Entre Meuse et Escaut. Villes et campagnes dans l'économie médiévale des PaysBas méridionaux du VIe au XIIe siècle*. Au début du XXe siècle, dans les prémisses de ce qui allait devenir sa monumentale Histoire de Belgique, Henri Pirenne tirait les traits originaux de l'évolution de nos régions. Notre histoire ne devait pas être pensée et écrite comme si le monde finissait à nos frontières. La Belgique est "un microcosme de l'Europe occidentale (...). Les bassins de l'Escaut et de la Meuse n'ont pas seulement servi de champ de bataille à l'Europe: c'est par eux aussi que s'est effectué le commerce des idées entre le monde latin et le monde germanique (...), ce sont leurs ports qui, pendant des siècles, ont été les entrepôts des marchandises du Nord et du Midi" (1). Contre le déterminisme géographique ou linguistique, Pirenne est convaincu que la "nation belge" ("terre de contrastes, contrée sans frontière naturelle, où l'on parle deux langues"), est née d'une communauté politique, économique et culturelle, forgée à partir des libertés urbaines, nées sur les rives de la Meuse et de l'Escaut. A la fin du moyen âge, l'"Etat" bourguignon était une étape sur le chemin qui mènerait inévitablement à la création de la Belgique du XIXe siècle. Sa vision finaliste de la nation belge a aujourd'hui vécu. Mais l'essai de Pirenne demeure le plus imaginatif et le plus puissant, qui ait été élaboré au XXe siècle à propos de l'histoire médiévale de l'Europe ou de son "microcosme" belge (2). Comment expliquer l'extraordinaire efflorescence de l'économie et de la société urbaine dans les Pays-Bas méridionaux au moyen âge? Quels sont le point de départ et le rythme de cette croissance: le VIIe siècle, avec l'éveil de nouveaux courants commerciaux dans le nord-ouest de l'Europe?; le IXe siècle et la Renaissance carolingienne?; le XIe siècle, et la renaissance des villes? S'agit-il d'une croissance exogène, partie de la renaissance du grand commerce à partir du Xe et du XIe siècles?, ou d'une croissance endogène, poussée par le dynamisme des campagnes, l'apparition puis le contrôle par des classes de nonproducteurs du surproduit agricole indispensable à la vie urbaine? Qui sont les acteurs de cette croissance: le grand marchand entrepreneur capitaliste?; le roi ou le moine carolingiens, organisateurs du grand domaine?; le paysan défricheur? Les réponses apportées par Pirenne étaient dans la ligne de sa personnalité d'"historien engagé, fils de son temps, nationaliste, libéral, bourgeois et optimiste (...): une évolution de l'histoire dans le sens du progrès, grâce à l'urbanisation, au commerce et au capitalisme" (3). Dans les nouvelles perspectives de recherche, l'accent est mis au contraire sur le dynamisme des rapports villes-campagnes dès le haut moyen âge et le rôle qu'il faut accorder aux acteurs religieux et politiques dans le développement économique. La production des richesses est un présupposé pour celle de formes déterminées d'art et de culture. L'accumulation du capital a été rendue possible par le drainage des surplus économiques de la base vers les centres de contrôle, de la campagne vers la ville, du paysan, producteur de subsistance vers le consommateur, noble ou bourgeois. Les campagnes et leur économie sont la condition préalable au développement de l'Europe. * Version française de "Tussen Maas en Schelde. De steden en het platteland in de middeleeuwse economie van de Zuidelijke Nederlanden van de 6de tot de 12de eeuw", Fascinerende Facetten van Vlaanderen. Over Kunst en samenleving, Antwerpen, 1998, p. 46-75, trad. anglaise : “Twixt Meuse and Scheldt : Town Country in the Mediaeval Economy of the Southern Netherlands from the 6 th to the 12th Century”, The Fascinating Faces of Flanders Trough Art and Society, Antwerp, 1998, p.48-76. 1 Pirenne 1900 2 Verhulst 1986 3 Verhulst 1986 1 Mahomet et Charlemagne La problématique célèbre de Mahomet et Charlemagne met l'accent sur la continuité entre l'Antiquité et le Moyen Age (4). Les historiens de l'Eglise et de l'Etat sont de plus en plus nombreux aujourd'hui à parler de transition à propos du passage de l'Antiquité tardive aux états successeurs, comme les royaumes mérovingiens dans nos régions. Pour Pirenne, le tournant de l'évolution de l'Occident n'est pas dans les invasions germaniques du Ve siècle, mais plus tard, au début du VIIe siècle quand l'entrée en scène de l'Islam a mis fin à l'économie-monde méditerranéenne. Pour Carlo Cipolla et Roberto Lopez, l'Occident a traversé une longue phase de dépression d'un millénaire, entre la crise du Bas-Empire et les débuts de la révolution commerciale du XIIe siècle (5). Les premiers signes de reprise économique ne se font pas sentir avant le Xe siècle, qu'il faudrait alors considérer comme le point d'inflexion d'un cycle long de conjoncture commencé au IIIe siècle. On sait aujourd'hui que la régression du commerce méditerranéen a commencé dès le milieu du IVe siècle, pour atteindre son point le plus bas autour de 700 (6). Mais, tout ceci n'a pas débouché sur une contraction générale de l'économie, un repli sur les campagnes et une extinction de la vie urbaine entre le VIIe et l'an mille. C'est en réalité le point de gravité de l'économie qui s'est déplacé progressivement de la Méditerranée vers le nord-ouest de l'Europe (7). Circuits, lieux, matières, et acteurs des échanges connaissent de profonds changements. Au coeur du monde franc, entre la Loire et le Rhin, le rôle des marchands indépendants s'efface au profit d'agents au service du roi et des églises. Les abbayes du nord de la Gaule abandonnent progressivement les lourdes entreprises de transports, qui les amenaient au sud de la Loire, pour s'y procurer des marchandises rares, huile d'olive, cire, poissons, épices... Leur implication dans l'économie d'échanges paraît désormais motivée principalement par le souci d'écouler au mieux les surplus agricoles de leurs domaines, dans des foires (le vin aux grandes foires de Saint-Denis, près de Paris), des marchés urbains ou ruraux, dans des ports fluviaux anciens comme Rouen ou Maastricht et des nouveaux emporia, comme Quentovic, sur la Canche, ou Dorestad, au confluent du Rhin et du Lek (8). L'essentiel des échanges dans le nord-ouest de l'Europe n'est pas constitué par des marchandises de luxe, mais des produits alimentaires (céréales, vin et sel), d'autres matières premières (produits textiles, bois, minerais) et de productions artisanales de masse (meules de l'Eifel, poteries de Badorf, verrerie rhénane, armes franques, draps "frisons" et francs... ). Ce nouveau départ, soutenu par une croissance démographique et agricole, coïncide avec l'expansion militaire du royaume franc et la colonisation de nouvelles terres au nord et à l'est -Frise, Saxe, Germanie-, un effort sans précédent d'évangélisation et d'organisation des territoires et la mise en place, entre Loire et Rhin, des structures du grand domaine. A partir du VIIe siècle, l'Occident paraît entrer dans un cycle long de développement, qui culmine au XIIIe siècle, où des facteurs divers unissent leurs effets: croissance démographique, diffusion de techniques nouvelles, modifications dans l'organisation du travail, renaissance du commerce, efflorescence de la vie urbaine... La part de l'agriculture dans cette croissance est incontestable! 4 Pirenne 1937 Cipolla 1956 Lopez 1974 6 Claude 1985a 7 Claude 1985b Verhulst 1993 8 Devroey 1984 5 2 Les Campagnes du haut moyen âge Nous ne pouvons en effet pas oublier cette évidence : au moyen âge, neuf habitants au moins sur dix sont des paysans. L'historien doit rester très modeste. Malgré les progrès apportés par l'archéologie et les nouvelles disciplines d'étude des milieux anciens (palynologie, paléopathologie, paléoclimatologie,...), nous sommes encore loin de pouvoir donner une explication et même une image d'ensemble de l'évolution du milieu naturel entre le IIIe et le XIe siècle. Aujourd'hui, il semble qu'on puisse cependant parler d'une alternance de deux périodes très contrastées dans l'environnement global de l'Europe occidentale, caractérisée par un enchaînement des facteurs naturels et humains: climat, santé, nutrition et évolution démographique. Mais leur impact reste difficile à mesurer dans une dimension régionale. A partir de la crise du Bas-Empire, le climat de l’Europe s'est progressivement dégradé en devenant plus froid et plus humide. Le minimum a sans doute été atteint au VIe siècle, avec une diminution de la température moyenne de 1,5 d°. Les sources écrites (comme l'Histoire des Francs de Grégoire de Tours) et archéologiques font penser que le VIe siècle a pu connaître un "complexe écologique" désastreux, marqué par l'enchaînement des fléaux naturels: famines, inondations, épidémies (éclatement de deux pandémies: la peste justinienne, à partir de 541 et la variole depuis 570), qui frappent plus durement une population affaiblie par la malnutrition. Une baisse sensible de la population est probable, ainsi que le dépeuplement de certaines régions. Le passage de l'Antiquité au Moyen Age s'est marqué dans le paysage naturel et humain de nos régions par des phénomènes dont l'ampleur impressionne depuis longtemps les historiens: abandon des grandes exploitations agricoles romaines; déplacement de populations et partage entre deux aires linguistiques germanique et romane; discontinuité globale dans la région côtière, entre l'Aa et le delta Escaut-Meuse-Rhin, provoquée par une grande transgression marine à partir du IIIe siècle. Du IIIe au Ve siècle, on assiste partout à une extension des forêts et des landes incultes et à un développement de l'élevage. Il faut être très attentif aux différences régionales. Dans les régions les plus peuplées durant l'Antiquité et le haut moyen âge, entre l'Escaut et la Dendre et la Hesbaye, la permanence d’occupation des terroirs, qui se marque par la survivance des toponymes romains, est très forte. La fin de l'Antiquité s’y manifeste surtout par un déplacement de l'habitat des plateaux vers les vallées, un changement dans l’aspect des exploitations, avec l’abandon des grandes villae “ coloniales ” romaines, tournées vers l’approvisionnement des villes et des garnisons du limes rhénan et l’apparition d’exploitations rurales, plus petites, surtout familiales et une contraction des superficies cultivées. Ces terroirs conservent leur vocation agricole, mais les zones périphériques et les sols les plus lourds ou les plus pauvres retournent à la friche, souvent jusqu'aux défrichements du XIe et du XIIe siècles. Le paysage caractéristique des villages mérovingiens est un habitat dispersé en petits hameaux, avec une multitude de champs, séparés par des terres incultes. Ailleurs, où l'élevage était prédominant, l'habitat, installé dans des clairières au milieu des bois, a pu avoir un caractère semi-permanent. Les toponymes germaniques au suffixe -sali, -sele, -zelles, qui les caractérisaient disparaissent pour la plupart à partir du Xe siècle, avec le défrichement des bois où ces exploitations étaient situées9. Les nouvelles techniques mises en oeuvre par l'archéologie permettent aujourd'hui de mettre en évidence des variations quantitatives (avancée de la forêt, défrichements) et 9 Verhulst 1990 3 qualitatives du milieu végétal. Durant le premier millénaire de l'ère chrétienne, la géographie des céréales a connu fluctuations et bouleversements pour se stabiliser à partir de l'an mille. Ce changement est marqué par l'apparition au IVe siècle de nouvelles espèces de céréales cultivées comme le seigle et l'avoine en Europe occidentale. Cellesci se diffusent d'abord lentement, avec une accélération à partir du VIIe, puis un véritable envol au Xe siècle. Il y a donc eu un changement lent mais profond dans l'importance et la répartition géographique des céréales cultivées au moyen âge (10). Jusqu'au IXe siècle, c'est un blé vêtu (c'est-à-dire un grain dont l'amande est attachée à l'écorce), l'épeautre, qui domine sur les terres seigneuriales de nos régions, comme dans les domaines royaux de la région lilloise, vers 800; ceux de l'abbaye de Corbie, avant 826; ou les terres de l'abbaye de Lobbes, en 868-869, dans l'Entre-Sambre-et-Meuse, la région de Bavai ou le sud-ouest du Brabant. Les exploitations paysannes ont souvent une production plus variée: céréales (froment, seigle, orge...), légumes et plantes textiles (houblon, lin...), élevage (volaille, porcs ou moutons), à laquelle s'ajoute des activités artisanales: matériaux et objets en bois, toiles et draps et même parfois industrielle: extraction du minerai de fer (près de Saint-Hubert), fabrication de lingot ou d'outils en fer ... Une place à part doit être faite à la production textile. Le lin et le chanvre, qui demandent une culture soignée et très intensive, apparaissent surtout parmi les productions agricoles des exploitations paysannes. Une partie de la production textile a été réalisée par des ateliers collectifs (11), où des ouvrières spécialisées ou les femmes du domaine se réunissaient pour filer, tisser et confectionner des vêtements, aussi bien dans des villae royales (vers 800 à Annapes) ou monastiques (à Saint-Bertin) que parmi la domesticité des grandes maisonnées laïques du Xe siècle, comme "ce gynécée du comte Henri, installé dans le portus d'Eename" en 1014 (12). Mais la plus grande partie de la production a été réalisée dans le cadre familial, comme le montre la dispersion des pièces archéologiques liées aux activités textiles dans les sites du haut moyen âge. Le tissage est réalisé sur un métier vertical installé dans une "cabane de tisserand" (une seule pièce excavée de 6 à 8 m²) situé dans l'enclos de l'habitation principale (13). Au IXe siècle, la production textile est tout entière dans le territoire des femmes: laver et tondre les brebis avant de carder puis de filer la laine; récolter et battre le lin, avant de le rouir, puis de le préparer pour le filage. Le lin, sous forme de semences ou de filasse, est la redevance caractéristique des paysannes libres, comme l'est pour les serves, la fabrication de la toile de lin ou du drap de laine (14). Draps et toiles sont intégrés dans les circuits d'échanges domaniaux. Les manses libres et les plus étendus doivent également élever des bovins, pour l'équipement de leur train d'attelage. Sur les meilleures terres de la réserve, la céréale dominante est l'épeautre, associée à l'orge et à l'avoine; sur les sols pauvres, les champs sont ensemencés en orge et en avoine; dans les conditions extrêmes de l'Ardenne, l'avoine règne seul, ou est associé au seigle et à l'orge. Pour le IXe siècle, les polyptyques témoignent de trois changements. Dès le Xe siècle, le recul de l'épeautre se fait sentir partout, au profit des céréales nues comme le froment ou le seigle. L'avancée du froment, qui envahit les réserves au Xe siècle et surtout à partir du XIe siècle, témoigne sans doute du choix seigneurial pour une céréale au prix et au rendement plus élevés. Seigle et 10 Devroey 1990 Herhily 1990 12 Vita Sancti Macharii 13 Devroey 1998 14 Devroey 1998 11 4 avoine, par leur plus grande rusticité, jouent un rôle important dans la céréalisation (15) de l'Europe au moyen âge, en permettant de gagner à la culture des céréales des terres jusque là délaissées. A partir du VIIIe siècle, le climat se réchauffe progressivement pour atteindre son optimum au XIe, avec 1,5 à 2 d° en plus de la moyenne (4° dans les régions subartiques, au moment où les navigateurs scandinaves, qui atteignent l'Amérique par le nord, baptisent des terres "Groenland" ou "Vinland"). La période mérovingienne, où les données archéologiques indiquent la fréquence du rachitisme et des affections carentielles, semble s'être déroulée sous le signe d'une malnutrition généralisée. Au tournant du VIIe et du VIIIe siècle, l'étude des ossements humains semble indiquer un recul significatif de la malnutrition chronique. Paradoxalement, les mentions de famines se multiplient (64 entre le VIIIe et le XIe siècle, soit une famine tous les six ou sept ans en moyenne). Mais, l'interprétation de ces données est délicate. Une fois la différence faite entre les "grandes faims" au caractère cyclique, la disette qui intervient en période de soudure et les famines locales, on constate que le nombre des famines généralisées a été en s'amenuisant au Xe pour augmenter à nouveau au cours du XIe siècle. La recrudescence des famines générales constitue-t-elle une négation de la croissance? On doit plutôt les considérer "comme des accidents de celle-ci, comme le prix très lourd qu'a dû payer la paysannerie pour que l'expansion s'engage?" (16). L'image qu'elles imposent est celle d'une évolution de la population en dents de scie. Alors que la malnutrition a des effets catastrophiques sur l’état sanitaire de la population à long terme, la famine, si elle tue les faibles, incite les survivants à produire plus. L'étude des données démographiques des polyptyques carolingiens (pour la Champagne et le Bassin Parisien) donne l'image d'une population pionnière, relativement jeune et mobile, sensible aux crises de surmortalité, mais capable d'y répondre par une stimulation rapide de la natalité (17). Une augmentation rapide et généralisée de la population n’est sans doute pas intervenue avant la “ vague ” démographique du XIe siècle. Mais, la croissance démographique est en route dans les zones agricoles les plus riches depuis la fin du VIIIe siècle. Un doublement de la population dans l'intervalle d'un siècle y est plausible (18). Des densités de population de 20 à 30 habitants au km² ont peut-être été atteintes dans la région parisienne ou dans des domaines de l'abbaye de Saint-Bertin dans la région de Saint-Omer (19) dès le milieu du IXe siècle. Jusqu’à l’an mille, les paysages du nordouest de l’Europe connaissent donc un violent contraste entre des régions anciennement et densément peuplées et de larges espaces peu peuplés ou habités et exploités de manière semi-permanente. Cette image d'un milieu naturel contrasté s’applique particulièrement bien à la Flandre. Dans la fertile Picardie voisine, qui exporte des quantités considérables de céréales vers la Flandre au XIIIe siècle, 75% des villages sont attestés avant l’an mille. En Flandre, cette densité de peuplement n’a pas été atteinte avant le troisième quart du XIIe siècle (20). Dans la région côtière, qui était demeurée pratiquement déserte depuis le IIIe siècle, le retrait progressif de la mer va permettre le développement d’une végétation saline, qui 15 Abel 1978 Bonnassie 1990 17 Devroey 1981 18 Toubert 1986 19 Schwarz 1985 Nicholas 1991 20 Nicholas 1991 16 5 est mise en valeur à partir du VIIIe siècle par des communautés pastorales. Au IXe siècle, le roi et des grandes abbayes y exploitent des vacheries et des bergeries étendues. Les premiers défrichements sont connus à partir du VIIe siècle. Le signes de vitalité des campagnes sont évidents dans les zones densément peuplées du pays flamand. Près de Gand, la toponymie livre les premières mentions d’essarts dès la fin du VIIe siècle; au IXe siècle, les toponymes germaniques en -rohda, -rodom s’y multiplient. Il semble que cette reconquête de l'espace par l'agriculture est partie des terroirs anciens, dans les régions les plus fertiles. Les grandes zones abandonnées à partir du IIIe siècle restent à l'écart de ce phénomène. A partir du VIIIe siècle, on voit se constituer à l'intérieur des domaines les plus fertiles, propriétés du Roi, de l'aristocratie franque et des grandes abbayes, un ou plusieurs grands complexes de terres arables, les coutures (lat. cultura; nl. kouter), qui sont sans doute issues du regroupement de champs dispersés et de défrichements collectifs. Dans la région de Gand, ce micro-openfield contraste avec le paysage bocager des terres plus basses et plus humides gagnées à la culture au XIIIe siècle. Il y a là, comme l'écrit Verhulst, deux "styles" différents d'organisation du terroir, l'un caractérisé par l'organisation collective de la mise en valeur du sol au haut moyen âge, l'autre par un "individualisme" agraire propre à l'agriculture flamande au XIIIe siècle (21). Le paysage ouvert coïncide avec les terres exploitées dans le cadre du grand domaine. L'exploitation de l'openfield, qui est déjà soumis à une rotation triennale régulière dans les domaines du nord de la France au IXe siècle et l'exécution des services lourds, effectués par association des tenures, entraînent l'apparition de disciplines communautaires. La domination du seigneur sur un espace et ses habitants, devenus ses "hommes" et l'élaboration d'un système collectif de droits et d'obligations ("ius villae") achèvent de donner sa cohérence sociale et territoriale à la seigneurie foncière. Défrichements et remembrements s’accompagnent d’une transformation profonde de l’habitat, caractérisée localement par l'abandon des hameaux, apparus à la période précédente et le regroupement de la population dans une communauté villageoise, groupée autour de l'église (dans la région de Gand, un "kouter" correspond à un village). Le remembrement des terroirs va donc de pair avec la naissance du village, la christianisation des populations rurales et leur encadrement dans de nouvelles structures de pouvoir et d'exploitation du sol. Entre Seine et Rhin, ces changements accompagnent la progression du grand domaine. La villa mérovingienne se caractérisait par ses dimensions moins vastes. Elle contenait moins de terres arables et était beaucoup moins défrichée. Les tenures, occupées par des paysans dépendant du maître du domaine, y étaient généralement moins nombreuses et leur lien avec la réserve (les terres exploitées directement par le grand propriétaire foncier) était très lâche. Les revenus principaux proviennent de la mise en valeur directe des terres par des esclaves et des redevances versées par les paysans tributaires. Dans le courant du VIIe siècle commencent à apparaître les éléments de ce que les historiens appellent aujourd'hui le "grand domaine classique" (22). Celui-ci est caractérisé par son aspect bipartite: la réserve, agrandie et remembrée, y est mise en valeur par les services imposés aux manses. Le mot nouveau "manse" (germanique "hoba"), qu'un texte contemporain définit à juste titre comme la terra unius familiae, désigne une ferme constituée d'une maison et de terres suffisantes pour assurer la subsistance d'une famille de paysans et éventuellement de leur train d'attelage pour le labour. C'est donc dès l'origine une cellule économique et sociale 21 22 Verhulst 1980 1995 Verhulst 1966 1992 Devroey 1993c 6 adaptée à la famille conjugale, un ménage, puisque ce mot vient précisément du latin médiéval mansionaticum. Les paysans, libres ou non libres, qui occupent ces manses disposent de droits d'usage communautaires dans les forêts et les terres incultes, peuvent transmettre la possession de leur tenure à leurs enfants et doivent en échange acquitter des charges, en monnaie et en nature et des services fixés par la coutume du domaine. Les services les plus lourds concernent les labours effectués sur les champs de la réserve et les charrois, qui sont mis à profit par le seigneur pour collecter, concentrer ou transporter vers des places commerciales les surplus de l'exploitation domaniale: céréales, vin, bois, produits textiles... L'organisation de la villa traduit les exigences de la production céréalière. Elle implique l'installation ou la fixation permanente dans les manses d'un groupe d'agriculteurs spécialisés, manouvriers ou bouviers aptes à manier la charrue. Les couches dirigeantes du monde franc, le Roi, l'aristocratie qui l'entoure et l'Eglise ont joué un rôle essentiel dans la création et la diffusion du grand domaine classique, dans les terres qu'elles possédaient en grand nombre dans le centre du royaume, entre Seine et Rhin. La seigneurie rurale, dont l'activité est orientée vers la culture des céréales, sur des sols légers, limoneux et fertiles, doit couvrir les besoins alimentaires croissants de l'Etat et s'insère dans des circuits d'échanges régionaux et interrégionaux. La création du manse va de pair avec la place croissante accordée au couple dans les représentations sociales et religieuses du monde franc. Le problème de la croissance rurale L'historiographie offre aujourd'hui deux modèles d'explication de la croissance du premier moyen âge. Adriaan Verhulst met l'accent sur le nord de l'Europe et le rôle qu'ont joué l'initiative seigneuriale et l'essor du grand domaine. Celui-ci apparaît désormais comme une structure dynamique et évolutive, constituée progressivement à partir du VIe et du VIIe siècles. Alors que certains historiens le considèrent comme un héritage désuet de l'Antiquité, ou encore comme une institution économique inefficace et en tout cas, fort peu représentative du monde rural dans son ensemble, le "modèle évolutif" du grand domaine est fondé sur l'idée que le régime domanial "classique" est un système économique efficace, fondé sur l'intégration et le développement d'exploitations paysannes dans le cadre de la grande propriété foncière. Le modèle d'expansion "domanial" met l'accent sur trois facteurs déterminants: un puissant réveil de la demande de biens de consommation, à la suite de la restauration de l'État, du développement de l'Église et de la reconstitution de l'aristocratie; la prédominance croissante dans les campagnes de la petite exploitation dépendante, adaptée à la famille nucléaire et la capacité de l'aristocratie à encadrer les hommes, à quadriller l'espace et à assurer l'extraction et la centralisation du surproduit agricole (23). Mais, le modèle du grand domaine classique ne s'applique pas ou mal dans beaucoup d'autres régions de l'Occident chrétien. Si il s'est imposé dans le nord de l'Italie, après la mainmise carolingienne sur le royaume lombard ou en Saxe, après la conquête militaire de Charlemagne, sa diffusion est demeurée sporadique dans la Gaule méridionale, où les structures de type "mérovingien" (exploitation esclavagiste et primauté de la petite exploitation paysanne libre) sont demeurées en place jusqu'au Xe siècle (24). Au terme d'une approche comparatiste. Chris Wickham vient de montrer l'existence de sociétés paysannes autonomes, régies principalement par la logique de l'économie de subsistance 23 24 Verhulst 1966 1995 Bonnassie 1990 7 dans des régions comme la Bretagne, l'Islande, la Catalogne ou l'Allemagne centrale du haut moyen âge (25). De tels groupes sociaux n'excluent ni l'esclavage, ni l'existence d'une certaine stratification sociale, mais, leur axe essentiel réside dans la prépondérance d'une paysannerie, qui contrôle ses propres terres, avec plus ou moins d'autonomie et des hiérarchies de dépendance assez lâches. La classe dominante y est représentée par des notables, enracinés à l'échelon du village. L'État ou la société des grands seigneurs y demeure assez distante et est relativement peu connecté au monde rural. Le cas échéant, l'aristocratie militaire y domine de l'extérieur, et le surplus doit être extrait de la paysannerie par la contrainte. La présence, entre Seine et Rhin, de communautés paysannes solidement encadrées par les structures du grand domaine ou celle de ces micro-sociétés paysannes beaucoup plus autonomes, ne sont mises à jour que par la richesse exceptionnelle de la documentation: ici des polyptyques détaillés; là des séries exceptionnelles de chartes et de notices de transactions foncières. Quelle est la part d'ombre laissée par ces sources? Dans nos régions, le nouveau régime domanial s'est implanté dans les régions les plus fertiles. Ailleurs, principalement dans le nord de la Flandre intérieure et en Campine, "la petite propriété paysanne, plus nombreuse, résiste aussi plus vigoureusement" (26). La propriété foncière y est restée plus fréquemment aux mains de la petite aristocratie ou des couches les plus aisées de la paysannerie. Même dans des zones qui sont aux mains de grands propriétaires fonciers, comme dans la région de Gand sur les terres de Saint-Bavon ou dans les possessions de l'abbaye de Saint-Bertin dans la région de Saint-Omer, il existe d'autres structures à côté du domaine classique. Quelle distance a-t-elle séparé ces micro-sociétés paysannes des structures apparemment rigides de la villa bipartite? Le grand domaine a-t-il constitué dés le IXe siècle, un fait ancré dans l'espace, comme le laisserait supposer les polyptyques ou un phénomène de lignes, entrecroisées au gré des grandes fortunes patrimoniales, au travers d'un terroir paysan tout différent? Ne faut-il pas considérer que, selon les régions, il y a eu à la fois des pays d'autonomie paysanne, des pays où l'encadrement des hommes par l'aristocratie s'est fait sentir très tôt et, enfin, d'autres où le domaine ne s'est d'abord qu'entrecroisé avec d'autres structures paysannes? En réalité, c'est la même hypothèse qui est au coeur des modèles élaborés par Verhulst, Bonnassie et Wickham. Les structures sociales et politiques d'encadrement du monde rural varient en forme et en intensité. Mais, c'est le dynamisme de la paysannerie qui tend les ressorts de la croissance! Le haut moyen âge apparaît alors comme le point de départ d'une société occidentale assise jusqu'à la révolution industrielle sur l'exploitation paysanne familiale. Cette évolution a concerné les non-libres, dont la condition économique et sociale s'est détachée définitivement de l'esclavage, lorsque leur maître les a doté d'une tenure, qui passerait à leurs enfants et leur a permis de fonder un véritable foyer conjugal. Avec les défrichements, des hôtes libres ont pu constituer des manses, tandis que des paysans autonomes choisissaient d'apporter leurs terres à un grand propriétaire en échange d'une tenure, pour échapper aux responsabilités de l'homme libre (les réquisitions effectives pour le service militaire et l'impôt...) et bénéficier de l'immunité et de la protection de leur nouveau maître. Toutes ces transformations ont fait du paysan et de sa famille, avec son savoir-faire, ces animaux et ces outils agricoles, l'acteur essentiel de la vie rurale. Dans cette perspective, la "croissance" démographique et économique traduit sans doute avant tout un certain 25 26 Wickham 1992 1995 Verhulst 1990 8 mieux-être familial (27). L'émergence du couple comme cellule de base de la vie sociale des campagnes a des conséquences considérables sur la condition et les rapports des hommes et des femmes entre eux. La vie en couple signifie des relations mutuelles, qui ne se réduisent pas à la dépendance juridique traditionnelle de la femme ou à l'interdépendance économique du ménage paysan, mais doivent revêtir également une dimension émotionnelle, que les sources sont bien incapables de refléter. Les "progrès" enregistrés dans les campagnes n'ont pas un caractère soudain, "révolutionnaire", mais sont le lent produit d'une intensification des pratiques agricoles. La diffusion de nouvelles techniques va de pair avec les innovations institutionnelles et sociales (transition de l'esclavage au servage, encadrement de la population rurale dans la seigneurie et christianisation, dimension familiale de l'exploitation rurale...). Dans les années '60, Georges Duby avait fait sensation avec des chiffres qui établissaient le rendement très bas de l'agriculture céréalière du haut moyen âge (28). La mesure de la croissance des rendements agricoles avant le XIIe siècle paraît très aléatoire, en l'absence de sources directes, qui restent d'ailleurs fort rares avant le XIVe siècle. La valeur universelle des chiffres de rendement à la semence très bas, proposés par Georges Duby, à partir de la description d'Annapes, dans la région de Lille a été contestéeet les chiffres d'Annapes, revus à la hausse (29). Les critiques les plus vives sont venues des agronomes, qui constatent qu'une "agriculture, dont le rendement normal serait de 1,6 pour 1 est physiquement impossible : elle ne produirait pas l'énergie nécessaire à sa poursuite. On n'estime aujourd'hui que la production céréalière a au moins doublé de l'époque carolingienne au XIIIe siècle (30). En réalité, ce que postule la généralisation des rendements calculés à partir des seules récoltes des réserves seigneuriales, quel que soit par ailleurs le chiffre proposé, c'est l'existence d'un seul modèle de production agricole, alors qu'à l'évidence, les campagnes carolingiennes connaissaient la division entre une agriculture familiale, plus soigneuse, plus intensive et plus variée, souvent équipée d'un attelage de labour et l'agriculture extensive des grandes réserves, cultivées par les corvées paysannes, où c'est certainement le volume global de la récolte qui prime. Formes, courants et réseaux d'échange Notre attention doit donc se tourner vers les rapports entre les campagnes et la ville, ou plutôt entre le monde rural, producteur de subsistances et les autres secteurs de la société qu'il nourrit. Ces relations s'expriment par la structuration de réseaux d'échange inégaux, qui sont en même temps des systèmes de pouvoir. Leur construction et leur consolidation sont un des éléments moteurs de la transformation des sociétés médiévales. Selon une formule déjà énoncée par Henri Pirenne, la ville médiévale est le point de convergence d'un système de marché intégré régionalement, avec des systèmes bien articulés de production et de distribution. Mais, le réseau d'échanges n'aboutit pas forcément à la "ville", comme réalité géographique, économique et sociale. Le palais royal, bientôt le château comtal, l'abbaye constituent d'abord des centres de concentration et de redistribution des richesses. Le réseau n'est donc pas uniquement une trace physique, mais un système social, économique et politique. C'est dans cet esprit, que les historiens attirent notre attention aujourd'hui sur la "part du grand domaine" et 27 Toubert 1986 Duby 1966 29 Fumagalli 1966 Montanari 1985 Delatouche 1977 30 Rösener 1992 Verhulst 1990b 28 9 des acteurs institutionnels dans le décollage économique de l'Occident entre le VIIIe et le Xe siècles . Le développement des villes se détache "sur la toile de fond d'un essor domanial plus ancien" (31). Le Pays mosan est au coeur du vieux pays carolingien (Herstal, Landen, Aix-la-Chapelle,...): c'est entre Meuse et Rhin, que se concentre le patrimoine foncier des anciens maires du Palais austrasiens et de leurs descendants. Le symbole de sa prospérité entre le VIIe et le IXe siècle n'est pas le marchand-batelier, ce sont le palais rural ou le monastère royal et leur réseau structuré de grands domaines. Le système domanial canalise ce dynamisme au profit du Roi et des Grands, par la mise en oeuvre d'un principe de centralité étendu à tous les types de transferts économiques et de contrôle social (32). En somme, le système domanial, qui fut considéré, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, comme la meilleure illustration du caractère prioritaire conféré par les économies primitives à l'autoconsommation, est considéré aujourd'hui comme un des principaux leviers du passage à une économie d'échanges. Encore faut-il éviter tout anachronisme dans la définition de l'aire de l'économie, ou plutôt des économies d'échanges du haut moyen âge. L'attention doit d'abord se porter au niveau local, à l'échelon du pagus, où s'est créé durant le haut moyen âge un premier réseau de marchés primaires, sans doute orientés essentiellement vers l'échange de biens de consommation courante. La multiplication des marchés au cours du IXe siècle, soit par concession royale, comme ce fut généralement le cas à l'Est du Rhin, soit de façon plus spontanée, et leur intégration à ces réseaux d'échange, s'expliquent également par l'essor de l'économie domaniale. La plupart de ces marchés locaux n'ont cependant pas donné lieu à la naissance d'une ville. Leur apparition apparaît plutôt comme un élément de la structuration profonde de l'espace, qui se déroule au niveau local. La société dans son ensemble reste profondément rurale, mais il y a bien circulation, mouvement, échange. Dans les campagnes, le système domanial fait éclater les cadres ancestraux du mode de production paysan, bâti sur l'autosuffisance et la satisfaction des besoins primaires du producteur. Il tisse les mailles d'un réseau de marchés et de bourgs ruraux, entraîne les paysans à produire pour vendre et fait croître le groupe des non-producteurs agricoles à l'échelon du village. Le bourg rural, avec son marché installé à l'échelle du temps paysan, au centre d'un petit pays, constitue le relais et la condition préalables à l'établissement de relations denses et régulières entre ville et campagnes (33). Malgré l'image dynamique donnée aujourd'hui aux réseaux domaniaux du haut moyen âge, il serait imprudent de négliger un certain nombre d'indices, qui pourraient illustrer, comme le pensait Henri Pirenne, cette contraction à l'échelon du marché local manifestée par l'économie carolingienne. Le royaume franc n'a jamais constitué une aire de circulation unique pour la monnaie, qui paraît n'avoir circulé qu'à l'échelon régional. Les réseaux interrégionaux et les "aires de circulation" des monastères ont dû fonctionner au IXe siècle d'une manière essentiellement linéaire. Leur existence ne signifie pas qu'ils aient été, dès cette époque, au sommet d'un réseau hiérarchisé d'échanges. Les différences peuvent donc être marquées, selon qu'un courant linéaire d'échanges est en connexion (dans le pays mosan) ou passe à côté (l'Escaut) d'un espace régional. L'économie franque est excédentaire, mais se caractérise à l'intérieur de ses frontières par l'encloisonnement régional et l'absence d'échanges généralisés. 31 Violante 1953 Toubert 1988 33 Devroey-Zoller 1991 32 10 L'animation des courants d'échanges internationaux s'explique par la juxtaposition de régions excédentaires au point de vue alimentaire et de nouveaux marchés demandeurs, dans les Iles Britanniques, l'estuaire du Rhin et l'Europe du nord. Trois grands circuits d'échanges se sont mis en place. Le plus ancien unit dès le VIe siècle les deux rives de l'Océan britannique, entre la Loire et la mer d'Irlande. Au VIIe siècle, l'animation gagne les bords de la Manche et de la mer du Nord, entre l'Angleterre, l'estuaire de la Seine et le delta du Rhin. Deux réseaux d'échanges principaux s'y constituent : à l'est, le premier englobe le bassin rhénan jusqu'à Mayence, la zone du delta rhéno-mosan et l'East Anglia et la Tamise; à l'ouest, le second s'articule sur le Bassin Parisien, la Somme et le Pas-deCalais et les côtes occidentales anglaises. Peu de Francs parcourent ces routes commerciales. Ce sont les marins anglo-saxons puis frisons qui ont assuré l'interconnexion et l'animation de ces deux réseaux, entre lesquels existait une évidente capillarité (34). Celle-ci est aussi soulignée par l'apparition de part et d'autre de la mer, en d'un nouveau monnayage d'argent, le denier entre 660 et 670 (35). La chronologie, les conditions de croissance et le fonctionnement du troisième réseau, qui naît au nord du monde franc, sont encore mal connus. Des relations entre les peuples riverains de la Mer du Nord ont certainement perduré tout au long du haut moyen âge. Dans la seconde moitié du VIIIe siècle, des points d'étape apparaissent le long des rivières et des côtes, qui mènent de la Frise au Jutland. Dans le Nord, naissent autour de 800 de nouvelles places d'échange prospères, comme les emporia d'Haithabu, dans le Schleswig et celui de Birka, au centre de la Suède (36). Au même moment arrivent en Suède les premières monnaies arabes d'argent, dont l'afflux se poursuivra jusqu'au milieu du Xe siècle. Par ce troisième réseau, les sociétés riveraines de la Mer du Nord entrent en contact avec la Baltique et l'Orient scandinave. Nous n'imaginons plus qu'il y eut une "route" commerciale directe, animée par des marchands au long cours, entre Bagdad et la Suède, par laquelle l'argent, la soie et les autres marchandises de luxe orientales auraient été transportées vers l'Occident. L'archéologie montre la grande perméabilité qui a existé à cette époque, de place en place et entre régions contiguës (37). Entre ces différentes régions, existaient des "frontières d'échange", équipées de ports et de places centrales, qui innervaient leurs arrière-pays respectifs. Il ne faut pas non plus voir nécessairement du commerce, dans l'ensemble complexe des relations économiques et sociales, qui parcourait ces réseaux d'échanges : hommes et objets obéissaient également à d'autres formes d'échange : migration, guerres, échanges de cadeaux, imposition de tributs... (38). La multiplicité des formes de l'échange s'illustre dans le tour nouveau que prennent les relations entre Anglo-Saxons, Francs et Vikings, à partir des années 820/830 : la guerre prend le relais du commerce. Vers 850, l'espace baltique se ferme aux céramiques rhénanes et aux monnaies frappées à Dorestad. Le déclin des wiks est un phénomène général. Pillée à sept reprises à partir de 834, Dorestad ne se relèvera pas de l'ultime assaut de 863. La récession économique (vers 820?) y a précédé la guerre. La guerre n'a pas interrompu les circuits, elle a modifié les "formes" de l'échange. L'origine des villes 34 Lebecq 1983 Grierson 1986 36 Ambrosiani 1988 37 Jansson 1985 38 Grierson 1959, 1961 35 11 Un autre aspect de la continuité entre Antiquité et Moyen Age a été souligné à juste titre par Pirenne: celui de la vie urbaine. Dans nos régions, les importants résultats de l'archéologie urbaine des dernières décennies mettent l'accent sur les antécédents romains de beaucoup d'agglomérations médiévales (39). Ces matériaux doivent toutefois être interprétés avec prudence et sans esprit de système. L'historien a bien souvent du mal à démêler dans les sources et les témoins archéologiques ce qui relève d'une réelle permanence d'occupation et de fonction, de la réoccupation d'un site ou d'une totale résurgence fonctionnelle. Après le déplacement du siège épiscopal à Maastricht au VIe siècle, puis au VIIe siècle à Liège, l'ancienne capitale de la cité des Tongres est devenue un simple centre d'exploitation domanial au haut moyen âge. Une série d'agglomérations antiques doivent leur survie au maintien de fonctions centrales politiques, administratives et religieuses: des pagi mérovingiens, comme ceux de Gand, de Courtrai, d'Aardenburg, de Tournai, de Thérouanne et de Cambrai sont dénommés d'après des centres urbains dont l'origine romaine est prouvée. La continuité est parfois simplement topographique: le nom germanique d'Aardenburg, celui d'Anvers ou de Bruges suggèrent une interruption de l'occupation. Des activités disparaissent: les forges romaines de Ganda sont abandonnées à l'époque mérovingienne (40). Les cas où une continuité topographique et fonctionnelle complète peuvent être prouvés sont encore rares à l'heure actuelle: à Huy, activités et techniques artisanales se poursuivent à l'époque mérovingienne dans les ateliers du quartier du Batta, où s'activent forgerons, orfèvres, potiers et sculpteurs d'os (41). On doit en réalité parler d'une discontinuité graduelle entre la ville antique et la ville médiévale et admettre la multiplicité des formes locales d'évolution de la vie urbaine. La ville n'est plus comme dans l'Antiquité un "modèle social", avec une population, une civilisation et une organisation originales. Il faut en même temps souligner, comme l'une des plus claires césures entre l'Antiquité et le Moyen Age en Occident, l'extraordinaire abaissement du style de vie du prince et des élites. Qu'il s'agisse d'une ancienne civitas (comme Tournai), d'un vicus (comme Maastricht) ou d'un comptoir d'échanges (comme Dorestad), la ville du haut moyen âge apparaît comme une combinaison d'activités artisanales, commerciales et aussi agricoles. Le vicus ou le bourg marchand occupent la place d'un point d'agglomération, dans une "ville", qui ne répond pas aux critères formels de la topographie urbaine (forte densité, agglomération), mais a plutôt l'aspect d'une nébuleuse de points de peuplement, où l'on peut retrouver un noyau central à vocation administrative, des points d'agglomération nouveaux, des "quartiers" à vocation artisanale ou agricole. On ne peut donc réduire cette pluralité d'habitats au dualisme classique: fortification-agglomération marchande. La réalité est beaucoup plus complexe et varie selon l'époque et le lieu. Au XIe siècle, ces points de peuplement polynucléaires se sont rapprochés topographiquement et ont bientôt formé "une seule et véritable ville, grâce notamment à l'établissement dans celle-ci d'une industrie d'exportation" et à la consolidation ou à la constitution d'un véritable hinterland rural et d'un réseau de circuits d'échanges raccordés aux centres urbains. La ville du haut moyen âge apparaît dès lors, au même titre que l'abbaye ou le palais rural, au centre de leur système domanial, comme un noeud des réseaux d'échange, où s'effectue la concentration des surplus de la campagne. 39 Verhulst 1987 Spa 1990 Verhulst 1989a 41 Devroey-Zoller 1991 40 12 La localisation avantageuse d'un site pour la défense ou la circulation explique qu'apparaissent à partir de la fin du VIIIe siècle, à côté de noyaux plus anciens, de nouveaux points d'activités: vicus, castrum ou portus, d'abord dans la vallée de la Meuse, puis le long de l'Escaut et dans son embouchure. Les activités d'échanges y ont été surtout locales. Par contre, les éphémères "ports of trades", qui apparaissent sur les rives de la mer du Nord entre le VIIe et le IXe siècle, jouent le rôle d'un port d'entrée ("Gateway"), où s'effectuent les échanges internationaux. Les "wiks", dont la fondation est souvent royale, sont des points de passage obligés pour les marchands, où s'effectuent la perception des droits de douane, le change et la refrappe des espèces étrangères (décriées dans le royaume franc). Comme dans les autres agglomérations "anciennes", où apparaissent au IXe siècle vicus et portus, ils remplissent une fonction centrale et sont articulées sur un hinterland structuré. Le site s'articule autour de trois fonctions: commerciale, dans la zone du port, agricole et artisanale. La dispersion des trouvailles témoigne, qu'à l'exception de la poterie, concentrée dans les sites de production les plus importants, l'artisanat s'exerce dans le cadre domestique. Le travail de l'os, de la corne et du cuir et la métallurgie sont caractéristiques de l'ensemble de ces sites et suggèrent l'existence d'une population d'artisans spécialisés, qu'y apparaît également dans les centres mosans (Maastricht, Huy, Namur) (42). La fabrication textile avant l'an mille a plutôt pour cadre les campagnes, où sont installés des ateliers domaniaux et surtout une multitude de métiers domestiques, dans les exploitations paysannes. Draps et toiles ruraux sont fournis aux grandes abbayes par leurs domaines du nord-ouest: Flandre, Frise, Nord de l'Allemagne. En amont de la "frontière d''échange" où se situe Dorestad, les historiens ont jadis imaginé que l'espace des Pays-Bas méridionaux, avec la vallée de la Meuse, avait été englobé et parcouru par les courants d'échanges internationaux. Depuis le livre de Rousseau, il est entendu que le pays mosan a eu une longueur d'avance sur l'animation commerciale et le développement urbain de la Flandre (43). Il n'y a pas trace d'activités commerciales importantes dans la vallée de l'Escaut avant la fin du VIIIe siècle. La région est isolée des grands courants d'échange, qui passent immédiatement au sud (Quentovic) ou plus au nord (Domburg sur l'Ile de Walcheren, Dorestad). Quant au littoral, il est déserté depuis le début de la transgression marine du IIIe siècle. Le réseau urbain s'est cantonné pour l'essentiel à des fonctions centrales44. Le pays mosan L'hypothèse d'un développement synchronisé et d'une communauté de nature et d'échelle des villes mosanes doit également s'effacer devant l'idée d'un rythme de croissance variable et d'une diversité des "types" urbains. L'animation du fleuve par des courants d'échanges paraît s'être faite d'amont en aval. Le point d'attraction du pays mosan est situé au nord, dans ce delta de la Meuse et du Rhin, dont les Frisons ont fait à partir de 600 une plaque tournante des échanges entre le monde franc, les Iles Britanniques et le nord de l'Europe. Maastricht apparaît comme une porte d'entrée en connexion avec Dorestad. En amont, la vallée n'a pas joué au VIIe siècle ce rôle de couloir des échanges internationaux qu'on lui a souvent prêté (45). Les quatre portus de la vallée de la Meuse, 42 Spa 1990 Rousseau 1930 44 Verhulst 1898 45 Rousseau 1930. Contra Despy 1968 43 13 Maastricht, Huy, Namur et Dinant constituent une ossature urbaine permanente entre le VIe et le Xe siècle. On y découvre des preuves de fragmentation du sol en parcelles, frappées de redevances dues uniquement en monnaie et, souvent, l'apparition d'oratoires, qui ne sont pas les églises primitives, mais devaient desservir les habitants de ces portus (46). A Maastricht, le vicus était très peuplé de marchands indigènes (47). On peut penser qu'il en allait de même dans les autres portus mosans et que ces négociants ont assuré le lien avec les campagnes. Mais ce n'est qu'à Maastricht et à Huy que l'archéologie et les sources écrites témoignent d'activités artisanales et commerciales avant 800. L'histoire monétaire atteste l'homogénéité de l'espace mosan, certes animé par des courants d'échanges, mais clos, limité au cadre d'une région, qui ne s'ouvre pas aux régions voisines, Francie Rhénane à l'est, anciennes terres neustriennes à l'ouest, avant la seconde moitié du Xe siècle48. L'animation des échanges dans le pays mosan a été plus local, comme l'atteste les relations nouées par les vici de la Meuse avec leur hinterland et la naissance à l'époque carolingienne de marchés et de foires rurales à l'échelle d'un petit "pays", comme Saint-Hubert, à Bastogne. A Fosses, les marchands venaient à la foire acheter et vendre. Assise sur les rapports villes-campagnes, l'économie régionale mosane est articulée sur la production artisanale, les marchés locaux et des fonctions centrales, religieuses ou politiques des palais et des grandes abbayes, des villes et des bourgades (49). En somme, l'importance de la région mosane tient beaucoup plus à la place qu'elle occupe dans les réseaux de pouvoir du souverain carolingien -palais, grands domaines, monastères- qu'à la vocation du fleuve à être "un chemin qui marche" (50). Après un déclin qui s'amorce dans les années 820-830, les "wiks" de la mer du Nord (dans nos régions, Domburg, Dorestad, Quentovic, Yserae Portus...) disparaissent dans la seconde moitié du IXe et au Xe siècle. Il n'y a pas d'explications univoques (militaire, économique, politique) à ces phénomènes. Leur fin ne signifie pourtant pas l'arrêt définitif des courants d'échanges dans cette partie de l'Europe. Les attaques normandes n'ont pas fait disparaître les agglomérations anciennes. On peut penser au contraire que celles-ci ont tiré bénéfice de la disparition des emporia et ont pu capter les courants d'échange internationaux, dans les vallées de l'Escaut et de la Meuse ou dans l'est de la Hollande, à Tiel et Deventer. Un certain "relais" était-il pris dans la vallée de l'Escaut par des places comme Anvers, comme le suggère Verhulst, dès la seconde moitié du IXe siècle (51)? La rareté et la fragilité des sources de la première moitié du Xe siècle incite à la prudence. Dans le pays mosan, il paraît imprudent de parler comme Rousseau d'une continuité de la vie urbaine du IXe au XIIe siècle (52). Nous n'avons qu'une idée très approximative de l'évolution de l'économie dans le monde franc durant le IXe et le Xe siècle: sans doute une alternance de crises (820-830?) et de périodes de croissance (850860?). Dans le pays mosan, la récession (marquée par une forte diminution de la masse et des émissions monétaires) paraît avoir été forte entre 880 et 950. L'étude des variétés de coins offre un reflet de la production monétaire: 19 variétés seulement dans les ateliers mosans (dont 11 pour Maastricht), durant la première moitié du Xe siècle. Après 46 Despy 1995 Despy 1968 48 Devroey-Zoller 1991 49 Despy 1968 50 Rousseau 1930 51 Verhulst 1989a 52 Rousseau 1930 47 14 950, la conjoncture se retourne: 107 variétés de coins (dont 10 pour Maastricht) (53). L'étude des trésors monétaires dans l'Europe baltique au Xe et au XIe siècles vient compléter cette image. Entre 950 et 990, aucune trouvaille ne contient de deniers frappés par des ateliers de la Meuse moyenne, de la région d'Utrecht et de la Frise. Les courants d'échange qui lient le monde germanique à l'Europe baltique n'y portent, mêlés à d'autres monnaies impériales, que les deniers de Cologne. La frontière économique du IXe siècle entre bassins mosans et rhénans est encore bien vivante dans la seconde moitié du Xe siècle. Dans le delta de la Meuse et du Rhin, les liens avec le nord et la Baltique tardent à se renouer. Autour de l'an mille, les trésors monétaires enregistrent un bouleversement complet de la géographie monétaire: désormais, les monnaies mosanes sont présentes à Cologne et sont entraînées vers l'est par les flux monétaires colonais, ce qui implique pour la première fois l'existence de contacts et de flux monétaires entre les deux régions; dans un second temps, une part non négligeable des pièces mosanes atteint directement la Baltique, ce qui signifie cette fois que d'autres réseaux de circulation monétaire se sont mis en place entre le pays mosan et l'est de l'Europe (54). Cologne joue déjà à la fin du Xe le rôle de place de commerce centrale pour les échanges avec l'Allemagne et l'est de l'Europe, deux siècles avant que la ville ne devienne, selon l'expression heureuse de Lamprecht, le grand port de mer de l'Empire. L'évolution du pays mosan entre le IXe siècle et l'an mille est sans doute bien résumée par la destinée d'une ville nouvelle: Liège. Le petit domaine rural où l'évêque Lambert avait été assassiné vers l'an 700 est devenu le siège de l'évêché des Tongres dans la seconde moitié du VIIIe siècle. Appelée vicus publicus en 769, la petite agglomération cléricale née autour de la basilique de Saint-Lambert assure une fonction de place centrale, favorisée sans doute également par la proximité du palais de Herstal: centre d'un pagellus depuis 779, séjour et atelier monétaire royal à la fin du VIIIe siècle. Il faut ensuite attendre la fin du Xe siècle, pour trouver un denier frappé au nom de la ville. Les évêques de Liège ont bien battu monnaie, sans doute dans leur cité épiscopale, mais au nom de l'évêché. Le vicus de Liège avait l'aspect d'une agglomération urbaine, avec des maisons et des murs de pierre et d'autres habitations lorsqu'il fut inondé en 958; il a été rapidement reconstruit après sa destruction par les Normands en 881. On y vendait du vin de Worms en 960. Mais, cette animation urbaine a dû être le fait pour l'essentiel de consommateurs passifs, clercs et membres de l'entourage épiscopal. La mention tardive d'un tonlieu, en 960 seulement, l'absence de la mention d'un port fluvial ou d'un marché avant la fin du XIe siècle, font penser que Liège est demeurée centrée sur ses fonctions politiques et religieuses jusqu'au milieu du Xe siècle. Un bourg marchand apparaît dans la seconde moitié du Xe siècle. Il sera englobé une génération après dans l'enceinte bâtie par l'évêque Notger (972-1008). C'est dans la seconde moitié du Xe siècle que les évêques de Liège bâtirent leur stature de véritable prince territorial. Sous l'épiscopat de Notger, la ville fait l'objet d'un ambitieux programme de construction qui lui a donné son visage médiéval (55). Les marchands liégeois commercent aux côtés des Hutois à Londres vers l'an mil. Ils circulent régulièrement dans la vallée du Rhin au XIe siècle. Mais la discussion reste ouverte sur l'activité de ces marchands pendant les XIe et XIIe siècles: "furent-ils surtout des importateurs de vin, de laine brute et de draps ou bien, au 53 Devroey-Zoller 1991 Devroey-Zoller 1991 55 Kupper 1990 54 15 contraire, des exportateurs des produits de la batterie et de la pelleterie liégeoise?" (56). Une véritable commercialisation de la batterie n'est certaine que pour la seconde moitié du XIIe siècle. Les draps liégeois sont peu connus à l'étranger avant 1250; la ville ne sera jamais membre d'aucune des deux grandes associations de villes marchandes, la Hanse de Londres ou celle des XVII villes. Avec Despy, il semble bien qu'il faille conclure que Liège était encore entre 1200 et 1250 une ville essentiellement tertiaire, dont la prospérité était assise sur ses fonctions centrales de capitale cléricale et politique de l'évêque (57). Autour de 1100, la cité épiscopale comptait huit chapitres, avec quelque 270 prébendiers et deux abbayes, avec 70 ou 80 moines de choeur. C'est en effet du côté de l'évêque et de l'Eglise de Liège qu'il faut chercher, pour comprendre les liens entre productions artistique et culturelle, centres de pouvoir et accumulation de richesse. Avant 972, les évêques détenaient des biens et des droits dans les principales localités du pays mosan et plusieurs grandes abbayes comme SaintHubert et Lobbes. Sous le règne de Notger, le patrimoine de Saint-Lambert va bénéficier d'une immunité générale concédée par l'empereur Otton II. En 985, c'est au tour d'Otton III d'accorder à Notger le comté de Huy. En 987, il ajoute le comté de Brugeron, entre la Gette et la Dyle, le tonlieu et la monnaie de Maastricht, les abbayes de Lobbes, Fosses et Gembloux; en 992, celle de Brogne. A la mort de Notger en 1008, les bases d'une principauté territoriale solide sont jetées, qui constitue pour les empereurs germaniques un boulevard contre les ambitions lotharingiennes des rois de France et, bientôt, contre l'expansion des comtes de Flandre. L'afflux de biens ne diminue pas au XIe siècle: comté de Haspinga entre Geer et Meuse en 1040 et inféodation du comté de Hainaut en 1071 (58). Lorsque la générosité impériale se tarit à la fin du XIe siècle, les "richesses de l'église de Liège lui permettent d'acheter pratiquement tout ce qu'elle veut et d'agrandir le patrimoine de saint Lambert en y mettant le prix" (59). Entre 1071 et 1096, les évêques Théoduin et Otbert ont déboursé dans ces opérations 100 livres d'or et plus de 2000 marcs d'argent. Ces richesses sont le fruit de l'exercice des droits régaliens et d'un domaine énorme, dont les revenus sont centralisés à Liège. Le contrôle et la collecte en sont réalisés par l'action du réseau de pouvoir mis en place dans le courant du XIe siècle: clérical (chapitre cathédral, collégiales et abbayes, archidiaconés, doyennés et paroisses); militaire (forteresses confiées à des châtelains, institués par l'évêque); domanial (une quarantaine de centres d'exploitation confiés à des officiers de la familia épiscopale quadrillent l'énorme domaine de saint Lambert). Pour dominer la région, l'évêque s'est constitué une clientèle: aux nobles, il "distribue des fiefs; aux bourgeoisies naissantes, il accordera des chartes de libertés" (60) (Huy 1066; Saint-Trond 1146; Liège à la fin du XIIe siècle). C'est grâce à ce puissant appareil que l'église de Liège est devenue la première puissance politique du pays mosan. En 1107, l'abbé Etienne de Saint-Jacques s'exclame: "Nul ne peut rivaliser en puissance avec les évêques dont l'entourage et l'opulence égalent presque celles des rois" (61). Le clerc liégeois, qui fait le récit de la bataille de Steppes de 1213, prête à Guillaume de Salisbury, demi-frère de Jean sans Terre, la remarque amère: "Périsse celui qui a donné une telle puissance à un prêtre" (62). 56 Despy 1975 Despy 1975 58 Kupper 1981 59 Kupper 1981 60 Kupper 1981 61 Vita s. Modoaldi 62 Triumphus S. Lamberti in Steppes 57 16 Le pays scaldien En Flandre, un commencement de cohérence territoriale est apparue avec la réussite d'un comte carolingien Baudouin Ier, devenu le gendre de Charles le Chauve après avoir enlevé et épousé sa fille Judith, deux fois veuve d'un roi de Wessex en 862. Dès son règne et celui de son fils Baudouin II, le comte de Flandre est acteur majeur du jeu politique dans l'ouest du royaume franc. Un certain nombre de traits fondamentaux de la politique flamande se sont affirmés dès la fin du IXe et au Xe siècle: politique matrimoniale, qui nourrit les relations avec les royaumes anglo-saxons; intervention des comtes sur la scène française; expansion territoriale, qui vient se heurter au sud à la puissance nouvelle du duc de Normandie. Le premier "grand marquis" Arnould Ier, fils de Baudouin II domine le littoral de la Mer du Nord, de la Somme et de la Canche jusqu'au Zwin. Ses successeurs vont bientôt tourner avec succès vers l'est leur volonté d'expansion territoriale. Les chroniqueurs médiévaux étaient déjà conscients du caractère paradoxal de l'extraordinaire réussite des princes flamands, qui régnaient sur une "terre brehaigne, peu valant et plaine de palus" (stérile, valant peu et pleine de marais) (63). Ce paradoxe dissimule trois phénomènes fondamentaux, qui ont fourni les bases de la croissance économique et urbaine: une expansion rurale dans la longue durée, qui a démarré à l'époque carolingienne; la constitution d'un réseau de pouvoir ancré dès la fin du IXe siècle sur des sites de fortification et de refuge; la formation de la ville, avec son droit, ses libertés et son organisation propres. les campagnes flamandes Le "take-off" des villes flamandes dans le courant du XIe et du XIIe siècles ne peut pas être interprété sans une participation importante de l'agriculture. La question des interactions respectives entre expansion démographique et croissance rurale a divisé dans les années '60 néo-malthusiens, partisan du primat de l'innovation technique et des sociologues comme Boserup, qui considèrent que la pression démographique est un facteur d'extension et d'intensification dans tous les domaines (64). L'accélération d'une expansion démographique déjà perceptible à partir du VIIIe siècle, aux XIe, XIIe et XIIIe siècles n'est pas le résultat d'une "révolution technique" de l'an mille (65). La plupart des innovations techniques médiévales en agriculture, charrue lourde, harnais, moulin à eau étaient déjà connues dans l'Antiquité (66). La part du moyen âge a été essentiellement celle d'une diffusion et d'une intégration de ces techniques. La pression démographique a été un facteur important "directement comme cause ou indirectement comme catalyseur" de l'expansion spectaculaire des superficies agricoles (67). Le mouvement de défrichements et de mise en valeur (endiguement, polders...) de nouveaux espaces, de multiplication ou d'élargissement des centres habités et de colonisation de régions entières, entre le Xe et la fin du XIIIe siècles, n'a pas été linéaire, ni dans le temps, ni dans l'espace. Ce sont les grands défrichements, qui ont le plus frappé l'imagination des historiens. L'impact sur la vie des campagnes et sur les éléments de la genèse urbaine est pourtant avant tout affaire d'intensification et de spécialisation de l'agriculture. L'essor économique réel qu'a connu le Moyen Age central, ce ne fut pas le "mouvement des 63 Istore et Chronikes de Flandre Boserup 1965 65 Lynn White 1940 Duby 1966 66 Medieval Farming 1997 67 Verhulst 1990 64 17 défrichements, mais l'étape qui le suivit, le retour de l'échange interrégional des produits agricoles" (68). L'apogée du mouvement de défrichements en Flandre est atteint au XIe et au XIIe siècles, avec un siècle d'avance sur le reste des Pays-Bas méridionaux (69). Dès le IXe siècle, on a vu que le défrichement était d'abord le fruit d'une intensification de l'occupation des terroirs anciens. Cette caractéristique demeure valable pour les grands défrichements postérieurs à l'an mille, qui prennent leur point de départ dans les zones de peuplement anciens. Les régions les plus densément peuplées au XIIe siècle sont avec Gand, où les défrichements ont commencé dès le Xe siècle, Dendermonde, Alost et Dixmude. La mise en valeur des régions dépeuplées durant le haut moyen âge appartient à la seconde vague de défrichements de la fin du XIe et du XIIe siècles. Après un arrêt des défrichements entre 1175 et 1215 environ, la mise en valeur des grandes bruyères du Nord de la Flandre s'est poursuivie au XIIIe siècle. Le premier temps de l'expansion des superficies agricoles fut celui d'une saturation des terroirs anciens! Un tiers des nouveaux points de peuplement apparus au XIe siècle se situe dans la région gantoise. La densité du peuplement rural du XIe siècle explique la rapidité de la croissance urbaine. Ypres, où se tient une foire qui attire les marchands du nord de l'Italie en 1127, n'était encore qu'un établissement rural, doté d'un bureau de recettes du domaine comtal quelques décennies plus tôt. Calais, petit hameau de pêcheurs vers 1165, ville de 15.000 habitants en 1300, a triplé à chaque génération; Saint-Omer, sans doute triplé à chaque siècle (70). Gand, Bruges, Ypres ont à leur apogée au XIIIe siècle, une population respective de 64.000, 42.000 et 35.000 habitants environ (71). Au milieu du XIVe siècle, 40% environ de la population flamande vit dans les villes. L'extension des surfaces agricoles ne peut pas permettre de comprendre le paradoxe de l'agriculture flamande: milieu difficile, sols souvent pauvres (en comparaison, par exemple avec la Picardie voisine); avancées techniques (cheval, rotation intensive, plantes fourragères...), et hausse des rendements spectaculaires associée au dynamisme de la petite exploitation familiale flamande. La meilleure hypothèse actuelle se fonde sur l'idée que l'économie rurale du comté de Flandre a constitué à partir du XIe siècle un "écosystème" macro-économique agraire, fondé sur une forte spécialisation régionale, en trois aires différentes: 1) la région côtière, spécialisée dans les produits de l'élevage; 2) la partie méridionale du comté avec ses sols limoneux, véritable grenier à blé du comté, qui exporte ses céréales par l'Escaut et la Lys vers les villes situées au nord; 3) les sols sablonneux du centre de la Flandre, où s'est développé au plus tard au XIIe siècle une agriculture commerciale extensive pour la production de cervoise (ale) (72). La mise en valeur de la région côtière a été progressive. Les premières bergeries apparaissent sur des buttes artificielles (nl. schorren) au milieu des prés salés au VIIIe siècle, mais il faut attendre la fin du Xe siècle pour assister à la naissance des premiers villages. Les terres salines se sont asséchées d'abord naturellement par les anciens cheneaux d'inondation. Mais au siècle suivant, lorsque se font sentir les effets de la troisième transgression dunkerquienne, on voit apparaître d'abord des petites digues collectives, puis vers 1050 de grandes digues défensives comme l'Oude Zeedijk à l'est de 68 Wickham 1992 Verhulst 1990b 70 Derville 1991 1995 71 Verhulst 1982 1990b 72 Thoen 1997 69 18 Furnes. Dans un deuxième temps, à partir de 1130, ce sont de véritables digues offensives qui sont élevées dans le but de créer par assèchement des polders. Le dessalage du sol créait de nouvelles ressources. Jusqu'au XIIe siècle, la conquête des terres sur l'eau est surtout l'affaire de quelques grandes abbayes, comme l'abbaye des Dunes. Au XIIIe siècle, noblesse et patriciens des villes ont à leur tour participé à des entreprises d'endiguement. Les activités des communautés installées sur le littoral avant la fondation des ports neufs par les comtes au XIIe siècle témoignent d'activités liées à la pêche, à l'élevage et au transit commercial. Les plus anciens marchés des villes, comme à Gand et à Bruges, étaient des marchés aux poissons. L'élevage constitue l'activité fondamentale dans toute la région côtière: grands troupeaux de moutons et de bovins élevés pour la viande, produits laitiers, peaux et laines sont exportées vers les villes de l'intérieur. La multiplication des polders a permis l'extension des prairies et des champs cultivés. Dès la fin du XIIe siècle, on y cultive une plante industrielle tinctoriale, la garance. L'exploitation du sel marin et de la tourbe prennent une importance croissante (73). Les historiens situent aujourd'hui les phénomènes d'intensification de l'agriculture au XIIe et au XIIIe siècle, avant la crise économique du bas moyen âge (74). La pratique de la rotation triennale dans les riches terres à céréales du sud du comté remonte déjà à l'époque carolingienne dans les grands domaines (75). Elle est pratiquée sur les terres de l'abbaye de Marchiennes entre Lys et Escaut au nord de Lille, vers 1120. Le "Gros Brief" de 1187 montre qu'elle était générale dans les grands domaines du comte au nord de Lille. L'ancienneté de la rotation triennale expliquerait le recours dès le milieu du XIIIe siècle à d'autres techniques d'intensification dans les terroirs limoneux du sud de la Flandre où la culture céréalière aurait atteint le maximum de ses possibilités en productivité et en surface (76). La culture de la vesce sur l'ancienne jachère longue, consommée sur pied par le bétail, apportait fumure naturelle et azote. Elle est attestée largement dans la région de Tournai-Lille et en Hesbaye dès le milieu du XIIIe siècle. Les cultures dérobées ouvrent donc un complexe écologique: diversification des produits du sol; augmentation de l'élevage; fumure organique et végétale; qui ouvre la porte à d'autres mises en culture. La culture de la guède, plante industrielle et commerciale exigeante se développe au XIIIe siècle (77). La culture de plantes fourragères et industrielles est surtout introduite par les paysans, alors qu'elle reste le plus souvent interdite dans les grandes exploitations agricoles affermées. La frontière entre l'intensif et l'extensif passe durant tout le moyen âge entre la petite et la grande exploitation agricole. Les sols légers et sablonneux de la Flandre intérieure portent surtout le seigle et l'avoine mis en valeur par le système du pré arable ("dries"). Le seigle a dû servir principalement dans l'alimentation paysanne. L'avoine a servi à nourrir les chevaux et à fabriquer de la cervoise (ale). Les forêts, encore assez étendues au XIe et au XIIe siècles dans la région permettent l'élevage de porcs, dont la consommation est attestée par les fouilles à Gand au moyen âge. Il est toutefois plausible que la Flandre intérieure ait eu une participation 73 Thoen 1994 Verhulst 1995b Verhulst 1985 Thoen 1993 75 Derville 1989 Morimoto 1994 76 Derville 1978 1989 Irsigler 1982 77 Verhulst 1985 Thoen 1992 74 19 beaucoup plus restreinte à l'économie d'échanges médiévale, que la région côtière et le sud du comté (78). L'importance de l'avoine dans l'agriculture flamande explique également l'abandon précoce du boeuf comme animal de trait au profit du cheval. Celui-ci est peut-être utilisé dans l'agriculture flamande dès l'an mille. L'enquête reste à approfondir: il semble qu'ils aient déjà presque partout remplacé les boeufs dans la deuxième moitié du XIIe siècle. Plus rapide dans le travail et mieux adapté à la petite exploitation intensive, le cheval a permis de multiplier les labours. Avec le perfectionnement contemporain de la charrette, il étend l'aire de déplacement des paysans au delà du réseau des bourgades, jusqu'aux villes secondaires. L'abandon du boeuf de trait permet aussi d'orienter l'élevage bovin vers la production de produits laitiers et de viande. D'autres éléments du progrès technique, comme la maîtrise de l'eau ou l'exploitation de la tourbe, plaident pour un niveau élevé de l'agriculture flamande au XIe et au XIIe siècle (79). La Flandre a donc présenté un système original par la diversification des produits de l'agriculture, un meilleur équlibre avec l'élevage et un commencement de spécialisation régionale à partir du XIIe siècle. Ces courants d'échanges n'ont pu se mettre en place qu'avec la constitution d'une véritable économie régionale à l'échelle du comté et des régions voisines. Les plaines limoneuses de la Flandre française, de l'Artois et de la Picardie (en cela, les pertes territoriales du comté du XIIe siècle n'ont pas interrompu les circuits d'échanges) constituent un véritable grenier à céréales, draîné par les vallées de l'Escaut et de la Lys. Une comparaison avec l'urbanisation des régions céréalières montre que la simple équation céréalisation=croissance urbaine est fallacieuse. Il n'y a pas de grande ville dans les riches terroirs de la Picardie. La ville ne naît pas "spontanément" de la campagne. L'élevage à une place importante dans l'explication du dynamisme des campagnes flamandes. Du VIIIe au XIIe siècle, l'élevage extensif d'ovins sur les "schorren" et les "sols tourbeux" a pu produire d'énormes quantités de laine, transportées par les circuits domaniaux vers Gand autour de l'an mille. Au XIIe siècle, la Flandre se présente à la fois avec une façade maritime riche en denrées commercialisables (laine brute, viande, produits laitiers, poissons, sel, tourbe, garance), avec des régions déjà densément peuplées et peut-être en équilibre alimentaire plus fragile autour de Gand, Ypres, Alost..., une intensification dans les terroirs les plus fertiles et un accès aisé et proche à des ressources en céréales. L'hypothèse d'une spécialisation précoce de la région côtière ne doit pas faire oublier que la part de l'élevage était partout en progrès, comme le montrent le récit de Galbert de Bruges à propos des paysans entre Escaut et Lys, la diffusion de toponymes anciens liés à l'élevage ovin dans la Flandre intérieure, la production de laine en Artois et en Tournaisis au début du XIe siècle ou l'importance des parcours d'élevage (Middelnl.: herdgang) dans la région gantoise montrée par l'archéologie (80). La prospérité de l'agriculture flamande associée à l'élevage a frappé les contemporains. Entre 1055 et 1065, l'archevêque de Reims Gervais exprime au comte de Flandre Baudouin V son admiration pour avoir rendu fertile "par son esprit inventif et son activité (...) une terre qui n'était il y a peu de temps guère propre à la culture (...) au point de surpasser à cet égard des terres naturellement plus aptes à la production; (...) de faire sortir de son sein les fruits en abondance et les moissons à profusion; de sourire à ceux qui la cultivent et 78 Thoen 1994 Thoen 1994 Verhulst 1995b 80 Verhulst 1995b 79 20 de se gonfler à force d'être féconde, pour offrir au bétail de quoi l'engraisser dans des prés et des pâturages" (81). Le fait du Prince? Une question demeure difficile à résoudre: faut-il expliquer la croissance rurale par l'autonomie et le dynamisme de la paysannerie flamande et la légèreté du prélèvement seigneurial, sur les terres nouvellement défrichées (82) ou par l'initiative seigneuriale? L'idée de croissance endogène se heurte à des objections théoriques et pratiques. L'intensification dans la petite exploitation paysanne n'est pas un processus de progrès constant et irréversible. Il a pu être menacé assez tôt par la croissance démographique et l'abondance de main d'oeuvre agricole peu coûteuse. La grande exploitation a trouvé également des formes d'adaptation au marché avec le bail à ferme. L'imposition croissante d'un prélèvement en argent a favorisé une circulation monétaire intense dans les campagnes (83). La croissance flamande et le transfert de capital depuis les campagnes ont pu être stimulés par le mode de résidence et de consommation des élites flamandes. Le comte de Flandre constitue une cour princière qui groupe autour de lui les seigneurs les plus puissants dès le courant du XIe siècle. En Brabant, le duc ne réunit pas les grands du duché dans son entourage avant la fin du moyen âge (84). Le trésor du comte apparaît riche d'or et d'argent, de pierres précieuses et de draps chers (!) dès le règne de Baudouin V. Il est l'objet des recherches infructueuses des assassins et des vengeurs de Charles le Bon. La vie luxueuse du comte et de la noblesse a donné une impulsion à l'industrie et au commerce. La charité pratiquée par le comte attire en ville des pauvres, auxquels il fait distribuer de la nourriture, de la monnaie et des vêtements (!). Le récit par Galbert de Bruges des actions entreprises par le comte Charles le Bon pour lutter contre la famine des années 1124-1126 donne la mesure de la domination de la ville sur la campagne dès le début du XIIe siècle et de l'emprise du pouvoir princier sur l'économie. A la mi-carême 1125, le pain fait défaut. Entre Gand, Lys et Escaut, les paysans sont réduits à abattre leur bétail pour se nourrir. La faim cause des morts nombreuses dans les campagnes et pousse les paysans vers la ville. Le comte sévit contre les riches accapareurs, qui spéculent sur les céréales, ce qui montre qu'une part non négligeable de l'activité économique des nantis portent sur le commerce des denrées agricoles. Il interdit de brasser de la cervoise et agit sur le prix du vin pour orienter les importations vers les céréales. Il ordonne de fabriquer du pain d'avoine et réglemente la taille des pains. Il décide que dans tout le comté, une mesure de terre soit semée en fèves et pois, pour précipiter la récolte. Il affecte l'entretien de cent pauvres à chacun de ses domaines et y suspend les redevances des tenanciers (85). Il y avait donc dans le comté de Flandre au début du XIIe siècle un "marché alimentaire", qu'il était possible d'orienter vers la panification et l'achat de céréales en interdisant la production de cervoise et en diminuant les achats de vin dans la région de production des vins de France (Laonnois, Beauvaisis, Rémois...). Rien n'indique que les acteurs de ce marché aient été principalement des marchands professionnels. Les spéculateurs, les nantis appartiennent très probablement à ces élites qui résident en ville. Comme le montre le récit des 81 Ganshof 1943 Thoen 1994 83 Thoen 1994 84 Van Uytven 1976 Thoen 1994 85 Galbertus Notarius 82 21 séditions de Laon en 1112 ou de Bruges en 1127, noblesse et élites cléricale et administrative ont leur "hôtel" en ville, où s'accumulent les denrées comestibles prélevées dans les campagnes. Les décisions politiques du comte Charles frappent par leur diversité et leur nature. Mais que nous disent-elles sur la part du politique et de la "société englobante" dans la croissance rurale et urbaine flamande? Jan Dhondt voyait dans le complexe "châteaucollégiale-foire", le fruit de l'initiative comtale au milieu du XIe siècle (86). Hans Van Werveke parlait à propos de son successeur, de la "politique économique de Philippe d'Alsace", illustrée par la fondation de ports le long de la côte flamande (87), qui sont la clef de voûte du système de drainage et de valorisation des plaines littorales flamandes (88). Entre 1055 et 1067, l'archevêque de Reims prête à l'esprit inventif du comte Baudouin V la fertilité nouvelle de la terre flamande. L’évocation du déferlement de la violence dans les sources flamandes du XIe et du début du XIIe siècle a conduit David Nicholas à dresser le tableau d’une Flandre “ rough, violent, badly governed... ” à la fin du XIe siècle (89). Le récit de Galbert fait de Charles le Bon l’héritier d’une tradition de paix et d’ordre publics garantis par les comtes. Parmi les crimes commis par les Erembald, le moindre n’est pas d’avoir rompu la trêve comtale et mené une guerre privée. La récurence du thème de la violence ne reflète pas l'omniprésence d’une barbarie débridée, mais le sentiment des contemporains d’assister à l’affrontement entre la paix publique et les violences privées. Dès le milieu du XIe siècle et au début du XIIe siècle, les comtes ne lésinent pas sur les moyens pour imposer la "paix du comte" (trêve, paix de la ville et du marché, conduit des marchands) dans toute la principauté. Les historiens font plus volontiers la part de la politique princière dans le développement des villes et du commerce urbain que dans celui des campagnes. On peut toutefois penser que la limitation de la violence seigneuriale par la paix publique et le développement précoce d'un réseau d'agglomérations secondaires proches des campagnes ont contribué à stimuler en retour la croissance rurale du XIe et du XIIe siècles. L'histoire de Charles le Bon de Galbert de Bruges, contient un paradigme (peut-être déformé par le milieu social de l'auteur?) de l'action des forces sociales déchaînées par l'assassinat du comte en 1127: le comte, garant de la Paix, attire les marchands étrangers aux foires flamandes; l'ascension démesurée et la richesse de Bertulf et des siens, une nouvelle élite, cléricale, administrative et militaire, grandie dans la clientèle comtale; le chevalier prédateur, pilleur des campagnes, qui se précipite, la mort connue, sur les chemins pour rançonner les marchands. Il plaide pour la thèse de l'englobement de l'économie paysanne par le Prince et par l'économie urbaine plutôt que pour celle d'une croissance rurale endogène. la formation des villes flamandes Pour Henri Pirenne, la formation des villes dans les Pays-Bas méridionaux se prêtait facilement à un tableau d'ensemble. La ville naissait au XIe siècle, sous l’impulsion du réveil du commerce international. Son origine pouvait se ramener à un type commun: "la ville flamande est née de la juxtaposition d'une forteresse et d'une agglomération marchande ou, pour employer les termes usités par les sources, d'un castrum et d'un 86 Dhondt 1948 Van Werveke 1952 88 Verhulst 1967 89 Nicholas 1991 87 22 portus". A ses yeux, le castrum n'est pas une ville, il ne présente même aucun caractère urbain, mais par son antériorité, il a prédéterminé l'emplacement des agglomérations commerciales et industrielles (90). Le résultat des fouilles archéologiques montre que le "tableau" est beaucoup plus compliqué et plus diversifié dans le temps et dans l'espace. A Gand ou à Valenciennes, un portus existait avant la construction d'ouvrages fortifiés. Toutes les fortifications flamandes n'ont pas été bâties en fonction de la défense contre les incursions normandes. C'est le cas dans des sites pré-urbains: probablement à Bruges dès le milieu du IXe siècle, à Saint-Omer avant 891, à Tournai en 898, à Cambrai entre 888 et 901. A Gand et à Douai, les principaux ouvrages fortifiés ne datent que du milieu du Xe siècle (91). Si une partie des fortifications furent édifiées pour répondre dans l'immédiat à un danger extérieur, le château est "l'expression matérielle de la mise en place d'un pouvoir féodal" (92). Les études de cas, qui se sont multipliées dans les dernières décennies montrent une réalité beaucoup plus complexe et variée dans le temps et dans l’espace que le dualisme château/aggomération. Anvers a eu une fonction militaire depuis le VIIIe siècle. A un kilomètre en aval, naît une agglomération commerciale, qui survivra à la destruction du castrum par les Vikings en 836 (93). Mais, la genèse de la ville actuelle a véritablement démarré après 980, lorsque l'ancien vicus a été fortifié et transformé en castrum (Steen) et que les marchands se sont établis hors les murs. Un marché (Vismarkt) installé au pied de la forteresse suggère, comme à Bruges et à Gand, que la principale activité de la nouvelle agglomération marchande était l'approvisionnement du château. Gand s'est développée à partir du VIIe siècle à partir de deux centres, les abbayes de Saint-Pierre et de Saint-Bavon, avec des fonctions domaniales. L'agglomération marchande du IXe siècle se situe à 500 mètres en amont de Saint-Bavon sur la Lys. Le second portus de Gand, qui apparaît dans les sources au milieu du Xe siècle au bord de l'Escaut, est installé au pied du nouveau château édifié par le comte de Flandre (94). On a souligné la taille impressionnante du domaine comtal dès la fin du Xe siècle dans la moitié nord. Le comte y était de loin le principal propriétaire foncier. Les modes d'exploitation, la nature et la direction des circuits de transfert des surplus agricoles, les modèles de consommation ou de commercialisation des productions du domaine pèsent donc lourd dans l'économie d'échanges régionale. Notre attention doit d'abord être attirée sur la forme particulière de l'incastellamento flamand. Les fortifications se sont multipliées dans la plaine flamande à la fin du IXe et au Xe siècle. Elles présentent un plan caractéristique: circulaire (Bourbourg, BerguesSaint-Winnoc, Furnes, Dixmude, Gistel) ou semi-circulaire, accolé à une rivière (SaintOmer, Arras, Ypres, Armentières, Courtrai, Tournai, Gand, Ninove, Alost). Certaines sont édifiées dans un site pré-urbain en formation (Bruges, Gand, Saint-Omer...) (95). Les enceintes refuges créées en rase campagne donnent fréquemment naissance à une petite ville médiévale (96). Leur évolution contraste avec le caractère de fortifications isolées, d'une bonne partie des grands châteaux des évêques de Liège dans le pays mosan. 90 Pirenne 1905 Verhulst 1994 92 Verhulst 1994 93 Verhulst 1978 94 Verhulst 1989b 95 De Meulemeester 1990 96 De Meulemeester 1990 91 23 A partir du début du XIe, ce réseau défensif a servi de base à un nouveau quadrillage du comté par des circonscriptions, moins étendues que les pagi carolingiens auxquels il se substitue. Confiés à un châtelain institué par le comte, le castrum devient la place centrale de la châtellenie. A ses fonctions militaires et judiciaires s'ajoutent celles de grenier, de point de concentration et de redistribution des revenus du comte et des ressources de son domaine. Une première caractéristique de l'urbanisation flamande est donc la densité de son réseau d'agglomérations secondaires. L'interaction castrum-portus, que Pirenne voyait à l'origine des grandes villes a probablement joué à plein dans ces petites villes, où l'initiative comtale a signifié la présence de bouches à nourrir (milites castri, sergents, clercs et fonctionnaires, domestiques, artisans du cuir et du fer...). En y multipliant ses lieux de résidence (la cour flamande conserve son caractère itinérant au XIIe siècle) et en fondant dans certaines d'entre elles des chapitres de chanoines, le comte contribue à multiplier les occasions d'activités commerciales et artisanales. La lecture du "Gros Brief" de 1187 donne une assez bonne idée du rôle de ferment qu'ont pu jouer les bureaux de recettes du domaine comtal: réseau domanial concentrique, aboutissant aux épiers, aux lardiers, aux vaccariae (pour les produits laitiers) et aux caisses locales, pour les espèces; consommation (pour l'entretien ou le salaire en nature ou par la constitution de fiefs-rentes ou de rentes charitables); vente d'une partie des denrées agricoles par les receveurs... (97). Economie régionale, phénomène urbain et circuits d'échanges Le réseau des agglomérations secondaires a été complété par un premier système de foires locales ou régionales. La plus ancienne est la foire de Saint-Bavon, qui débutait le 1er octobre. Sans doute de naissance spontanée, elle est attestée peu après l'an mille. Les récits hagiographiques du XIe et du XIIe siècle montrent l'importance du marché gantois comme débouché pour les produits de la haute vallée de l'Escaut, laine et cervoise. Ils y soulignent l'abondance d'argent et l'affluence populaire. Avant 1100, des foires sont mentionnées dans des centres pré-urbains, comme Saint-Omer (vers 1050) à Douai (1076), à Aardenburg (vers 1100) et dans des domaines centraux monastiques, comme à Wormhout (1067), à Torhout (vers 1084), à Tronchiennes (1087), à Messines (fin XIe?). Les foires d'Ypres et de Lille étaient régies par la paix du marché en 1127. Les textes du XIIe siècle montrent le caractère primitif des foires flamandes comme centre interrégional des matières premières agricoles (98). Dès le VIIIe et dans une plus grande mesure aux siècles suivants, des grandes abbayes s'étaient assuré la maîtrise d'une aire de circulation, avec sa hiérarchie de curtes domaniales, dont les places centrales assuraient à tour de rôle l'approvisionnement de l'abbaye. Il n'en va pas autrement à Saint-Wandrille près de Rouen en 719-739 ou à Corbie en 822... (99). Ces systèmes, qui alimentent les besoins de l'Etat franc et de ses superstructures, sont connectés, on l'a vu, à l'époque carolingienne aux grandes "portes" de la frontière d'échange littorale occidentale. L'originalité d'un réseau comme celui qui s'est mis en place en Flandre au XIe et au XIIe siècle n'est pas liée à sa topologie, mais à l'évolutivité des centres (curtes domaniales ou castra), à la personnalité de ses acteurs (noblesse, élite administrative cléricale ou laïque) et à la nature de la circulation de la périphérie au centre (consommation/commercialisation centralisée ou reportée 97 Gros Brief 1962 Yamada 1991 99 Devroey 1993b 98 24 partiellement en périphérie). Réduite à l'énoncé de laboratoire, l'évolutivité s'exprime pour chacun des points nodaux du "modèle" flamand dans une série de facteurs dynamiques: fonctions centrales "classiques" (justice, administration), infrastructure (dispositif défensif, église, marché...), présence d'une population de consommateurs, demande de services (artisanat, commerce de détail), offre de denrées agricoles vendues au prix du marché par les receveurs, garantie de paix et de sécurité. Quant à la circulation, il est manifeste qu'elle s'est diversifiée en fonction de l'offre, de la spécialisation régionale et de la demande. Tourbe, sel, poisson sont destinés aux marchés urbains, pour la revente au détail. Dans le domaine comtal en 1187, la gestion donne aux receveurs locaux la responsabilité de consommer ou devendre les surplus agricoles. C'est désormais l'argent et plus les charrois domaniaux qui circulent de la périphérie vers le centre. Enfin, les réseaux d'échanges ne fonctionnent pas dans une seule organisation de l'espace. Maillages et aires de circulation du prince, des établissements ecclésiastiques grands ou modestes, des aristocraties s'entrecroisent. A Gand, la laine parvient par les circuits domaniaux des abbayes de Saint-Pierre et SaintBavon et par le trafic marchand sur l'Escaut). Là où pour des raisons géographiques ou politiques, les points de concentration et de redistribution se confondent, se renforce l'évolutivité du système. Pierre Toubert a décrit une évolution assez semblable en Italie du nord, où à partir des années 920, de nombreuses curtes ont été dotées d'un élément fortifié et, souvent d'un marché: les réseaux d'échange se sont ainsi adaptés à une évolution qui privilégiait désormais les "castelli curtensi" et la liaison étroite entre curtis, castrum et mercatum. Elle est "très révélatrice des adaptations positives de l'essor commercial à la redistribution en cours des formes du peuplement et des cadres d'exercices des pouvoirs locaux" (100). La construction et la consolidation de réseaux de pouvoir, de production et d'échanges paraît bien être l'un des éléments moteurs de la transformation des sociétés médiévales. Selon une formule déjà énoncée par Henri Pirenne, la ville médiévale est le point de convergence d'un système de marché intégré régionalement, avec des systèmes bien articulés de production et de distribution. Le fait urbain se marque par la capacité de la ville à maîtriser une "area di strada" et à organiser (dans une pluralité d'acteurs, d'intérêts et de formes de pouvoir) autour et vers elle son hinterland rural. Au début du XIe siècle, le jeu de la taxation/immunisation contribue à asseoir la domination du marché urbain sur la campagne: immunité accordée à la population d'une centaine de villages environnants qui viennent au marché de Reims ou à la même époque, aux hommes de la familia de Saint-Vaast, qui résident dans un périmètre d'une trentaine de kilomètres autour d'Arras (101). Le paysan vient au marché avec sa charrette, pour vendre des matières premières, le bois de chauffage, la laine brute et surtout des grains. Mais il vient surtout acheter: le vin ou la bière, le sel, le poisson, les bois et fers travaillés. L'aire de la ville, ce sera ultérieurement la domination qu'installent les drapiers des villes "qui font faire draps" sur les paysans des environs, qui travaillent la laine ou le lin (102). Deux grands problèmes demeurent: où situer le départ (note pour le traducteur = la séparation) entre des centres proto-urbains du haut moyen âge, qui sont devenus des petites villes à vocation largement rurale (comme Gembloux ou Saint-Hubert) et ceux qui ont donné naissance à une ville de commerce et de production; comment s'est opérée 100 Toubert 1988 Devroey 1993a 102 Derville 1991 101 25 la liaison entre ces réseaux patrimoniaux aux mailles larges, qui quadrillent les campagnes et les axes du grand commerce? Pour Toubert, les mêmes réseaux ont été empruntés par un grand commerce de surimposition, parfois d'ailleurs par des acteurs au statut ambigu: agents du roi et de certaines grandes abbayes chargés d'aller chercher directement à plus grande distance des marchandises qui ne pouvaient pas être trouvées sur place et, à l'occasion, commerçants à leur propre compte. Franz Irsigler pense que les marchands francs ont progressivement évincé les étrangers, Frisons et Juifs, qui avaient dominé auparavant le commerce à longue distance. Au terme d'une transformation lente, qui s'est faite à travers une professionnalisation progressive, une part au moins des "marchands au long cours" du XIe siècle seraient les héritiers de ces marchands domaniaux indigènes. Devenus plus autonomes, beaucoup d'entre eux sont restés des protégés d'Eglise pour tirer profit des immunités commerciales (103). Cette hypothèse séduisante se heurte au "trou" documentaire de la première moitié du Xe siècle. Après le déclin des emporia situés dans les Pays-Bas septentrionaux, le rôle commercial des Frisons connaît une éclipse d'un bon siècle. Ce n'est qu'à la fin du Xe et plus nettement au début du XIe siècle qu'on voit leurs marchands tenter timidement la reconquête de leurs anciens marchés: de la voie du Rhin, jamais totalement abandonnée, aux circuits occidentaux, vers l'Angleterre et nordiques. Vers l'an mille, ils côtoient dans l'espace de la mer du Nord les autres nations riveraines: Scandinaves, Anglo-Danois et Anglo-Saxons, Vieux-Saxons de Brême et de Hambourg, Rhénans de Cologne et de Duisbourg, Flamands et Mosans. Ces concurrents se sont-ils "engouffrés dans la place laissée désormais vacante par le repli des marchands Frisons et le déclin de Dorestad" dans les premières années du Xe siècle (104)? Le long de la Meuse, on ne voit guère de signes d'un réveil du commerce interrégional avant la seconde moitié du Xe siècle (105). En Flandre, il est peu probable que les portus des villes scaldiennes aient joué un rôle important dans le commerce international avant la fin du Xe siècle. La présence à Gand, Bruges et Anvers et ailleurs de céramique du IXe, Xe et XIe siècles, importée du nord de la France, de la Rhénanie et de la région mosane montre pourtant une certaine continuité de contacts interrégionaux, vraisemblablement de nature commerciale (106). Le coup d'arrêt donné à la croissance par les invasions normandes n'est pas irrémédiable. Provisoirement, il faut admettre que nous ignorions tout des acteurs de ces échanges au Xe siècle. L'idée d'une transformation progressive des agents domaniaux en marchands au long cours (107) ou celle du "vide frison" comblé par les marchands indigènes (108) demandent à être soigneusement vérifiées à la lumière de recherches futures. De ces marchands du XIe et du début du XIIe siècle, "la moisson n'est pas riche" (109). Nous ne savons rien du statut des marchands (libres ou protégés?), qui apparaissent dans les textes un peu après l'an mille, comme ce Robert, fils d'Alward de Saint-Omer, qui est à Barcelone pour y vendre des draps ou ceux de Flandre, du Ponthieu, de Normandie et de France, et ceux de Huy, de Liège et de Nivelles, qui payent tonlieu au port de Londres sur la Tamise. Une partie des marchands d'Arras (dans un texte de datation difficile: 1030-1040?) faisaient partie de la familia de Saint-Vaast 103 Irsigler 1989 Verhulst 1993 Lebecq 1983 105 Devroey-Zoller 1991 106 Verhulst 1994 107 Irsigler 1989 108 Lebecq 1983 109 Derville 1992 104 26 au début du XIe siècle. Aux XIIe-XIIIe siècles, des négociants en vin gantois sont encore les censitaires de Saint-Bavon et de Saint-Pierre (110). Combien de "pieds poudreux", aventuriers passant en courses lointaines une grande partie de l'année" (111)? A Valenciennes, à la fin du XIe siècle, les frères de la ghilde allaient aux marchés en caravanes armées dans un rayon de trois jours de marche. Peu après l'an mille, la foire de Saint-Bavon attire un marchand de Tournai et sa cargaison de laine. Jusqu'à 1050, peutêtre 1100, l'activité des marchands est à cette échelle interrégionale: Londres et l'Angleterre à deux jours de voile, Laon, l'Artois et la Picardie, le pays mosan, le Rhin jusqu'à Cologne... Peu d'aventuriers; des confrères, réunis dans la ghilde, pour partager le danger proche: chevalier pillard ou tonlieu abusif. Le marchand flamand du XIe siècle ressort difficilement des sources. Dans le pays mosan, où l'image des marchands est un peu moins brouillée, l'essor urbain paraît en retrait par rapport à la Flandre. Liège, la première ville mosane au XIIIe siècle apparaît avant tout comme une ville esentiellement tertiaire. Les grandes villes flamandes contemporaines ont une tout autre nature: taille, activités économiques, domination de l'espace rural. Pour comprendre ce décalage entre Flandre et pays mosan, il faut nous tourner vers un dernier problème: les conditions dans lesquelles se sont opérés le transfert d'une industrie et la concentration d'une main d'oeuvre encore jusque là largement rurales. Celle-ci a pu être favorisé par la croissance démographique et la désintégration du cadre domanial dans les campagnes (112). La draperie était au moyen âge la seule fabrication industrielle à être exportée sur une grande échelle. Aux yeux d'Hans Van Werveke, la manufacture systématique pour l'exportation a commencé dans les villes flamandes au milieu du XIe siècle. Ce moment coïnciderait avec l'utilisation de la laine anglaise pour la fabrication de produits de luxe. Auparavant, le drap était confectionné uniquement pour le marché domestique et, en première place, pour répondre aux besoins familiaux. Les draps "frisons" étaient vendus en dehors de leur aire de production, mais produits dans le cadre familial (113), c'est-àdire, aux yeux de l'école de Pirenne, dans une économie non commerciale. Draps et toiles apparaissent parmi les produits fournis par les paysans dans le cadre des circuits d'échanges domaniaux dans tout le nord-ouest de l'Europe. L'archéologie et la relecture des textes permettent de restituer à la Frise la paternité des fameuses pallia fresonica. La Frise du haut moyen âge n'était pas seulement un grand pays d'élevage ovin; elle était aussi un pays d'industrie, où, partout, on filait et on tissait la laine dans les petits ateliers campagnards et urbains (114). Vers 830, l'abbaye de Fulda tirait près de 855 pièces de draps de ses domaines frisons. Au Xe siècle, l'abbaye de Werden en obtenait près d'un millier. Au IXe et au Xe siècle, les moines de Saint-Bavon à Gand avait des biens en Frise "pour l'utilité des moines et singulièrement les vêtements" (115). Les homines franci installés sur les domaines zélandais de l'abbaye aux alentours de 800 devaient leur livrer un manteau chaque année (116). Alors que les moines gantois se tournent encore vers la Frise à la fin du Xe siècle, un texte composé à Trèves vers 1075, le Conflictus ovis et lini, montre que le drap flamand 110 Irsigler 1989 Ganshof 1943 112 Van Werveke 1949 Verhulst 1993 113 Van Werveke 1951 1954 114 Lebecq 1983 115 Miracula sancti Bertini 116 Verhulst 1971 111 27 prisé pour ses couleurs et sa qualité, était devenu un produit d'exportation (117). Avec les Mosans, les Flamands circulaient dans la vallée du Rhin à Coblence dans les années 1000-1070 (118). L'élevage ovin est attesté dans la région côtière par de rares textes entre le VIIIe et le Xe siècle. Des bergeries spécialisées se multiplient sur les "schorren" et les sols tourbeux à partir du XIe et au XIIe siècle. Après que la mer ait envahi la plaine de l'Yser en 1014 et 1042, de nombreuses bergeries sont installées. Ypres, qui n'était auparavant qu'un centre domanial, est devenu une ville dans les dernières décennies du XIe siècle. En 1127, sa foire est fréquentée par des marchands de tous les royaumes environnants et notamment des Italiens du nord, auxquels le comte Charles avait acheté une pièce d'orfèvrerie. Verhulst pense que ces "Lombards" pouvaient y être pour acheter des draps (119). Gand reçoit de la laine indigène, apportée pour être vendue à la foire de Saint-Bavon par un Tournaisien dès le tout début du XIe siècle. Il semble que les abbayes gantoises de Saint-Pierre et de Saint-Bavon aient pu y ramener de la laine de leurs "schorren" situés au nord de Bruges et d'Aardenburg vers ces centres pré-urbains ou Gand. Dans l'état actuel de la documentation, il semble que l'expansion de l'élevage ovin durant le Xe siècle a favorisé la diffusion de l'artisanat textile dans les campagnes et les centres pré-urbains. La confection est d'ailleurs la seule activité qui ait permis à des artisanes dès l'époque carolingienne de gagner une relative autonomie (et donc une mobilité potentielle) et de vivre de leur art, comme ces camsilariae, des femmes, fabriquantes de panneaux de toile à chemise, installées dans des petites tenures près de Tournai, qui avaient racheté leurs livraisons pour 8 deniers (120). Un surcroît des laines disponibles a-t-il favorisé la commercialisation de la laine brute d'une part (peu après 1000 à Gand) et l'arrivée en ville d'artisans tisserands? On peut penser que ce premier essor de la draperie flamande, qui précède d'un siècle le premier témoignage direct de l'arrivée des laines anglaises (1113?), est solidement et principalement assis sur la laine indigène. La "faim" de laine est-elle une conséquence d'un déclin de l'élevage, qui aurait accompagné l'endiguement des "schorren" et la poldérisation croissante de la région côtière (121)? Les travaux de Verhulst sur le paysage font plutôt songer à une chronologie différente. L'expansion des superficies agricoles est un phénomène de la fin du XIe et du XIIe siècle (122). Dès 1120, à un moment où l'arrivée de laine anglaise à Gand est certaine, des bourgeois de Gand font produire de la laine dans la région des QuatreMétiers, à une trentaine de kilomètres au nord de la ville (123). Au début du XIIe siècle, l'activité textile en Flandre est donc suffisante pour dépasser l'offre de laine indigène et étendre à l'Angleterre le marché de matières premières. Le Conflictus ovis et lini témoigne d'un autre changement: la laine, contrairement au lin qui demeure la part des femmes, est désormais travaillée par des hommes (124). En 1137, les moines de SaintTrond stigmatisent "l'impudence et l'arrogance de cette race d'ouvriers que sont les tisserands de laine et de lin", sans plus mentionner les femmes. Il vante même la supériorité du rusticus textor et pauper sur l'urbanus exactor (125). L'intrusion des 117 Verlinden 1972 Tissen 1989 Kölzer 1992 119 Verhulst 1995 120 Hägermann 1991 121 Jansen 1982 122 Verhulst 1995 123 Blockmans 1938 Verhulst 1972 124 Herlihy 1990 125 Gesta Abbatum Trudonensium 118 28 hommes dans un territoire, qui était depuis l'Antiquité demeuré entièrement dans le territoire des femmes, témoigne de la profondeur des bouleversements en cours. Un dernier élément doit être pris en considération: l'introduction du métier à tisser horizontal, mentionné pour la première fois par Rashi à Troyes au milieu du XIe siècle, puis au XIIe siècle, du métier à pédales (126). Ils permettaient de confectionner plus rapidement des pièces plus longues et plus régulières. L'ancien métier vertical n'était guère qu'un bâtis destiné à maintenir la trame. La diffusion des nouveaux métiers a dû signifier une double spécialisation: dans la fabrication du métier par un artisan et sa manipulation par un ouvrier spécialisé. Le glissement de l'industrie textile des campagnes et de l'aire domestique vers les villes et l'aire professionnelle ne peut plus être expliqué exclusivement par la nécessité pour les tisserands et les foulons de résider en ville là où les marchands avaient leur résidence (127). La masse des faits connus indique une hypothèse plus complexe, au point de rencontre de potentialités: noyaux urbains; croissance démographique dans les campagnes; matières premières abondantes; animation des circuits d'échanges; et de contraintes, de demande: consommateurs "urbains" (y compris de produits plus luxueux); et d'offre: apparition de produits nouveaux, accompagnant des mutations techniques; changement rapide du cadre et de la division sexuelle du travail, (du travail domestique à l'atelier, des opera muliebria à la superbia des tisserands). Ces conditions, qui aboutissent à la naissance d'une industrie textile urbaine sont réunies en Flandre dans le courant du XIe siècle. L'histoire de Gand, éclairée par les fouilles archéologiques récentes, laisse d'ailleurs penser qu'une chronologie plus ancienne peut y être adoptée. Dans la première moitié du Xe siècle, un nouvelle résidence en bois et une chapelle castrale furent construites sur le site du "Oudburg", après que les comtes de Flandre se fussent rendus maîtres de la région de Gand. A proximité immédiate se trouvait le quartier des travailleurs du cuir. En 966 au plus tard, l'ancien portus carolingien installé sur l'Escaut avait également atteint la Lys, en face du château comtal. C'est à cet emplacement qu'était situé le plus ancien marché du portus, le "Vismarkt", dont l'activité devait être orientée principalement vers l'approvisionnement en nourriture des habitants du portus et des artisans et de la garnison du "Oudburg". L'extension du portus vers la Lys s'explique par l'attraction du centre militaire. L'Escaut joue un rôle important dans le trafic interrégional: c'est par cette voie que parviennent peu après l'an mille les laines du tournaisis à la foire de Saint-Bavon, qui se déroule dans les jours qui suivent la fête patronale, le 1er octobre. La vente de laine brute indique que Gand possédait déjà une activité textile. Le portus, où est installé un représentant du comte (comes Gandavi portus) vers 950, apparaît comme un territoire clairement délimité, avec son organisation judiciaire propre. La plus grande ville flamande du moyen âge a donc acquis vers l'an mille les différents traits de la définition classique de la ville (128). le long décollage des économies du nord-ouest de l'Europe L'idée centrale de Pirenne était celle d'une naissance de la ville médiévale. Au XIe siècle, la vie urbaine ressuscitait sous l'impulsion du réveil du commerce international "sur un sol vierge, sans antécédents aucuns d'une époque antérieure". La révision de ces thèses a pu surtout progresser par la rupture avec les périodisations traditionnelles de l'histoire occidentale. Pirenne lui-même avait lancé l'idée féconde d'une relative 126 Jansen 1982 Van Werveke 1951 1954 128 Verhulst 1989b 127 29 continuité entre l'Antiquité et la période mérovingienne. Les recherches de Verhulst sur l'origine des villes dans le nord-ouest de l'Europe confirment la pertinence de cette idée. Pour Pirenne, les Carolingiens, cette "civilisation anticommerciale" régnaient sur un Occident rural, borné par l'autoconsommation, les invasions normandes ayant d'ailleurs achevé de ruiner complètement les échanges. L'économie des temps carolingiens a connu une complète réévaluation, qui porte sur l'intensité et la nature des échanges, le démarrage d'un essor démographique et l'importance de la croissance rurale. La coupure de l'an mille n'est toutefois pas réellement remise en cause par les historiens. La plupart des études actuelles s'achèvent ou commencent au Xe siècle. Il ne s'agit pas de rechercher des continuités nouvelles, entre par exemple le IXe et le XIIe siècle. Dans un processus d'évolution historique, l'unité ne repose pas dans quelque substance qui demeurerait inchangée à travers tout le processus, mais dans la continuité par laquelle une certaine transformation procède d'une autre selon une succession ininterrompue. Comme l'écrit Norbert Elias, ce qui unit par exemple les Pays-Bas septentrionaux du XVe à ceux du XXe siècle (...) n'est pas tant un certain noyau essentiel qui demeurerait inchangé que la continuité des transformations à travers lesquelles la société du XXe siècle procède de celle du XVe (...) l'identité n'est pas tant celle d'une substance que celle de la continuité des transformations conduisant d'un stade au suivant" (129). Changer le cadre de référence pour traiter l'évolution historique des PaysBas méridionaux du VIe au XIIe siècle contribue à mettre en évidence d'autres enchaînements de transformations. Le XIe siècle flamand est celui de la moisson urbaine. Les prémices du Xe siècle apparaissent comme le résultat d'une lente et profonde transformation des campagnes. Nous disposons ajourd’hui d’un tableau de synthèse, qui a permis de réviser complètement les théories pirenniennes sur la naissance des villes (130). La continuité des centres urbains de l’Antiquité au moyen âge dans nos régions est plus grande qu’on ne l’avait cru. Elle ne se manifeste pas nécessairement par une continuité topographique. Le maintien de fonctions centrales (religieuses, administratives, militaires...) a joué un rôle important dans ces phénomènes de permanence d’agglomérations non agricoles. La topographie de ces habitats “ urbains ” ne peut pas être réduite au dualisme “ classique ” fortification/agglomération marchande. Avant l’an mille, la réalité est beaucoup plus complexe et les noyaux pré-urbains se présentent comme une nébuleuse “ polynucléaire ”. Pirenne attribuait à la fortification un simple rôle passif d’attraction pour les activités commerciales. Il paraît au contraire que l’on doive attribuer un rôle économique actif à la fortification comme centre de concentration et de consommation (131). L'autre rupture avec les modèles pirenniens tient à une réévaluation du rôle de la consommation dans l'économie d'échanges. Pour lui, le castrum flamand non seulement n'était pas une ville, mais il ne présentait pas même le moindre caractère urbain. Sa population ne produisait rien par elle-même; et, au point de vue économique, son rôle était celui d'un simple consommateur. La définition de la ville médiévale devrait être complétée pour rendre compte à la fois de l’émergence et de la diversité du phénomène urbain dans les Pays-Bas méridionaux, comme un lieu de consommation et d’activité de commerce (ou plus largement d’échanges) et de production. Il s’agit bien comme 129 Elias 1996. Verhulst 1987 1989a 131 Verhulst 1987 130 30 l’exprimait Pierre Toubert de circuits, d’actvités et de réseaux “ superposés ”. A côté des marchands, il faut laisser une large place aux autres composantes de la population urbaine: élites cléricales et laïques, administrateurs, sergents et domestiques, artisans... Dans la fonction de marché alimentaire joué par la ville, l’épier ou le lardier du comte, d’une abbaye, d’un noble ou d’un fonctionnaire mérite autant d’attention que la halle ou la réserve d’un marchand. Cette manière de voir, qui s’appuye sur une définition sociologique très large de l’économie d’échanges doit par exemple nous rendre aussi attentif à la fortune du chancelier Bertulf qu’à celle d’une figure plus classiquement “ pirennienne ” comme celle du financier Guillaume Cade (132). En somme, il s’agit d’assurer pour les XIe-XIIe siècles l’élargissement épistémologique qui a fait entrer les charrois des monastères carolingiens dans le spectre de “ l’économie d’échanges ”! Sans oublier la part de la seigneurie dans l'économie d'échanges du XIe siècle: en 1095, les charrois du comte d’Hesdin empruntaient la vallée de la Canche pour descendre vers la mer (là où s’était élevé Quentovic) avec du blé et du vin et ramener à leur retour du sel et du poisson (133)! Embrasser d'un seul regard l'histoire des économies régionales dans les Pays-Bas méridionaux entre le VIIe et le XIIe siècles contribue à souligner l'importance de la longue durée. Le VIIe siècle a marqué le glissement du centre de gravité de l'Europe de la Méditerranée vers le nord-ouest de l'Europe. L'ampleur de l'échange interrégional entre les mondes franc, anglo-saxon et scandinave entre le VIIe et le IXe siècle est aujourd'hui bien connu des historiens. La crise économique du début du IXe siècle, les "invasions normandes" et la pauvreté documentaire du Xe siècle alimentent l'idée d'une longue cassure de ce système interrégional, jusqu'à la fin du Xe siècle. Les pagi carolingiens du comte de Flandre paraissaient en marge des zones d'échanges. Pour les contemporains, la réussite de cette terre brehaigne était un événement. Notre compréhension du phénomène gagnerait pourtant à considérer l'évolution du nord-ouest de l'Europe comme un continuum espace-temps, sans utiliser la "cassure" du IXe siècle comme une borne entre deux périodes. L'échange, dans sa multiplicité de formes (commerce, migration, pillages et guerres, cadeaux et tributs) n'y a pas été interrompu par les invasions ou la crise de l'empire carolingien. Cassure?... Des marchands flamands fréquentent le port de Londres peu après l'an mille. En 1127, la mort du comte Charles y est connue le lendemain matin. Les laines anglaises arrivent à Gand en 1120. L'univers de Godric de Finchale à la fin du XIe, archétype du marchand aventurier "animé d'un esprit capitaliste" selon Henri Pirenne, embrasse les rives de la Mer du Nord: Angleterre, Ecosse, Danemark et Flandre (134). Continuité?... Le comte Baudouin Ier enlève Judith, veuve de deux rois de Wessex, son fils, Elftrude, fille d'Alfred le Grand, roi de Wessex D'autres mariages anglo-flamands montrent la permanence des échanges au Xe siècle. Des idées s'échangent: les anglais Dunstan et Ethelwood entrent en rapport avec Gand, où Gérard de Brogne vient de relever l'abbaye du Mont-Blandin et Fleury-sur-Loire. Les Danois, vers 1030, les Normands en 1066 construisent des états qui enjambent les circuits d'échanges du VIIIe et du Xe siècle. C'est chargés de vin que les gens de Rouen gagnaient le port de Londres 132 Derville 1992 Fossier 1996 134 Derville 1992 133 31 vers l'an mille. Comme les charrois que le comte de Hesdin faisaient amener à l'embouchure de la Canche en 1095. La perspective d'un continuum aide à penser les conditions historiques d'une "longue" croissance de l'économie du nord-ouest de l'Europe. C'est dans cet espace qu'il faut mesurer des phénomènes d'intensité et de durée variables: le "carrefour" frison (VIIe-IXe siècles), la croissance agricole carolingienne, la vitalité de l'économie monétaire anglaise (VIIe-XIIe siècles), la diversification de l'économie rurale flamande (Xe-XIIIe siècles), l'industrialisation et la concentration urbaine du textile (XIe-XIIe siècles), la constitution de systèmes de circulation plus larges et de nouvelles portes continentales, reliant le nord-ouest au Midi (foires flamandes et champenoises, Gand/Bruges) ou à l'Est (Cologne) (Xe/XIe-XIIIe siècles). La longue croissance agricole a démarré au VIIIe siècle. Elle s'accélère au XIe siècle, par une diversification progressive de l'économie rurale, alimentée au sud par les régions céréalières et stimulée au nord par la mise en valeur de la région littorale et la production de laine indigène. La petite exploitation familiale apparaît également comme un élément moteur de l'intensification de l'agriculture: adoption du cheval de trait pour le labour; multiplication des façons; meilleur équilibre entre agriculture et élevage; mise en culture de nouvelles plantes, fourragères ou industrielles. En retour, les campagnes flamandes sont maillées par un réseau particulièrement dense de bourgades castrales et de foires. Ce réseau d'échanges et de pouvoir s'est progressivement hiérarchisé à partir de l'an mille autour de villes. Nous mesurons encore mal le pouvoir d'attraction de la ville sur la population rurale. La croissance de la population urbaine à partir de la fin du XIe siècle fut rapide et soutenue. L'apparition du salariat et la masculinisation de la main d'oeuvre textile dans le courant du XIe siècle constitue certainement un élément crucial dans cette transformation. Elle contribue à façonner les deux faces de la société médiévale : les campagnes et la "véritable" ville, consciente d'elle même, capable de retenir les élites et d'attirer les pauvres. En somme, il faut considérer la ville médiévale comme un fait social, un "paysage humain" et poser la question de l'émergence la société urbaine. Dans cette dimension, une multitude de chemins conduisent à la ville. La ville est "grande" si elle est simultanément pôle politique ou administratif, économique, religieux et culturel d'une large zone (135). Il faut rejeter l'explication monocausale par le commerce, le marchand et l'industrie, sans bien sûr minimiser l'importance de ces facteurs. Le commerce à longue distance constitue un nouveau lien, extrêmement fort entre les différentes régions de l'Europe. En se rendant à Ypres en 1127, les marchands lombards annoncent une nouvelle dimension durable des échanges économiques, culturels et artistiques des rives de la Méditerranée à celles de la Mer du Nord. A partir du XIe siècle, la ville se distingue de la campagne par la nature, la culture et le dynamisme de ses élites. Ces meliores ne sont pas des étrangers et des aventuriers, comme le pensait Pirenne, mais un mélange d'élites anciennes et surtout nouvelles (cadets, chevaliers-serfs, administrateurs cléricaux et laïques...). Désormais, le surproduit des campagnes se concentre (directement par le stockage ou indirectement par le prélèvement monétaire) et se consomme dans la ville, sous forme de constructions publiques et privées, de dépenses somptuaires et artistiques, de clientèle, de salariat et de distributions charitables. C'est dans ses murs que résident les princes, se groupent les clercs, oeuvrent les architectes, les sculpteurs, les orfèvres. Le commerce est une conséquence de la société urbaine, pas une cause. Les nouvelles 135 Genicot 1973 32 élites jouent un rôle moteur dans la naissance de ce que Verhulst appelle "la ville comme ville, avec un droit, une administration et une justice propres (et) la liberté des bourgeois" (136). Ils soustraient la ville aux droits seigneuriaux et se gouvernent euxmêmes, sans jamais éliminer le prince et acquérir une totale indépendance comme les "républiques urbaines" italiennes. Tous les habitants de la ville bénéficient de cette "liberté" inscrite dans le paysage urbain. Mais, ce sont les meliores qui gouvernent la ville et s'assurent ainsi l'exclusivité de la finance et du grand commerce jusqu'aux grandes révoltes sociales du début du XIVe siècle. En Wallonie, la concentration industrielle est plus tardive (batterie, draperie) et s'arrête à la fin du moyen âge. Avant le XVIIIe siècle, l'industrie (sidérurgie, batterie) y sera principalement rurale. L'industrialisation de l'activité textile dans les villes explique la précocité et l'importance de la concentration urbaine en Flandre. La taille exceptionnelle des villes flamandes a fortement stimulé la demande de denrées alimentaires et de matières premières industrielles dans les campagnes. Elle explique à son tour l'intensification et l'avance de l'agriculture flamande au XIIIe et au XIVe siècle. Les hypothèses développées dans ces pages plaident pour la continuité de l'expansion économique de l'époque carolingienne aux XIe, XIIe et XIIIe siècles. Il ne faudrait pas considérer ce "long" décollage comme un mouvement progressif et continu, sans hauts et bas. Nous manquons encore de véritables études de la conjoncture. La perspective économique seule ne suffit pas à compléter le tableau des villes et des campagnes. La naissance du "paysage urbain" -espace et genre de vie- demande une approche intégrée, attentive aux faits sociaux et culturels et à la production et à la consommation de biens matériels (137) Jean-Pierre Devroey Université libre de Bruxelles 136 137 Verhuslt 1993 Verhulst 1997 33 Bibliographie Abel 1978 AGN² Ambrosiani 1988 Bleiber 1981 Bleiber 1982 Blockmans 1983 Bois 1989 Bonnassie 1990 Boserup 1965 Brisbane 1988 Cipolla 1956 Chapelot-Fossier 1980 Claude 1985a Claude 1985b W. Abel, Geschichte der deutschen Landwirtschaft vom frühen Mittelalter bis zum 19. Jahrhundert, 3. Aufl., Berlin, 1978. Algemene Geschiedenis der Nederlanden, 2de uitg., Haarlem, 1982. B. Ambrosiani, The prehistory of towns in Sweden, in: The rebirth of towns in the West, AD 700-1050, ed. R. Hodges, B. Hobley, Oxford, 1988 (CBA Research report n° 68), p. 63-68. W. Bleiber, Naturalwirtschaft und Geld- WareBeziehungen zwischen Somme und Loire während des 7. Jahrhundert, Berlin, 1981. W. 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