souhait des provinces,
Le divertissement le plus doux de nos princes,
Les délices du peuple, et le plaisir des grands ;
Parmi leur passe-temps il tient les premiers rangs,
Et ceux dont nous voyons la sagesse profonde
Par ses illustres soins conserver tout le monde
Trouvent dans les douceurs d’un spectacle si beau
De quoi se délasser d’un si pesant fardeau.
Même notre grand roi, ce foudre de la guerre
Dont le nom se fait craindre aux deux bouts de la terre,
Le front ceint de lauriers daigne bien quelquefois
Prêter l’œil et l’oreille au théâtre françois.
C’est là que le Parnasse étale ses merveilles ;
Les plus rares esprits lui consacrent leurs veilles,
Et tous ceux qu’Apollon voit d’un meilleur regard
De leurs doctes travaux lui donnent quelque part.
S’il faut par la richesse estimer les personnes,
Le théâtre est un fief dont les rentes sont bonnes,
Et votre fils rencontre en un métier si doux
Plus de biens et d’honneur qu’il n’eût trouvé chez vous.
Défaites-vous enfin de cette erreur commune,
Et ne vous plaignez plus de sa bonne fortune.
PRIDAMANT
Je n’ose plus m’en plaindre, on voit trop de combien
Le métier qu’il a pris est meilleur que le mien.
Il est vrai que d’abord mon âme s’est émue,
J’ai cru la comédie au point où je l’ai vue,
J’en ignorais l’éclat, l’utilité, l’appas,
Et la blâmais ainsi ne la connaissant pas,
Mais depuis vos discours mon cœur plein d’allégresse
A banni cette erreur avecque la tristesse,
Clindor a trop bien fait.
ALCANDRE
N’en croyez que vos yeux.
PRIDAMANT
Demain, pour ce sujet, j’abandonne ces lieux,
Je vole vers Paris. Cependant, grand Alcandre,
Quelles grâces ici ne vous dois-je point rendre !
ALCANDRE
Servir les gens d’honneur est mon plus grand désir,
J’ai pris ma récompense en vous faisant plaisir.
Adieu, je suis content, puisque je vous vois l’être.
PRIDAMANT
Un si rare bienfait ne se peut reconnaître ;
Mais, grand Mage, du moins croyez qu’à l’avenir
Mon âme en gardera l’éternel souvenir.
SEQUENCE N°2 : Lecture de L’Illusion Comique de Corneille
Textes 4 et 5 : Alcandre et Pridamant : étude comparée de acte I, scène 2 (v.121-153) et acte V,
scène 6 (v.1725-1747)
I,2
ALCANDRE
Commencez d’espérer, vous saurez par mes charmes
Ce que le Ciel vengeur refusait à vos larmes,
Vous reverrez ce fils plein de vie et d’honneur,
De son bannissement il tire son bonheur.
C’est peu de vous le dire, en faveur de Dorante
Je veux vous faire voir sa fortune éclatante.
Les novices de l’art avecques leurs encens
Et leurs mots inconnus qu’ils feignent tout-puissants,
Leurs herbes, leurs parfums, et leurs cérémonies,
Apportent au métier des longueurs infinies,
Qui ne sont après tout qu’un mystère pipeur
Pour les faire valoir et pour vous faire peur,
Ma baguette à la main, j’en ferai davantage,
Il donne un coup de baguette et on tire un rideau
derrière lequel sont en parade les plus beaux habits des
comédiens.
Jugez de votre fils par un tel équipage.
Eh bien, celui d’un Prince a-t-il plus de splendeur ?
Et pouvez-vous encor douter de sa grandeur ?
PRIDAMANT
D’un amour paternel vous flattez les tendresses
Mon fils n’est point du rang à porter ces richesses,
Et sa condition ne saurait endurer
Qu’avecque tant de pompe il ose se parer.
ALCANDRE
Sous un meilleur destin sa fortune rangée
Et sa condition avec le temps changée,
Personne maintenant n’a de quoi murmurer
Qu’en public de la sorte il ose se parer.
PRIDAMANT
A cet espoir si doux j’abandonne mon âme,
Mais parmi ces habits je vois ceux d’une femme :
Serait-il marié ?
ALCANDRE
Je vais de ses amours
Et de tous ses hasards vous faire le discours.
Sous une illusion vous pourriez voir sa vie,
Et tous ses accidents devant vous exprimés
Par des spectres pareils à des corps animés,
Il ne leur manquera ni geste, ni parole.
V,6
ALCANDRE
Ainsi de notre espoir la fortune se joue ;
Tout s’élève ou s’abaisse au branle de sa roue,
Et son ordre inégal qui régit l’univers
Au milieu du bonheur a ses plus grands revers.
PRIDAMANT
Cette réflexion mal propre pour un père
Consolerait peut-être une douleur légère.
Mais après avoir vu mon fils assassiné,
Mes plaisirs foudroyés, mon espoir ruiné,
J’aurais d’un si grand coup l’âme bien peu blessée,
Si de pareils discours m’entraient dans la pensée.
Hélas ! dans sa misère il ne pouvait périr,
Et son bonheur fatal lui seul l’a fait mourir !
N’attendez pas de moi des plaintes davantage :
La douleur qui se plaint cherche qu’on la soulage ;
La mienne court après son déplorable sort.
Adieu, je vais mourir, puisque mon fils est mort.
ALCANDRE
D’un juste désespoir l’effort est légitime,
Et de le détourner je croirais faire un crime.
Oui, suivez ce cher fils sans attendre à demain,
Mais épargnez du moins ce coup à votre main :
Laissez faire aux douleurs qui rongent vos entrailles,
Et, pour les redoubler, voyez ses funérailles.
On tire un rideau et on voit tous les comédiens qui
partagent leur argent.
PRIDAMANT
Que vois-je ! chez les morts compte-t-on de l’argent ?
ALCANDRE
Voyez si pas un d’eux s’y montre négligent !
SEQUENCE N°3 : Des Animaux et des Hommes
Texte 1 : La Fontaine, « Les animaux malades de la peste », Fables, VII, 1, 1678
LES ANIMAUX MALADES DE LA PESTE
Un mal qui répand la terreur,
Mal que le Ciel en sa fureur
Inventa pour punir les crimes de la terre,
La Peste (puisqu'il faut l'appeler par son nom)
Capable d'enrichir en un jour l'Achéron,
Faisait aux animaux la guerre.
Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés :
On n'en voyait point d'occupés
A chercher le soutien d'une mourante vie ;
Nul mets n'excitait leur envie ;
Ni Loups ni Renards n'épiaient
La douce et l'innocente proie.
Les Tourterelles se fuyaient :
Plus d'amour, partant plus de joie.
Le Lion tint conseil, et dit : Mes chers amis,
Je crois que le Ciel a permis
Pour nos péchés cette infortune ;
Que le plus coupable de nous
Se sacrifie aux traits du céleste courroux,
Peut-être il obtiendra la guérison commune.
L'histoire nous apprend qu'en de tels accidents
On fait de pareils dévouements :
Ne nous flattons donc point ; voyons sans indulgence
L'état de notre conscience.
Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons
J'ai dévoré force moutons.
Que m'avaient-ils fait ? Nulle offense :
Même il m'est arrivé quelquefois de manger
Le Berger.
Je me dévouerai donc, s'il le faut ; mais je pense
Qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi :
Car on doit souhaiter selon toute justice
Que le plus coupable périsse.
- Sire, dit le Renard, vous êtes trop bon Roi ;
Vos scrupules font voir trop de délicatesse ;
Et bien, manger moutons, canaille, sotte espèce,
Est-ce un péché ? Non, non. Vous leur fîtes Seigneur
En les croquant beaucoup d'honneur.
Et quant au Berger l'on peut dire
Qu'il était digne de tous maux,
Etant de ces gens-là qui sur les animaux
Se font un chimérique empire.
Ainsi dit le Renard, et flatteurs d'applaudir.
On n'osa trop approfondir
Du Tigre ni de l'Ours, ni des autres puissances,
Les moins pardonnables offenses.
Tous les gens querelleurs, jusqu'aux simples mâtins,
Au dire de chacun, étaient de petits saints.
L'Ane vint à son tour et dit : J'ai souvenance
Qu'en un pré de Moines passant,
La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et je pense
Quelque diable aussi me poussant,
Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.
Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net.
A ces mots on cria haro sur le baudet.
Un Loup quelque peu clerc prouva par sa harangue
Qu'il fallait dévorer ce maudit animal,
Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout leur mal.
Sa peccadille fut jugée un cas pendable.
Manger l'herbe d'autrui ! Quel crime abominable !
Rien que la mort n'était capable
D'expier son forfait : on le lui fit bien voir.
Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.
Jean de La Fontaine, Fables, VII, 1, 1678
SEQUENCE N°3 : Des Animaux et des Hommes
Texte 2 : Charles Perrault, « Le petit chaperon rouge », Contes du temps passé, 1697
Le Petit Chaperon rouge
Il était une fois une petite fille de Village, la plus jolie qu’ont eût su voir ; sa Mère en était folle, et sa Mère-grand
plus folle encore. Cette bonne femme lui fit faire un petit chaperon rouge, qui lui seyait si bien, que partout on
l’appelait le Petit Chaperon rouge.
Un jour sa Mère, ayant cuit et fait des galettes, lui dit : « Va voir comme se porte ta Mère-grand, car on m’a dit
qu’elle était malade, porte-lui une galette et ce petit pot de beurre. » Le Petit Chaperon rouge partit aussitôt pour
aller chez sa Mère-grand, qui demeurait dans un autre Village.
En passant dans un bois elle rencontra compère le Loup, qui eut bien envie de la manger ; mais il n’osa, à cause de
quelques bûcherons qui étaient dans la Forêt. Il lui demanda où elle allait ; la pauvre enfant, qui ne savait pas qu’il
est dangereux de s’arrêter à écouter un Loup, lui dit : « Je vais voir ma Mère-grand, et lui porter une galette avec un
petit pot de beurre que ma Mère lui envoie.
- Demeure-t-elle bien loin ? lui dit le Loup.
- Oh !oui, dit le Petit Chaperon rouge, c’est par-delà le moulin que vous voyez tout là-bas, là-bas, à la première
maison du Village.
- Hé bien, dit le Loup, je veux l’aller voir aussi ; je m’y en vais par ce chemin ici, et toi par ce chemin-là, et nous
verrons qui plus tôt y sera. » Le Loup se mit à courir de toute sa force par le chemin qui était le plus court, et la
petite fille s’en alla par le chemin le plus long, s’amusant à cueillir des noisettes, à courir après des papillons, et à
faire des bouquets des petites fleurs qu’elle rencontrait.
Le Loup ne fut pas longtemps à arriver à la maison de la Mère-grand ; il heurte : Toc, toc. « Qui est là ?
- C’est votre fille le Petit Chaperon rouge (dit le Loup, en contrefaisant sa voix) qui vous apporte une galette et un
petit pot de beurre que ma Mère vous envoie. » La bonne Mère-grand, qui était dans son lit à cause qu’elle se
trouvait un peu mal, lui cria : « Tire la chevillette, la bobinette cherra. » Le Loup tira la chevillette, et la porte
s’ouvrit. Il se jeta sur la bonne femme, et la dévora en moins de rien ; car il y avait plus de trois jours qu’il n’avait
mangé. Ensuite il ferma la porte, et s’alla coucher dans le lit de la Mère-grand, en attendant le Petit Chaperon rouge,
qui quelque temps après vint heurter à la porte. Toc, toc. « Qui est là ? » Le Petit Chaperon rouge, qui entendit la
grosse voix du Loup, eut peur d’abord, mais croyant que sa Mère-grand était enrhumée, répondit : « C’est votre fille
le Petit Chaperon rouge, qui vous apporte une galette et un petit pot de beurre que ma Mère vous envoie. » Le Loup
lui cria en adoucissant un peu sa voix : « Tire la chevillette, la bobinette cherra. » Le Petit Chaperon rouge tira la
chevillette, et la porte s’ouvrit. Le Loup, la voyant entrer, lui dit en se cachant dans le lit sous la couverture : « Mets
la galette et le petit pot de beurre sur la huche, et viens te coucher avec moi. » Le Petit Chaperon rouge se
déshabille, et va se mettre dans le lit, où elle fut bien étonnée de voir comment sa Mère-grand était faite en son
déshabillé. Elle lui dit : « Ma Mère-grand, que vous avez de grands bras !
- C’est pour mieux t’embrasser, ma fille.
- Ma Mère-grand, que vous avez de grandes jambes !
- C’est pour mieux courir, mon enfant.
- Ma Mère-grand, que vous avez de grandes oreilles !
- C’est pour mieux écouter mon enfant.
- Ma Mère-grand, que vous avez de grands yeux !
- C’est pour mieux voir, mon enfant.
- Ma Mère-grand, que vous avez de grandes dents !
- C’est pour te manger. » - Et en disant ces mots, ce méchant Loup se jeta sur le Petit Chaperon rouge, et la mangea.
MORALITE
On voit ici que de jeunes enfants,
Il en est d’humeur accorte,
Surtout de jeunes filles
Sans bruit, sans fiel et sans courroux,
Belles, bien faites, et gentilles,
Qui privés, complaisants et doux,
Font très mal d’écouter toutes sortes de gens,
Suivent les jeunes Demoiselles
Et que ce n’est pas chose étrange,
Jusque dans les maisons, jusque dans les ruelles ;
S’il en est tant que le loup mange.
Mais hélas ! qui ne sait que ces Loups doucereux
Je dis le loup, car tous les loups
De tous les Loups sont les plus dangereux
Ne sont pas de la même sorte ;
Charles Perrault , Contes du temps passé, 1697
SEQUENCE N°3 :Des Animaux et des Hommes
Texte 3 : George Orwell, La Ferme des Animaux, chapitre 2, 1945 (traduit de l'anglais par Jean
Quéval)
Ils prirent le petit déjeuner, puis Boule de Neige et Napoléon les réunirent en séance plénière.
« Camarades, dit Boule de Neige, il est six heures et demie, et nous avons une longue journée
devant nous. Nous allons faire les foins sans plus attendre, mais il y a une question dont nous avons
à discuter tout d'abord. »
Les cochons révélèrent qu'ils avaient appris à lire et à écrire, au cours des trois derniers mois,
dans un vieil abécédaire des enfants Jones (ceux-ci l'avaient jeté sur un tas d'ordures, et c'est là que
les cochons l'avaient récupéré). Ensuite, Napoléon demanda qu'on lui amène des pots de peinture
blanche et noire, et il entraîna les animaux jusqu'à la clôture aux cinq barreaux. Là, Boule de Neige
(car c'était lui le plus doué pour écrire) fixa un pinceau à sa patte et passa sur le barreau supérieur
une couche de peinture qui recouvrit les mots : Ferme du Manoir. Puis à la place il calligraphia :
Ferme des Animaux. Car dorénavant tel serait le nom de l'exploitation agricole. Cette opération
terminée, tout le monde regagna les dépendances. Napoléon et Boule de Neige firent alors venir une
échelle qu'on dressa contre le mur de la grange. Ils expliquèrent qu'au terme de leurs trois mois
d'études les cochons étaient parvenus à réduire les principes de l'Animalisme à Sept
Commandements. Le moment était venu d'inscrire les Sept Commandements sur le mur. Ils
constitueraient la loi imprescriptible de la vie de tous sur le territoire de la Ferme des Animaux.
Non sans quelque mal (vu que, pour un cochon, se tenir en équilibre sur une échelle n'est pas
commode), Boule de Neige escalada les barreaux et se mit au travail ; Brille-Babil, quelques degrés
plus bas, lui tendait le pot de peinture. Et c'est de la sorte que furent promulgués les Sept
Commandements, en gros caractères blancs, sur le mur goudronné. On pouvait les lire à trente
mètres de là. Voici leur énoncé :
4. Tout deuxpattes est un ennemi.
5. Tout quatrepattes ou tout volatile, un ami.
6. Nul animal ne portera de vêtements.
7. Nul animal ne dormira dans un lit.
8. Nul animal ne boira d'alcool.
9. Nul animal ne tuera un autre animal.
10. Tous les animaux sont égaux.
C'était tout à fait bien calligraphié, si ce n'est que volatile était devenu vole-t-il, et aussi à un s près,
formé à l'envers. Boule de Neige donna lecture des Sept Commandements, à l'usage des animaux
qui n'avaient pas appris à lire. Et tous donnèrent leur assentiment d'un signe de tête, et les esprits les
plus éveillés commencèrent aussitôt à apprendre les Sept Commandements par coeur.
« Et maintenant, camarades, aux foins ! s'écria Boule de Neige. Il y va de notre honneur
d'engranger la récolte plus vite que ne le feraient Jones et ses accolytes. »
George Orwell, La Ferme des Animaux, chapitre 2, 1945 (traduit de l'anglais par Jean Quéval)
SEQUENCE N°3 : Des Animaux et des Hommes
Texte 4 : Evangile selon saint Jean, X, 1-21, traduction de Lemaître de Sacy
(XVIIe siècle)
En vérité, en vérité, je vous le dis : Celui qui n'entre pas par la porte dans la bergerie des brebis,
mais qui y monte par un autre endroit, est un voleur et un larron. Mais celui qui entre par la porte
est le pasteur des brebis. C'est à celui-là que le portier ouvre, et les brebis entendent sa voix ; il
appelle ses propres brebis par leur nom, et il les fait sortir. Et lorsqu'il a fait sortir ses propres
brebis, il va devant elles, et les brebis le suivent, parce qu'elles connaissent sa voix. Et elles ne
suivent pas un étranger, mais elles le fuient, parce qu'elles ne connaissent point la voix des
étrangers. Jésus leur dit cette parabole ; mais ils n'entendirent point de quoi il parlait.
Jésus leur dit encore : En vérité, en vérité, je vous le dis, je suis la porte des brebis. Tous
ceux qui sont venus sont des voleurs et des larrons, et les brebis ne les ont point écoutés. Je suis la
porte. Si quelqu'un entre par moi, il sera sauvé ; il entrera, il sortira, et il trouvera des pâturages. Le
voleur ne vient que pour voler, pour égorger et pour perdre. Mais pour moi, je suis venu, afin que
les brebis aient la vie, et qu'elles l'aient abondamment. Je suis le bon pasteur. Le bon pasteur donne
sa vie pour ses brebis. Mais le mercenaire est celui qui n'est point pasteur, à qui les brebis
n'appartiennent pas, voyant venir le loup, abandonnent les brebis, et s'enfuient, et le loup les ravit, et
disperse le troupeau. Or le mercenaire s'enfuit, parce qu'il est mercenaire, et qu'il ne se met point en
peine des brebis. Je suis le bon pasteur, et je connais mes brebis, et mes brebis me connaissent,
comme mon Père me connaît, et que je connais mon Père ; et je donne ma vie pour mes brebis. J'ai
encore d'autres brebis qui ne sont pas de cette bergerie ; il faut aussi que je les amène. Elles
écouteront ma voix ; et il n'y aura qu'un troupeau et qu'un pasteur. C'est pour cela que mon Père
m'aime, parce que je quitte ma vie pour la reprendre. Personne ne me la ravit, mais c'est de moimême que je la quitte ; j'ai le pouvoir de la quitter ; et j'ai le pouvoir de la reprendre. C'est le
commandement que j'ai reçu de mon Père.
Ce discours excita une nouvelle division parmi les Juifs. Plusieurs d'entre eux disaient : Il est
possédé du démon, il a perdu le sens ; pourquoi l'écoutez-vous ? Mais les autres disaient : ce ne sont
pas là les paroles d'un homme possédé du démon. Le démon peut-il ouvrir les yeux des aveugles ?
Evangile selon saint Jean, X, 1-21, traduction de Lemaître de Sacy (XVIIe siècle)
SEQUENCE N°4 : Lecture de Frankenstein de Mary Shelley
Texte 1 : La création du monstre
Ce fut par une lugubre nuit de novembre que je contemplai mon œuvre terminée. Dans une
anxiété proche de l'agonie, je rassemblai autour de moi les instruments qui devaient me permettre
de faire passer l'étincelle de la vie dans la créature inerte étendue à mes pieds. Il était déjà une heure
du matin ; une pluie funèbre martelait les vitres et ma bougie était presque consumée, lorsque à la
lueur de cette lumière à demi éteinte, je vis s'ouvrir l'œil jaune et terne de cet être ; sa respiration
pénible commença, et un mouvement convulsif agita ses membres.
Comment décrire mes émotions en présence de cette catastrophe, ou dessiner le malheureux
qu'avec un labeur et des soins si infinis je m'étais efforcé de former ? Ses membres étaient
proportionnés entre eux, et j'avais choisi ses traits pour leur beauté. Pour leur beauté ! Grand Dieu !
Sa peau jaune couvrait à peine le tissu des muscles et des artères ; ses cheveux étaient d'un noir
brillant, et abondants ; ses dents d'une blancheur de nacre ; mais ces merveilles ne produisaient
qu'un contraste plus horrible avec les yeux transparents, qui semblaient presque de la même couleur
que les orbites d'un blanc terne qui les encadraient, que son teint parcheminé et ses lèvres droites et
noires.
Les accidents variés de la vie ne sont pas aussi sujets au changement que les sentiments
humains. Depuis près de deux ans, j'avais travaillé sans relâche dans le seul but de communiquer la
vie à un corps inanimé. Je m'étais privé de repos et d'hygiène. Mon désir avait été d'une ardeur
immodérée, et maintenant qu'il se trouvait réalisé, la beauté du rêve s'évanouissait, une horreur et un
dégoût sans bornes m'emplissaient l'âme. Incapable de supporter la vue de l'être que j'avais créé, je
me précipitai hors de la pièce, et restai longtemps dans le même état d'esprit dans ma chambre, sans
pouvoir goûter de sommeil. La lassitude finit par succéder à l'agitation dont j'avais auparavant
souffert, et je me précipitai tout habillé sur mon lit, essayant de trouver un instant d'oubli. Mais ce
fut en vain. Je dormis, il est vrai, mais d'un sommeil troublé par les rêves les plus terribles. Je
croyais voir Elizabeth, dans la fleur de sa santé, passer dans les rues d'Ingolstadt. Délicieusement
surpris, je l'embrassais ; mais à mon premier baiser sur ses lèvres, elles revêtaient la lividité de la
mort ; ses traits paraissaient changer, et il me semblait tenir en mes bras le corps de ma mère morte ;
un linceul l'enveloppait, et je vis les vers du tombeau ramper dans les plis du linceul. Je tressaillis et
m'éveillai dans l'horreur ; une sueur froide me couvrait le front, mes dents claquaient, tous mes
membres furent convulsés : c'est alors qu'à la lumière incertaine et jaunâtre de la lune traversant les
persiennes de ma fenêtre, j'aperçus le malheureux, le misérable monstre que j'avais créé. Il soulevait
le rideau du lit ; et ses yeux, s'il est permis de les appeler ainsi, étaient fixés sur moi. Ses mâchoires
s'ouvraient, et il marmottait des sons inarticulés, en même temps qu'un grimace ridait ses joues.
Peut-être parla-t-il, mais je n'entendis rien ; l'une de ses mains était tendue, apparemment pour me
retenir, mais je m'échappai et me précipitai en bas. Je me réfugiai dans la cour de la maison et j'y
restai tout la nuit, faisant les cent pas dans l'agitation la plus grande, écoutant attentivement,
guettant et craignant chaque son, comme s'il devait m'annoncer l'approche du cadavre démoniaque à
qui j'avais donné la vie de façon si misérable.
Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée moderne, traduction par Germain d'Hangest,
chapitre 5,1818
SEQUENCE N°4 : Lecture de Frankenstein de Mary Shelley
Texte 2 : un monstre philosophe
En prononçant ces mots, j'aperçus soudain la silhouette d'un homme qui, à quelque distance,
s'avançait vers moi avec une vitesse surhumaine. Il franchissait d'un bond les fentes de la glace, parmi
lesquelles je m'étais avancé avec précaution ; en outre, à mesure qu'il s'approchait, sa taille semblait dépasser
celle de l'homme. Un trouble me saisit, un brouillard voila ma vue et je me sentis défaillir ; mais la bise
froide des montagnes me ramena vite à la pleine conscience. Je m'aperçus à l'approche de cette silhouette
(spectacle effrayant et abhorré !) que c'était là le monstre que j'avais créé. Je tremblais de rage et d'horreur,
résolu à attendre sa venue et à engager avec lui un corps-à-corps mortel. Il s'approchait ; son expression
traduisait une souffrance profonde mêlée de mépris et de malignité, et sa laideur surnaturelle le rendait à
peine supportable en son horreur pour des regards humains. Mais j'y fis à peine attention ; la rage et la haine
me privèrent d'abord de la parole, et je ne me ressaisis que pour l'accabler sous l'expression de ma haine
furieuse et de mon mépris.
- Démon, m'écriai-je, oses-tu donc m'approcher ? et ne crains-tu pas que mon bras se venge cruellement sur
ta tête misérable ? Va-t-en, vile créature ! Ou plutôt, reste, que je te réduise en poussière. Hélas ! si je
pouvais, en supprimant ta misérable existence, ramener à la vie ces victimes de ta méchanceté diabolique !
- Je m'attendais à cet acceil, dit le démon. Tous les hommes haïssent les malheureux ; à quel point dois-je
donc être haï, moi dont le maheur dépasse celui de toutes les créatures vivantes ! Et pourtant, c'est toi, mon
créateur, qui me détestes et me méprises, moi ta créature, à laquelle tu es lié par des liens que
l'anéantissement de l'un de nous peut seul rendre dissolubles. Tu veux me tuer. Comment oses-tu jouer de la
sorte avec la vie ? Fait ton devoir à mon égard, et je m'acquitterai du mien, envers toi et envers le reste de
l'humanité. Si tu remplis les conditions que je fixerai, je te laisserai en paix ainsi que les hommes ; mais si tu
refuses, j'entasserai les cadavres entre les mâchoires de la mort, jusqu'à ce qu'elle soit rassasiée du sang des
tiens qui vivent encore.
- Monstre abhorré ! Démon ! Les tortures de l'enfer sont un châtiment trop doux pour tes crimes. Misérable !
Tu me reproches de t'avoir créé. Viens donc, que je puisse éteindre l'étincelle que je t'ai communiquée si
imprudemment !
Ma rage était immense ; je bondis sur lui, poussé par toutes les passions qui peuvent armer un être
contre l'existence d'un autre.
Il m'évita facilement, et il me dit :
- Sois calme ! Je te prie de m'écouter, avant de te livrer à la haine qui t'anime contre ma tête sacrifiée. N'ai-je
donc pas assez souffert, pour que tu cherches encore à accroître mon malheur ? La vie, bien qu'elle ne soit
pour moi qu'une accumulation d'angoisses, m'est chère, et je la défendrai. Souviens-toi, tu m'as fait plus
puissant que toi-même ; ma taille est plus grande, mes articulations plus souples. Mais je ne serai pas tenté de
m'opposer à toi. Je suis ta créature, et j'irai jusqu'à obéir doucement et docilement à mon maître et à mon roi
naturel, si tu veux aussi t'acquitter de ton rôle, de ton devoir envers moi. Oh ! Frankenstein, ne sois pas
équitable à l'égard de tout autre être, pour me fouler seul aux pieds, moi à qui sont dues ta justice, et même ta
clémence et ton affection. Souviens-toi ! je suis ta créature ; je devrais être ton Adam ; mais je suis bien
plutôt l'ange déchu que tu chasses loin de la joie, bien qu'il n'ait pas fait le mal. Partout je vois le bonheur, et
j'en suis irrévocablement privé. J'étais bienveillant et bon ; la misère a fait de moi un démon. Rends-moi la
joie, et je redeviendrai vertueux. (...)
En disant ces mots, il me montra le chemin à travers la glace ; et je le suivis. Mon coeur débordait, et
je ne lui répondis point ; mais en marchant, je pesai les divers arguments qu'il avait employés, et je résolus
du moins d'écouter son histoire. J'étais en partie poussé par la curiosité, et la pitié confirmait ma résolution.
Je l'avais jusque là pris pour l'assassin de mon frère, et je cherchais ardemment la confirmation ou la
négation de cette croyance. Pour la première fois aussi, je sentais ce qu'étaient les devoirs d'un créateur
envers sa créature, et la nécessité de la rendre heureuse avant de me plaindre de sa méchanceté. Tels furent
les motifs qui m firent accéder à sa requête. Nous traversâmes la glace et parvînmes donc au sommet du
rocher qui nous faisait face. L'air était froid, et la pluie se mit à tomber de nouveau ; nous pénétrâmes dans la
hutte ; le démon avait un air d'exultation, et moi, le coeur lourd et l'âme abattue. Mais je consentis à
l'écouter ; et lorsque je me fus assis près du feu que mon compagnon exécré avait allumé, il commença ainsi
son histoire.
Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée moderne, traduction par Germain d'Hangest,
chapitre 10,1818SEQUENCE N°4 : Lecture de Frankenstein de Mary Shelley
Texte 3 : la naissance du mal
« C'était le soir ; je me retirai en un endroit secret parmi les champs du voisinage pour réfléchir à la
manière dont je m'adresserais à vous. J'étais accablé de fatigue et de faim, et infiniment trop malheureux
pour goûter la douceur des brises du soir ou la beauté du couchant derrière les monts énormes du Jura.
« Un léger somme m'épargna alors la souffrance de la réflexion ; mais il fut troublé par l'arrivée d'un
bel enfant, qui entra en courant dans l'abri que j'avais choisi, avec tout l'enjouement de son âge. En le
regardant, l'idée me vint soudainement que cette jeune créature n'avait aucun préjugé, et avait trop peu vécu
pour concevoir l'horreur de la difformité. Si donc je pouvais m'en saisir, et en faire mon compagnon et mon
ami, je ne serais pas si abandonné sur cette terre habitée par les hommes.
« Sous cette impulsion, je saisis l'enfant à son passage, et je l'attirai vers moi. Dès qu'il m'aperçut, il
se couvrit les yeux et poussa un cri perçant ; j'arrachai violemment ses mains de son visage : « Enfant, lui
dis-je, que veut dire cette attitude ? Je ne veux pas te faire de mal ; écoute-moi ! »
Il se débattait violemment. « Laissez-moi partir, cria-t-il ; monstre, vilain misérable, vous voulez me
manger et me déchirer en morceaux. Vous êtes un ogre ; laissez-moi m'en aller ou je le dirai à mon père ! »
« Enfant, tu ne reverras jamais ton père ; tu vas me suivre. »
« Affreux monstre, laissez-moi partir ! Mon père est syndic ; c'est M. Frankenstein ; il vous punira.
Vous n'oseriez pas me garder. »
« Frankenstein ! Tu appartiens donc à mon ennemi, à celui dont j'ai juré de tirer une vengeance
éternelle ! Tu seras ma première victime ! »
« L'enfant se débattait encore, et m'accablait d'injures qui me désespéraient ; je lui serrai la gorge
pour étouffer ses cris ; et en un instant il se trouva mort à mes pieds.
« Je regardai ma victime, et mon cœur se gonfla d'exultation, d'un triomphe infernal ; battant des
mains, je m'écriai : « Moi aussi, je peux créer le déespoir : mon ennemi n'est pas invulnérable ; cette mort le
désespérera, et mille autres malheurs le tourmenteront et causeront sa propre mort. »
« En fixant mes regards sur l'enfant, je vis briller quelque chose sur sa poitrine. Je m'en emparai ;
c'était le portrait d'une femme admirablement belle. Malgré ma volonté criminelle, il me calmait et m'attirait.
Pendant quelques instants, je restai sous le charme de ses yeux noirs frangés de longs cils et de ses lèvres
exquises. Mais bientôt ma fureur renaquit : je songeais que j'étais à jamais privé des joies que peuvent
dispenser d'aussi belles créatures ; et celle dont je contemplais les traits aurait, en m'apercevant, mué cet air
de divine bienveillance en une expression d'horreur et d'épouvante. (...)
« Alors que ces sentiments m'accablaient encore, je quittai l'endroit où j'avais commis le meurtre, et
cherchant un abri plus secret, j'entrai dans une grange qui m'avait semblé vide. Une femme dormait sur de la
paille ; elle était jeune ; pas aussi belle, certes, que celle dont j'avais le portrait ; mais d'un aspect agréable et
d'une fraîcheur exquise d'être jeune et sain. Voici donc, me dis-je, une de ces créatures dont les sourires
confèrent la joie à tous les êtres, sauf à moi. Et je me penchai au-dessus d'elle, et je murmurai : « Eveille-toi,
ô toute belle ; celui qui t'aime est près de toi, celui qui donnerait sa vie pour obtenir de tes yeux un seul
regard d'affection. Ma bien-aimée, éveille-toi ! »
« La femme endormie fit un mouvement ; un frisson de terreur me traversa ; allait-elle donc
s'éveiller, me voir, me maudire, et dénoncer le meurtrier ? A coup sûr, elle agirait de la sorte, si ses yeux
obscurucis s'ouvraient et si elle m'apercevait. Cete pensée me rendit fou, et le démon s'éveilla en moi : ce
n'est pas moi, mais elle qui sera châtiée ; c'est elle qui expiera ce meurtre, que j'ai commis parce que je suis à
jamais privé de tout ce qu'elle pourrait me donner. C'est en elle que se trouvait la cause du crime ; que sur
elle s'abatte donc le châtiment ! Grâce aux leçons de Félix et aux lois sanguinaires de l'homme, je savais
alors comment causer le mal. Je me penchai sur elle, et je fixai le portrait dans un pli de sa robe. Elle fit
encore un mouvement, et je m'enfuis.
« Pendant plusieurs jours, je hantai l'endroit où s'étaient déroulés ces événements ; parfois je voulais
voir, parfois j'étais résolu à quitter à jamais le monde et ses souffrances. Je finis par errer vers ces montagnes,
et, jusqu'à maintenant, j'ai exploré leurs anfractuosités immenses, consumé d'une passion brûlante que vous
seul pouvez satisfaire. Il n'est pas permis que nous nous séparions avant que vous m'ayez promis d'obéir à ma
demande. Je suis seul, et je souffre ; les hommes repoussent ma société ; mais une femme, aussi difforme et
horrible que moi, ne se refuserait pas à moi. Il faut que ma compagne soit de la même espèce, ait les mêmes
défauts que les miens ! Tel est l'être qu'il vous faut créer ! »
Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée moderne, trad. par G. d'Hangest, chap.
16,1818SEQUENCE N°4 : Lecture de Frankenstein de Mary Shelley
Texte 4 : épilogue
« Vous qui appelez Frankenstein votre ami, vous paraissez connaître mes crimes et mes maheurs.
Mais parmi les détails qu'il vous a donnés, ne figure pas la somme des heures et des mois de souffrance que
j'ai subis, émacié par des passions impuissantes. Car tout en détruisant ses espérances, je ne satisfaisais point
mes propres aspirations. Elles ne cessaient jamais d'être ardentes et douloureuses ; sans cesse, je cherchais
l'amour et l'amitié, et je ne rencontrais que le mépris. N'y avait-il pas là une injustice ? Dois-je donc passer
pour le seul criminel, alors que l'humanité entière a péché contre moi ? Pourquoi ne haïssez-vous point Félix
qui chassa son ami de sa porte en l'outrageant ? Mais non, ce sont là des êtres vertueux et immaculés ! Quant
à moi, le misérable et l'abandonné, je ne suis qu'un être abortif, digne de mépris, d'être frappé, foulé aux
pieds ! Mon sang bout encore aujourd'hui au souvenir de cette injustice !
« Mais il est vrai que je suis un criminel. J'ai assassiné des êtres exquis et faibles ; j'ai étouffé
l'innocent dans son sommeil, étranglé celui qui n'avait jamais fait aucun mal, ni à moi-même, ni à aucun
autre être vivant. J'ai voué à la souffrance mon créateur, l'exemple choisi de tout ce qui, parmi les hommes,
est digne d'amour et d'admiration. Je l'ai poursuivi jusqu'à cette ruine irrémédiable. Il est là devant moi, blanc
et froid dans la mort. Vous me haïssez ; mais votre abhorrence ne saurait égaler celle avec laquelle je me
regarde moi-même. Je considère ces mains qui ont exécuté le crime ; je pense à ce cœur qui en a conçu
l'image et j'aspire à l'heure où ces mains rencontreront mes yeux, où cette image ne hantera plus ma pensée.
« Ne craignez pas que je sois désormais l'instrument du crime. Mon œuvre est presque complète. Il
ne faut ni votre mort, ni celle d'aucun homme, pour terminer la série de mon être et accomplir l'acte
nécessaire, mais la mienne seule. Ne pensez pas que je mette quelque lenteur à consommer ce sacrifice. Je
vais quitter votre navire sur le radeau de glace qui m'y a amené, et faire route vers l'extrêmité la plus
septentrionale du globe ; je rassemblerai moi-même mon bûcher funéraire, et je réduirai en cendres ce corps
misérable, pour que les restes n'en puissent donner aucune lumière au malheureux poussé par une curiosité
maudite qui voudrait créer un autre être semblable à ce que j'ai été. Je vais donc mourir. Je ne sentirai plus
les tortures qui me rongent, je ne serai plus en proie aux désirs insatisfaits et pourtant inextinguibles. Celui-là
est mort qui m'appela à la vie ; et quand je ne serai plus, le souvenir de l'un et l'autre se dissipera rapidement.
Je ne verrai plus le soleil et les étoiles, je ne sentirai plus la caresse du vent sur mes joues. La lumière, le
toucher, la conscience passeront ; et c'est en cette condition que je trouverai mon bonheur. Il y a des années,
lorsqu'à mes yeux les images de ce monde surgirent pour la première fois, lorsque je sentis la chaleur
enivrante de l'été, quand j'entendis frissonner les feuilles et chanter les oiseaux, alors que ces choses étaient
tout pour moi, j'aurais pleuré de mourir : aujourd'hui, c'est ma seule consolation. Souillé par des crimes,
déchiré par le remords le plus amer, où donc trouverai-je le repos, si ce n'est dans la mort ?
« Adieu ! je vous quitte, et vous êtes le dernier des humains que ces yeux contempleront jamais.
Adieu, Frankenstein ! Si tu vivais encore et si tu caressais contre moi quelque désir de vengeance, ma vie le
satisferait mieux que ma destruction. Mais non : tu ne voulais ma mort que pour m'empêcher de causer de
plus grands maux ; et pourtant, si, sous quelque forme qui m'est inconnue, tu n'avais cessé de penser et de
sentir, tu ne chercherais pas contre moi de vengeance plus grande que celle que je subis. Dans l'accablement
de ta ruine, ta torture était encore inférieure à la mienne ; car l'aiguillon cruel du remords ne cessera d'irriter
mes blessures qu'à l'heure où la mort les fermera pour toujours.
« Mais bientôt, s'écria-t-il avec une ardeur triste et solenelle, je vais mourir, et ce que je ressens ne
sera plus ressenti. Bientôt ces ardentes tortures seront éteintes. Je monterai en triomphe sur mon bûcher
funèbre, et j'exulterai, dans la souffrance atroce du feu. La lumière de ces flammes s'effacera ; mes cendres
seront balayées jusque dans la mer par les vents. Mon esprit dormira dans la paix ; ou, s'il pense encore, il ne
pensera pas à coup sûr de même qu'aujourd'hui... Adieu ! »
En disant ces mots, il s'élança, par la fenêtre de la cabine, sur le radeau de glace tout proche du
navire. Les vagues l'emportèrent, perdu dans les ténèbres lointaines.
Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée moderne, trad. par G. d'Hangest, chap. 24,1818
SEQUENCE N°5 : La description dans le roman dit « réaliste »
Texte 1 : un magasin d'antiquités
Au premier coup d'œil, les magasins lui offrirent un tableau confus, dans lequel toutes les
œuvres humaines et divines se heurtaient. Des crocodiles, des singes, des boas empaillés souriaient
à des vitraux d'église, semblaient vouloir mordre des bustes, courir après des laques, ou grimper sur
des lustres. Un vase de Sèvres, où Mme Jacotot avait peint Napoléon, se trouvait auprès d'un sphinx
dédié à Sésostris. Le commencement du monde et les événements d'hier se mariaient avec une
grotesque bonhomie. Un tourne-broche était posé sur un ostensoir, un sabre républicain sur une
haquebute du Moyen Age. Mme du Barry, peinte au pastel par Latour, une étoile sur la tête, nue et
dans un nuage, paraissait contempler avec concupiscence une chibouque indienne, en cherchant à
deviner l'utilité des spirales qui serpentaient vers elle.
Les instruments de mort, poignards, pistolets curieux, armes à secret, étaient jetés pêle-mêle
avec des instruments de vie : soupières en porcelaine, assiettes de Saxe, tasses diaphanes venues de
Chine, salières antiques, drageoirs féodaux. Un vaisseau d'ivoire voguait à pleines voiles sur le dos
d'une immobile tortue. Une machine pneumatique éborgnait l'empereur Auguste, majestueusement
impassible. Plusieurs portraits d'échevins français, de bourgmestres hollandais, insensibles alors
comme pendant leur vie, s'élevaient au-dessus de ce chaos d'antiquités, en y lançant un regard pâle
et froid.
(...)
L'inconnu compara d'abord ces trois salles gorgées de civilisation, de cultes, de divinités, de
chefs-d'œuvre, de royautés, de débauches, de raison et de folie, à un miroir plein de facettes dont
chacune représentait un monde. Après cette impression brumeuse, il voulut choisir ses jouissances ;
mais, à force de regarder, de penser, de rêver, il tomba sous la puissance d'une fièvre due peut-être à
la faim qui rugissait dans ses entrailles. La vue de tant d'existences nationales ou individuelles,
attestées par ces gages humains qui leur survivaient, acheva d'engourdir les sens du jeune homme ;
le désir qui l'avait poussé dans le magasin fut exaucé : il sortit de la vie réelle, monta par degrés vers
un monde idéal, arriva dans les palais enchantés de l'extase, où l'univers lui apparut par bribes et en
traits de feu, comme l'avenir passa jadis flamboyant aux yeux de saint Jean de Pathmos.
Une multitude de figures endolories, gracieuses et terribles, obscures et lucides, lointaines et
rapprochées, se leva par masses, par myriades, par générations. L'Egypte, raide, mystérieuse, se
dressa de ses sables, représentée par une momie qu'enveloppaient des bandelettes noires ; puis ce
fut les Pharaons ensevelissant des peuples pour se construire une tombe, et Moïse, et les Hébreux, et
le désert, il entrevit tout un monde antique et solennel. Fraîche et suave, une statue de marbre assise
sur une colonne torse et rayonnant de blancheur lui parla des mythes voluptueux de la Grèce et de
l'Ionie. Ah ! qui n'aurait souri comme lui de voir, sur un fond rouge, la jeune fille brune dansant
dans la fine argile d'un vase étrusque devant le dieu Priape, qu'elle saluait d'un air joyeux ? En
regard, une reine latine caressait sa chimère avec amour ! Les caprices de Rome impériale
respiraient là tout entiers et révélaient le bain, la couche, la toilette d'une Julie indolente, songeuse,
attendant son Tibulle. Armée du pouvoir des talismans arabes, la tête de Cicéron évoquait les
souvenirs de la Rome libre et lui déroulait les pages de Tite-Live. Le jeune homme contempla
Senatus populusque romanus : le consul, les licteurs, les toges bordées de pourpre, les luttes du
Forum, le peuple courroucé, défilaient lentement devant lui comme les vaporeuses figures d'un
rêve.
Balzac, La Peau de Chagrin, 1831
SEQUENCE N°5 : La description dans le roman dit « réaliste »
Texte 2 : la pension Vauquer et sa maîtresse
Eh ! bien, malgré ces plates horreurs, si vous le compariez à la salle à manger, qui lui est contiguë,
vous trouveriez ce salon élégant et parfumé, comme doit l'être un boudoir. Cette salle, entièrement
boisée, fut jadis peinte en une couleur indistincte aujourd'hui, qui forme un fond sur lequel la crasse
a imprimé ses couches de manière à y dessiner des figures bizarres. Elle est plaquée de buffets
gluants sur lesquels sont des carafes échancrées ternies, des ronds de moiré métallique, des piles
d'assiettes en porcelaine épaisse, à bords bleus, fabriquées à Tournai. Dans un angle est placée une
boîte à cases numérotées qui sert à garder les serviettes, ou tachées, ou vineuses, de chaque
pensionnaire. Il s'y rencontre de ces meubles indestructibles, proscrits partout, mais placés là
comme le sont les débris de la civilisation aux Incurables. Vous y verriez un baromètre à capucin
qui sort quand il pleut, des gravures exécrables qui ôtent l'appétit, toutes encadrées en bois noir
verni à filets dorés ; un cartel en écaille incrustée de cuivre ; un poêle vert, des quinquets d'Argand
où la poussière se combine avec l'huile, une longue table couverte en toile cirée assez grasse pour
qu'un facétieux externe y écrive son nom en se servant de son doigt comme de style, des chaises
estropiées, de petits paillassons piteux en sparterie qui se déroule toujours sans se perdre jamais,
puis des chaufferettes misérables à trous cassés, à charnières défaites, dont le bois se carbonise.
Pour expliquer combien ce mobilier est vieux, crevassé, pourri, tremblant, rongé, manchot, borgne,
invalide, expirant, il faudrait en faire une description qui retarderait trop l'intérêt de cette histoire, et
que les gens pressés ne pardonneraient pas. Le carreau rouge est plein de vallées produites par le
frottement ou par les mises en couleur. Enfin, là règne la misère sans poésie ; une misère économe,
concentrée, râpée. Si elle n'a pas de fange encore, elle a des taches ; si elle n'a ni trous ni haillons,
elle va tomber en pourriture.
Cette pièce est dans tout son lustre au moment où, vers sept heures du matin, le chat de
madame Vauquer précède sa maîtresse ; saute sur les buffets, y flaire le lait que contiennent
plusieurs jattes couvertes d'assiettes, et fait entendre son rourou matinal. Bientôt la veuve se
montre, attifée de son bonnet de tulle sous lequel pend un tour de faux cheveux mal mis, elle
marche en traînassant ses pantoufles grimacées. Sa face vieillotte, grassouillette, du milieu de
laquelle sort un nez à bec de perroquet ; ses petites mains potelées, sa personne dodue comme un rat
d'église, son corsage trop plein et qui flotte, sont en harmonie avec cette salle où suinte le malheur,
où s'est blottie la spéculation, et dont madame Vauquer respire l'air chaudement fétide sans en être
écoeurée. Sa figure fraîche comme une première gelée d'automne, ses yeux ridés, dont l'expression
passe du sourire prescrit aux danseuses à l'amer renfrognement de l'escompteur, efin toute sa
personne explique la pension, comme la pension implique sa personne. Le bagne ne va pas sans
l'argousin, vous n'imagineriez pas l'un sans l'autre. L'embonpoint blafard de cette petite femme est
le produit de cette vie, comme le typhus est la conséquence des exhalaisons d'un hôpital. Son jupon
de laine tricotée, qui dépasse sa première jupe faite avec une vieille robe, et dont la ouate s'échappe
par les fentes de l'étoffe lézardée, résume le salon, la salle à manger, le jardinet, annonce la cuisine
et fait pressentir les pensionnaires. Quand elle est là, ce spectacle est complet.
Balzac, Le Père Goriot, 1835
SEQUENCE N°5 : La description dans le roman dit « réaliste »
Texte 3 : incipit de L'Education sentimentale
Le 15 septembre 1840, vers six heures du matin, la Ville-de-Montereau, près de partir,
fumait à gros tourbillons devant le quai Saint-Bernard.
Des gens arrivaient hors d’haleine ; des barriques, des câbles, des corbeilles de linge
gênaient la circulation ; les matelots ne répondaient à personne ; on se heurtait ; les colis montaient
entre les deux tambours, et le tapage s’absorbait dans le bruissement de la vapeur, qui, s’échappant
par des plaques de tôle, enveloppait tout d’une nuée blanchâtre, tandis que la cloche, à l’avant,
tintait sans discontinuer.
Enfin le navire partit ; et les deux berges, peuplées de magasins, de chantiers et d’usines,
filèrent comme deux larges rubans que l’on déroule.
Un jeune homme de dix-huit ans, à longs cheveux et qui tenait un album sous son bras,
restait auprès du gouvernail, immobile. A travers le brouillard, il contemplait des clochers, des
édifices dont il ne savait pas les noms ; puis il embrassa, dans un dernier coup d’œil, l’île SaintLouis, la Cité, Notre-Dame ; et bientôt, Paris disparaissant, il poussa un grand soupir.
M. Frédéric Moreau, nouvellement reçu bachelier, s’en retournait à Nogent-sur-Seine, où il
devait languir pendant deux mois, avant d’aller faire son droit. Sa mère, avec la somme
indispensable, l’avait envoyé au Havre voir un oncle, dont elle espérait, pour lui, l’héritage ; il en
était revenu la veille seulement ; et il se dédommageait de ne pouvoir séjourner dans la capitale, en
regagnant sa province par la route la plus longue.
Gustave Flaubert, L’Education sentimentale, 1869
SEQUENCE N°6 : Nature et civilisation dans la pensée des Lumières
Texte 1 : Voltaire, Le Mondain, 1736 (extraits)
Regrettera qui veut le bon vieux temps,
Et l'âge d'or, et le règne d'Astrée,
Et les beaux jours de Saturne et de Rhée,
Et le jardin de nos premiers parents ;
Moi je rends grâce à la nature sage
Qui, pour mon bien, m'a fait naître en cet âge
Tant décrié par nos tristes frondeurs :
Ce temps profane est tout fait pour mes mœurs.
J'aime le luxe, et même la mollesse,
Tous les plaisirs, les arts de toute espèce,
La propreté, le goût, les ornements :
Tout honnête homme a de tels sentiments.
Il est bien doux pour mon cœur très immonde
De voir ici l'abondance à la ronde,
Mère des arts et des heureux travaux,
Nous apporter, de sa source féconde,
Et des besoins et des plaisirs nouveaux.
L'or de la terre et les trésors de l'onde,
Leurs habitants et les peuples de l'air,
Tout sert au luxe, aux plaisirs de ce monde.
O le bon temps que ce siècle de fer !
Le superflu, chose très nécessaire,
A réuni l'un et l'autre hémisphère.
Voyez-vous pas ces agiles vaisseaux
Qui, du Texel, de Londres, de Bordeaux,
S'en vont chercher, par un heureux échange,
De nouveaux biens, nés aux sources du Gange,
Tandis qu'au loin, vainqueurs des musulmans,
Nos vins de France enivrent les sultans ?
Quand la nature était dans son enfance,
Nos bons aïeux vivaient dans l'ignorance,
Ne connaissant ni le tien ni le mien.
Qu'auraient-ils pu connaître ? ils n'avaient rien. […]
La soie et l'or ne brillaient point chez eux.
Admirez-vous pour cela nos aïeux?
Il leur manquait l'industrie et l'aisance :
Est-ce vertu ? c'était pure ignorance.
Quel idiot, s'il avait eu pour lors
Quelque bon lit, aurait couché dehors ? [...]
Et vous, jardin de ce premier bonhomme,
Jardin fameux par le diable et la pomme,
C'est bien en vain que, par l'orgueil séduits
Huet, Calmet, dans leur savante audace,
Du paradis ont recherché la place :
Le paradis terrestre est où je suis.
SEQUENCE N°6 : Nature et civilisation dans la pensée des Lumières
Texte 2 : Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité, « Deuxième partie »,
1755 (extrait)
Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire: « Ceci est à moi », et trouva des gens assez
simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de
meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les
pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : « Gardez-vous d'écouter cet imposteur ; vous
êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n'est à personne ! ». Mais il y a
grande apparence, qu'alors les choses en étaient déjà venues au point de ne pouvoir plus durer
comme elles étaient ; car cette idée de propriété, dépendant de beaucoup d'idées antérieures qui
n'ont pu naître que successivement, ne se forma pas tout d'un coup dans l'esprit humain. Il fallut
faire bien des progrès, acquérir bien de l'industrie et des lumières, les transmettre et les augmenter
d'âge en âge, avant que d'arriver à ce dernier terme de l'état de nature. Reprenons donc les choses de
plus haut et tâchons de rassembler sous un seul point de vue cette lente succession d'événements et
de connaissances, dans leur ordre le plus naturel. Le premier sentiment de l'homme fut celui de son
existence, son premier soin celui de sa conservation. Les productions de la terre lui fournissaient
tous les secours nécessaires, l'instinct le porta à en faire usage. La faim, d'autres appétits lui faisant
éprouver tour à tour diverses manières d'exister, il y en eut une qui l'invita à perpétuer son espèce ;
et ce penchant aveugle, dépourvu de tout sentiment du cœur, ne produisait qu'un acte purement
animal. Le besoin satisfait, les deux sexes ne se reconnaissaient plus, et l'enfant même n'était plus
rien à la mère sitôt qu'il pouvait se passer d'elle. Telle fut la condition de l'homme naissant ; telle fut
la vie d'un animal borné d'abord aux pures sensations, et profitant à peine des dons que lui offrait la
nature, loin de songer à lui rien arracher ; mais il se présenta bientôt des difficultés, il fallut
apprendre à les vaincre : la hauteur des arbres qui l'empêchaient d'atteindre à leurs fruits, la
concurrence des animaux qui cherchaient à s'en nourrir, la férocité de ceux qui en voulaient à sa
propre vie, tout l'obligea de s'appliquer aux exercices du corps ; il fallut se rendre agile, vite à la
course, vigoureux au combat. Les armes naturelles, qui sont les branches d'arbre et les pierres, se
trouvèrent bientôt sous sa main. Il apprit à surmonter les obstacles de la nature, à combattre au
besoin les autres animaux, à disputer sa subsistance aux hommes mêmes, ou à se dédommager de ce
qu'il fallait céder au plus fort. (...) L'exemple des sauvages qu'on a presque tous trouvés à ce point
semble confirmer que le genre humain était fait pour y rester toujours, que cet état est la véritable
jeunesse du monde, et que tous les progrès ultérieurs ont été en apparence autant de pas vers la
perfection de l'individu, et en effet vers la décrépitude de l'espèce...
SEQUENCE N°6 : Nature et civilisation dans la pensée des Lumières
Texte 3 :Voltaire, Dictionnaire philosophique, article " Homme ", 1764 (extrait)
Que serait l'homme dans l'état qu'on nomme de pure nature ? Un animal fort au- dessous des
premiers Iroquois qu'on trouva dans le nord de l'Amérique.
Il serait inférieur à ces Iroquois, puisque ceux-ci savaient allumer du feu et se faire des
flèches. Il fallut des siècles pour parvenir à ces deux arts.
L'homme abandonné à la pure nature n'aurait pour tout langage que quelques sons mal
articulés ; l'espèce serait réduite à un tout petit nombre par la difficulté de la nourriture et par le
défaut des secours, du moins dans nos tristes climats. Il n'aurait pas plus de connaissance de Dieu et
de l'âme que des mathématiques ; ses idées seraient renfermées dans le soin de se nourrir. L'espèce
des castors serait très préférable.
C'est alors que l'homme ne serait très précisément qu'un enfant robuste ; et on a vu beaucoup
d'hommes qui ne sont pas fort au-dessus de cet état. […]
La multitude des bêtes brutes appelées hommes, comparée avec le petit nombre de ceux qui
pensent, est au moins dans la proportion de cent à un chez beaucoup de nations. Il est plaisant de
considérer d'un côté le P. Malebranche qui s'entretient familièrement avec le Verbe, et de l'autre
côté ces millions d'animaux semblables à lui qui n'ont jamais entendu parler du Verbe, et qui n'ont
pas une idée métaphysique. Entre les hommes à pur instinct et les hommes de génie flotte ce
nombre immense occupé uniquement de subsister. Cette subsistance coûte des peines si
prodigieuses, qu'il faut souvent, dans le nord de l'Amérique, qu'une image de Dieu coure cinq ou
six lieues pour avoir à dîner, et que chez nous l'image de Dieu arrose la terre de ses sueurs toute
l'année pour avoir du pain.
Ajoutez à ce pain ou à l'équivalent une hutte et un méchant habit ; voilà l'homme tel qu'il est
en général d'un bout de l'univers à l'autre. Et ce n'est que dans une multitude de siècles qu'il a pu
arriver à ce haut degré.
Enfin, après d'autres siècles les choses viennent au point où nous les voyons. Ici on
représente une tragédie en musique ; là on se tue sur la mer dans un autre hémisphère avec mille
pièces de bronze ; l'opéra et un vaisseau de guerre du premier rang étonnent toujours mon
imagination. Je doute qu'on puisse aller plus loin dans aucun des globes dont l'étendue est semée.
Cependant plus de la moitié de la terre habitable est encore peuplée d'animaux à deux pieds qui
vivent dans cet horrible état qui approche de la pure nature, ayant à peine le vivre et le vêtir,
jouissant à peine du don de la parole, s'apercevant à peine qu'ils sont malheureux, vivant et mourant
sans presque le savoir.
Voltaire, Dictionnaire philosophique, article " Homme ", 1764
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