Sharif Gemie
Habermas et l'anarchisme,
ou la rationalité du quotidien
J'ai découvert, il y a six ans, la pensée du philosophe et du sociologue allemand, Jürgen
Habermas. Je lisais un essai de Jean-Marc Lyotard, La condition post-moderne, qui m'agaçait.
Dans cet essai, Lyotard propose une critique de la rationalité. La rationalité, à son avis, était
une force fascisante, liée aux aventures totalitaires du troisième Reich. Bien sûr, Lyotard n'est
pas le premier écrivain qui ait renoncé à la rationalité : les grands maîtres de la contre-
révolution - de Bonald, de Maistre, et Taine - ont, eux aussi, proposé le rejet d'une raison
abstraite, isolante, individualisante, et refusé une rationalité jacobine et dictatoriale. Pour eux,
l'alternative à la rationalité, c'était la petite communauté rurale, hiérarchisée et intimiste. Mais
Lyotard n'est pas un contre-révolutionnaire, dans le sens classique du mot. Pour lui, le refus
du rationalisme mène vers une culture libérée d'un poids restrictif et tyrannique, de la
recherche de la signification d'un texte ou d'une idée. Sans le rationalisme, selon Lyotard,
nous pourrons entrer dans un monde libre, sans dogmatisme, sans censure : un monde
composé de cultures avec des logiques et des débats, mais où l'on n'attend pas la solution, ou
la fin du débat.
Dans ce même essai, Lyotard identifie Habermas comme le philosophe le plus notable qui
défend la cause de la rationalité. La plupart de mes collègues considèrent Lyotard comme un
libérateur qui fait face à l'avenir, tandis que Habermas fait figure de vieille barbe, remontant à
l'âge des lumières. Puisque je n'étais point convaincu par les arguments de Lyotard, je me suis
tourné vers Habermas. Le but de cet essai est de proposer une interprétation anarchiste de la
pensée de ce dernier.
L'écriture d'Habermas est bien différente de celle de Lyotard. Les mots de Lyotard sont âpres,
courts et vivaces. Son style étonne le lecteur, évoque même une sensation de poésie. On peut
dire qu'il écrit avec tous les vertus d'un écrivain français. Tandis qu'Habermas... rédige avec
tous les vices d'un écrivain allemand. Une écriture lourde, longue et interminable. Pour
chaque point, un chapitre ; pour chaque considération, un paragraphe. Mais il y a une raison à
cette écriture : contre l'illusion lyrique des post-structuralistes, Habermas veut démontrer,
avec clarté et netteté, le poids de ses arguments. Chacun de ses livres est un tour de force
intellectuelle, un bilan d'un monde de la pensée. Chaque oeuvre mêle les considérations sur la
philosophie, la politique, la linguistique, l'esthétique, la psychanalyse et l'histoire. C'est grâce
à cette qualité d’interdisciplinarité ou de synthèse que l'écriture d'Habermas accumule les
points, les arguments et les paragraphes.
Commençons par un regard historique sur le développement de la pensée philosophique
européenne.
La pensée chrétienne propose un type de certitude philosophique basée sur les valeurs de la
foi et de la révélation. Pour diverses raisons, trop nombreuses et trop compliquées à
considérer ici, cette certitude a péri pendant les XVIIe et XVIIIe siècles. Les philosophes de
l'âge des lumières ont cru, à leur tour, pouvoir considérer la mathématique comme le modèle
de pensée le plus certain ; un modèle plus souple que la foi. Une loi comme ‘un triangle
possède trois côtes’ est universelle et transhistorique. Pour eux, il était possible de trouver des
lois politiques et sociales aussi exactes : leurs débats étaient un effort collectif pour trouver
ces lois.
Notre siècle a proposé un autre modèle pour la pensée : la langue. Et sur cette pointe, la
philosophie a souvent marqué une distinction nette entre ‘la langue’ et ‘la parole’. Cette
dernière est constituée par les mots quotidiens, les causeries des gens : mots de patois, sans
grammaire précise, sans règles exactes. Selon les penseurs comme Ferdinand Saussure, le vrai
modèle n'est pas cette parole molle, mais la dure rigueur de la langue, avec sa grammaire et
ses règles. La langue, c'est la base, la vraie essence ; la parole n'est rien qu'un reflet
approximatif. La langue construit les ‘structures de base’ des règles.
Mais la langue est devenue plus qu'un modèle d'organisation de la pensée : pour les penseurs
structuralistes, par exemple Claude Lévi-Strauss ou Roland Barthes, la différence structurelle
entre la langue et la parole, la grammaire et le discours, donne aussi la clé pour comprendre
toute la vie humaine. La vie, la culture, est comme une langue, selon ce modèle de la langue :
elle contient une règle interne qu'il faut découvrir pour la comprendre. L'espèce humaine est
même organisée par les capacités et les structures de la langue.
Pour la première génération de structuralistes le problème-clé était d'identifier ces structures
de la vie. Cette nouvelle école reste dans la tradition de la pensée rationaliste : il y a encore un
sens du progrès de la vie intellectuelle vers une compréhension plus souple et plus profonde,
qu'on peut atteindre grâce aux rituels du débat et du contre-débat. La langue est encore vue
comme un outil de la raison. Mais la deuxième génération des post-structuralistes pose des
questions nouvelles. Selon elle, la langue est arbitraire : son pouvoir de représenter ou
d'évoquer le monde matériel est limité : elle est un piège pour les naïfs. La raison est formée
par la langue ; elle ne peut échapper aux limites et aux formes de la langue ; surtout, elle ne
peut découvrir une signification qui soit au-dehors de la langue. Il n'y a ni signification ni
réalité au-delà du texte. Le prétention libératrice de la pensée post-structuraliste est
d'émanciper le lecteur du devoir de chercher une logique dans un monde qui est sans logique.
C'est ici que nous revenons à l'échange entre Habermas et Lyotard. On peut dire que ces idées
sont un défi au monde régulé par des textes et des lois, et un rejet enfin de l'âge des
lumières.
Revenons à l'anarchisme. Est-ce que l'anarchisme, lui aussi, est enraciné dans un rejet des
lumières? L’État moderne est né dans l'âge des lumières, et cette tradition de rationalité
masque, sous le tolérance, un style de politique autoritaire. Avant les analyses de Foucault, il
y avait déjà beaucoup d'écrivains anarchistes qui, eux aussi, avaient dénoncé la science et la
tradition des lumières. Néanmoins, quelques-uns avaient accepté le rapport nécessaire entre la
tradition rationaliste et l'anarchisme. En vérité, la tradition des lumières est une tradition
plurielle, qui n'a pas une signification politique unique, mais plusieurs, qui englobent le
libéralisme, le socialisme, le marxisme et l'anarchisme. Dans la pensée d'Habermas, on trouve
une interprétation de la tradition des lumières qui est proche d'une interprétation anarchiste.
L'oeuvre de Habermas représente une volonté de repenser les lumières, avec toutes les
considérations et les besoins de la pensée politique et philosophique de notre fin-de-siècle.
Pour Habermas, les penseurs post-structuralistes ne sont que des ‘néo-conservateurs’. Au lieu
d'un rejet du pouvoir de la raison, Habermas propose une analyse approfondie de la nature de
la raison et de la rationalité. Habermas était étudiant d'Adorno, qui - dans sa Dialectique de la
Raison - avait formulé une analyse très critique de la rationalité. Pour Adorno, la rationalité
encourage un type de pensée instrumentaliste, orientée vers un but, et destructrice de la nature
extérieure (la terre) comme de la nature intérieure (la psychologie humaine). Dans son oeuvre,
Habermas admet qu'il y a une rationalité instrumentaliste, telle que l'analyse Adorno, mais il
argumente qu'il existe aussi d'autres types de raisonnements, en particulier le raisonnement
communicatif. Dans ce modèle, la raison n'est pas une chose qu'on peut posséder, mais une
qualité présente dans la conversation entre des participants qui ont accepté certaines
conventions psycholinguistiques. Des circonstances externes peuvent augmenter ou diminuer
la qualité du raisonnement, notamment l'égalité des participants qui en est peut-être la plus
importante.
Il y a un aspect de l'analyse linguistique d'Habermas qui est très particulier : Habermas
analyse la parole des gens, non la langue. Quoique son écriture soit hyper-académique, son
sujet et son modèle philosophique sont constitués par la vie quotidienne. Cette forme de
rationalité communicative est une qualité tant des conversations banales que, par exemple, des
discours philosophiques. Cet aspect de la pensée habermasienne n'est pas ‘anarchiste’ dans un
sens simpliste et fermé, mais il est une qualité qui évoque l'emphase anarchiste sur la capacité
politique des gens ordinaires pour l'autogestion de leur vie.
Tous les types de pensée anarchiste sont fondés sur des modèles de ‘contre-communautés’ :
chaque philosophie anarchiste s’est référé à une collectivité qui pratique un idéal éthique,
quoique souvent d'une façon rudimentaire. Pour les anarcho-syndicalistes, la collectivité
significative est celle des ouvriers des usines et des ateliers. Le prolétariat n'est pas
simplement un groupe exploité comme l'observent les philosophes ni simplement une
groupe avec un pouvoir révolutionnaire comme disent les marxistes ; le prolétariat est une
collectivité sociale qui pratique l'aide mutuelle et la solidarité. Il y a dans la vie prolétarienne
déjà un sens de liberté qui ressemble à la société anarchiste de l'avenir. Kropotkine, dans son
livre L'aide mutuelle, a identifié et analysé la capacité politique des diverses communautés.
Mais le prolétariat n'est pas la seule contre-communauté des anarchistes : on a pensé aux
artisans, aux paysans et même aux réseaux des artistes d'avant-garde. Même les anarchistes
les plus individualiste - Stirner et Godwin - conçoivent un sujet collectif susceptible d'action.
C'est sur ce point qu'on peut voir une ressemblance entre la pensée philosophique d'Habermas
et la pensée politique des anarchistes. Dans ses écrits, Habermas ne dit presque rien sur
l'anarchisme : il y a à peine quelques références. Dans son livre sur le développement de la
sphère publique, il note - dans une sentence - la possibilité d'une sphère publique anarchiste
plutôt que libérale. En revanche, son livre sur l'identité de la modernité assimile l'anarchisme
avec une simple volonté de destruction. Mais dans le contenu de sa pensée il y a une
ressemblance profonde. Les deux traditions attirent l'attention sur des traits de la vie
quotidienne d’aujourd’hui qui servent de points d'appui à une société plus juste. L'un et l'autre
nient la capacité des élites du pouvoir ou de la communication à parler au nom de la majorité
de la population. Les deux traditions partagent une vision utopique, par laquelle des aspects
de la vie quotidienne sont synthétisés pour construire une façon de juger ou d'évaluer la
société actuelle.
Certainement, la ‘contre-communauté' esquissée dans la pensée habermasienne est bien floue.
mais celles de Godwin, de Stirner, et de Proudhon sont floues, elles aussi. La signification
majeure des livres d'Habermas est dans le rejet du modèle ‘productiviste’ des marxistes
classiques. A leur place, il propose une analyse des formes communicatives : donc, pour lui
l'âge des lumières n'est pas seulement un moment du développement de la pensée rationaliste,
mais aussi de la construction de la sphère publique, domaine des institutions informelles, tels
quels les cafés, les journaux et les salons. A partir de ces réseaux, on a participé à la création
de la ‘modernité’ : une rationalité basée sur la communication libérée du pouvoir royal ou
clérical. C'est évident que les ‘moments’ des succès anarchistes étaient enracinés dans des
réseaux pareils : non simplement des organisations politiques ou sociales, mais les milieux
des militants et sympathisants.
Les techniques classiques du libéralisme pour aboutir au progrès social - le marché capitaliste
et le gouvernement représentatif - ont échoué. Les États modernes, capitalistes ou socialistes,
manquent de ‘légitimité’ ; leurs populations sont sans identité claire ou stable ; leurs
problèmes sociaux ne sont pas réglés par les organisations civiles, car elles sont devenues
autonomes du peuple auquel elles s'adressent. Pour Habermas, la modernité est ‘un projet
incomplet' qu'il faut achever par d'autres moyens. Quels sont ces moyens? Ici, la pensée
d'Habermas n'est pas claire : peut-être une autre forme du socialisme ; peut-être un type de
libéralisme qui soit rationaliste dans un autre sens... On peut aussi penser que peut-être les
traditions et les pratiques anarchistes sont, elles aussi, des outils pour la construction d'une
modernité plus humaine et plus libertaire.
Sharif Gemie
University of Glamorgan
Réfractions n° 1, hiver 97
http://refractions.plusloin.org/spip.php?article264
consulté le 06/01/10
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