S’opposant au refoulement producteur de représentations psychiques, ce mode de décharge sen-
sori-motrice conduit à l’instauration d’une prévalence de l’actuel, au détriment de la mémorisation par la mise
hors jeu du préconscient. L’affect est désarticulé de la représentation par un effort volontaire de saturation
perceptive de la conscience. Il est remarquable que le sujet cherche à l’extérieur des perceptions calmantes, mais
qu’en même temps il fuit devant certaines perceptions qui pourraient avoir un effet traumatique. L’inconscient
serait ainsi immobilisé. Dès lors, la place exorbitante des procédés autocalmants dans le fonctionnement mental
habituel de certains détenus soulève la question de la restauration des processus représentatifs, de la possibilité
d’une réanimation de la subjectivité sans rapport à la mémoire.
Tout se passe comme si la relation clinique avec ces individus ne pouvait appeler une pensée, mais
seulement de l’angoisse sans représentation, révélant ainsi la défaillance à s’éprouver soi-même affectivement
dans son rapport à soi et à autrui. Il apparaît que ces sujets ont été constamment mis en échec vis-à-vis de la
subjectivité que M. Henry
désigne comme la capacité de se sentir soi-même, d’éprouver la vie en soi, d’être une
sensibilité. Or, ces formes de pensée désincarnée, inauthentique, que la clinique révèle, correspondent
effectivement à une absence de soi-même, dans l’effacement du vécu de l’expérience corporelle. Il y a donc lieu de
se questionner sur un clivage qui concernerait non seulement le Moi, mais également l’inconscient lui-même.
En effet, nous pouvons bénéficier de l’approche psychosomatique pour comprendre que dans
l’organisation mentale de ces patients la violence reste isolée par le clivage de toutes formes de représentations par
un système qui peut l’endiguer efficacement grâce à des comportements et à un mode de pensée correctement
articulés avec la réalité sur un mode logique, opérationnel. Ce qui n’a rien à voir avec le processus secondaire
régnant sur le préconscient. Il s’agit plutôt d’une pensée rationnelle venant de l’extérieur et non d’une
interprétation fantasmatique inventée par le sujet. Nous rencontrons fréquemment en milieu carcéral ce type de
sujets qui présentent une disproportion caractéristique entre le registre cognitif nettement surinvesti et le registre
affectif qui reste peu accessible à l’expression. Comment alors éviter que la thérapie ne tourne en rond, comme le
remarque R. Langs
, en ne portant l’analyse que sur cette forme de pensée « conventionnelle et inauthentique,
pauvre et stéréotypée. ou prolixe et technologique, mais toujours empruntée opportunément à l’imaginaire social
» ?
Mais il s’avère que l’institution pénitentiaire est amenée aujourd’hui à reprendre la fonction asilaire
autrefois dévolue à la psychiatrie hospitalière, de sorte que des praticiens, médecins psychiatres ou psychologues
oeuvrant dans le champ de la santé mentale exercent leurs attributions en milieu carcéral, animés par une
conception radicalement opposée à la nôtre quant à la faisabilité d’une psychanalyse des comportements violents.
C. Balier, au terme de son expérience psychiatrique et psychanalytique acquise auprès de la population pénale,
partage avec nous le même constat clinique quant au vide psychique et la même visée de (re)subjectiver le patient,
en l’occurrence les agresseurs sexuels
. Toutefois, il considère que la thérapie est possible et que, pour l’essentiel,
celle-ci peut être conduite dans le cadre d’une relation intersubjective opérant par la seule médiation du langage. «
Il convient de se placer là où le patient renonce à son existence même de sujet. C’est ce qui rend fondamental
l’engagement du thérapeute dans une relation de sujet à sujet [...]. Il est faisable d’instituer en milieu pénitentiaire
un lieu thérapeutique pour traiter “mieux qu’à l’hôpital” une pathologie dont l’expression majeure est le passage
à l’acte. C’est bien au fonctionnement mental que nous sommes confrontés dans un face-à-face dépouillé de tous
les bruits qui accompagnent si souvent l’action en milieu ouvert [...]. La prison est immergée dans l’organisation
sociale comme le veut l’esprit de la sectorisation, en raison de la proximité du palais de justice d’où partent les
lois qui fixent la place du citoyen. Avec l’incarcération ou L’intervention de la justice naît la souffrance [.]. A par-
tir d’un premier entretien clinique bien conduit, on peut être assuré de l’authenticité de la parole du sujet parce
qu’on y décèle des interrogations, des doutes identitaires, des affects de honte ou de culpabilité. Peu d’entre eux
s’enferment dans le déni et la protestation de leur innocence. »
C’est essentiellement sur ce dernier point que nous nous différencions-de la position de C. Balier
Henry M., 1987, La Barbarie, Paris, Grasset.
Langs R., 1988, Thérapie de vérité, thérapie de mensonge, Paris, PUF.
Dejours C., 2002, « Le corps comme exigence de ta pensée», in Debray R., Dours C., Fedida P., Psychopathologie de
l’expérience du corps, Paris, Dunod, p. 96.
Balier C., 1996, Entre perversion et psychose : Le pays de tous les dangers, in Évolution psychiatrique, 1: 27-45.