Que Vlo-Ve? Série 1 No 27 janvier 1981 pages 27-30
Orthographe et interprétation des mots étrangers chez Apollinaire BOHN
© DRESAT
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ORTHOGRAPHE ET INTERPRÉTATION DES MOTS
ÉTRANGERS CHEZ APOLLINAIRE
Qu'Apollinaire se passionne pour les langues étrangères n'a rien de surprenant. En raison
de ses origines complexes, puis de son séjour en Allemagne et en Angleterre, on attend un
certain cosmopolitisme chez lui. Ainsi ses écrits foisonnent de mots étrangers -phrases prises à
l'état brut, expressions exotiques, calembours bilingues - qui témoignent d'un vif intérêt à la vie
et à sa variété. Bien qu'on ait réussi à déchiffrer la plupart des expressions, il en reste quelques-
unes qui résistent à toute interprétation. Parmi les sources de cette intransigeance linguistique,
signalons le rôle joué par les fautes d'orthographe, qui peuvent déformer un mot de sorte qu'il ne
soit plus reconnaissable. Par exemple, comme nous l'avons noté dans une étude récente, dans
«Lettre-Océan» Apollinaire confond l'orthographe espagnole et l'orthographe italienne en
écrivant : «il appelait l'Indien Hijo de la Cingada» (1 ). C'est-à-dire que le son [ts] s'exprime en
italien par la lettre c devant un i ou un e mais en espagnol par les lettres ch-Chingada. La version
erronée est plus déroutante qu'elle ne le semble car en espagnol on considère que c et ch sont
deux lettres différentes et on les relègue à différentes sections du dictionnaire. Puisque chingar
(verbe très obscène) désigne l'acte sexuel, la meilleure traduction serait «Fils de Putain».
Dans l'article cité ci-dessus sur «Lettre-Océan», qui complète l'excellente étude de
Delbreil, Dininman et Windsor dans Que vlo-ve?, nous avions réussi à expliquer toutes les
différences sauf anomo, anora et Pendeco (2). Or, si les deux premières restent encore ambiguës,
on peut enfin déchiffrer la troisième grâce à L. C. Breunig qui nous a communiqué
l'interprétation d'un collègue espagnol. Rappelons ta phrase d'Apollinaire : «Pendeco c'est +
qu'un imbécile. Faute d'un contexte précis, qui servirait à délimiter le champ sémantique, on
pense à une connaissance du poète (ou de son frère) qui a
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pu lui déplaire. Ou à quelque homme politique peu connu de nos jours. Et pourtant il
s'agit en réalité d'une orthographe fautive. Comme auparavant, cette orthographe résulte d'un
effort de concilier la langue parlée avec la langue écrite. Comme auparavant, il s'agit d'une
expression argotique obscène : pendejo. En essayant d'orthographier ce mot, qu'il avait entendu
seulement, Apollinaire traduit le j espagnol par le c français. En fait il n'avait pas si tort, car le
premier son [x], qui n'existe pas en français, mais qui ressemble au ch allemand, se rapproche du
c français [k], soit un c plus guttural, plus aspiré. De toute façon, il est évident qu'Apollinaire
ignore l'orthographe espagnole.
Pour ce qui concerne le sens de ce mot, précisons que c'est une expression mexicaine
plutôt qu'espagnole, ce qui convient aux circonstances du poème. Selon le Diccionario de
mejicanismos, c'est un terme «gravement injurieux et obscène» qui désigne 1 ) les poils du pubis
et 2) un être «pusillanime, poltron et, par euphémisme, bête, stupide, sot» (3). En d'autres mots
pendejo s'applique à un crétin de premier ordre, à quelqu'un qui est plus qu'un imbécile.
Apollinaire s'amuse donc à envoyer une obscénité télégraphique à son frère accompagnée de sa
propre définition.
Compte tenu des fautes de transcription déjà rencontrées, on se demande si d'autres
n'existent pas dans un poème tel que «À travers l'Europe». Certes elles ne se bornent pas aux
mots espagnols et l'on en trouve par exemple dans le vers en hébreu de «La Synagogue» (4).
Dans le poème dédié à Chagall, c'est bien sûr le mot rotsoge qui retient notre attention. Le plus
souvent on pense qu'il doit se traduire par «traînée rouge» ou «sillage rouge», épithète qui se
rapporterait aux cheveux du peintre. Deux remarques s'imposent à ce propos. D'une part, la seule
Que Vlo-Ve? Série 1 No 27 janvier 1981 pages 27-30
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forme allemande possible c'est le pluriel rot(e) + Soge (nominatif), ce qui complique les choses.
D'autre part, der Sog peut aussi avoir la signification de «tourbillon» ou «vortex». Dans ce cas le
peintre aux cheveux rouges serait une source d'énergie comme une turbine ou une dynamo. Si
cette interprétation reste toujours possible, il se peut aussi que rotsoge soit un mot argotique ou
dialectal. Nous pensons ici à Blaise Cendrars, l'ami et de Chagall et d'Apollinaire, qui aurait pu
les renseigner sur le dialecte de la Suisse alémanique.
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Mais il y a encore une autre possibilité - plus séduisante à notre avis - que cette
expression incorpore une faute orthographique qui cache son origine. Remarquons en tout cas
que le mot peut être décomposé comme rote + oge. De ce fait on peut dériver l'étymologie
suivante : rotsoge < rotes + oge < rotes + auge (nominatif : «oeil rouge»). Cette évolution
s'expliquerait par deux processus : l'élision et la confusion orthographique. Puisque le son au [au]
n'existe pas en français, Apollinaire lui aurait donné sa valeur française [o] par inadvertance.
L'orthographe oge refléterait cette prononciation erronée. On doit à la rigueur supprimer la lettre
s aussi selon la règle gouvernant les mots composés - d'où le mot rotauge qui existe en allemand
et qui désigne le gardon. Dans ce contexte il est intéressant de noter qu'un gardon figure dans le
tableau Les Charpentiers et le poisson (1912). Cependant le poisson préféré de Chagall n'est pas
le gardon mais le hareng, sorte de leitmotiv dans l'oeuvre du peintre et qui se retrouve dans «À
travers l'Europe» : «Ta maison ronde où nage un hareng saur». De cette façon rotsoge ne
semble pas désigner un poisson mais remonte plutôt à son sens étymologique - «oeil rouge».
Remarquons tout d'abord que cette dernière interprétation s'insère dans le cadre du vers
suivant où Apollinaire évoque le «visage écarlate» du peintre. Pour comprendre les deux
références il faut recourir à la peinture chagallienne et en particulier à son Autoportrait à sept
doigts (1912). Car si le visage représenté là est rosé plutôt qu'écarlate, en revanche l'oeil est bien
rouge. C'est d'ailleurs le seul oeil rouge dans tout l'art moderne, fait qui n'aurait pas échappé à
Apollinaire. Soulignons aussi l'étrange puissance de cet oeil - dont la pupille est blanche. Ses
dimensions exagérées, son manque de proportion, indiquent que pour Chagall le peintre doit être
avant tout un voyant. Ce qui aurait frappé Apollinaire ce n'est pas la rareté de cette image, ni son
aspect étonnant, autant que sa valeur métaphorique. En consultant les Chroniques d'art, on
s'étonne de voir à quel point sa critique de Chagall est basée sur le rôle de la couleur : la peinture
révèle «de grandes qualités de coloris» (p. 307), l'artiste est «un coloriste plein d'imagination»
(p. 391), voire «un des meilleurs coloristes du Salon» (p. 349). Voilà donc le sens de rotsoge
dont la portée semble dépasser sa signification littérale. Chagall a «l'oeil rouge», c'est-à-dire
l'oeil avide de rouge, parce qu'il est coloriste.Si le rouge prédomine
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en effet dans plusieurs toiles (dont l'Autoportrait), Apollinaire cherche ici à évoquer sa
passion pour la couleur en général. Ainsi, au lieu d'évoquer un phénomène physique (sillages,
tourbillons, etc.), l'expression dénoterait une prise de position esthétique - prise de position
obscurcie depuis longtemps par une simple faute orthographique.
Willard BOHN.
NOTES
Que Vlo-Ve? Série 1 No 27 janvier 1981 pages 27-30
Orthographe et interprétation des mots étrangers chez Apollinaire BOHN
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1. «Circular Poem-Paintings by Apollinaire and Carra», Comparative Literature, XXXI, 3 (Été
1979), pp. 246-71.
2. Daniel Delbreil, Françoise Dininman et Alan Windsor, «Lettre-Océan", Apollinaire et la peinture.
Actes du colloque de Stavelot, 1975, publiés dans Oue vlio-ve?. n° 21-22 (juillet-octobre 1979).
3. Diccionario de mejicanismos, éd. Francisco J. Santamaria (Mexico, Editorial Porrua, 1959), p.
829. 4. Scott Bates, Petit glossaire des mots libres d'Apollinaire (Sewanee, Tenn., 1975), pp. 41-2.
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