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Chapitre 2
Quelques conséquences de quatre incapacités *
Descartes est le père de la philosophie moderne, et l’esprit du cartésianisme, c’est-à-dire ce qui
le distingue pour l’essentiel de la scolastique dont il a pris la place, pourrait se formuler globalement
de la manière suivante :
1. Il enseigne que la philosophie doit partir d’un doute universel ; alors que la philosophie
scolastique n’avait jamais mis en doute les fondements.
2. Il enseigne que l’ultime mise à l’épreuve de la certitude doit être recherchée dans la
conscience individuelle ; alors que la philosophie scolastique la fait reposer sur le témoignage des
sages et de l’Église catholique.
3. L’argumentation multiforme du Moyen Age est remplacée par une chaîne unique
d’inférences dépendant de prémisses implicites.
4. La philosophie scolastique avait ses mystères de la foi, mais elle entreprenait d’expliquer
toutes choses créées. Mais il y a beaucoup de faits que le cartésianisme non seulement n’explique pas,
mais qu’il rend absolument inexplicables, sauf à considérer que « Dieu les a faits comme ils sont » est
une explication suffisante.
Sous l’un ou l’autre de ces aspects, la plupart des philosophes modernes ont été en effet
cartésiens. Or, sans pour autant vouloir revenir à la scolastique, il me semble que la science et la
logique modernes nous imposent de partir d’une toute autre base.
1. Nous ne pouvons commencer par douter de tout. Il nous faut commencer avec tous les
préjugés que nous avons quand nous abordons l’étude de la philosophie. Une maxime ne les chassera
pas, car ce sont de ces choses dont il ne vient pas à l’esprit qu’on puisse les mettre en question. Par
conséquent ce scepticisme préalable sera totalement illusoire ; ce ne sera pas un doute réel ; et
quiconque suivra la méthode cartésienne ne sera jamais satisfait tant qu’il n’aura pas formellement
retrouvé toutes ces croyances qu’il aura abandonnées formellement. C’est donc une condition
préliminaire aussi inutile que d’aller au pôle Nord pour atteindre Constantinople en descendant
régulièrement le long d’un méridien. Il est vrai qu’une personne peut au cours de ses recherches
trouver une raison de douter de ce qu’elle avait commencé par croire ; mais dans ce cas elle doute
parce qu’elle a une raison positive de le faire, et non pour se plier à la maxime de Descartes. Ne
faisons pas semblant de douter en philosophie de ce dont nous ne doutons pas dans nos coeurs.
2. Le même formalisme apparaît dans le critère cartésien qui revient à dire : « Tout ce dont je
suis clairement convaincu est vrai ». Si j’étais vraiment convaincu, j’en aurais fini avec le
raisonnement et n’aurais pas besoin de preuve de certitude. Mais admettre ainsi que des individus
puissent être les juges absolus de la vérité est tout à fait pernicieux. Le résultat en sera que les
métaphysiciens s’accorderont pour reconnaître que la métaphysique a atteint un degré de certitude
bien supérieur à celui des sciences physiques ; — seulement, ils ne pourront s’accorder sur rien
d’autre. Dans les sciences où les hommes parviennent à des accords, quand une théorie a été proposée,
elle est considérée comme étant à l’épreuve, tant qu’on n’est pas parvenu à un accord. Une fois
l’accord obtenu, la question de la certitude devient oiseuse parce que plus personne n’en doute. Nous
ne pouvons raisonnablement espérer atteindre individuellement la philosophie ultime que nous
poursuivons ; nous ne pouvons par conséquent la chercher que pour la communauté des philosophes.
Par suite, si des esprits droits et disciplinés examinent soigneusement une théorie et refusent de
l’accepter, cela devrait créer des doutes dans l’esprit de l’auteur même de la théorie.
3. Dans ses méthodes, la philosophie devrait imiter les sciences qui ont déjà fait leurs preuves,
c’est-à-dire ne procéder qu’à partir de prémisses tangibles qu’il est possible de soumettre à un examen
soigneux et faire confiance à la multiplicité et à la variété des arguments plutôt qu’à l’aspect définitif
* “Some Consequences of Four Incapacities”, Journal of Speculative Philosophy, 1868, pp. 140-157.
de l’un d’entre eux. Le raisonnement philosophique ne devrait pas constituer une chaîne qui ne serait
pas plus forte que son maillon le plus faible, mais un câble dont les fibres peuvent être très ténues
pourvue qu’elles soient assez nombreuses et assez solidement liées les unes aux autres.
4. Toute philosophie non-idéaliste suppose qu’il existe quelque chose d’ultime qui est
absolument inexplicable ou inanalysable, en bref, quelque chose qui résulterait d’une médiation mais
qui ne serait pas lui-même susceptible de médiation. Or, que quelque chose soit ainsi inexplicable,
nous ne pouvons le savoir qu’en raisonnant à partir de signes. Mais la seule justification d’une
inférence à partir de signes, c’est que sa conclusion explique le fait. Supposer le fait absolument
inexplicable, n’est pas l’expliquer et partant cette supposition n’est jamais admissible.
Dans le numéro précédent de cette revue, on trouvera un article intitulé “Questions concernant
certaines facultés que l’on attribue à l’homme”, qui a été rédigé dans cet esprit d’opposition au
cartésianisme. Cette critique de certaines facultés a débouché sur quatre négations que je peux répéter
ici pour la commodité :
1. Nous n’avons aucun pouvoir d’introspection. Toute notre connaissance du monde interne
dérive par raisonnement hypothétique de notre connaissance des faits externes.
2. Nous n’avons aucun pouvoir d’Intuition : toute cognition est logiquement déterminée par des
cognitions antérieures.
3. Nous n’avons aucun pouvoir de penser sans signes.
4. Nous n’avons aucune conception de l’absolument inconnaissable.
Ces propositions ne peuvent être considérées comme certaines ; et afin de les soumettre à une
autre épreuve, nous proposons maintenant de les suivre jusqu’en leurs conséquences. Nous
considérerons d’abord la première seule ; ensuite nous tirerons les conséquences de la seconde jointe à
la première ; ensuite, nous tenterons de voir ce qui résulte de l’adoption de la troisième et enfin, nous
ajouterons la quatrième à nos prémisses hypothétiques.
Lorsque nous acceptons la première proposition, nous devons faire abstraction de tous les
préjugés issus d’une philosophie qui fait reposer notre connaissance du monde externe sur la
conscience de soi. Nous ne pouvons admettre aucun énoncé sur ce qui se passe à l’intérieur de nousmêmes sauf en tant qu’hypothèse nécessaire pour expliquer ce qui se passe dans ce que nous avons
coutume d’appeler le monde externe. En outre, une fois que nous avons, sur de telles bases, admis
l’existence d’une faculté ou d’un mode d’action de l’esprit, il nous est bien entendu impossible
d’adopter une autre hypothèse pour expliquer un fait que notre première supposition est en mesure
d’expliquer ; nous devons développer celle-ci jusqu’à ses ultimes conséquences. En d’autres termes,
nous sommes tenus de réduire toutes les actions mentales à un seul type dans la mesure où nous
pouvons le faire sans introduire d’hypothèses supplémentaires.
La classe des modifications de conscience par laquelle il nous faut commencer notre enquête
doit être une classe dont l’existence est indubitable et dont les lois sont les plus connues. Il doit donc
s’agir (puisque cette connaissance nous vient de l’extérieur) d’une classe de modifications qui suit de
plus près des faits externes ; c’est-à-dire il doit s’agir d’une sorte de cognition. Ici nous pouvons
admettre comme hypothèse la seconde proposition de notre article précédent selon laquelle il n’y a
absolument aucune cognition première d’un objet quelconque : la cognition se développe selon un
processus continu. Nous devons donc commencer avec un processus de cognition et avec ce processus
dont les lois sont les mieux comprises et qui suivent au plus près les faits externes. Il ne peut s’agir
que du processus d’inférence valide, qui va d’une prémisse A à sa conclusion B seulement si, en fait,
une proposition telle que B est toujours ou habituellement vraie lorsqu’une proposition A est vraie.
C’est donc une conséquence des deux premiers principes mentionnés dont nous essayons de tracer ici
les résultats, que nous devons réduire, dans la mesure du possible, toute action mentale à la formule du
raisonnement valide sans introduire d’autre supposition que le fait que l’esprit raisonne.
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Mais est-ce que l’esprit passe effectivement par un processus syllogistique ? Il est certes
douteux qu’une conclusion — en tant que quelque chose qui existe indépendamment dans l’esprit,
comme une image — vienne remplacer subitement deux prémisses qui existent dans l’esprit de
manière semblable. Mais nous avons l’expérience constante du fait que si l’on obtient le consentement
de quelqu’un aux prémisses, au sens où cette personne est alors disposée à agir d’après elles et à dire
qu’elles sont vraies, elle sera également disposée, dans des circonstances favorables, à agir d’après la
conclusion et à dire que celle-ci est vraie. Il y a donc quelque chose qui survient dans l’organisme et
qui est équivalent au processus syllogistique.
Une inférence valide est soit complète, soit incomplète. Une inférence incomplète est une
inférence dont la validité dépend de quelque état de fait qui n’est pas contenu dans les prémisses. Ce
fait impliqué aurait pu être énoncé comme une prémisse et son rapport à la conclusion est le même,
qu’il soit explicitement posé ou non, puisqu’il est au moins virtuellement considéré comme accordé ;
de sorte que tout argument incomplet valide est virtuellement complet. Les arguments complets se
divisent en simples et en complexes. Un argument complexe est un argument qui à partir de trois
prémisses ou plus conclut ce qui aurait pu être conclu par étapes successives dans des raisonnements
dont chacun serait simple. De cette manière, une inférence complexe revient en fin de compte à la
même chose qu’une succession d’inférences simples.
Une argument complet simple et valide, ou syllogisme, peut être soit apodictique soit probable.
Un syllogisme apodictique ou déductif est un syllogisme dont la validité dépend inconditionnellement
du rapport entre le fait inféré et les faits posés dans les prémisses. Un syllogisme dont la validité
dépendrait non seulement de ses prémisses mais de l’existence d’une autre connaissance, serait
impossible ; car soit cette autre connaissance serait posée, auquel cas elle ferait partie des prémisses,
soit elle serait implicitement assumée, auquel cas l’inférence serait incomplète. Mais un syllogisme
dont la validité dépend partiellement de la non-existence de quelque autre connaissance, est un
syllogisme probable.
Quelques exemples vont nous rendre ceci plus clair. Les deux arguments suivants sont
apodictiques ou déductifs :
1. Aucune série de jours dont le premier et le dernier sont des jours différents de la semaine
n’excède de plus d’une unité un multiple de sept ; or, le premier et le dernier jours d’une année
bissextile sont des jours différents de la semaine et par conséquent aucune année bissextile n’est
constituée d’un nombre de jours qui est supérieur de plus d’une unité à un multiple de sept.
2. Parmi les voyelles il n’y a aucune lettre double ; mais l’une des lettres doubles (w) est
composée de deux voyelles ; par conséquent, une lettre composée de deux voyelles n’est pas
nécessairement elle-même une voyelle.
Dans ces deux cas, il est évident que tant que les prémisses seront vraies, les conclusions le
seront également, quels que soient par ailleurs les autres faits. Par contre, supposons que nous
raisonnions de la manière suivante : — « Un certain homme avait le choléra asiatique ; il était dans le
coma, livide, tout glacé, et son pouls était imperceptible ; on le saigna copieusement. Au cours du
processus, il sortit du coma, et le lendemain matin, il se sentit suffisamment bien pour se lever. Par
conséquent la saignée tend à guérir le choléra ». Il s’agit là d’une inférence assez probable, à la
condition que les prémisses représentent la totalité de nos connaissances sur le sujet. Mais si nous
savions qu’il est possible de guérir très soudainement du choléra, et que nous sachions que le médecin
qui a fait état de ce cas connaissait une centaine d’autres essais de ce genre de remède, sans en avoir
communiqué le résultat, l’inférence perdrait alors toute sa validité.
L’absence d’une connaissance qui est indispensable à la validité d’un argument inférence
probable est en rapport avec quelque question qui est déterminée par le raisonnement lui-même. Cette
question, comme toutes les autres, porte sur le fait de savoir si certains objets possèdent certains
caractères. Dès lors la connaissance qui nous fait défaut porte sur le fait de savoir si, en dehors des
objets qui, d’après les prémisses, possèdent certains caractères, d’autres objets ne les possèdent pas
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également ; soit encore, sur le fait que, en dehors des caractères qui d’après les prémisses,
appartiennent à certains objets, d’autres caractères qui ne sont pas nécessairement impliqués par ceuxci n’appartiennent pas aux mêmes objets. Dans le premier cas, le raisonnement procède comme si tous
les objets qui possèdent certains caractères étaient connus ; il s’agit alors d’une induction ; dans le
second cas, l’inférence procède comme si tous les caractères nécessaires à la détermination d’un
certain d’objet ou classe étaient connus ; il s’agit alors d’une hypothèse. On peut encore rendre cette
distinction plus claire grâce à des exemples.
Supposons que nous comptions le nombre d’occurrences des différentes lettres dans un certain
livre en anglais que nous appelons A. Bien entendu, toute nouvelle lettre que nous ajoutons à notre
décompte modifie le nombre relatif des occurrences des différentes lettres ; mais au fur et à mesure
que nous progressons dans notre comptage, cette modification devient de moins en moins importante.
Supposons par exemple que plus nous comptons de lettres, la proportion des “e” représente à peu près
11 1/4 % de l’ensemble, celle des “t” 8 1/2 %, celle des “a” 8 %, celle des “s” 7 1/2 %, etc. Supposons
maintenant que nous répétions les mêmes observations sur une demi-douzaine d’autres écrits en
anglais (que nous pouvons désigner par les lettres B, C, D, E, F et G) avec le même résultat. Dans ce
cas, nous pouvons en inférer que dans tout texte anglais de quelque longueur, les occurrences des
différentes lettres atteignent à peu de chose près les fréquences relatives mentionnées ci-dessus.
Or, la validité de cet argument dépend du fait que nous ignorons quelle est la fréquence relative
des différentes lettres dans les textes rédigés en anglais en dehors de A, B, C, D, F, et G. Parce que si
nous connaissons cette fréquence relative pour un texte H, et qu’elle n’est pas, à peu de chose près,
identique à ce qu’elle est dans les textes que nous avons analysés, notre conclusion est aussitôt
détruite ; si au contraire elle est identique, alors l’inférence procède à partir de A, B, C, D, E, F, G et
H, et non plus seulement à partir des sept premiers. Par conséquent, il s’agit d’une induction.
Supposons ensuite qu’on nous présente un texte codé, mais sans la clef qui nous permettrait de
le déchiffrer. Supposons qu’il contienne un peu moins de 26 caractères, dont l’un revient
approximativement 11 fois sur cent, un autre 8 1/2 fois sur cent, un autre encore, 8 fois sur cent et un
quatrième, 7 1/2 fois sur cent. Supposons ensuite que lorsque nous remplaçons ces caractères
respectivement par “e”, “t”, “a” et “s”, nous nous apercevons de quelle manière nous pouvons
substituer à chacun des autres caractères une seule lettre de façon à produire un sens cohérent en
anglais, à condition toutefois que nous admettions que l’orthographe puisse être erronée dans certains
cas. Si ce texte a une longueur suffisante, nous pouvons en inférer avec une très grande probabilité que
nous avons bien trouvé la signification du texte codé.
La validité de cet argument dépend du fait qu’il n’existe aucun autre caractère connu de cet écrit
codé qui pourrait avoir quelque importance dans cette affaire ; car s’il y en a — si nous savons par
exemple qu’il y a ou qu’il n’y a pas d’autres manières de déchiffrer ce code — il faut tenir compte de
son effet, qui tend à renforcer ou à affaiblir la conclusion. Dans ces conditions il s’agit d’une
hypothèse.
Tout raisonnement valide est soit déductif, soit inductif, soit hypothétique ; ou encore, il
combine deux ou plusieurs de ces caractères. La déduction est assez correctement traitée dans la
plupart des manuels de logique, mais il nous faudra dire quelques mots de l’induction et de
l’hypothèse afin de rendre plus compréhensible ce qui suit.
L’induction peut être définie comme un argument qui tient pour acquis que tous les membres
d’une classe ou d’un agrégat ont tous les caractères qui sont communs à tous les membres de cette
classe à propos desquels nous savons qu’ils ont ou qu’ils n’ont pas ces caractères ; en d’autres termes,
qui assume qu’est vrai de toute une collection ce qui est vrai d’un certain nombre d’instances qu’on y
a choisies au hasard. On pourrait qualifier ceci d’argument statistique. A long terme, ce type
d’argument fournit généralement des conclusions assez correctes à partir de prémisses vraies. Si nous
avons un sac de haricots dont les uns sont noirs et les autres blancs, nous pouvons, en comptant les
proportions respectives des deux couleurs dans plusieurs différentes poignées, donner une
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approximation à peu près exacte de ces proportions relatives dans l’ensemble du sac, puisqu’un
nombre suffisant de poignées constituerait l’ensemble des haricots contenus dans le sac. La
caractéristique essentielle de l’induction, celle qui en donne la clef, c’est qu’en prenant la conclusion à
laquelle nous sommes ainsi parvenus comme majeure d’un syllogisme, et en prenant comme mineure
une proposition énonçant que tels ou tels objets appartiennent à la classe en question, l’autre prémisse
de l’induction s’ensuivra déductivement. Ainsi dans l’exemple ci-dessus, nous avons conclu que dans
tous les livres en anglais, les “e” représentent environ 11 1/4 % des lettres. En prenant ceci comme
majeure, et en prenant comme mineure la proposition que A, B, C, D, E, F et G sont des livres rédigés
en anglais, il s’ensuit déductivement que dans A, B, C, D, E, F et G environ 11 1/4 % des lettres sont
des “e”. Ainsi, Aristote a pu définir l’induction comme l’inférence de la majeure d’un syllogisme à
partir de sa mineure et de sa conclusion. La fonction d’une induction est de substituer à une série de
nombreux sujets un seul qui les embrasse tous et un nombre indéfini d’autres. C’est donc une espèce
de “réduction du divers à l’unité”.
On peut définir l’hypothèse comme un argument qui tient pour acquis qu’un caractère dont on
sait qu’il en implique nécessairement un certain nombre d’autres, peut être probablement prédiqué de
tout objet qui a tous les caractères dont on sait qu’ils sont impliqués par le caractère en question. De
même que l’induction peut être considérée comme l’inférence de la majeure d’un syllogisme, de
même l’hypothèse peut être considérée comme l’inférence de la mineure à partir des deux autres
propositions. Ainsi, l’exemple ci-dessus consiste en deux inférences de cette sorte de la mineure des
syllogismes suivants :
1. Tout texte de quelque longueur rédigé en anglais et dans lequel tels et tels caractères
désignent des “e”, des “t”, des “a” et des “s” possède à peu près 11 1/4 % de la première
sorte de signes, 8 1/4 de signes de la seconde, 8 de la troisième et 7 1/2 de la quatrième.
Ce texte codé est un texte rédigé en anglais, d’une certaine longueur, dans lequel tels et
tels caractères dénotent des “e”, des “t”, des “a” et des “s” respectivement.
 Ce texte codé possède environ 11 1/4 % de caractères de la première sorte, 8 1/2 de la
seconde, 8 de la troisième et 7 1/2 de la quatrième.
2. Un passage écrit avec un alphabet de ce genre a du sens quand telles et telles lettres
sont respectivement substituées à tels et tels caractères.
Ce passage codé est écrit avec un alphabet de ce genre.
 Cet écrit codé présente du sens lorsque ces substitutions sont effectuées.
La fonction de l’hypothèse est de substituer à une grande série de prédicats qui ne forment pas
en eux-mêmes une unité, un prédicat unique (ou un petit nombre) qui les implique tous et qui (sans
doute) en implique également un nombre indéfini d’autres. C’est par conséquent aussi une forme de
réduction du divers à l’unité 1. Tout syllogisme déductif peut être réduit à la forme suivante :
1 Plusieurs personnes versées dans la logique ont objecté que j’ai ici utilisé fautivement le terme hypothèse, et que ce que je
désigne ainsi est un argument par analogie. Il est suffisant de répondre que l’exemple du chiffre a été donné comme
illustration correcte de l’hypothèse par Descartes (Règle 10, Œuvres choisies, Paris, 1865, p. 334), par Leibniz (Nouveaux
Essais, lib. 4, ch. 12, § 13, Ed. Erdmann, p. 383 b), et (comme je l’ai appris de D. Stewart : Works, vol. 3, pp. 305 sq.) par
Gravesande, Boscovich, Hartley, et G.L. Le Sage. Le terme Hypothèse a été utilisé dans les sens suivants : — 1. Pour le
thème ou proposition formant le sujet du discours. 2. Pour une assomption. Aristote divise les thèses ou propositions
adoptées sans aucune raison en définitions et hypothèses. Celles-ci sont des propositions énonçant l’existence de quelque
chose. Ainsi, le géomètre dit, « Soit un triangle ». 3. Pour une condition en un sens général. On dit que nous cherchons
autre chose que le bonheur , dans certaines circonstances. La meilleure république est idéalement parfaite, la
seconde la meilleure sur terre, la troisième la meilleure , conditionnellement. La liberté est la  ou
condition de la démocratie. 4. Pour l’antécédent d’une proposition hypothétique. 5. Pour une question rhétorique qui
assume des faits. 6. Dans le Synopsis de Psellos, pour la référence d’un sujet aux choses qu’il dénote. 7. Plus
communément, à l’époque moderne, pour la conclusion d’un argument à partir de la conséquence et du conséquent à
l’antécédent. C’est ainsi que j’utilise ce terme. 8. Pour une conclusion telle qu’elle est trop faible pour être une théorie
acceptée dans le corps d’une science.
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Si A, alors B ;
A:
 B.
Et comme dans cette forme de raisonnement, la mineure apparaît comme l’antécédent ou la
raison de la proposition hypothétique, l’inférence hypothétique peut être qualifiée de raisonnement qui
va du conséquent à l’antécédent.
L’argument par analogie, qu’un logicien fort connu appelle un raisonnement qui va des
particuliers aux particuliers, tire sa validité du fait qu’il combine des caractères propres à l’induction et
à l’hypothèse : il peut s’analyser soit en une déduction, ou une induction, ou une déduction et une
hypothèse.
Mais bien que l’inférence se répartisse ainsi en trois espèces essentiellement différentes, elle
appartient aussi à un genre unique. Nous avons vu qu’aucune conclusion ne peut être inférée de
manière légitime qui n’aurait pu être atteinte par des suites d’arguments ayant chacun deux prémisses
et n’impliquant aucun fait non asserté.
Chacune de ces prémisses est une proposition assertant que certains objets ont certains
caractères. Chaque terme d’une telle proposition tient lieu soit de certains objets, soit de certains
caractères. La conclusion peut être considérée comme une proposition que l’on substitue à l’une des
Je donne quelques autorités pour soutenir le septième usage :
Chauvin. — Lexicon Rationale, 1ère ed. — « Hypothesis est propositio, quæ assumitur ad probandum aliam veritatem
incognitam. Requirunt multi, ut hæc hypothesis vera esse cognoscatur, etiam antequam appareat, an alia ex eâ deduci
possint. Verum aiunt alii, hoc unum desiderari, ut hypothesis pro vera admittatur, quod nempe ex hac talia deducitur, quæ
respondent phænomenis, et satisfaciunt omnibus difficultatibus, quæ hac parte in re, et in iis quæ de ea apparent,
occurrebant. »
Newton. — « Hactenus phænomena cœlorum et maris nostri per vim gravitatis exposui, sed causam gravitatis nondum
assignavi… Rationem vero harum gravitatis proprietatum ex phænomenis nondum potui deducere, et hypotheses non
fingo. Quicquid enim ex phænomenis non deducitur, hypothesis vocanda est… In hâc Philosophiâ Propositiones
deducuntur ex phænomenis, et redduntur generales per inductionem. » Principia. Ad fin..
Sir Wm. Hamilton. — « Les hypothèses, c’est-à-dire, les propositions qui sont assumées avec probabilité, afin d’expliquer ou
de prouver quelque chose d’autre qui ne peut être expliqué ou prouvé autrement. » — Lectures on Logic (Am. Ed.), p. 188.
« Le nom d’hypothèse est donné d’une manière plus affirmative aux suppositions provisoires, qui servent à expliquer les
phénomènes dans la mesure où ils sont observés, mais qui ne sont qu’assertées être vraies, si elles sont finalement
confirmées par une induction complète. » — Ibid. p. 364. « Lorsqu’un phénomène qui ne peut être expliqué par aucun
principe apporté par l’expérience se présente, nous nous sentons mécontents et mal à l’aise ; se développe alors un effort
pour découvrir quelque cause qui puisse, au moins provisoirement, rendre compte de ce phénomène exceptionnel ; et cette
cause est finalement reconnue comme valide et vraie si, grâce à elle, le phénomène donné se trouve obtenir une explication
pleine et entière. Le jugement dans lequel un phénomène est référé à une telle cause problématique, est appelé une
hypothèse. » — Ibid. p. 449-450. Voir aussi Lectures on Metaphysics, p. 117.
J. S. Mill. — « Une hypothèse est quelque supposition que ce soit que nous faisons (soit sans évidence réelle, soit avec une
évidence notoirement insuffisante), afin de tenter de déduire d’elle des conclusions en accord avec les faits dont nous
savons qu’ils sont réels ; en fonction de l’idée que si les conclusions auxquelles l’hypothèse conduit sont des vérités
connues, l’hypothèse elle-même doit être, ou au moins est probablement vraie. »— Logic (6e éd.), vol. 2, p. 8.
Kant. — « Si tous les conséquents d’une cognition sont vraies, la cognition elle-même est vraie… Il est permis, alors, de
conclure du conséquent à une raison, mais sans pouvoir déterminer cette raison. C’est seulement à partir du complexe de
tous les conséquents que nous pouvons conclure à la vérité d’une raison déterminée… La difficulté avec ce mode
d’inférence positif et direct (modus ponens) est que la totalité de ses conséquents ne peut être reconnue apodictiquement, et
que nous sommes alors conduits par ce mode d’inférence à une cognition simplement probable et hypothétiquement vraie
(Hypothèses). » — Logik par Jäsche ; Werke, Ed. Rosenkranz and Schubert, vol. 3, p. 221. « Une hypothèse est le jugement
de la vérité d’une raison en raison de la suffisance des conséquents… » — Ibid. p. 262.
Herbart. — « Nous pouvons faire des hypothèses, en déduire des conséquents, et ensuite voir si ces derniers s’accordent à
l’expérience. De telles suppositions sont appelées hypothèses. » — Einleitung ; Werke, vol. 1, p. 53.
Beneke. — « Les inférences affirmatives du conséquent à l’antécédent, ou hypothèses. » — System der Logik, vol. 2, p. 103.
Il n’y aurait aucune difficulté à multiplier à l’extrême ces citations.
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deux prémisses, cette substitution se justifiant par le fait qui est affirmé dans l’autre prémisse. De cette
manière, la conclusion est inférée de l’une ou l’autre des deux prémisses soit en substituant un
nouveau sujet à celui de la prémisse en question, soit un nouveau prédicat au prédicat de la prémisse,
soit par ces deux substitutions. Or, la substitution d’un terme à un autre ne se justifie que dans la
mesure où le terme substitué représente seulement ce qui est représenté dans le terme remplacé. Si, par
conséquent, on peut dénoter la conclusion par la formule suivante :
S est P,
et si cette conclusion est dérivée grâce à une substitution de sujet dans une prémisse qui, pour cette
raison, peut s’écrire de la manière suivante :
M est P,
alors l’autre prémisse doit asserter que tout objet qui est représenté par S le sera également par M, ou
encore :
Tout S est un M ;
tandis que si la conclusion, S est P, est dérivée de l’une ou l’autre prémisse par un changement de
prédicat, cette prémisse peut s’écrire
S est M ;
et l’autre prémisse doit asserter que tout caractère impliqué dans P est impliqué dans M, ou que
Tout ce qui est M est P.
Par conséquent dans les deux cas, le syllogisme doit être susceptible d’être exprimé sous la forme
suivante :
S est M ; M est P :
 S est P.
Finalement, si la conclusion diffère de l’une ou l’autre de ses deux prémisses à la fois par le
sujet et par le prédicat, la forme de l’énoncé de la conclusion et des prémisses peut être modifiée de
manière à ce qu’elles aient un terme commun. Ceci est toujours possible, car si P est la prémisse et C
la conclusion, elles peuvent être énoncées de la manière suivante :
L’état de choses représenté dans P est réel,
et
l’état de choses représenté dans C est réel.
Dans ce cas, l’autre prémisse doit d’une manière ou d’une autre asserter virtuellement que tout
état de choses représenté par C est l’état de choses tel qu’il est représenté par P.
Tout raisonnement valide a par conséquent une seule forme générale ; et en cherchant à réduire
toute action mentale aux formules de l’inférence valide, nous cherchons à la réduire à un type unique.
Un obstacle apparent à la réduction de toute action mentale au type de l’inférence valide, c’est
l’existence des paralogismes. Tout argument implique la vérité d’un principe général de procédure
inférentielle (qu’un tel principe implique certains faits qui se rapportent au sujet de l’argument, ou
qu’il soit simplement une maxime générale se rapportant à un système de signes), d’après lequel c’est
un argument valide. Si ce principe est faux, l’argument est un paralogisme ; mais ni un raisonnement
valide construit sur des prémisses fausses ni une induction ou une hypothèse qui seraient
excessivement faibles sans être entièrement illégitimes, même si l’on a surestimé leur force et même si
leurs conclusions sont fausses, n’est un paralogisme.
Or, les mots pris tels quels, s’ils ont la forme d’un argument, impliquent par là-même tout fait
qui peut être nécessaire pour rendre cet argument concluant ; si bien que, pour le logicien formel, qui
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n’a affaire qu’à la seule signification des mots d’après les principes appropriés d’interprétation, et non
à l’intention de celui qui parle, telle qu’on peut la deviner d’après d’autres indications, les seuls
paralogismes devraient être ceux qui sont simplement absurdes et contradictoires, soit que leurs
conclusions soient entièrement incompatibles avec leurs prémisses, soit qu’elles relient entre elles, par
une sorte de conjonction illative, des propositions qui, quelles que soient les circonstances, ne peuvent
jamais être validement mises en relation par une conjonction de cette nature.
Mais pour un psychologue, un argument est valide seulement si les prémisses à partir desquelles
la conclusion mentale est dérivée suffisent, si elles sont vraies, à justifier cette conclusion, soit par
elles-mêmes soit à l’aide d’autres propositions qui ont été antérieurement tenues pour vraies. Mais il
est aisé de montrer que toutes les inférence"inférence" s faites par l’homme qui ne sont pas valides en
ce sens se réduisent à quatre catégories"catégories" , à savoir : 1) celles dont les prémisses sont
fausses ; 2) celles qui ont quelque force, mais très peu ; 3) celles qui résultent d’une confusion d’une
proposition avec une autre ; 4) celles qui résultent soit d’une appréhension indistincte, soit de la
mauvaise application, soit de la fausseté d’une règle d’inférence. Car si un homme venait à commettre
un paralogisme qui n’appartienne à aucune de ces quatre classes, il tirerait une conclusion qui serait
réellement dénuée de toute pertinence, tout en partant de prémisses vraies, conçues d’une manière
parfaitement distincte, et sans être égaré par aucun préjugé ou autre jugement qui lui servirait de règle
d’inférence. Si cela pouvait se produire, la considération sans parti-pris et la prudence ne serviraient à
rien dans le processus de pensée, car la prudence ne nous sert qu’à nous assurer que nous tenons bien
compte de la totalité des faits et à faire en sorte que tous ceux dont nous tenons ainsi compte soient
parfaitement distincts : l’absence de parti-pris nous rend seulement capables d’être prudents et nous
empêche aussi d’être affectés par une passion en inférant comme vrai ce que nous souhaiterions être
vrai, ou ce dont nous craignons qu’il puisse être vrai, ou encore de suivre une autre fausse règle
d’inférence. Mais l’expérience montre que la considération attentive et soigneuse des mêmes
prémisses distinctement conçues (préjugés inclus) conduira tous les hommes à énoncer le même
jugement. Or, si un paralogisme appartient à la première de ces quatre classes et si donc ses prémisses
sont fausses, on peut présumer que la procédure suivie par l’esprit de ces prémisses à la conclusion
soit est correcte, soit fautive de l’une des trois autres manières mentionnées ci-dessus, car on ne peut
supposer que la simple fausseté des prémisses puisse affecter la procédure de la raison si une telle
fausseté n’est pas connue par la raison. Si le paralogisme appartient à la seconde classe, et s’il possède
la moindre force, si faible soit-elle, il s’agit alors d’un argument probable légitime, et il appartient au
type des inférences valides. S’il appartient à la troisième classe, donc s’il résulte de la confusion d’une
proposition avec une autre, cette confusion doit provenir d’une ressemblance entre les deux
propositions ; c’est-à-dire que la personne qui raisonne, voyant qu’une proposition a quelques uns des
caractères qui appartiennent à une autre, en conclut qu’elle a tous les caractères essentiels de celle-ci et
qu’elle lui est équivalente. Or, il s’agit là d’une inférence hypothétique qui, bien qu’elle puisse être
faible et que ses conclusions puissent se révéler fausses, appartient à la classe des inférences ; par
conséquent, comme le nodus du paralogisme réside dans cette confusion, la procédure suivie par
l’esprit dans des paralogismes de la troisième classe est conforme à la formule de l’inférence valide. Si
le paralogisme appartient à la quatrième classe, soit il résulte d’une mauvaise application ou
compréhension d’une règle d’inférence, et dans ce cas il s’agit d’un paralogisme de confusion, soit il
résulte de l’emploi d’une mauvaise règle d’inférence. Dans ce dernier cas, une telle règle est en fait
considérée comme une prémisse, et par conséquent la fausseté de la conclusion est simplement due à
la fausseté de l’une des prémisses. Par conséquent, dans tous les paralogismes dans lesquels l’esprit de
l’homme peut tomber, la procédure de l’esprit reste conforme à la formule de l’inférence valide.
Le troisième principe dont nous avons à déduire les conséquences est que, chaque fois que nous
pensons, nous avons présents à la conscience quelque sentiment, image, conception ou autre
représentation, qui sert de signe. Mais il suit de notre propre existence (qui est prouvée par
l’occurrence de l’ignorance et de l’erreur) que tout ce qui nous est présent est une manifestation
phénoménale de nous-mêmes. Cela n’empêche pas qu’il soit un phénomène de quelque chose qui est
en dehors de nous, exactement comme un arc-en-ciel est à la fois une manifestation et du soleil et de la
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pluie. Quand nous pensons, donc, nous-mêmes, comme nous sommes à ce moment, apparaissons
comme un signe. Or un signe a, en tant que tel, trois références : la première, c’est un signe pour
quelque pensée qui l’interprète ; la seconde, c’est un signe pour quelque objet dont il est dans cette
pensée l’équivalent ; la troisième, c’est un signe sous un certain rapport ou dans une certaine qualité
qui le met en liaison avec son objet. Que sont les trois corrélats auxquels une pensée-signe renvoie ?
1. Quand nous pensons, à quelle pensée cette pensée-signe qui est nous-mêmes s’adresse-t-elle ?
Elle peut, par l’intermédiaire d’une expression externe, qu’elle n’atteint peut-être qu’après un
développement interne considérable, en venir à s’adresser à la pensée d’une autre personne. Mais que
ceci se produise ou non, elle est toujours interprétée par une de nos pensées subséquentes. Si, après
une pensée quelconque, le courant d’idées coule librement, il suit la loi de l’association mentale. Dans
ce cas, chaque pensée antérieure suggère quelque chose à la pensée qui la suit, c’est-à-dire est le signe
de quelque chose pour cette dernière. Notre cours de pensée peut, il est vrai, être interrompu. Mais il
nous faut nous rappeler qu’en plus de l’élément principal de la pensée à un moment quelconque, il y a
cent choses dans notre esprit auxquelles seule une petite fraction d’attention ou de conscience est
concédée. Il ne suit donc pas que, parce qu’un nouvel élément constitutif de la pensée prend le dessus,
le cours de la pensée qu’il remplace, soit entièrement brisé. Au contraire, suivant notre second
principe, qu’il n’y a pas d’intuition ou de cognition qui ne soit déterminée par des cognitions
antérieures, il suit que l’apparition d’une nouvelle expérience n’est jamais une affaire instantanée,
mais un événement occupant du temps et se produisant par un processus continu. Sa prédominance
dans la conscience doit donc être probablement la consommation d’un processus de croissance ; et,
dans ce cas, il n’y a pas de cause suffisante pour que la pensée qui avait été prédominante juste avant,
cesse d’une manière abrupte et instantanée. Mais si un cours de pensée cesse en s’éteignant peu à peu,
il suit librement sa propre loi d’association aussi longtemps qu’il dure, et il n’y a aucun moment où il
y a une pensée appartenant à cette série, qui ne soit suivie d’une pensée qui l’interprète ou la répète. Il
n’y a donc aucune exception à la loi suivant laquelle toute pensée-signe est traduite ou interprétée dans
une pensée-signe subséquente, sauf le cas où toute pensée s’abîmerait d’une manière abrupte et
définitive dans la mort.
2. La question suivante est : De quoi la pensée-signe tient-elle lieu — que nomme-t-elle — quel
est son suppositum ? La chose externe, sans aucun doute, quand on pense à une chose externe réelle.
Mais pourtant, étant donné que la pensée est déterminée par une pensée antérieure du même objet, elle
ne renvoie à cette chose qu’en dénotant cette pensée antérieure. Supposons, par exemple, que l’on
pense à Toussaint et qu’on pense d’abord à lui comme à un Noir, mais non distinctement comme à un
homme. Si cette distinction est ajoutée ensuite, c’est par le moyen de la pensée qu’un Noir est un
homme : c’est-à-dire que la pensée subséquente, homme, renvoie à la chose externe parce qu’elle est
prédiquée de cette pensée antérieure, Noir, que l’on a eue de cette chose. Si nous pensons ensuite à
Toussaint comme à un général, alors nous pensons que ce Noir, cet homme, était général. Et ainsi dans
tous les cas la pensée subséquente dénote ce qui a été pensé dans la pensée antérieure.
3. La pensée-signe tient lieu de son objet sous son aspect pensé ; c’est-à-dire que cet aspect est
l’objet immédiat de la conscience dans la pensée ou, en d’autres termes, c’est la pensée elle-même ou
au moins ce que la pensée est pensée être dans la pensée subséquente pour laquelle elle est un signe.
Il nous faut maintenant considérer deux autres propriétés des signes qui sont d’une grande
importance dans la théorie de la cognition. Puisque un signe n’est pas identique à la chose signifiée,
mais en diffère sous certains aspects, il faut évidemment qu’il ait quelques caractères qui lui
appartiennent en propre et n’ont rien à faire avec sa fonction de représentation. J’appelle ces
caractères les qualités matérielles du signe. Comme exemples de ces qualités, prenons dans le mot
“homme” les cinq lettres qu’il comporte — dans un tableau, le fait qu’il est plat et sans relief. En
second lieu, un signe doit pouvoir être lié (non dans la raison, mais réellement) à un autre signe du
même objet ou à l’objet lui-même. Ainsi, les mots seraient sans aucune valeur s’ils ne pouvaient pas
être liés dans des phrases au moyen d’une copule réelle qui unit les signes de la même chose. L’utilité
de certains signes — comme une girouette, une encoche, etc. — consiste entièrement en ce qu’ils sont
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réellement liés aux choses mêmes qu’ils signifient. Dans le cas d’un tableau, un tel lien n’est pas
évident, mais il existe dans le pouvoir d’association qui relie le tableau au cerveau-signe qui
l’étiquette. Cette liaison réelle, physique, d’un signe avec son objet, soit immédiatement soit par sa
liaison avec un autre signe, je l’appelle la pure application démonstrative du signe. Or la fonction
représentative d’un signe ne réside ni dans sa qualité matérielle, ni dans sa pure application
démonstrative ; parce qu’elle est quelque chose que le signe est, non en lui-même ou dans une relation
réelle avec l’objet, mais qu’il est pour une pensée, alors que les deux caractères que l’on vient de
définir appartiennent au signe indépendamment du fait qu’il s’adresse à une pensée. Et pourtant si je
prends toutes les choses qui ont certaines qualités et que je les lie physiquement à une autre série de
choses, une à une, elles deviennent aptes à être des signes. Si on ne les considère pas comme tels, elles
ne sont pas des signes en acte, mais elles le sont dans le même sens, par exemple, où une fleur que
l’on ne voit pas, peut être dite rouge, ceci étant aussi un terme relatif à une affection mentale.
Considérons un état d’esprit qui est une conception. C’est une conception en vertu du fait qu’il a
une signification, une compréhension logique ; et s’il est applicable à un objet quelconque, c’est parce
que cet objet a les caractères contenus dans la compréhension de cette conception. Or on dit
habituellement que la compréhension logique d’une pensée consiste en pensées qui y sont contenues ;
mais les pensées sont des événements, des actes de l’esprit. Deux pensées sont deux événements
séparés dans le temps, et l’une ne peut pas littéralement être contenue dans l’autre. On peut dire que
toutes les pensées exactement similaires peuvent être considérées comme une seule pensée ; et que
dire qu’une pensée contient une autre pensée signifie qu’elle contient une pensée exactement similaire
à cet autre. Mais comment deux pensées peuvent-elles être similaires ? Deux objets ne peuvent être
considérés comme similaires que s’ils sont comparés et rapprochés dans l’esprit. Les pensées n’ont
d’existence que dans l’esprit; elles n’existent qu’en tant qu’elles sont considérées. Par suite, deux
pensées ne peuvent être similaires que si elles sont rapprochées dans l’esprit. Mais, quant à leur
existence, deux pensées sont séparées par un intervalle de temps. Nous sommes trop enclins à
imaginer que nous pouvons formuler une pensée similaire à une pensée passée en l’appariant avec
cette dernière comme si cette pensée passée était toujours présente en nous. Mais il est évident que la
connaissance qu’une pensée est similaire à une autre, ou en aucune façon vraiment représentative
d’une autre, ne peut pas dériver de la perception immédiate, mais doit être une hypothèse
(indiscutablement pleinement justifiable par les faits) et que par conséquent la formation d’une pensée
représentative de cette sorte doit dépendre d’une force réelle effective derrière la conscience et non
simplement d’une comparaison mentale. Ce qu’il nous faut donc entendre quand nous disons qu’un
concept est contenu dans un autre, est que nous représentons normalement l’un comme contenu dans
l’autre ; c’est-à-dire que nous formons un genre particulier de jugement 2, dont le sujet signifie un
concept et le prédicat l’autre.
Aucune pensée en soi, donc, aucun sentiment en soi, n’en contient d’autres, mais est absolument
simple et inanalysable ; et dire qu’il est composé d’autres pensées et sentiments est comme dire qu’un
mouvement le long d’une ligne droite est composé de deux mouvements dont il est la résultante ;
autrement dit, c’est une métaphore, une fiction parallèle à la vérité. Toute pensée, aussi artificielle et
complexe qu’elle soit, est, dans la mesure où elle est immédiatement présente, une simple sensation
sans parties et par conséquent en soi, sans similarité avec une autre, mais incomparable avec quelque
chose d’autre et absolument sui generis 3. Tout ce qui est entièrement incomparable est totalement
inexplicable, parce que l’explication consiste à faire entrer les choses dans des lois générales ou dans
des classes naturelles. Par suite, toute pensée, dans la mesure où elle est un sentiment d’une sorte
2 Un jugement concernant un minimum d’information. A propos de cette théorie, voir mon article sur “Compréhension et
extension”, in Proceedings of the American Academy of Arts and Sciences, vol. 7, p. 426.
3 On remarquera que je dis en soi. Je n’irais pas jusqu’à nier que ma sensation de rouge aujourd’hui ressemble à ma sensation
de rouge hier. Je dis seulement que la similarité peut consister seulement dans les forces physiologiques derrière la
conscience — ce qui me conduit à dire que je reconnais ce sentiment comme étant le même que le précédent et ne
consistant donc pas en une communauté de sensations.
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particulière, est simplement un fait ultime, inexplicable. Ceci ne contredit pas cependant mon postulat
qu’il ne faudrait permettre à aucun fait de rester inexplicable ; car, d’une part, nous ne pouvons jamais
penser : « ceci est présent en moi », puisque, avant que nous ayons le temps de faire cette réflexion, la
sensation est passée, et, d’autre part, une fois qu’elle est passée, nous ne pouvons jamais rappeler la
qualité de ce sentiment comme elle était en soi et pour soi, ou savoir ce qu’elle était en soi ou même
découvrir l’existence de cette qualité si ce n’est par un corollaire tiré de notre théorie générale de
nous-mêmes, et même alors non dans son idiosyncrasie, mais seulement comme quelque chose de
présent. Mais, comme quelque chose de présent, les sentiments sont tous semblables et ne requièrent
aucune explication, puisqu’ils ne contiennent que ce qui est universel. De telle sorte que rien de ce que
nous pouvons vraiment prédiquer des sentiments n’est laissé sans explication ; mais seulement
quelque chose que nous ne pouvons pas connaître réflexivement. De sorte que nous ne tombons pas
dans la contradiction qui consiste à vouloir rendre le Médiat immédiable. Enfin, aucune pensée
actuelle présente (qui est un simple sentiment) n’a de signification, de valeur intellectuelle ; car cellesci ne résident pas dans ce qui est actuellement pensé, mais dans ce avec quoi cette pensée peut être liée
dans la représentation par des pensées subséquentes ; de sorte que la signification d’une pensée est
quelque chose de totalement virtuel. On peut objecter que si aucune pensée n’a de signification, toute
pensée est sans signification. Mais c’est un paralogisme semblable à celui qui consiste à dire que, si
dans aucun des espaces successifs qu’un corps occupe, il n’y a de place pour le mouvement, il n’y a
aucune place pour le mouvement dans l’espace total. A aucun instant particulier dans mon état d’esprit
il n’y a ni cognition ni représentation, mais il y a cognition ou représentation dans la relation de mes
états d’esprit à des instants différents 4. En bref, l’Immédiat (et par conséquent en soi non susceptible
de médiation — l’Inanalysable, l’Inexplicable, l’Inintellectuel) circule comme un courant continu à
travers notre vie ; il est la somme totale de conscience dont la médiation qui en est la continuité, est
produite par une force effective, réelle, derrière la conscience.
Ainsi, nous avons dans la pensée trois éléments : le premier, la fonction représentative qui en
fait une représentation. Le second, la pure application dénotative ou liaison réelle, qui met une pensée
en relation avec une autre ; et le troisième, la qualité matérielle ou la manière dont nous sentons, qui
donne à la pensée sa qualité. 5
Qu’une sensation ne soit pas nécessairement une intuition ou une impression première des sens,
est tout à fait évident dans le cas d’une sensation de beauté ; et, ce qui a été démontré plus haut, en ce
qui concerne le son. Lorsque la sensation de beauté est déterminée par des cognitions antérieures, elle
surgit toujours comme un prédicat ; c’est-à-dire que nous pensons que quelque chose est beau. Chaque
fois qu’une sensation surgit ainsi comme conséquence d’autres sensations, l’induction nous apprend
que celles-ci sont plus ou moins compliquées. Ainsi, la sensation d’une espèce particulière de son
surgit comme conséquence d’une série d’impressions reçues par les différents nerfs de l’oreille,
combinées d’une manière spécifique et qui se succèdent avec une certaine rapidité. Une sensation de
couleur dépend d’impressions oculaires qui se succèdent les unes aux autres d’une manière régulière
et avec une certaine rapidité. La sensation de beauté surgit elle aussi du divers d’autres impressions. Et
ceci vaut dans tous les cas. En second lieu, toutes ces sensations sont simples en elles-mêmes, ou du
moins, elles sont plus simples que celles qui leur donnent naissance. En conséquence une sensation est
un prédicat simple mis en lieu et place d’un prédicat complexe ; en d’autres termes, elle remplit la
fonction d’une hypothèse. Mais le principe général qui veut que chacune des choses auxquelles une
telle sensation appartient a telle ou telle série compliquée de prédicats n’est pas déterminé par la raison
(ainsi que nous l’avons vu) : il est de nature arbitraire. Par conséquent la classe des inférences
hypothétiques à laquelle ressemble le surgissement d’une sensation est celle du raisonnement de
définition au definitum dans lequel la prémisse majeure est de nature arbitraire. Seulement, dans ce
4 Par suite, exactement comme nous disons qu’un corps est en mouvement, et non qu’un mouvement est dans un corps, nous
devrions dire que nous sommes en pensée et non que les pensées sont en nous.
5 Sur la qualité, la relation et la représentation, voir Proceedings of the American Academy of Arts and Sciences, vol. 7, p.
293.
11
mode de raisonnement, la prémisse est déterminée par les conventions du langage et dit en quelle
occasion un mot doit être utilisé ; et dans la formation d’une sensation, cette prémisse est déterminée
par la constitution de notre nature et dit en quelle occasion surgissent une sensation ou un signe mental
naturel. Ainsi la sensation, dans la mesure où elle représente quelque chose, est déterminée suivant
une loi logique, par des cognitions antérieures ; c’est-à-dire que ces cognitions déterminent le fait qu’il
va y avoir une sensation. Mais dans la mesure où la sensation est un simple sentiment d’une espèce
particulière, elle n’est déterminée que par un pouvoir occulte et inexplicable ; et dans cette mesure,
elle n’est pas une représentation : elle n’est que la qualité matérielle d’une représentation. Car, de
même que lorsqu’on raisonne de la définition au definitum, le son du mot défini est indifférente au
logicien, ainsi que le nombre de lettres qu’il contient, de même dans le cas de ce mot constitutionnel,
la manière dont il sera senti en lui-même n’est pas déterminée par une loi interne. Par conséquent un
sentiment, en tant que sentiment, est simplement la qualité matérielle d’un signe mental.
Mais il n’y a pas de sentiment qui ne soit en même temps une représentation, un prédicat de
quelque chose qui est logiquement déterminé par les sentiments antérieurs. Car s’il existe ainsi des
sentiments qui ne sont pas des prédicats, il s’agit alors d’émotions. Or toute émotion a un sujet"sujet" .
Si un homme est en colère, il se dit à lui-même que telle ou telle chose est vile et abominable. S’il est
joyeux, il se dit que ceci ou cela est délicieux. S’il est en proie à l’étonnement, il se dit : « cela est
étrange ». En bref, toutes les fois qu’un homme ressent quelque chose, il pense à quelque chose.
Même ces passions qui semblent n’avoir aucun objet défini, comme la mélancolie, ne parviennent à la
conscience"conscience" \r "bk31" qu’en donnant une certaine couleur aux objets de la pensée. Ce qui
nous fait considérer les émotions comme des affections du moi plus que des autres cognitions, c’est
que nous les voyons dépendre de notre situation accidentelle du moment beaucoup plus que les autres
cognitions ; mais cela signifie simplement qu’elles sont des cognitions trop étroites pour être utiles.
Un bref examen nous convaincra que les émotions surgissent lorsque notre attention est fortement
attirée par des circonstances complexes et inconcevables. La peur surgit lorsque nous somme
incapables de prédire notre destin ; la joie, à l’occasion de certaines sensations indescriptibles et
particulièrement complexes. Lorsqu’il se produit certaines indications qu’un événement qui va
grandement dans le sens de mes intérêts, et dont j’ai anticipé la venue, est susceptible de ne pas se
produire ; et si, après avoir pesé les probabilités, après avoir inventé des sauvegardes, et après avoir
recherché de plus amples informations, je me trouve incapable de parvenir à une conclusion assurée en
ce qui concerne le futur, le sentiment d’angoisse surgit à la place de l’inférence intellectuelle
hypothétique que je recherche. Lorsqu’il se produit une chose dont je ne peux rendre compte, je suis
étonné. Lorsque je m’efforce de me représenter (ce que je ne pourrai jamais faire), un plaisir futur,
j’espère. « Je ne vous comprends pas », c’est ainsi que s’exprime un homme en colère.
L’indescriptible, l’ineffable, l’incompréhensible engendrent généralement l’émotion ; mais rien n’est
aussi refroidissant qu’une explication scientifique. Ainsi, une émotion est toujours un prédicat simple
qu’une opération mentale vient substituer à un prédicat hautement complexe. Or, si nous considérons
qu’un prédicat très complexe demande à être expliqué au moyen d’une hypothèse, que cette hypothèse
doit être un prédicat plus simple qui se substitue au prédicat complexe en question, et que lorsque nous
sommes en proie à une émotion, une hypothèse est difficilement possible au sens strict du terme —
nous serons frappés par l’analogie des rôles que jouent l’émotion et l’hypothèse. Il est vrai qu’il y a
cette différence entre une émotion et une hypothèse intellectuelle, que dans le cas de celle-ci, nous
avons des raisons d’affirmer qu’à tout ce à quoi peut s’appliquer le simple prédicat hypothétique, de
cela le prédicat complexe est vrai ; tandis que dans le cas d’une émotion, il s’agit d’une proposition
dont nous ne pouvons donner la raison, mais qui est déterminée simplement par la nature de notre
constitution émotionnelle. Mais ceci correspond précisément à la différence entre l’hypothèse et le
raisonnement qui va de la définition au definitum, et ainsi, il semblerait bien que l’émotion ne soit rien
d’autre que la sensation. Pourtant, il paraît y avoir une différence entre l’émotion et la sensation, et je
l’énoncerais de la manière suivante :
Il y a quelque raison de penser que, correspondant à tous les sentiments qui se produisent en
nous, des mouvements se produisent dans notre corps. Cette propriété de la pensée-signe, puisqu’elle
12
ne dépend pas rationnellement de la signification du signe, peut être comparée à ce que j’ai appelé la
qualité matérielle du signe ; mais elle en diffère dans la mesure où il n’est pas essentiellement
nécessaire qu’elle soit ressentie pour qu’il y ait une pensée-signe. Dans le cas d’une sensation, le
divers d’impressions qui la précède et la détermine n’appartient pas à une espèce telle que le
mouvement corporel qui lui correspond provienne d’une glande d’une quelconque importance ou du
cerveau ; et c’est probablement pour cette raison que la sensation ne produit aucun bouleversement de
grande ampleur dans l’organisme corporel ; et la sensation en elle-même n’est pas une pensée qui ait
une très grande influence sur le courant de notre pensée, sauf en vertu de l’information qu’elle est
susceptible de nous fournir. Par contre, une émotion surgit beaucoup plus tard dans le développement
de la pensée — je veux dire qu’elle intervient bien après le début de la cognition de son objet, — et les
pensées qui la déterminent ont déjà leurs mouvements correspondants dans le cerveau ou la glande
principale ; par conséquent, elle produit des mouvements de grande ampleur dans notre corps et
indépendamment de sa valeur représentative elle affecte fortement le courant de notre pensée. Les
mouvements physiques auxquels je fais allusion sont d’abord et bien évidemment le fait de rougir, de
pâlir, de regarder fixement, de sourire, de froncer les sourcils, de faire la moue, de rire, de pleurer, de
sangloter, de s’agiter, de s’esquiver, de trembler, d’être pétrifié, de soupirer, de renifler, de hausser les
épaules, de gémir, de défaillir, d’avoir des palpitations, ou d’avoir le cœur qui se gonfle, etc. A cela,
on peut ajouter en second lieu d’autres actions plus compliquées qui viennent néanmoins d’une
impulsion directe et non de la délibération.
Ce qui distingue à la fois les sensations proprement dites et les émotions du sentiment d’une
pensée, c’est que dans le cas des deux premières la qualité matérielle paraît essentielle, parce que la
pensée n’a pas de relation de raison avec les pensées qui la déterminent, alors que dans le cas du
sentiment d’une pensée, les relations de raison existent et nous empêchent de prêter attention au
simple sentiment. Quand je dis qu’il n’y a pas de relation de raison avec les pensées déterminantes, je
veux dire qu’il n’y a rien dans le contenu de la pensée qui explique pourquoi celle-ci surgit
uniquement à l’occasion de ces pensées déterminantes. S’il y a une relation de raison de ce genre, si la
pensée est essentiellement limitée dans son application à ces objets-ci, alors la pensée comprend une
pensée autre qu’elle-même ; en d’autres termes, elle est une pensée complexe. Une pensée noncomplexe ne peut donc être qu’une simple sensation ou émotion ne possédant pas de caractère
rationnel. Tout ceci diffère considérablement des doctrines courantes selon lesquelles les conceptions
les plus élevées et les plus métaphysiques sont absolument simples. On me demandera de quelle
manière il est possible d’analyser une conception comme celle d’un être, ou si je suis capable de
définir un, deux et trois sans un diallèle. J’admets bien volontiers que ni l’une ni l’autre de ces
conceptions ne peut être scindée en deux autres de rang plus élevé qu’elle-même ; par conséquent, en
ce sens, j’admets pleinement que certaines notions authentiquement métaphysiques et éminemment
intellectuelles sont absolument simples. Mais bien que ces concepts ne puissent être définis par genre
et différence, il y a une autre manière dont on peut les définir. Toute détermination se fait par
négation ; nous ne pouvons reconnaître un caractère de prime abord qu’en comparant un objet qui le
possède avec un objet qui ne le possède pas. C’est pourquoi une conception qui serait universelle dans
tous ses aspects ne pourrait pas être reconnue et serait impossible. Nous n’obtenons pas la conception
de l’Être, au sens impliqué par la copule, en observant que toutes les choses auxquelles il nous est
possible de penser ont quelque chose en commun, parce qu’il n’y a aucune chose de ce genre à
observer. Nous l’obtenons en réfléchissant sur les signes, — des mots ou des pensées — ; nous
remarquons que différents prédicats peuvent s’attacher au même sujet et que chacun d’entre eux rend
possible l’application d’une conception à ce sujet ; ensuite nous imaginons qu’un sujet a quelque
chose qui est vrai de lui simplement parce qu’un prédicat lui est attaché, (quel qu’il soit) — et c’est ce
que nous appelons Être. Notre conception d’être est donc une conception qui porte sur un signe, —
une pensée ou un mot ; — et puisqu’il n’est pas applicable à tout signe, il n’est pas primitivement
universel, bien qu’il le soit dans son application médiate aux choses. On peut par conséquent définir
l’Être ; par exemple en disant que c’est ce qui est commun à tous les objets qui sont inclus dans une
classe quelconque et aux objets qui n’appartiennent pas à cette classe. Mais cela n’a rien de nouveau
13
de dire que les conceptions métaphysiques sont primitivement et au fond des pensées qui portent sur
des mots, ou des pensées qui portent sur d’autres pensées ; c’est la doctrine à la fois d’Aristote (dont
les catégories sont des parties du discours) et de Kant (dont les catégories sont les caractères de
différentes espèces de proposition"proposition" s).
La sensation et le pouvoir d’abstraction ou attention peuvent être considérés, dans un certain
sens, comme les seuls constituants de toute pensée. Maintenant que nous avons examiné la première,
tentons d’analyser un peu la seconde. Grâce à la force de l’attention, l’accent est mis sur l’un des
éléments objectifs de la conscience. Par conséquent, un tel accent n’est pas lui-même un objet de la
conscience immédiate, et sous ce rapport il est entièrement différent d’un sentiment. Par conséquent,
puisque cet accent consiste néanmoins en un certain effet qu’il produit sur la conscience et ne peut
donc exister que dans la mesure où il affecte notre connaissance ; puisque d’autre part, on ne peut
supposer qu’un acte détermine ce qui le précède dans le temps, cet acte ne peut consister que dans la
capacité que possède la cognition sur laquelle l’accent est mis de produire un effet sur la mémoire ou
d’influer d’une autre manière sur la pensée subséquente. Ceci est confirmé par le fait que l’attention
est une affaire de quantité continue ; car pour autant que nous le sachions, cette quantité continue est
en dernière analyse réductible au temps. Ainsi nous découvrons que l’attention produit en réalité un
effet considérable sur la pensée subséquente. En premier lieu, elle affecte fortement la mémoire : une
pensée sera remémorée pendant une période d’autant plus longue que l’attention qui lui aura été prêtée
originellement aura été plus importante. En second lieu, plus l’attention est importante, plus les
liaisons sont étroites et plus l’enchaînement logique de la pensée est précis. En troisième lieu, nous
pouvons, grâce à l’attention, retrouver une pensée que nous avons oubliée. Ces faits nous font
comprendre que l’attention est ce pouvoir grâce auquel la pensée à un certain moment peut être reliée
et mise en relation avec la pensée à un autre moment ; ou encore, pour nous servir de notre conception
de la pensée comme signe, nous pourrions dire qu’elle est la pure application démonstrative d’une
pensée-signe.
L’attention est éveillée lorsqu’un même phénomène se répète en différentes occasions ; ou bien
lorsqu’un même prédicat se présente dans différents sujets. Nous voyons que A a un certain caractère,
que B a le même, et C a également le même ; ce qui attire notre attention si bien que nous disons « ces
choses ont ce caractère ». Ainsi, l’attention est un acte d’induction ; mais c’est une induction qui
n’accroît pas notre connaissance puisque lorsque nous disons « ces choses » nous ne désignons que les
instances expériencées. En bref, il s’agit d’un argument à partir d’énumération.
L’attention produit des effets sur le système nerveux. Ces effets, ce sont des habitudes ou des
associations nerveuses. L’habitude s’instaure lorsque, ayant eu la sensation d’accomplir un certain
acte m en différentes occasions a, b, c, nous en arrivons à l’accomplir à chaque occurrence de
l’événement général l dont a, b, et c sont des cas d’espèce. C’est-à-dire par la cognition du fait que :
Tout cas de a, b, ou c est un cas de m,
est déterminée la cognition que :
Tout cas de l et un cas de m.
Ainsi la formation d’une habitude est une induction et elle est par conséquent nécessairement
liée à l’attention ou abstraction. Les actions volontaires résultent des sensations qui sont produites par
les habitudes, de même que nos actions instinctives résultent de notre nature originelle.
Ainsi nous avons vu que toutes les espèces de modifications de la conscience — l’Attention, la
Sensation et l’Entendement — sont des inférences. Mais on pourrait nous objecter que l’inférence ne
traite qu’avec les termes généraux et qu’une image, autrement dit une représentation absolument
singulière, ne peut donc pas être inférée.
“Singulier” et “Individuel” sont des termes équivoques. Un singulier peut signifier ce qui ne
peut se trouver qu’en un seul lieu à un seul moment. En ce sens, cela ne s’oppose pas à général. Le
soleil en ce sens est un singulier, mais il s’agit cependant d’un terme général, comme l’explique tout
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bon traité de logique. Je peux très bien posséder une conception très générale de Hermolaus
Barbarus * ; je n’en continue pas moins à penser qu’au même moment, il ne peut se trouver qu’en un
seul endroit à la fois. Lorsqu’on dit qu’une image est singulière, on veut dire qu’elle est absolument
déterminée sous tous rapports. Tous les caractères possibles, ou leurs négations, doivent être vrais
d’une telle image. Dans les termes mêmes du plus éminent défenseur de cette doctrine : l’image d’un
homme que je me forme « doit être celle d’un homme blanc, noir ou basané, droit ou courbé, grand,
petit ou moyen ». Ce doit être l’image d’un homme dont la bouche est ouverte ou fermée, dont les
cheveux sont précisément de telle ou telle couleur, et dont le corps a précisément telles ou telles
proportions. Aucune des propositions de Locke n’a été repoussée avec autant de dédain par tous les
amis des images que son refus d’avouer que “l’idée” d’un triangle doit être celle d’une figure dont les
angles sont soit obtus, soit droits, soit aigus. En fait l’image d’un triangle devrait le représenter avec
chacun de ses angles déterminés par un certain nombre de degrés, de minutes et de secondes.
S’il en est ainsi, il est évident que personne n’a une vraie image du chemin qui mène à son
bureau ou de n’importe quelle chose réelle. En vérité, il n’en a aucune image à moins qu’il ne soit
capable non seulement de la reconnaître mais également de l’imaginer (de manière vraie ou fausse)
dans toute l’infinité de ses détails. Et puisque c’est le cas, il devient véritablement fort douteux que
nous puissions avoir quelque chose comme une image dans notre imagination. Je demande au lecteur
de regarder un livre d’un rouge vif, ou un autre objet de couleur vive ; de fermer ensuite les yeux et de
dire s’il voit cette couleur, que son éclat soit vif ou atténué ; de dire enfin s’il y a quoi que ce soit qui
ressemble à la vue ici. Hume et les autres sectateurs de Berkeley prétendent qu’il n’y a aucune
différence entre la perception réelle d’un livre rouge et son souvenir sauf dans « leurs différents degrés
de force ou de vivacité ». « Les couleurs qu’emploie la mémoire, dit Hume, sont atténuées et ternes à
côté de celles dont nos perceptions originales sont revêtues ». S’il s’agissait là d’une définition
adéquate de la différence, le livre devrait être moins rouge dans notre souvenir qu’il ne l’est dans la
réalité ; tandis qu’en fait nous nous rappelons très précisément sa couleur pendant quelques instants
(que le lecteur veuille bien en faire l’expérience), bien que nous ne voyons plus rien qui lui ressemble.
Ensuite, nous ne conservons plus rien de la couleur sinon la conscience que nous pourrions la
reconnaître. Afin de prouver ceci plus avant, je demanderai au lecteur de tenter une petite expérience.
Qu’il rappelle dans son souvenir, s’il le peut, l’image d’un cheval — non pas l’image d’un cheval qu’il
aurait effectivement vu, mais celle d’un cheval imaginaire, — et, avant de lire plus loin, qu’il fixe par
contemplation 6 dans sa mémoire cette image... Est-ce fait ? car je soutiens qu’il ne serait pas honnête
de continuer à lire sans l’avoir fait. — Or, le lecteur est capable de dire quelle était la couleur de ce
cheval d’une manière générale : gris, bai ou noir. Mais il est sans doute incapable de dire quelle était
sa teinte exacte. Il n’est pas capable de le dire aussi exactement qu’il le serait par contre juste après
avoir vu réellement le cheval. Mais s’il avait dans l’esprit une image dont la couleur générale n’était
pas mieux déterminée que la teinte particulière, pourquoi cette dernière a-t-elle si rapidement disparu
* Ermolao Barbaro (1454-1493), traducteur d’Aristote.
6 Nul dont la langue maternelle est l’anglais n’a besoin d’être informé que la contemplation est essentiellement (1) prolongée,
(2) volontaire et (3) une action, et qu’on n’utilise jamais ce terme pour désigner ce qui est présent à l’esprit dans cet acte.
Un étranger peut s’en convaincre par l’étude appropriée des écrivains anglais. Ainsi Locke (Essay Concerning Human
Understanding, Livre II, chap. 19, § 1) dit, « Si elle [une idée] peut être soumise durablement à une considération attentive,
c’est de la Contemplation. » De même (ibid., Livre II, chap. 10, § 1) « garder l’Idée qui est amenée en lui [l’esprit] pour
quelque temps réellement en observation, ce qui est appelé Contemplation. » Ce terme est par conséquent inadapté pour
traduire Anschauung ; car ce dernier n’implique pas un acte qui est nécessairement prolongé ou volontaire, et il dénote plus
habituellement une présentation mentale, parfois une faculté, moins souvent la réception d’une impression dans l’esprit, et
rarement sinon jamais, une action. Pour la traduction de Anschauung par intuition, il n’y a, au moins, pas de telle objection.
Étymologiquement, les deux mots correspondent précisément. Le sens philosophique original d’intuition était une
cognition de la diversité présente dans ce caractère… il est maintenant plus communément utilisé, ainsi que le dit un auteur
moderne, « pour inclure tous les produits des facultés perceptives (externes ou internes) et imaginatives ; tous les actes de
conscience, en somme, dont l’objet immédiat est une chose, un acte ou un état de l’esprit individuel, présenté sous la
condition d’existence distincte dans l’espace et dans le temps. » Finalement, nous avons l’autorité de l’exemple propre de
Kant traduisant son Anschauung par Intuitus ; et bien entendu c’est l’usage commun des Allemands lorsqu’ils écrivent en
latin. De plus, intuitiv remplace fréquemment anschauend ou anschaulich. Si cela constitue une mauvaise interprétation de
Kant, elle est partagée par lui-même et par pratiquement tous ses compatriotes.
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de sa mémoire, alors que la première y demeure ? On répondra peut-être que nous oublions toujours
les détails plus rapidement que les caractères plus généraux ; mais que cette réponse est insuffisante
est confirmé, selon moi, par l’extrême disproportion qui existe entre la durée de la période pendant
laquelle nous continuons à nous souvenir de la teinte exacte de quelque chose que nous avons
effectivement vu comparée à cet oubli instantané de la teinte exacte de la chose imaginée, et le
souvenir de la chose vue à peine plus vif comparé avec le souvenir de la chose imaginée.
Je soupçonne que les nominalistes confondent penser un triangle sans penser qu’il est soit
équilatéral, soit isocèle, soit scalène et penser un triangle sans se demander s’il est équilatéral, isocèle
ou scalène.
Il est important de nous souvenir que nous ne disposons d’aucune faculté intuitive qui nous
permette de distinguer entre les différents modes subjectifs de la cognition ; par conséquent nous
pensons fréquemment qu’une chose nous est présentée comme un tableau, alors qu’elle est construite
par l’entendement à partir de quelques données de peu d’importance. C’est le cas des rêves, comme le
prouve la fréquente impossibilité où nous sommes d’en donner un compte-rendu intelligible sans
ajouter des éléments dont nous sentons bien qu’ils ne figuraient pas dans le rêve lui-même. Beaucoup
de rêves que la mémoire transforme au réveil en histoires élaborées et cohérentes doivent
probablement avoir été en fait de simples enchevêtrements de ces sentiments que nous avons de
pouvoir reconnaître des choses auxquelles je viens de faire allusion.
Maintenant j’irai jusqu’à prétendre que nous n’avons pas d’images même dans le cas d’une
perception actuelle. Qu’il nous suffise de prouver cela dans le cas de la vision ; car si aucun tableau
n’est perçu lorsque nous regardons un objet personne ne pourra soutenir que l’ouïe, le toucher et les
autres sens soient supérieures à la vue sous cet aspect. Il est absolument certain qu’aucun tableau ne
vient se peindre sur les nerfs de la rétine si, comme nous l’enseignent les physiologistes, ces nerfs sont
des pointes d’aiguille orientées vers la lumière et à des distances bien supérieures au minimum visibile.
Le fait que nous soyons incapables de percevoir l’existence d’une grande tâche aveugle au milieu de la
rétine nous démontre la même chose. Si par conséquent nous avons une image devant nous lorsque
nous voyons, il doit s’agir d’une image reconstruite par l’esprit à partir de sensations antérieures. Si
l’on suppose que ces sensations sont des signes, l’entendement pourrait atteindre à toute la
connaissance des choses extérieures que nous tirons de la vue en raisonnant à partir de ces signes alors
que les sensations sont parfaitement inadéquates pour former une image ou une représentation
absolument déterminée. Si nous avons une telle image ou un tel tableau, nous devons avoir dans
l’esprit une représentation d’une surface qui n’est qu’une partie de la surface totale que nous voyons,
et nous devons voir que chacune de ses parties, si petite soit-elle, possède telle et telle couleur. Si nous
regardons d’assez loin une surface tachetée, il semble que ce soit comme si nous ne parvenions pas à
distinguer si elle est tachetée ou non ; mais si c’est bien une image que nous avons devant nous, elle
devrait nous paraître tachetée ou non tachetée. De plus, l’œil, par l’éducation, parvient à distinguer les
petites différences de couleur, mais si nous ne voyons que des images absolument déterminées, nous
devons, avant comme après cette éducation de l’œil, voir chacune des couleurs avec telle ou telle
teinte particulière. Ainsi, supposer que nous avons une image devant nous lorsque nous voyons est une
hypothèse qui non seulement n’explique rien du tout, mais crée en réalité de nouvelles difficultés dont
la solution exige à son tour de nouvelles hypothèses.
L’une de ces difficultés surgit du fait que les détails sont moins faciles à distinguer et s’oublient
plus rapidement que les circonstances générales. D’après cette théorie, les traits généraux existent dans
les détails : les détails sont en fait à eux seuls l’ensemble du tableau. Dès lors il semble très étrange
que ce qui n’existe dans le tableau que de manière secondaire puisse faire une impression plus forte
que le tableau lui-même. Il est vrai que dans une peinture ancienne, les détails ne ressortent pas
facilement mais c’est parce que nous savons que son aspect sombre est l’effet du temps et ne fait pas
partie du tableau lui-même. Il n’y a aucune difficulté à identifier les détails tels qu’ils existent au
moment où nous le regardons ; la seule difficulté c’est de deviner ce qu’était le tableau à l’origine.
Mais si nous avons un tableau inscrit sur la rétine, les moindres détails y figurent au moins autant,
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sinon plus, que son aspect général et sa signification. Il est cependant extrêmement difficile de
reconnaître ce qui doit être réellement perçu ; tandis que ce qui n’est abstrait que de ce qui est vu est
tout à fait évident.
Mais l’argument décisif contre l’hypothèse que nous avons des images ou des représentations
absolument déterminées dans la perception, c’est que dans ce cas, nous aurions dans chacune de ces
représentations les matériaux d’une infinité de cognitions conscientes qui ne parviennent cependant
jamais à notre conscience. Or, cela n’a aucun sens de dire que nous avons dans l’esprit quelque chose
qui n’a jamais le moindre effet sur ce que nous avons conscience de connaître. Tout ce qu’il est
possible de dire, c’est que lorsque nous voyons, nous sommes placés dans une condition telle que nous
sommes en mesure de saisir une somme d’informations très importante, et même peut-être indéfinie,
touchant les qualités visibles des objets.
En outre, que les perceptions ne soient pas absolument déterminées et singulières est évident
puisque chaque sens est un mécanisme d’abstraction. La vue par elle-même ne nous renseigne que sur
les couleurs et sur les formes. Personne ne peut prétendre que les images de la vue soient déterminées
par rapport au goût. Ce sont donc des images générales, dans la mesure où elles ne sont ni douces ni
non-douces, ni amères, ni non-amères, ni savoureuses ni insipides.
La question suivante est de savoir si nous avons des conceptions générales ailleurs que dans nos
jugements. Dans la perception, là où nous connaissons une chose comme existante, figure
indéniablement un jugement, à savoir que la chose existe puisque le simple concept général d’une
chose n’est en aucun cas une cognition de cette chose comme existante. Cependant, on a coutume
d’affirmer que nous pouvons convoquer n’importe quel concept sans formuler de jugement ; mais
dans ce cas il semble seulement que nous supposons arbitrairement que nous avons une certaine
expérience. Si je veux par exemple concevoir le nombre 7, je suppose, c’est-à-dire que je formule
arbitrairement l’hypothèse ou le jugement, qu’il y a un certain nombre de points devant mes yeux, et je
juge qu’ils sont au nombre de sept. Cela paraît la manière la plus simple et la plus rationnelle de
concevoir les choses, et je pourrais ajouter que c’est celle qui a été adoptée par les meilleurs logiciens.
Mais s’il en est bien ainsi, ce qui se produit sous le nom d’association d’images est en réalité une
association de jugements. On dit que l’association d’idées procède selon les trois principes de
ressemblance, de contiguïté et de causalité. Mais il serait tout aussi vrai de dire que les signes dénotent
leurs objets selon les trois principes de ressemblance, de contiguïté et de causalité. On ne saurait
mettre en question le fait qu’une chose est toujours le signe de ce à quoi elle est associée par
ressemblance, contiguïté et causalité ; on ne peut douter non plus que tout signe rappelle la chose
signifiée. Ainsi donc l’association des idées consiste en ceci qu’un jugement détermine un autre
jugement dont il est le signe. Or, ceci n’est ni plus ni moins que l’inférence.
Toute chose à laquelle nous nous intéressons le moins du monde crée en nous sa propre émotion
particulière, si légère soit-elle. Cette émotion est un signe et un prédicat de cette chose. Or, lorsqu’une
chose semblable à la première nous est présentée, une émotion semblable surgit ; et nous en inférons
immédiatement que la seconde est identique à la première. Un logicien formel de la vieille école
pourrait dire qu’en logique la conclusion ne peut contenir aucun terme qui n’ait été contenu dans les
prémisses, en foi de quoi, la suggestion de quelque chose de nouveau doit être essentiellement
différente de l’inférence. Mais je réponds que cette règle logique ne s’applique qu’aux arguments que
le langage technique qualifie de complets. Nous pouvons raisonner, et nous raisonnons effectivement
de la manière suivante :
Élie était un homme ;
 Il était mortel.
Et cet argument est tout aussi valide qu’un syllogisme complet, bien qu’il ne le soit que parce
qu’il se trouve que la prémisse majeure du syllogisme complet est vraie. Si le fait de passer du
jugement « Élie était un homme » au jugement « Élie était mortel », sans se dire à soi-même que
« Tout homme est mortel » ne constitue pas une inférence, alors le terme “inférence” est employé dans
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un sens si restrictif que des inférences ne pourront guère se produire ailleurs que dans les manuels de
logique.
Ce que nous disons ici de l’association par ressemblance est vrai de toute association. Toute
association se fait au moyen de signes. Chaque chose possède ses propres qualités subjectives ou
émotionnelles qui sont attribuées, soit de manière absolue, soit de manière relative, soit par imputation
conventionnelle, à tout ce qui en est le signe. Et ainsi nous raisonnons de la manière suivante :
Le signe est tel et tel ;
 Le signe est cette chose.
Cette conclusion se trouve cependant modifiée en raison d’autres considérations et devient
— Le signe est presque (est représentatif de) cette chose.
Nous en venons maintenant à la considération du dernier des quatre principes dont nous devions
découvrir les conséquences ; à savoir que l’absolument inconnaissable est absolument inconcevable.
Qu’en se fondant sur les principes cartésiens la réalité même des choses ne peut jamais être connue, la
plupart des personnes compétentes doivent en être convaincues depuis longtemps. D’où la percée de
l’idéalisme, qui est essentiellement anti-cartésien, dans toutes les directions que ce soit parmi les
empiristes (Berkeley, Hume"Hume" ) ou parmi les noologistes (Hegel, Fichte"Fichte" ). Le principe
que nous allons maintenant discuter est directement idéaliste ; car, puisque la signification d’un mot
est la conception qu’il communique, l’absolument inconnaissable n’a pas de signification
puisqu’aucune conception n’y est attaché. Il est donc un mot sans signification ; et en conséquence,
tout ce qui est signifié par une terme comme “le réel” est connaissable à quelque degré et a partant la
nature d’une cognition au sens objectif de ce terme.
A tout moment nous sommes en possession de certaines informations, c’est-à-dire de cognitions
qui ont été logiquement dérivées par induction et hypothèse de cognitions antérieures qui sont moins
générales, moins distinctes et dont nous avons une conscience moins vive. Celles-ci à leur tour ont été
dérivées d’autres cognitions, encore moins générales, moins distinctes et moins vives, et ainsi de suite
en remontant jusqu’au premier idéal 7 qui est tout à fait singulier et tout à fait en dehors de la
conscience. Ce premier idéal est la chose-en-soi particulière. Il n’existe pas en tant que tel. Autrement
dit, il n’y a pas une chose qui est en soi au sens de n’être pas relatif à l’esprit, bien que les choses qui
sont relatives à l’esprit soient sans doute indépendantes de cette relation. Les cognitions qui
parviennent ainsi jusqu’à nous à travers cette série infinie d’inductions et d’hypothèses (qui bien
qu’infinie a parte ante logice, est cependant comme un seul processus continu non sans un
commencement dans le temps) sont de deux genres, le vrai et le non vrai, ou cognitions dont les objets
sont réels et celles dont les objets sont non réels. Qu’entendons-nous par “réel” ? C’est une conception
que nous devons avoir eue d’abord quand nous avons découvert qu’il y avait un non-réel, une
illusion ; c’est-à-dire la première fois que nous nous sommes corrigés. Or la distinction que ce seul fait
requérait logiquement était la distinction entre un ens relatif à des déterminations internes privées, aux
négations appartenant à l’idiosyncrasie et un ens qui demeurerait à la longue. Le réel est donc ce à
quoi tôt ou tard l’information et le raisonnement aboutiront finalement et qui est donc indépendant de
mes fantaisies et des vôtres. Ainsi, l’origine même de la conception de la réalité montre que cette
conception implique essentiellement la notion d’une COMMUNAUTE sans limites définies et susceptible
d’une croissance définie de la connaissance. Et ainsi ces deux séries de cognitions — le réel et le nonréel — comprennent celles qu’à une époque suffisamment future la communauté continuera toujours
de réaffirmer, et celles que, dans les mêmes conditions, elle ne cessera jamais de nier. Or une
proposition dont la fausseté ne peut jamais être découverte et dont par suite l’erreur est absolument
inconnaissable, ne contient, d’après notre principe, absolument aucune erreur. En conséquence, ce qui
est pensé dans ces conditions est le réel comme il est réellement. Il n’y a donc rien qui puisse nous
7 Par “idéal” j’entends la limite que le possible ne peut pas atteindre.
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empêcher de connaître les choses extérieures comme elles sont réellement et il est fort probable que
nous les connaissons effectivement ainsi dans un nombre incalculable de cas, bien que nous ne
puissions jamais être absolument certain de les connaître dans un cas particulier.
Mais il suit que, puisque aucune de nos cognitions n’est absolument déterminée, les généraux
doivent avoir une existence réelle. Or ce réalisme scolastique est d’ordinaire classé comme étant une
croyance en des fictions métaphysiques. Mais, en fait, un réaliste est simplement celui qui ne connaît
pas plus de réalité mystérieuse que ce qui est présenté dans une vraie représentation. Puisque donc le
mot “homme” est vrai de quelque chose, ce que “homme” signifie est réel. Le nominaliste doit
admettre que “homme” est vraiment applicable à quelque chose ; mais il croit qu’il y a sous ce mot
une chose en soi, une réalité inconnaissable. Voilà sa fiction métaphysique. Les nominalistes
modernes sont pour la plupart des hommes superficiels qui ne savent pas, comme le savaient Roscelin
ou Occam qui étaient plus minutieux, qu’une réalité qui n’a pas de représentation est une réalité qui
n’a ni relation ni qualité. Le grand argument en faveur du nominalisme, est qu’il n’y a pas d’homme
s’il n’y a pas quelque homme particulier. Cela cependant n’affecte pas le réalisme de Duns Scot ; car
bien qu’il n’y ait pas d’homme dont toute détermination ultérieure puisse être niée, il y a pour autant
un homme, abstraction faite de toute détermination ultérieure. Il y a une différence réelle entre
l’homme indépendamment de ce que les autres déterminations peuvent être et l’homme avec une série
particulière de déterminations, bien que sans doute cette différence soit seulement relative à l’esprit et
non in re. Telle est la position de Duns Scot 8. La grande objection d’Occam est qu’il ne peut y avoir
de distinction réelle qui ne soit in re, dans la chose en soi, mais c’est une pétition de principe, car ellemême repose seulement sur la notion que la réalité est quelque chose d’indépendant de la relation
représentative 9.
Telle étant la nature de la réalité en général, en quoi consiste la réalité de l’esprit ? Nous avons
vu que le contenu de la conscience, la manifestation phénoménale entière de l’esprit est un signe
résultant de l’inférence. En nous fondant donc sur notre principe que l’absolument inconnaissable
n’existe pas, de sorte que la manifestation phénoménale d’une substance est la substance, nous devons
conclure que l’esprit est un signe qui se développe suivant les lois de l’inférence. Qu’est-ce qui
distingue un homme d’un mot ? Il y a une distinction sans doute. Les qualités matérielles, les forces
qui constituent la pure application dénotative et la signification du signe humain sont toutes
excessivement compliquées comparées à celles du mot. Mais ces différences ne sont que relatives.
Quelle autre différence y a-t-il ? On peut dire que l’homme est conscient alors qu’un mot ne l’est pas.
Mais la conscience est un terme très vague. Il peut signifier cette émotion qui accompagne la réflexion
que nous avons une vie animale. C’est une conscience qui est affaiblie lorsque la vie animale est à son
reflux dans la vieillesse ou dans le sommeil, mais qui n’est pas faible quand la vie spirituelle est à son
reflux ; qui est d’autant plus vivante que l’homme est meilleur animal, mais qui l’est d’autant moins
qu’il est meilleur homme. Nous n’attribuons pas cette sensation aux mots parce que nous avons des
raisons de croire qu’elle dépend de la possession d’un corps animal. Mais cette conscience étant une
simple sensation n’est qu’une partie de la qualité matérielle de l’homme-signe. De plus, la conscience
est parfois utilisée pour signifier le je pense ou l’unité de la pensée ; mais cette unité n’est pas autre
chose que la cohérence ou le fait qu’on la reconnaisse. La cohérence appartient à tout signe dans la
mesure où il est un signe ; et partant tout signe, puisqu’il signifie premièrement qu’il est un signe,
signifie sa propre cohérence. L’homme-signe acquiert des informations et en vient à signifier plus
qu’il ne signifiait auparavant. Mais il en va de même des mots. Est-ce que électricité ne signifie pas
plus maintenant qu’elle ne signifiait à l’époque de Franklin ? L’homme fait le mot, et le mot ne
signifie rien que l’homme ne lui ait fait signifier, et cela seulement pour quelque homme. Mais
puisque l’homme ne peut penser que par le moyen de mots ou autres symboles externes, ceux-ci
pourraient se retourner et dire : « Vous ne signifiez rien que nous ne vous ayons appris et alors
8 « Eadem natura est, quae in existentia per gradum singularitatis est determinata, et in intellectu, hoc est ut habet relationem
ad intellectum ut cognitum ad cognoscens, est indeterminata », Quaestiones Subtillissimae, lib. 7, qu. 18.
9 Voir son argument dans Summa logices, part. 1, cap. 16.
19
seulement dans la mesure où vous vous adressez à un mot comme interprétant de votre pensée ». En
fait donc les hommes et les mots se forment les uns les autres ; chaque augmentation de l’information
d’un homme implique et est impliquée par une augmentation correspondante de l’information d’un
mot.
Pour ne pas fatiguer le lecteur en développant ce parallèle à l’excès, il suffit de dire qu’il n’y a
pas un élément de la conscience de l’homme qui n’ait quelque chose qui lui corresponde dans le mot ;
et la raison en est évidente. C’est que le mot ou le signe que l’homme utilise est l’homme-même. Car
de même que le fait que toute pensée est un signe, en conjonction avec le fait que la vie est un cours de
pensée, prouve que l’homme est un signe, de même, le fait que toute pensée est un signe externe
prouve que l’homme est un signe externe. autrement dit, l’homme et le signe externe sont identiques
dans le même sens où les mots homo et homme sont identiques. Ainsi mon langage est la somme totale
de moi-même ; car l’homme est la pensée.
Il est difficile pour l’homme de comprendre cela parce qu’il persiste à s’identifier avec sa
volonté, son pouvoir sur l’organisme animal, avec la force brute. Or l’organisme n’est qu’un
instrument de la pensée. Mais l’identité d’un homme consiste dans la cohérence de ce qu’il fait et
pense, et la cohérence est le caractère intellectuel d’une chose, c’est-à-dire est le fait qu’elle exprime
quelque chose.
Finalement, de même que tout ce qui est réellement et ce qui peut finalement être connu comme
étant l’état idéal d’information complète, de sorte que la réalité dépend de l’ultime décision de la
communauté, de même la pensée est ce qu’elle est, seulement en vertu du fait qu’elle s’adresse à une
pensée future qui est en sa valeur de pensée identique à elle, bien que plus développée. De cette façon,
l’existence de la pensée dépend maintenant de ce qui sera après, de sorte qu’elle n’a qu’une existence
potentielle dépendant de la pensée future de la communauté.
L’homme individuel, puisque son existence séparée ne se manifeste que par ignorance et erreur,
dans la mesure où il est quelque chose séparé des autres, et de ce que lui et eux vont être, n’est qu’une
négation. Voici l’homme,
« ...l’homme orgueilleux,
ignorant le plus ce dont il est le plus assuré,
son essence diaphane. » *
* Shakespeare Measure for Measure II, 2. La citation est tronquée. Le texte original est le suivant :
(…) but man, proud man,
Drest in a little brief authority,
Most ignorant of what he’s most assured —
His glassy essence (…)
La traduction de Jacques Houbart et Jean-Louis Richard (Œuvres complètes, t. 8, CFL, p. 639, 1983.) est :
(…) mais l’homme, l’homme orgueilleux, drapé dans sa petite autorité précaire, ignorant par-dessus tout de ce qu’il croit le
mieux connaître, son essence de verre (…).
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