Pluridisciplinarité, clinique du clivage et subjectivité

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Pluridisciplinarité, clinique du clivage et subjectivité
La prise en charge d’adultes ayant commis un passage à t’acte criminel
confronte le praticien à une clinique saturée d’histoires traumatisantes et au fait que
l’amputation de la subjectivité des détenus tient à la fois au recours défensif au
clivage et à la décharge sensori-motrice. Ainsi, comment peut-il permettre le
déplacement du clivage et la réélaboration psychique ?
La pratique clinique en milieu carcéral confronte sans cesse au problème de l’intégration de la responsabilité
du crime qui reste une tâche quasi inaccessible pour la conscience morale. J’ai ainsi rencontré ceux que le sens
commun qualifie de « pires criminels », les plus lourdement condamnés. Quelle interprétation le détenu fait-il de son
expérience carcérale ? Les références contextuelles, les commentaires vont-ils jusqu’à s’articuler en un récit qui, à
partir du présent, rejoint le passé, pour aborder le passage à l’acte et mettre au jour la question de la responsabilité ?
Ils n’ont guère de facilités à aborder leur histoire et il arrive le plus souvent qu’ils n’évoquent jamais spontanément
leur enfance et leur adolescence. Les conceptions classiques en psychopathologie ont particulièrement insisté sur ce
qui caractérise mentalement ces patients psychopathes et toxicomanes, en soulignant qu’ils seraient moins aptes à
réagir par des troubles psychonévrotiques. Leur organisation mentale est généralement considérée comme marquée
par la défaillance qualitative des processus de liaison intrapsychique de l’excitation et du traumatisme, et de la
représentation mentale des conflits. Faut-il admettre, sans discussion, que ces hommes ne penseraient pas leur rapport
au monde, n’assigneraient pas un sens à leur situation existentielle difficile ?
Intégrer les notions d’ipséité et d’altérité
L’approche compréhensive de ceux dont le point de vue est particulièrement irrecevable ou susceptible de
nous déplaire pose le problème de la différence et du rejet d’identification. Il est important de situer le lieu de la
vulnérabilité du praticien dans la sidération, le rejet et l’agressivité que la criminalité peut induire, en tant qu’épreuve
de l’impossible. La profondeur insondable du crime est souvent l’objet d’une tentative de conjuration visant à assurer
une emprise cognitive par la description minutieuse, la focalisation réifiante portant sur sa dimension paroxystique ou
sur les particularités tragiques et morbides de l’anamnèse. Le caractère irréparable, impardonnable, imprescriptible de
la faute, peut annihiler tout effort de compréhension, tant la différence avec l’autre est endurée au sens d’une
souffrance qui échoue à se stabiliser dans une capacité de penser et d’interpréter. La peur sidérante risque de surgir à
l’intérieur de soi lorsque l’on ne peut résister à la tentation de ne percevoir dans les passions que la part animale en
l’homme. Aussi le rapport à la souffrance est-il occulté parle maintien d’une distance défensive d’indifférence et de
retrait, usant de l’instrumentalisation de la relation pour réduire le sujet criminel à des abstractions catégorielles.
S’il y a une solution, celle-ci réside dans le principe de reconnaître l’autre en son altérité comme mon semblable
puisqu’il n’existe qu’un seul modèle de l’homme, en dépit de l’horreur du crime. Mais le piège à éviter serait celui
de l’empathie : si l’autre est mon semblable, il est différent. Comprendre autrui, c’est d’abord se référer à sa propre
différence subjective pour laisser à autrui la part qui est la sienne. C’est par rapport à la notion d’ipséité 1 que la
réponse doit être cherchée dans un ultime acte de confiance qui parie sur la possibilité de délier le coupable de son
acte, en accordant crédit aux ressources de régénération de son identité. La difficulté pour le praticien est de se
sentir libre d’imaginer le délinquant dans son humanité comme susceptible de faire autre chose que des
délits parce qu’il ne voudrait pas être réduit à la faute qu’il a pourtant commise..
Cette ressource personnelle est le résultat d’une construction conjointe. Elle procède d’une volonté
de s’engager dans un travail intersubjectif fondé sur une stratégie collective d’élaboration de la souffrance indi1
Ricoeur P., 1990, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil
1
viduelle dans laquelle la narration de l’expérience sensible occupe une place centrale. Aussi, la mobilisation en vue
de trouver des réponses à ces questions éthiques, et déontologiques ne procède-t-elle pas mécaniquement de
l’utilisation de connaissances théoriques, mais résulte de l’activité délibérative des psychologues et des travailleurs
sociaux qui ne peut résulter de la libre volonté d’identifier les « personnes placées sous main de justice » comme
sujet de transformation.
La clinique carcérale est saturée d’histoires excessivement traumatisantes. C’est une clinique du
malheur socialement générée. Les silences et les tensions qui surgissent à l’évocation de leurs trajectoires révèlent
de façon significative la prédominance des phénomènes de précarité des conditions d’existence. L’accès à
l’homme passe par ses histoires vécues à la première personne et ce qui apparaît d’abord à propos des détenus, c’est
la manière dont ils sont empêtrés dans une détermination négative d’une expérience confuse, informe, muette avec
des anachronismes, de brusques bonds en avant, des stagnations, des répétitions, des régressions dans des histoires
passées subies passivement. « Nous racontons des histoires parce que finalement nos vies ont besoin et méritent
d’être racontées», affirme P. Ricoeur 2. Mais, lorsque l’histoire porte le sceau du traumatisme, la tentation est forte
de nier que l’histoire est seulement arrivée ou de prétendre quelle est arrivée à quelqu’un d’autre que soi-même. La
marge de manœuvre dont dispose le sujet est étroite loin de se dégager de l’empêtrement, il les rend de plus en plus
inextricables en initiant une autre histoire.
Le déni porte sur le lien associatif, mais cela ne fonctionne pas sans le recours à la rationalisation.
Leurs discours, essentiellement engagés dans la description de la réalité perçue, restent centrés sur l’actualité des
besoins et des revendications, la demande de conseils pratiques. Les éléments biographiques sont abordés avec une
grande réticence ou, au contraire, inventoriés de façon minutieuse chez certains d’entre eux, avec une abondance de
détails factuels et circonstanciels qu’il faut suivre docilement dans la succession chronologique des événements,
des situations et des lieux. Ces récits n’ont en fait qu’un faible pouvoir suggestif favorisant les associations d’idées
du praticien, parce que leur langage est appauvri de toute quête significative. Ils éprouvent des difficultés à mener
un travail psychique d’élaboration, n’ont rapidement rien à dire et restent passifs, sans initiative expressive, ce qui
ne va pas sans susciter un sentiment pénible de fatigue, voire une contre-attitude d’exaspération. Le passage à l’acte
aurait-il brisé le fonctionnement psychique ou existe-t-il un arrêt de la pensée, ce dont certains se plaignent sans
pouvoir verbaliser davantage ? En l’état, le psychologue est placé devant un vide psychique qui devient le
problème psychopathologique central.
Pourtant, en dépit de leur pauvreté associative, c’est bien le décalage avec leur histoire dramatique
qui me semble émouvant et pousse à comprendre comment ces sujets essaient de fonctionner. « Même Là, le
comportement humain est toujours porteur de sens, tant pour ceux qui le vivent que pour ceux qui L’observent. »
(Primo Levi 3 )
La question de la capacité de penser doit être soulevée sachant qu’à ces silences mentaux et
fantasmatiques auxquels la clinique nous confronte, nos interventions, nos sollicitations n’aboutissent souvent qu’à
faire surgir l’expérience redoutable du vide, du manque, du négatif.
Notre pratique clinique révèle la pré-valence des figures du vide comme la chute dans l’absence
d’émotions, l’effacement de la sensibilité, l’inaptitude à éprouver le moindre affect. À ce primat de l’indifférence,
je rattache le fait que, dans la plupart des cas, on ne trouve pas trace de culpabilité au-delà d’une formulation instrumentalisée de quelques regrets, ce qui conduisait à accorder une place centrale au clivage dans le fonctionnement psychique. Nous sommes le plus souvent en présence d’individus qui banalisent leurs transgressions et
leurs comportements violents en minimisant la portée traumatique sur les victimes.
La notion de clivage comme critère d’analyse de la demande thérapeutique
La notion topique de clivage est devenue fondamentale en psychanalyse pour se repérer dans la
clinique des sujets non névrosés qu’il s’agisse des psychoses, des états limites, des psychopathes, des
2
Ricoeur P., 1983, Temps et récit 1, Paris, Seuil, p. 115.
3
Primo Levi, 1989, Les Naufragés et les rescapés, Paris, Gallimard
2
personnalités narcissiques (Klein, Winnicott, Kernberg, Kohut). Le clivage est conçu par ces auteurs comme deux
modes de fonctionnement psychique différents qui se côtoient à l’insu l’un de l’autre chez un même sujet Un
secteur psychique de tendance névrotique fonctionne en rapport avec le réel dans la reconnaissance du manque et
de la castration. L’autre, de tendance psychotique, fonctionne dans le déni de la castration, à l’abri de l’épreuve de
réalité. La levée du déni est responsable des manifestations pathologiques bruyantes de la violence dans ses formes psychiatriques (crises clastiques, états de fureur, passages à l’acte) qui caractérisent la déstabilisation du clivage et les tentatives de le restaurer coûte que coûte par la mobilisation de contre-investissements du
fonctionnement mental. De sorte que l’évitement du conflit moral par le procédé du déni expliquerait l’amputation
de la subjectivité, le vide dont la clinique en milieu carcéral atteste la prévalence sous différentes formes de
désorganisation mentale.
J’ai appris, dans ma pratique auprès de détenus condamnés pour avoir commis un acte de violence
réactionnelle ayant entraîné la mort d’une personne proche, le principe clinique de respecter leur fonctionnement
psychique clivé, d’être très prudent dans le maniement du clivage. Cela pourrait paraître bizarre et surprenant à
quiconque considère que la remise en cause du clivage constitue le seul moyen d’interrompre la déliaison et
d’ouvrir à l’imputation de responsabilité. Mais, le plus souvent, il faut se rendre à l’évidence que le sujet ne
survivrait pas à l’intégratiori d’une faute irréparable, commise au détriment d’une personne qui pouvait
représenter ses liens affectifs les plus précieux. Comment élaborer une telle responsabilité ? Plus la douleur est
vive et plus le clivage est fort, ce qui signifie que les chances de le faire bouger sont infimes. Affronter le clivage,
c’est donc revenir à sa naissance et forcément réactiver ce pourquoi il s’est installé : la souffrance et le risque
d’une nouvelle décharge violente qui pourrait suivre la voie de frayage du passage à l’acte déjà incriminé. Certes;
le déni anesthésie la conscience morale, mais il assure ainsi une fonction d’autoconservation. Cela apparaît
plus évident lorsque le sujet ne peut mettre en place les diverses modalités défensives d’où résulte le clivage.
L’expérience douloureuse de la crise compulsive resurgit comme une révélation étrange et insupportable de
l’autre en soi, et les effets induits peuvent s’avérer dévastateurs pour l’économie psychique. A contrario, d’autres
sujets, condamnés pour violence sexuelle, escamotent tout questionnement d’ordre moral en demandant qu’on les
débarrasse à tout prix de leur « symptôme médico-légal 4». En fait, ils recherchent un « guérisseur » et sont prêts à
se livrer passivement à tout ce que l’on décidera, à condition de ne pas avoir à comprendre, à affronter la réalité de
leur violence. De sorte qu’en définitive beaucoup demandent que rien ne change et que tout redevienne comme
avant la prison, même si le praticien reste réservé quant à la qualité de la vie antérieure.
La problématique du clivage et l’énigme de la subjectivité
La prise en charge en milieu carcéral d’adultes ayant commis un passage a l’acte criminel confronte
le praticien à une clinique atypique proche de ce que l’école psychosomatique de Paris a décrit en termes de
démentalisation, de pensée opératoire caractérisée par la défaillance qualitative des processus de liaison
intrapsychique de l’excitation et de la représentation mentale des conflits. À l’instar des patients qui somalisent, on
peut observer chez les personnes détenues le recours au réel, à l’hyperactivité comportementale utilisée comme
procédé autocalmant pour abaisser le seuil de tension. Qu’il s’agisse de la pratique sportive ou du travail répétitif
sous contrainte de temps, ces moyens utilisés pour s’adapter à la conjoncture carcérale se distinguent par leur
caractère clinique principal consistant à faire appel à la motricité et à la perception et transformer le corps en
machine par des comportements quasi mécanisés. Et, dans de nombreux cas, il s’avère que ce procédé tient une
place excessive, quasi exclusive dans le maintien de l’équilibre psychosomatique par le moyen de la mise en
tension répétitive du corps et des sens dans l’activité permanente. Le sujet semble ainsi soumis vis-à-vis de
l’environnement à une contrainte de répétition, car « ce qui calme par ce procédé du Moi n’apporte pas la satisfaction qui proviendrait d’une relation objectale affectivement investie5 »
4
Au Canada et en Belgique, les pervers constituent La « clientèle » des thérapies cognitives de déconditionnement par le moyen de
produits répulsifs qui servent au renforcement négatif de leurs émois sexuels dont les sources sont soigneusement répertoriées. Ils
peuvent aussi être soumis à un traitement antioestrogène ou de psychotropes. Tous ces moyens censés imiter ta poussée
instinctuelle en situation ordinaire présentent néanmoins l’inconvénient d’une dépendance à une substance externe. car cette
dépendance risque de compromettre ta possibiLité pour le patient d’éviter ta répétition compulsive, lors d’une rencontre suscitant
une nouvelle levée du déni, occurrence dont il n’est pas à l’abri, comme l’atteste ta clinique de la récidive
5
Fain M., 1971, « Prélude à la vie fantasmatique, « Les Fantasmes », Revue française de psychanalyse, Pur, 2-3:
91-364.
3
S’opposant au refoulement producteur de représentations psychiques, ce mode de décharge sensori-motrice conduit à l’instauration d’une prévalence de l’actuel, au détriment de la mémorisation par la mise
hors jeu du préconscient. L’affect est désarticulé de la représentation par un effort volontaire de saturation
perceptive de la conscience. Il est remarquable que le sujet cherche à l’extérieur des perceptions calmantes, mais
qu’en même temps il fuit devant certaines perceptions qui pourraient avoir un effet traumatique. L’inconscient
serait ainsi immobilisé. Dès lors, la place exorbitante des procédés autocalmants dans le fonctionnement mental
habituel de certains détenus soulève la question de la restauration des processus représentatifs, de la possibilité
d’une réanimation de la subjectivité sans rapport à la mémoire.
Tout se passe comme si la relation clinique avec ces individus ne pouvait appeler une pensée, mais
seulement de l’angoisse sans représentation, révélant ainsi la défaillance à s’éprouver soi-même affectivement
dans son rapport à soi et à autrui. Il apparaît que ces sujets ont été constamment mis en échec vis-à-vis de la
subjectivité que M. Henry 6 désigne comme la capacité de se sentir soi-même, d’éprouver la vie en soi, d’être une
sensibilité. Or, ces formes de pensée désincarnée, inauthentique, que la clinique révèle, correspondent
effectivement à une absence de soi-même, dans l’effacement du vécu de l’expérience corporelle. Il y a donc lieu de
se questionner sur un clivage qui concernerait non seulement le Moi, mais également l’inconscient lui-même.
En effet, nous pouvons bénéficier de l’approche psychosomatique pour comprendre que dans
l’organisation mentale de ces patients la violence reste isolée par le clivage de toutes formes de représentations par
un système qui peut l’endiguer efficacement grâce à des comportements et à un mode de pensée correctement
articulés avec la réalité sur un mode logique, opérationnel. Ce qui n’a rien à voir avec le processus secondaire
régnant sur le préconscient. Il s’agit plutôt d’une pensée rationnelle venant de l’extérieur et non d’une
interprétation fantasmatique inventée par le sujet. Nous rencontrons fréquemment en milieu carcéral ce type de
sujets qui présentent une disproportion caractéristique entre le registre cognitif nettement surinvesti et le registre
affectif qui reste peu accessible à l’expression. Comment alors éviter que la thérapie ne tourne en rond, comme le
remarque R. Langs 7, en ne portant l’analyse que sur cette forme de pensée « conventionnelle et inauthentique,
pauvre et stéréotypée. ou prolixe et technologique, mais toujours empruntée opportunément à l’imaginaire social
8
»?
Mais il s’avère que l’institution pénitentiaire est amenée aujourd’hui à reprendre la fonction asilaire
autrefois dévolue à la psychiatrie hospitalière, de sorte que des praticiens, médecins psychiatres ou psychologues
oeuvrant dans le champ de la santé mentale exercent leurs attributions en milieu carcéral, animés par une
conception radicalement opposée à la nôtre quant à la faisabilité d’une psychanalyse des comportements violents.
C. Balier, au terme de son expérience psychiatrique et psychanalytique acquise auprès de la population pénale,
partage avec nous le même constat clinique quant au vide psychique et la même visée de (re)subjectiver le patient,
en l’occurrence les agresseurs sexuels 9. Toutefois, il considère que la thérapie est possible et que, pour l’essentiel,
celle-ci peut être conduite dans le cadre d’une relation intersubjective opérant par la seule médiation du langage. «
Il convient de se placer là où le patient renonce à son existence même de sujet. C’est ce qui rend fondamental
l’engagement du thérapeute dans une relation de sujet à sujet [...]. Il est faisable d’instituer en milieu pénitentiaire
un lieu thérapeutique pour traiter “mieux qu’à l’hôpital” une pathologie dont l’expression majeure est le passage
à l’acte. C’est bien au fonctionnement mental que nous sommes confrontés dans un face-à-face dépouillé de tous
les bruits qui accompagnent si souvent l’action en milieu ouvert [...]. La prison est immergée dans l’organisation
sociale comme le veut l’esprit de la sectorisation, en raison de la proximité du palais de justice d’où partent les
lois qui fixent la place du citoyen. Avec l’incarcération ou L’intervention de la justice naît la souffrance [.]. A partir d’un premier entretien clinique bien conduit, on peut être assuré de l’authenticité de la parole du sujet parce
qu’on y décèle des interrogations, des doutes identitaires, des affects de honte ou de culpabilité. Peu d’entre eux
s’enferment dans le déni et la protestation de leur innocence. »
C’est essentiellement sur ce dernier point que nous nous différencions-de la position de C. Balier
6
Henry M., 1987, La Barbarie, Paris, Grasset.
Langs R., 1988, Thérapie de vérité, thérapie de mensonge, Paris, PUF.
8
Dejours C., 2002, « Le corps comme exigence de ta pensée», in Debray R., Dours C., Fedida P., Psychopathologie de
l’expérience du corps, Paris, Dunod, p. 96.
9
Balier C., 1996, Entre perversion et psychose : Le pays de tous les dangers, in Évolution psychiatrique, 1: 27-45.
7
4
dont les choix techniques paraissent reposer sur une conception métapsychologique qui if accorde au clivage
qu’une étendue limitée au registre du Moi.
Notre perplexité tourne à l’inquiétude lorsque, de manière doctrinaire, il est admis que
l’incarcération permettrait plus commodément l’investigation d’une subjectivité « apurée ». Celle-ci serait
opportunément débarrassée de la gangue du réel où elle est enchâssée, comme cela est prescrit dans le dispositif
psychanalytique où les règles d’écoute visent à évincer le réel pour laisser la première place au psychique et à
l’imaginaire. Mais nous ne sommes pas bien convaincus que l’on puisse opérer aussi commodément une telle
discrimination entre ce qui relève de l’aliénation mentale et ce qui relève de l’aliénation sociale, en particulier dans
la construction des conduites sexuelles qui s’inscrivent dans lès rapports sociaux de domination des hommes sur
les femmes 10. Les figures de la déliaison, comme nous l’avons vu en référence à l’approche psychosomatique,
puisent dans le réel les ressources des contre-investissements pour endiguer l’inconscient. En outre, il nous paraît
tout aussi difficile de ne pas tenir compte des contraintes de la réalité institutionnelle et de la manière dont elles
imprègnent la clinique en référence aux apports de la psychothérapie institutionnelle 11 .
Nous pensons a contrario que le moi ne peut résister à la maladie et à la folie qu’à la condition
d’avoir un rapport avec autrui, mais aussi que le regard de l’autre n’a de valeur que dans la mesure où j’en obtiens
la reconnaissance d’un certain rapport que j’établis avec le monde réel. Il y a donc un engrènement entre le monde
objectif et le monde humain de sorte que l’identité ne tient que si les interactions entre les trois pôles ego, autrui et
la réalité, fonctionnent 12.
C’est dire que le rapport à autrui, l’intercompréhension est toujours médiatisée par une action sur le
réel qui mobilise l’expérience affective du corps. Et c’est précisément. en ce lieu géométrique du corps que se
déploie progressivement la subjectivité.
Le travail thérapeutique sur les mots et les représentations reste vain si l’interprétation ne peut porter
sur les affects et l’éprouvé corporel du patient mobilisé par le transfert. « Chez certains sujets, le trouble de
l’expérience sensorielle peut aller jusqu’à un enfermement défensif grave caractérisé par le mutisme du patient
dont le corps tend à se faire sentir comme inerte. La perception des états corporels peut être aussi L’objet d’une
déformation comme dans les troubles de l’image symbolique du corps dans la psychose 13 » « La difficulté spécifique pour l’analyste dans le maniement du transfert, c’est le risque que la pensée débrayée du corps par le clivage tourne à vide et s’emballe 14 […] »
Pour conclure ...
Comment le secteur clivé s’intégrerait au service du Moi si la prison ne développait pas d’autres
alternatives que la protection du clivage et le renoncement à faire usage d’une partie du patrimoine pulsionnel ?
Aussi, nous sommes arrivés à la conclusion que le problème n’est pas tant celui du diagnostic psychopathologique et structurel, mais qu’il se situe plus essentiellement dans la prévention de la régression de la
corporéité et la recherche des conditions de l’avènement ou du redéploiement de la subjectivité fondés sur
l’intégration de l’expérience du corps au clavier des registres de la sensibilité. L’activité de pensée chez des sujets
chez qui elle est profondément altérée peut être réanimée en prenant appui sur le rôle de la sensori-motricité, de
l’activité musculaire dans la formation de la représentation de choses, la création de sources pulsionnelles 15. La
déstabilisation économique induite par le plaisir éprouvé peut conduire à de nouvelles liaisons et à une
perlaboration de l’expérience du corps. Nous disposons de données empiriques acquises en milieu carcéral qui
attestent que le travail, à condition qu’il soit un espace de socialisation médiatisé, créatif et qualifiant, représente le
meilleur moyen de conjurer l’hyperactivisme réprimant le fonctionnement psychique. Il constitue, dès lors, un
10
Weltzer-Lang 0, 1991, Les Hommes violents, Paris, Lierre et coudrier
Oury J., 1992, L’Aliénation, Paris, Galilée.
12
Sigaut F., 1990, « Folie, réel et technologie », Techniques et cultures, 15 : 167-179.
13
Pankow G., 1969, L’Homme et sa psychose, Paris, Aubier Montaigne.
14
Dejours C., Le Corps d’abord, corps biologique. corps érotique et sens moral, Paris, Payot, p. 101
15
Fain M., 1981, « Vers une conception psychosomatique de l’inconscient», Revue française de psychanalyse, 45 :
417-427.
11
5
cadre de symbolisation en permettant à des personnes pour qui cette activité a toujours été barrée depuis le début
de leur histoire d’accéder à la compréhension des règles de métier et à la formation de normes sociales de
solidarité et de convivialité.
Certes, soutenir la thèse que l’expérience vécue dans le rapport au travail de la résistance du réel
dynamise la subjectivité est concevable plus aisément pour des sujets chez qui la subjectivité est déjà déployée et
s’accroît d’elle-même, comme dans la clinique névrotique. En revanche, chez le délinquant, la dynamisation reste
plus problématique en raison du déficit de l’intrasubjectivité. D’où l’importance de la substance des moyens que
l’on met à leur disposition. C’est pourquoi, le travail, défini comme activité-coordonnée utile, apparaît comme une
source possible d’accroissement de la subjectivité, précisément parce qu’il s’agit de personnes dont les capacités
affectives et cognitives sont peu étendues. Aussi, nous avançons l’idée que c’est seulement par la médiation du
travail que se lient et se relient les rapports entre les registres affectif et cognitif. Ce qui peut, en
conséquence, donner lieu à un travail psychique de remaniement et de déplacement du clivage. Le milieu carcéral
n’est pas un espace thérapeutique, mais un lieu d’application de la peine privative de la liberté. Aussi, plutôt que de
suivre la voie de la réduction des objectifs à la thérapie, perçue comme une solution privilégiée pour répondre à
certains problèmes de délinquance, il faudrait pouvoir se situer de manière intentionnelle dans une dynamique de
redéploiement de cette expérience subjective en instaurant, pour le sujet incarcéré, un autre type de rapport au
monde et à autrui. Il ne s’agit pas d’attendre l’intervention messianique qui transformerait les prisons françaises,
mais de mettre en visibilité les expériences probantes qui ont pour dénominateur commun de se situer dans le
champ du travail, de la formation et de la culture. C’est là, en effet, que les effets de l’aliénation peuvent être le
mieux réduits.
Rémi Canino
Docteur en psychologie
Psychologue au Centre national d’Observation de Fresnes
Membre du laboratoire de psychodynamique du travail et de l’action
Au conservatoire national des arts et métiers.
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