Agricultures sous tension, terres agricoles en extension : des transactions sans frontières Sylviane Tabarly Introduction La maîtrise des terres cultivables va devenir un enjeu essentiel. La sécurité alimentaire constitue un défi majeur de ce siècle, au cœur des droits de l'homme élémentaires Contrairement à l’Asie, l’Afrique ne parvient pas, depuis 1990, à réduire la population de ses sous-alimentés Les terres agricoles peuvent faire l'objet de transactions multiples et sans frontières Cette page se propose de faire le point sur la situation internationale. Quelles sont les disponibilités en terres cultivables à l'échelle mondiale ? Quelles sont les stratégies spatiales des investisseurs, publics ou privés qui s'intéressent aux terres agricoles "disponibles", en particulier celles des pays du Sud et des pays émergents ? Terres cultivées et terres cultivables les superficies de terres utilisables en culture pluviale (sans besoin d’irriguer) et non encore cultivées sont très étendues à l’échelle du monde, en particulier en Amérique du Sud et en Afrique subsaharienne. En revanche, cette ressource apparaît rare, voire épuisée, au MoyenOrient et en Asie. À l’échelle du monde, les superficies des terres utilisables en culture pluviale seraient largement supérieures aux superficies nécessaires pour assurer tout à la fois des conditions de sécurité alimentaire satisfaisantes pour l’ensemble de l’humanité et un certain développement des cultures pour les agrocarburants. S’agissant des différents types de cultures occupant les terres cultivées de la planète, on peut constater que les céréales en occupent de loin la plus grande partie (55%) Seules 38% des terres cultivables en mode pluvial dans le monde sont cultivées. Cette proportion est faible en Amérique du Sud (12%), en Afrique subsaharienne (20%), en Amérique du Nord, en Russie et en Europe (autour de la moitié). En revanche, elle est très élevée au Moyen-Orient et en Asie de l’Est (95%), en Asie centrale aussi (85%). En Asie du Sud, les terres cultivées excèderaient même les terres jugées cultivables. À l’échelle du monde, les superficies "convenables" à la culture de céréales pourraient être accrues de 8%, et la production de 40% dans l’hypothèse d’une extension maximum de l’irrigation. La production agricole de demain : quelles prévisions ? On assisterait à une décélération de la croissance de la demande de produits agricoles pour l’alimentation à l’échelle mondiale surtout due à une moindre croissance de la population et à l’atteinte de niveaux de consommation alimentaire relativement élevés dans des pays de plus en plus nombreux. La production agricole mondiale devrait tout de même presque doubler. Ce scénario prévoit une diminution de la sous-alimentation chronique dans les pays en développement mais une persistance de cette sous-alimentation dans les pays où elle sévit sévèrement actuellement, où la croissance démographique est forte et les ressources agricoles limitées. L’estimation des superficies dédiées à des cultures pour agrocarburants n'est cependant pas prise en compte. Quand on ajoute ces 58 millions d’ha aux 70 millions d’ha cultivés supplémentaires prévus par la FAO, on obtient un chiffre proche de 130 millions d’ha, très inférieur à l’estimation des superficies encore disponibles pour la mise en culture. Enfin, les changements climatiques entraîneraient probablement un accroissement, modeste, des superficies cultivables du monde, mais une diminution dans les pays en développement, notamment en Asie du Sud et du Sud-Est où cette ressource est déjà rare. En définitive, les superficies des terres utilisables en culture pluviale dans le monde seraient largement supérieures aux superficies nécessaires pour assurer tout à la fois des conditions de sécurité alimentaire satisfaisantes pour l’ensemble de l’humanité et un certain développement des cultures pour les agrocarburants. Une question politique de gouvernance économique et sociale Il reste encore suffisamment de ressources en terres pour nourrir la population mondiale dans l’avenir prévisible, pourvu que soient effectués les investissements nécessaires pour développer ces ressources et pourvu que prenne fin la négligence à l’égard de la recherche et du développement agricoles. La voie à laquelle prédisposent la plupart des institutions en place est de poursuivre les politiques et les pratiques qui, depuis plusieurs décennies, ont favorisé un mode de développement agricole exagérément concurrentiel, entraînant de graves revers sociaux. Mais une voie alternative peut être suivie en mettant en culture de nouvelles terres. Elle consiste à promouvoir des agricultures diversifiées, à rendements relativement faibles, économes, avec peu d’effets négatifs sur l’environnement, et assurant des moyens d’existence décents aux près de trois milliards de personnes qui constituent la population agricole mondiale. Le choix de cette voie alternative requiert que les politiques publiques se fixent trois priorités : - une rémunération correcte du travail et la taxation des coûts sociaux et environnementaux ; - la promotion de cadres juridiques et législatifs transparents assurant aux agriculteurs qui pratiquent des modes de production durables un accès à la terre ; - une recherche participative, qui intègre les savoirs scientifiques généraux et les savoirs spécifiques aux agricultures locales. La question essentielle ne serait donc pas celle du potentiel en terres exploitables mais elle serait de nature politique au sens large du terme : politiques économiques, foncières, redistributives, etc. L'"accaparement des terres" : mythes, réalités Les ressources en terre sont mal distribuées sur la planète. Ces distorsions sont en large partie à l'origine de la progression des transactions pour le contrôle des terres à l'échelle mondiale. Parfois qualifié d’"accaparement des terres", le processus d'acquisition ou de jouissance de terres à des fins principalement agricoles (mais pas seulement) est souvent perçu comme une nouvelle forme d’agro-colonialisme. Les investissements, privés ou publics, vers les terres agricoles "disponibles", en particulier celles des pays du Sud, ont été particulièrement médiatisés depuis "l’affaire" Daewoo Logistics qui avait, fin 2008, négocié auprès du gouvernement malgache la location de 1,3 million d’ha et une durée de 99 ans. Le phénomène en lui-même n’est pas nouveau : au début du XXe siècle, la société américaine United Fruit Company possédait près du quart des terres cultivables du Honduras (d’où l’expression de "république bananière"). Ce qui est nouveau, c’est l’ampleur et la rapide croissance des investissements, depuis la crise alimentaire de 2008. Mais les transactions sont difficilement quantifiables. Dans les secteurs de l’agroforesterie et de la pêche l’Investissement direct étranger (IDE) en direction des PED a quintuplé depuis la décennie 1990. Il est également avéré que les concessions foncières sont d’une ampleur inédite. Ainsi, 15 à 20 millions d’ha de terres cultivables auraient été cédés dans des PED à des acteurs étrangers. Les acquéreurs : motivations et territoires ciblés Si certains États sont mus par le souci de répondre aux futurs besoins alimentaires de leur population, les grandes entreprises ont davantage à cœur de s’internationaliser et d'investir dans une agriculture destinée aux exportations ou d’autres types de puits de carbone terrestres, afin de bénéficier des subventions réservées aux mécanismes compensatoires issus du Protocole de Kyoto. Parallèlement, de nombreux pays disposant de larges étendues cultivables et d’avantages en matière de production agricole cherchent à développer leur agriculture en se tournant vers des investisseurs étrangers. Les pays acquéreurs de ces biens agricoles, principalement la Chine, le Japon, la Corée du Sud, l’Égypte ou certains États du Golfe, n’ont pas – ou plus – chez eux suffisamment de surfaces exploitables pour assurer leur autonomie alimentaire. Il s’agit souvent de stratégies d’achat bien établies. L’industrie agroalimentaire bénéficie aussi des avantages offerts par ces terres en termes notamment de coût de main-d’œuvre. Mais l’absence de cadre foncier reconnu, notamment en Afrique ou en Amazonie, constitue une source majeure d’incertitude pour les investisseurs. L a Chine fait partie des quatre pays dont les entreprises d’État acquièrent ou louent de plus en plus de terres agricoles en Afrique, en Russie, en Asie du Sud-Est, voire en Amérique latine. Les pays arabes se montrent aussi particulièrement actifs dans la "course aux terres agricoles" et explorent les ressources agricoles disponibles à travers la planète, négociant des concessions foncières par l’intermédiaire d’entreprises d’État ou de fonds souverains. Des risques d'ordre social, économique, environnemental De nombreux investissements se basent sur des exploitations d’agriculture intensive sur de grandes superficies, mécanisées, s’appuyant sur une main-d’œuvre salariée et une importante capacité d’investissement financier. De telles structures sont porteuses de risques : les investisseurs peuvent ne pas respecter les droits d’usage dont disposent les populations sur les terres et les ressources. Le développement d’une agriculture exclusivement tournée vers l’exportation (agrocarburants) peut réduire la part des cultures vivrières dans la production locale et menacer la sécurité alimentaire des populations concernées. Des risques environnementaux sont également à prendre en considération, en particulier pour les projets de court terme: déforestation, diminution des ressources en eau, pollution des nappes par l’utilisation massive d’intrants chimiques, etc. Même dans les pays présentant une administration foncière similaire à celle des pays investisseurs (propriété privée), la sécurisation foncière dépend du fonctionnement des institutions (mise à jour de l’information, arbitrage des conflits) et les sources d’insécurité peuvent être liées à la corruption (Europe de l’Est, Amérique latine). En conclusion : des "cercles vertueux" pour des marchés mondialisés ? Différentes expériences montrent qu’il est possible, notamment dans le cadre de systèmes d’exploitation agricole composites, de concilier le respect des droits d’usage, l’amélioration de la sécurité alimentaire, le développement rural et l’intérêt de l’investisseur. Au Kenya, l’agriculture contractuelle fait le lien entre cultures d’exportation et développement économique local. Les réactions suscitées par cette dynamique nouvelle d'un marché des terres sans frontières suppose l'adoption de règles de gouvernance, tant aux échelles locales, nationales que mondiale, susceptibles de gérer ces flux au mieux de l'intérêt collectif