Swissair : limiter les dégâts

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Swissair : limiter les dégâts
A la fin de la semaine, les Chambres fédérales convoquées en session spéciale vont devoir
déterminer les modalités de la participation de la Confédération à une nouvelle compagnie
aérienne nationale. A cet égard, on peut partir de l’idée que Conseil National et Conseil des
États se rallieront sans doute à la formule qu’un petit groupe aura mise sur pied en toute
hâte. Malgré cela, ou plutôt à cause de cela, il importe de faire valoir au préalable un certain
nombre de réflexions sur le fond. Le texte qui suit est une prise de position commune signée
par un groupe d’économistes suisses ou actifs en Suisse. La débâcle de la Swissair a été avant
tout le résultat d’un marché insuffisamment ouvert. On ne saurait dès lors en tirer argument
contre d’autres mesures de libéralisation. Par ailleurs, et dans le but de limiter les dégâts, il
convient premièrement de réduire l’aide transitoire accordée à l’ancienne Swissair ou, à tout
le moins, de la plafonner strictement et de manière crédible. Deuxièmement, il faut que
l’arrêté fédéral prévoie d’ores et déjà que la Confédération devra vendre sa part au capitalactions de la nouvelle compagnie d’ici fin 2005 au plus tard ou, à défaut, réduire cette part à
moins de 5%.
Pour commencer, le diagnostic : le clouage au sol de la flotte de Swissair a été le résultat d’un
incroyable fiasco au plan de la gestion de l’entreprise comme au plan politique, un fiasco entraînant des coûts économiques très élevés. La direction de l’entreprise aurait dû réagir plus
tôt et le conseil d’administration ne s’est pas montré à la hauteur de ses tâches de contrôle. Il
en va de même pour les organes de surveillance de la Confédération. Aucun doute cependant
que c’est à juste titre que le gouvernement fédéral a décidé d’intervenir après qu’aucune solution valable ne se fut concrétisée du côté de Swissair.
Le clouage au sol : résultat d’un marché insuffisamment ouvert
Il serait cependant entièrement faux d’attribuer la responsabilité de ce fiasco au marché et à la
concurrence en tant qu’institutions économiques. En fait, c’est exactement le contraire qui est
vrai. Une telle débâcle n’a pu se produire que parce que Swissair pouvait encore largement se
prévaloir d’un régime protectionniste pour ses vols à destination ou en provenance de Suisse.
Si, il y a dix ans, la Suisse avait ouvert son trafic aérien international de manière significative,
une offre adéquate de liaisons aériennes internationales existerait aujourd’hui en l’absence de
toute aide de l’État et les fournisseurs de Swissair n’auraient pas été pareillement touchés par
sa défaillance. Les insuffisances de sa stratégie auraient été détectées beaucoup plus tôt par le
marché et sanctionnées sévèrement, de sorte que Swissair aurait aujourd’hui un plus petit réseau international ; ou alors, elle serait devenue partie d’une grande alliance internationale,
voire d’une autre compagnie – bref, on se trouverait aujourd’hui dans une bien meilleure situation. Swissair a été victime non pas de la déréglementation, mais de carences et défaillances qui se produisent régulièrement dans les marchés protégés.
Il importe tout autant de se fonder sur un diagnostic correct dans le cas des projets actuels
visant l’ouverture de marchés et la privatisation. La débâcle de Swissair n’est pas une raison
pertinente pour chercher à bloquer des mesures de libéralisation dans d’autres domaines
(Swisscom, électricité, chemins de fer). Ce qu’elle montre bien plutôt est que la discipline de
la concurrence doit accompagner toute ouverture de marché et qu’il vaut en général mieux
renoncer à des longues périodes de transition et d’adaptation.
Venons-en à la thérapie dans le court terme. Le clouage au sol a provoqué une poussée de
fièvre qui a conduit à faire fi d’un certain nombre de propositions économiques fondamentales. A cet égard, deux aspects méritent d’être soulignés particulièrement. Premièrement, le
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débat a porté avant tout sur la prétendue nécessité de conserver une compagnie aérienne nationale. D’un point de vue économique, c’est une fausse prémisse. En l’occurrence, si l’on
veut faire référence à un ou des biens publics, c’est l’aéroport ou les aéroports qui entrent en
ligne de compte, mais non la compagnie nationale. C’est d’ailleurs exactement l’argument
avancé naguère par Swissair pour justifier son renoncement à des liaisons intercontinentales
au départ de Cointrin. Dans le cas de Kloten, il aurait fallu commencer par se demander si une
compagnie nationale active à l’échelle intercontinentale était vraiment nécessaire à l’existence
d’un aéroport international à Zurich, ce qui n’est guère le cas. Des compagnies étrangères
seraient certainement prêtes à assurer des liaisons intra- ou extra-européennes, comme cela
s’est d’ailleurs vérifié à Cointrin après le retrait partiel de Swissair. Un nombre important de
compagnies étrangères desservant librement Kloten lui assureraient un développement solide
et durable. Bref, dans le débat public, on a voulu justifier le sauvetage de Swissair par des
arguments économiques qui n’ont peu ou rien à voir, hélas, avec ceux utilisés par les économistes.
Un prix élevé pour une protection illusoire des emplois
En deuxième lieu, le plan d’assainissement s’est trop focalisé sur la préservation des emplois
existants chez Swissair et les entreprises qui en dépendent. Il est en revanche crucial d’assurer
à la nouvelle compagnie aérienne les conditions de départ nécessaires à son succès dans le
long terme, ce qui est aussi le meilleur moyen de préserver l’emploi dans ce secteur en général. A ce jour, il n’existe aucune justification économique convaincante au transfert à la nouvelle compagnie de 26 long-courriers et de 26 court- ou moyen-courriers, cette formule étant
largement un a priori politique. Partir d’un nombre fixe d’avions est assurément faire fausse
route, stratégiquement parlant. Il s’ensuit que les emplois liés à cette formule pourraient bien
n’être sauvés que provisoirement – et cela à des coûts extrêmement élevés qui obéreront
l’activité économique en général et donc les emplois dans d’autres branches. L’argent des
contribuables ne tombe pas simplement du ciel, mais il est prélevé sur des entreprises et des
activités qui doivent pouvoir rester économiquement rentables. Il est illusoire de croire que
l’on peut préserver le tissu économique et donc les futures rentrées fiscales au moyen de subventions financées par les impôts. Vouloir maintenir 26 long-courriers dans les airs pendant
six mois pour un coût total d’un milliard de francs en chiffres ronds sans savoir si les lignes
en question pourront survivre plus longtemps signifie payer un prix aussi élevé
qu’irresponsable pour une option qui ne se réalisera probablement pas. Il faut donc exiger de
Crossair qu’elle se détermine rapidement quant à son réseau à longue distance, de sorte que
son financement transitoire – qui est à la charge des contribuables – puisse être adapté en conséquence.
Un plan d’assainissement à redimensionner
Il faut prendre au sérieux les doutes qu’éveille la formule 26/26, même si la direction de Crossair l’a aussi faite sienne. Un assainissements réussi présuppose en général un nouveau business plan et des coupures radicales dans les structures existantes. L’annulation des anciennes
dettes, un réseau quelque peu réduit et des salaires plus bas peuvent certes améliorer la capacité concurrentielle, mais tout cela ne constitue pas un nouveau business plan. Le parcours de
l’industrie horlogère suisse peut ici servir d’exemple aussi bien des coûts économiques entraînés par une adaptation trop tardive que du succès d’un plan d’assainissement certes draconien,
mais débouchant sur de nouvelles structures viables.
D’un point de vue économique, il importe dès lors grandement que ce plan d’assainissement à
court terme soit redimensionné à l’occasion de la session spéciale du Parlement. Même ceux
qui sont partisans d’un tel plan trouvent en général que ses coûts sont trop élevés. Les contri-
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buables et les banques – dont une bonne partie des actions sont détenues par des fonds et
caisses de pension – vont devoir fournir des moyens qui, selon le plan existant, se montent à
600 francs par habitant.
Plus importants encore que ces coûts à court terme sont les effets systémiques dans le long
terme. Au cours d’un seul week-end fiévreux, les leaders politiques et économiques du pays
ont jeté par-dessus bord les principes fondamentaux d’une politique économique axée sur le
long terme. Alors qu’un rééquilibrage durable des finances fédérales semblait avoir été atteint,
un rééquilibrage dont on pouvait espérer qu’il se verrait consolidé lors de la prochaine votation sur le frein à l’endettement, on a admis et accepté sans autre forme de procès que
l’assainissement de Swissair allait de nouveau produire des chiffres rouges dans le budget
fédéral de cette année et de l’année prochaine. Le cheminement hésitant vers une réduction
progressive de la quote-part de l’État a aussi été interrompu brutalement et la principale organisation faîtière de l’économie privée s’en est même faite l’avocat. Une réforme fiscale visant
à décharger avant tout les petites et moyennes entreprises serait pourtant une moyen bien plus
efficace d’assurer la compétitivité de l’économie suisse que le sauvetage – aussi dispendieux
qu’incertain dans le long terme – d’une compagnie aérienne nationale disposant d’un grand
réseau intercontinental.
Distorsion des règles du jeu
Finalement, le plan d’assainissement tel qu’il existe crée un précédent extraordinairement
grave et dangereux. Des arguments liés aux emplois en cause ne devraient en aucun cas être
utilisés pour réclamer et justifier la correction par l’État de carences et de défaillances dues à
l’économie privée. L’État doit se préoccuper du maintien des revenus (assurance-chômage) et
aider les personnes qui ont perdu leurs emplois à en trouver de nouveaux, mais il ne doit ni
accorder de soutien financier aux entreprises elles-mêmes ni en assumer la direction opérationnelle, car cela reviendrait à ébranler les fondements de l’économie de marché. Cette dernière présuppose des décisions engageant la responsabilité des décideurs privés, y compris
tout particulièrement en cas d’échec. Si l’on peut se débarrasser des conséquences de mauvaises décisions en les mettant à la charge des contribuables, le danger est que des adaptations
nécessaires, mais désagréables ou douloureuses, se verront remises à plus tard – et aussi que
les entreprises tendront à prendre des risques inconsidérés. Outre les retombées négatives que
cela signifiera pour les finances publiques, il en résultera un affaiblissement qualitatif des
processus de prise de décision dans les entreprises. L’argument « too big to fail » ne doit pas
être utilisé de manière abusive et irréfléchie pour ébranler les piliers porteurs et les conditions-cadres de l’économie de marché en général et de la place économique suisse en particulier. En outre, cela constitue une grave injustice envers les petites et moyennes entreprises et
leurs collaborateurs, car elles ne peuvent bien sûr réclamer de protection à ce titre.
L’engagement de l’État doit être réduit
Que s’ensuit-il pour la session spéciale sur l’affaire Swissair, en admettant que des remises en
cause pourraient avoir lieu à cette occasion ? Premièrement, la contribution au financement
transitoire devrait être limité à un montant fixe et fixé de manière crédible. Si la couverture
financière devait ensuite s’avérer trop petite, il conviendrait alors de supprimer d’autres liaisons intercontinentales. Il serait de toute manière préférable de réduire d’ores et déjà le réseau
des liaisons prévues et, du même coup, le montant du financement transitoire à charge de la
Confédération. Deuxièmement, la formule 26/26 ne devrait en aucun cas être ancrée juridiquement et politiquement dans un arrêté fédéral. Le nombre d’appareils que la nouvelle compagnie aura avantage à reprendre ne peut être déterminé que par le marché. Tout ce qui va
plus loin que cela ne peut que mettre en danger la nouvelle compagnie et pourrait finir pas
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coûter plus d’emplois que si les adaptations nécessaires se font sans délai. Si l’on admet que
le business plan optimal signifie un plus petit nombre d’appareils, la participation des collectivités de droit public au capital de la nouvelle compagnie pourra être réduite d’autant. Enfin,
une décision positive sur ce chapitre devrait être sujette à la condition que la nouvelle compagnie devienne membre d’une grande alliance.
En dernier lieu et pour ce qui est des effets structurels à longue portée, il est de première importance que la Confédération cherche dès maintenant à s’extraire, à terme, de l’engagement
provisoire qu’elle a pris dans un contexte de rhétorique politique. Pour cela, il ne suffit pas de
déclarer qu’un tel désengagement à terme est un but à poursuivre en principe, ce sur quoi tout
le monde se mettra vite d’accord. Dans l’arrêté fédéral, il convient bien plutôt de décider dès
aujourd’hui que la Confédération se défera de sa part au capital-actions de la nouvelles compagnie à fin 2005 au plus tard ou, à tout le moins, que cette part devra alors être réduite à
moins de 5%. Comme le cours des actions – et, par conséquent, le produit de la vente des actions – reflétera les perspectives de rendement futur, cela créera une incitation à pousser la
nouvelle compagnie dans une direction qui lui assure de réussir dans le long terme. Plus la
réorganisation et la gestion de la compagnie aérienne seront bien faites et plus le produit de la
vente des actions sera élevé. Une décision comme celle que nous recommandons ne pourra
être abrogée ou modifiée que moyennant un nouveau vote du Parlement, ce qui signifie
qu’elle représente un engagement autrement plus solide et crédible qu’une simple déclaration
d’intention.
Il est à prévoir que les Chambres donneront leur aval au « paquet Swissair ». La raison et le
bon sens économique demandent cependant que le plan d’assainissement à court terme soit
redimensionné, que le montant de la participation au capital soit à la mesure du volume
d’affaires qu’on peut escompter dans la durée pour la nouvelle compagnie et qu’on fixe dès
maintenant une date à laquelle l’État s’extraira de son engagement dans cette affaire.
Signataires :
Ernst Baltensperger
Silvio Borner
Monika Bütler
Jean-Pierre Danthine
René Eichenberger
René L. Frey
Heinz Hauser
Franz Jaeger
Beat Kappeler
Jean-Christian Lambelet
Rolf Leu
Josef Marbacher
Bernd Schips
Alexandre Swoboda
Ernst-Ludwig von Thadden
Thomas von Ungern-Sternberg
Charles Wyplosz
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