Alain BLONDEL - Département de physique nucléaire et corpusculaire

Trois neutrinos pour faire le monde ?
Alain Blondel, Prix Jean Ricard 2005, DPNC, Section de Physique, Université de Genève;
en détachement du LLR-CNRS Ecole Polytechnique Palaiseau
alain.blondel@cern.ch
Le but ultime de la physique des particules s’est déplacé dans les trente dernières années
d’une investigation de la structure de la matière à une tentative de reconstitution des
conditions qui régnaient dans l’univers dans ses tous premiers instants et de l’évolution des
lois de la physique qui s’est produite dans ces moments primordiaux. Nous ne parlons pas ici
des trois premières minutes, comme dans le lèbre livre de S. Weinberg, mais plutôt de ce
qui s’est passé pendant les premiers milliardièmes de seconds après le Big Bang, ou même
avant. A cette époque, les neutrinos ont joué un rôle fondamental.
Figure 1 Détecter les neutrinos a toujours été un casse-tête car ils interagissent extrêmement peu. Au
milieu le détecteur géant Super-KamiokaNDE (du nom de la montagne Kamioka au Japon ou l’on a
installé une « Nucleon Decay Experiment ») en cours de montage ; on distingue un petit bateau
pneumatique en bas à droite de l’image. Dans ce détecteur de 50 mille tonnes d’eau purifiée, on détecte
avec 11500 photomultiplicateurs de 50cm de diamètre (les points sur l’image) les produits d’interactions
des neutrinos par l’effet Tcherenkov. A gauche l’anneau diffus produit par un électron, à droite l’anneau
plus régulier produit par un muon.
La structure de la matière
Revenons sur la structure de la matière. Le scénario ‘élémentaire’ des années 30 invoquait
quatre particules : proton (p), neutron (n), électron (e) et neutrino (. Ce scénario était
superbe : on peut à l’aide de ces quatre particules reconstituer l’ensemble de la table de
Mendeleïev. Le neutrino était invoqué alors il n’a été observé qu’en 1956 pour assurer la
conservation de lénergie et du moment angulaire dans les désintégrations béta telles que n
p e- La force électromagnétique (qui, entre autres, unit les atomes) était quantifiée et décrite
par l’échange d’un photon, ce que Feynman en 1949 eut le génie de représenter par des
croquis très simples, comme en Figure 2 l’interaction d’un électron et d’un proton. Manquait
encore une description équivalente pour les forces nucléaire forte (responsable des
interactions entre protons et neutrons) ou faible (responsable de la désintégration beta).
Figure 2 Diagramme de Feynman : l’électron e interagit avec un proton p par échange d’un photon
.
Protons et neutrons se sont avérés être des particules composées, et de nombreuses
expériences ont démontré l’existence de ‘quarks’ de charges fractionnaires (Figure 3). Un
proton est ainsi fait de deux quarks ‘up’ (u) et d’un quark ‘down’ (d) comme indiqué Figure 4.
La force nucléaire unit ces quarks dans leurs nucléons, et on a pu vérifier qu’elle est
‘transmise’ par l’échange de ‘gluons’ (g), particules similaires au photon car elles sont sans
masse mais qui échangent une information supplémentaire qui caractérise aussi les quarks, et
que l’on appelle ‘couleur. Les quarks peuvent avoir trois couleurs différentes. La présence de
la couleur et le fait que les gluons sont sans masse expliquent que la force forte entre quarks
devient infinie à grande distances et que les quarks n’arrivent pas à se détacher du proton ni
d’aucun autre état dans lequel ils sont liés. Petit miracle, bien que leurs charges soient
fractionnaires, les quarks n’apparaissent que dans des états liés de charge entière (Figure 4).
Figure 3 La première famille de particules. Toute ressemblance avec des particules ayant réellement existé
serait complètement fortuite.
Figure 4 Les protons et neutrons sont composés de quarks. Il en est de même de tout un zoo d’états liés
instables, comme le pion.
L’ensemble {électron, neutrino, up, down} constitue la ‘première famille’ de particules
élémentaires. Plus mystérieux est le fait que, comptant trois fois chacun des quarks à cause de
la couleur, la somme des charges de cette famille de particules, (-1)+0+3x2/3+3(-1/3) = 0, est
nulle. De cette coïncidence, bienvenue pour assurer la convergence des calculs théoriques,
résulte aussi que la charge du proton est exactement égale et opposée à celle de l’électron, ce
qui assure que la matière est rigoureusement neutre.
S’il en était autrement, l’univers exploserait sous l’effet de la répulsion résiduelle entre
atomes, à une vitesse bien supérieure à celle que nous connaissons. Il n’y a pas de raison
connue à cette coïncidence que nous imaginons provenir d’une loi de symétrie (dite « Grande
Unification ») encore non découverte et dont les manifestations ne seraient visible qu’à des
énergies bien supérieures (1015 GeV) à ce que nous pouvons observer jusqu’ici (200 GeV) ou
dans un futur proche (14 000 GeV au LHC) ou, si nous préférons à un époque bien
antérieure (10-33 secondes ) à l’époque du Big Bang que nous explorons en ce moment (10 10
secondes).
Le Modèle Standard
Les interactions elles mêmes sont maintenant bien comprises d’une façon très semblables à
l’électromagnétisme, l’interaction forte étant donc le résultat de l’échange de gluons,
l’interaction faible étant le résultat de l’échange de ‘bosons intermédiaires’ massifs, appelés
W et Z, de masses 80.35 et 91.1867 GeV/c2 respectivement. (les masses des électrons et
protons sont 0,0005 et 0,938 GeV/c2). L’existence du boson W explique bien la
désintégration beta par l’échange de W, un quark d se transformant en quark u avec
production d’une paire électron+neutrino (graphe de la Figure 5.). C’est aussi selon ce graphe
que le boson W a été produit pour la première fois au CERN en 1983 par collisions de protons
et d’antiprotons. L’existence du boson Z fut mise en évidence par l’observation de la
diffusion de neutrinos sur un électron qui fut prise en photo par la chambre à bulles
Gargamelle en 1973 (Figure 5).
Figure 5. En haut à gauche : le diagramme d’échange de W explique la désintégration beta et la production de
bosons W dans les interactions proton-antiproton. En bas : cet électron pris en photo par la chambre à bulles
Gargamelle en 1973 et interprété par la diffusion d’un neutrino comme sur le graphe situé en haut à droite, a
constitué la première indication expérimentale de l’existence du boson Z et effectivement marqué la naissance
du modèle Standard.
Par une série d’explorations faisant appel à des accélérateurs de plus en plus puissants et des
détecteurs de plus en plus sensibles et automatisés, on a pu révéler l’existence de plusieurs
répliques de la première famille de particules résumées dans la Table 1. Le muon fut le
premier découvert en 1933, il est en tous points semblable à l’électron, mais sa masse est,
mystérieusement, 200 fois plus élevée. Le dernier en date (1994) est le quark ‘top’, équivalent
lourd du quark ‘up’ qui, la même année, fut prédit par des mesures de précision de la masse et
temps de vie du boson Z avec le LEP au CERN et observé en collisions proton-antiproton à
Fermilab à Chicago.
La Table 1 appelle bien des commentaires. Mentionnons déjà que la table des fermions se
double d’une table identique pour leurs antiparticules. Les bosons, eux, sont leur propres
antiparticules.
Fermions (spin ½)
Bosons (spin 1)
première famille
seconde famille
leptons
neutrinos
e-
5 105
-1

108
-1
1,77109
-1

0
0
e
<0.5
0
<0.5
0
<0.5
0
W
80,34 109
1
quarks
u
~106
2/3
c
1,5 109
2/3
top
1,75 1011
2/3
Z
91,1867 109
0
d
~106
-1/3
s
0,2 109
-1/3
b
5 109
-1/3
gluon
0
0
Table 1 L’ensemble des particules élémentaires connues. Pour chaque particule est donné son symbole (e-), sa
masse en eVc2 et sa charge en multiple de la charge du proton.
Figure 6 La détermination expérimentale du nombre de neutrinos légers.En absice : l’energie dans le centre de
masse de la collision e+ e- ; en ordonnée le taux de production d’évènements visibles.(Les évènenements e+ e
Z

sont invisibles !) Les trois courbes correspondent au calcul de taux de production s’il y a deux (rouge)
trois (bleu) ou quatre(vert) types de neutrinos.
Il pourrait exister un nombre illimité de familles mais le fait qu’il n’y a que trois familles de
ce type a été fortement suggéré par les expériences au LEP au CERN. On a en effet procédé à
l’étude de la réaction e-+e+ Z quarks, au voisinage de l’énergie (91 GeV) ou le boson Z
est produit directement, Figure 6. On peut calculer précisément le taux de production de
particules de masse inférieure à la moitié de la masse du Z, dont les neutrinos qui,
interagissant très peu, sont en pratique invisibles. Si il existait une quatrième famille ayant un
neutrino léger, ce neutrino serait aussi produit, et la production de particules visibles en serait
réduite d’autant. Les points expérimentaux sont formels : il y a N = 2.9841 ±.0083 familles
de neutrinos légers, ce qui constitue une assez bonne mesure du nombre entier 3 !
La représentation du monde par les particules de la Table 1 et leurs interactions s’appelle le
‘Modèle Standard’. vers 1973, il est maintenant complet et explique tous les phénomènes
connus en physique des particules. Enfin… presque.
Symétries brisées
Tout d’abord on remarque que toutes les particules élémentaires connues ont un spin. Aucune
particule élémentaire de spin 0 n’a été observée à ce jour, ce qui est mystérieux. On remarque
ensuite que les masses de ces particules vont de pratiquement 0 pour les neutrinos (on va y
revenir) à 175 GeV pour le quark top, alors que rien ne différencie vraiment ces particules
pour expliquer cette différence de 12 ordres de grandeur. Quelle est l’origine des masses si
différenciées des particules ? Lexistence d’un boson de Higgs (de spin 0 !) ou d’autres
modèles invoquant des particules dites supersymétriques (dont un grand nombre de spin 0
également) permettent de résoudre cette question dite de ‘brisure de symétrie électrofaible’ (la
symétrie qui est brisée est la symétrie entre photons et boson Z qui ont des masses si
différentes). La recherche du boson de Higgs ou de ses succédanés sera l’enjeu majeur de la
prochaine étape dans l’exploration vers les hautes énergies dans le nouveau collisionneur à
protons LHC au CERN dont le démarrage est prévu en 2007.
Une symétrie qui est brisée fortement par le Modèle Standard est la ‘parité’. Il semble naturel
en effet que les lois de la nature ne dépendent pas du fait que l’on ait choisi les repères
orthonormés directs plutôt qu’indirects, et donc on s’attend à ce que chaque phénomène soit
répliqué à l’identique si on renverse le sens des axes. Pas du tout. Chaque fois que l’on
observe un neutrino il est ‘gauche’ (son spin est inverse à la direction de propagation) et
l’antineutrino lui est toujours droit. Nous n’avons jamais observé de neutrino droit ou d’anti-
neutrino gauche. Si les neutrinos sont sans masse cette propriété est éternellement vraie et
interdit absolument qu’un neutrino se transforme en antineutrino.
Figure 7 les neutrinos brisent la symétrie de parité de façon maximale. Lors de la production ou interaction de
neutrinos ils sont toujours gauches (spin, flèche rouge, dans le sens inverse du mouvement, flèche noire, en haut
à gauche) et non droits comme illustré en bas à gauche, et qui est la configuration que l’on obtiendrait en
faisant l’image de la situation précédente dans un miroir (penser au spin comme à un tire-bouchon). Le
contraire est vrai pour les antineutrinos, à droite de la figure.
Une autre symétrie qui est chère aux physiciens des particules est la symétrie entre matière et
antimatière. Dans toutes les réactions connues et observées le nombre NF de fermions et NA
d’anti-fermions sont tels que NF-NA est constant. Le nombre de fermions est conservé, et l’on
ne peut que créer des paires de fermion-antifermion. On arrive alors a une contradiction
profonde.
Nous imaginons le Big Bang comme un état ou le monde ne serait qu’énergie à l’état pur. De
cet état infiniment simple et symétrique le monde aurait du évoluer vers un monde peuplé
d’autant de particules que d’antiparticules, puis, particules et antiparticules s’annihilant, vers
un état peuplé uniquement d’énergie (de photons donc). En fait on n’est pas très loin de cette
situation : le nombre de fermions dans l’univers, estimé à partir de la quantité de matière
visible ou manquante, est environ 10-9 fois le nombre de photons, ce qui est extrêmement
faible. Les scénarios dans lequel l’anti-matière aurait pu se séparer de la matière dans
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