KEYNES SANS PEINE OU PRESQUE
" Nous sommes tous keynesiens maintenant", proclamait au début des années 70 le pourtant très républi-
cain Richard Nixon. Baisse drastique des taux directeurs, déficits publics abyssaux: contraints de déverser
des centaines de milliards de dollars, d'euros, de yens ou de livres sterling pour enrayer la plus grave crise
économique depuis la grande dépression, les dirigeants actuels des pays industrialisés pourraient sans
aucun doute reprendre à leur compte cette assertion. Comme Gordon Brown qui jugeait Keynes dépassé
et s'en réclame aujourd'hui, allant jusqu'à nationaliser des banques autrement promises à la faillite. Même
la Chine communiste n'a pas hésité a suivre les préceptes de celui qui se qualifiait « d'économiste bour-
geois », en se lançant dans une politique d'injection massive de liquidités et de grands travaux. Apres
trente ans de traversée du désert, la crise sonnerait-elle la revanche du « père » de la macroéconomie ? Le
retour en grâce des politiques de relance par la demande après des décennies de suprématie des poli-
tiques d'offre et de leur corollaire, la dérégulation ? « Tous les hommes politiques pratiques sont les pri-
sonniers d'un économiste défunt», écrivait Keynes. Les gouvernants d'aujourd'hui seraient-ils ses prison-
niers ?
« Les politiques menées en réponse à la crise récente sont keynésiennes au sens ou elles s'inspirent du
diagnostic établi par les économistes des erreurs des années 30, diagnostic qui nécessite un cadre keyné-
sien d'analyse, explique Alexandre Delaigue, économiste et cofondateur du blog econoclaste. Sans théorie
keynésienne, on ne comprend pas les erreurs de l'époque, et on ne comprend pas comment on pouvait
faire mieux. Pour autant, si les héritiers de Keynes l'emportent aujourd'hui, c'est un peu une victoire à la
Pyrrhus car, pas plus que les autres, ils n'avaient prévu la crise.» En quoi le cadre keynésien sous-tend-il
donc les politiques actuelles ?
Non, les marchés ne s'autorégulent pas
L'approche classique qui prévalait lorsque Keynes publie la 'Théorie générale de I'emploi, de I'intérêt et
de la monnaie (1936) s'appuie sur ce que les économistes appellent la loi de Say selon laquelle «l'offre
créé sa propre demande ». Autrement dit, les sommes versées par les entreprises à leurs salaries et à leurs
actionnaires pour produire vont permettre d'alimenter la consommation et l'épargne, donc l'investisse-
ment. Deuxième postulat: le marché s'autorégule. Sur celui des biens et services, l'équilibre se fait par les
prix : sur celui de l'emploi, il se fait par les salaires. Un entrepreneur n'embauchera un employé que si son
salaire est inferieur au gain qu'il procure. En d'autres termes, s'il y a du chômage, c'est que le salaire réel
est supérieur à la productivité marginale du travail. Pour que le chômage soit résorbé, il faut donc que les
salaires s'ajustent à la baisse. Celle-ci se traduira par une hausse du profit des entreprises qui induira une
hausse du niveau de l'emploi. Dans ce raisonnement, il ne peut exister de chômage involontaire. Le chô-
mage résulte du refus de travailler au nouveau salaire d'équilibre. Sur le marché des capitaux, enfin,
épargne et investissement s'équilibrent via le taux d'intérêt. Puisque les marchés s'autorégulent, des
crises passagères sont possibles, le temps qu'ils retrouvent leur équilibre, mais pas une dépression du-
rable.
Comment, dans ce cas, expliquer la crise des années 30 et la persistance d'un chômage de masse ? C'est à
cette question que Keynes s'attache à répondre. Pour cela, il se place d'emblée sur un plan totalement
différent des classiques. Leur analyse se fondait sur les comportements individuels des agents écono-
miques. Keynes va considérer la consommation, l'épargne et l'investissement « comme des agrégats, c'est-
à-dire qu'il va négliger délibérément le détail des décisions individuelles pour s'intéresser à leurs varia-
tions globales au cours du temps, et à leur plus ou moins grande stabilité », explique Bernard Gazier. On
passe d'une approche microéconomique à une approche macroéconomique.
Non, les agents ne sont pas rationnels
Deuxième révolution : alors que dans l'analvse traditionnelle l'équilibre économique se réalise par des
variations de prix (ou de salaires et de taux d'intérêt), Keynes pose que cet équilibre passe par des varia-
tions du revenu. Ainsi, les classiques estimaient que l'arbitrage entre consommation et épargne dépendait
du taux d'intérêt. Pour Keynes, c'est le revenu qui joue ce rôle : plus on est riche, plus on a tendance à
épargner. Troisième rupture, l'offre ne créé pas sa propre demande, mais dépend de ce que Keynes
nomme la demande effective, c'est-à-dire de la demande qu'anticipent les entreprises. C'est elle qui dé-
termine leur niveau de production, donc leur besoin de main-d'œuvre et leurs investissements. Les clas-
siques posent que les agents économiques sont parfaitement informés et rationnels. Leurs prévisions sont
donc certaines. Ce que réfute Keynes. Résultat, si les entrepreneurs anticipent une baisse de la demande
effective, ils produiront moins, n'investiront pas et n'embaucheront pas. L'activité ralentira, le revenu
diminuera et avec lui la consommation, et le chômage augmentera. Les entrepreneurs seront encore plus
pessimistes et la crise s'auto-entretiendra. L'économie entrera en dépression durable et en déflation.
Puisque c'est la demande anticipée qui détermine l'offre, c'est la consommation, mais aussi l'investisse-
ment, qu'il faut relancer. Seul l'Etat peut assumer ce rôle. Keynes préconise donc une hausse des dépenses
publiques, quitte à rompre avec la sacro-sainte règle de l'équilibre budgétaire. Il affirme ainsi qu'en pé-
riode de récession, il vaut mieux pour un gouvernement « payer un homme à creuser un trou et à le re-
boucher » que ne rien faire. Volonté de provoquer bien conforme au personnage, bien sur, mais qui trouve
sa justification dans la théorie du multiplicateur de revenus. Selon celle-ci, toute injection par l'Etat de
revenus dans l'économie entraine une augmentation bien supérieure du revenu national. Exemple : si
l'Etat dépense 100 pour rémunérer des ouvriers embauchés pour construire une route et que ceux-ci ont
une « propension marginale à consommer » (c'est-à-dire la part du revenu supplémentaire qu'ils vont
consacrer à consommer de 0,8 (soit 80%), ils vont acheter pour 80 de produits supplémentaires. Si les
producteurs de ces biens ont la même propension à consommer, ils vont à leur tour dépenser 64 (80 x
0,8). Et ainsi de suite. Au total, pour 100 injectés, le revenu global se sera accru de 500. L'efficacité de la
relance budgétaire dépend de l'importance de la propension à consommer, Celle-ci étant une fonction
décroissante du revenu (de nouveau : plus on est riche, plus on épargne), la relance sera plus forte si les
plus pauvres voient leurs revenus progresser plus vite que la moyenne. « Les interventions que propose
Keynes ne se limitent pas a l'augmentation des dépenses publiques à des fins qui seront par la suite appe-
lées "contra-cycliques", souligne Bernard Gazier. La politique monétaire a elle aussi un rôle à jouer. En
effet, le maintien de taux d'intérêt à un bas niveau permet de décourager l'atten-tisme de certaines formes
de spéculation [des liquidités qui attendraient une hausse des taux pour s'investir, NDLR] et de pousser
les capitaux disponibles vers les investissements productifs.»
Des 1937, John Hicks a cherche à traduire les théories keynésiennes en termes néo-dassiques à travers la
courbe dite IS/LM. Celle-ci permet d'établir un équilibre général à l'intersection du marché des biens et
services, qui lie épargne et investissement {investment and savings, IS), et du marché monétaire, qui lie
offre et demande de monnaie (liquidity preference and money supply, LM). L'équilibre conjoint des deux
marches détermine le niveau d'équilibre de la demande et du taux d'intérêt. Ce modèle contribuera à po-
pulariser les thèses keynésiennes après la Seconde Guerre mondiale. Car, ironie de l'histoire, c'est seule-
ment après sa mort, en 1946, que ses idées parviendront à s'imposer.
La revanche de la théorie monétariste
Contrairement à l'idée qui veut que ses travaux aient inspiré le New Deal de Roosevelt, celui-ci s'était en
effet montre plus que réservé face à Keynes. Comme le note Bernard Gazier, «les déficits de Roosevelt
resteront modestes, et son action prendra essentiellement la forme d'un interventionnisme permanent en
matière de prix encadrés ». C'est d'abord en Europe que les thèses de Keynes triompheront avec la recons-
truction sous l'égide des Etats et les trente glorieuses. Aux Etats-Unis, il faudra attendre le début des an-
nées 6o et l'élection de John Kennedy pour voir la doxa keynésienne mise en œuvre. « La politique de
Kennedy constitue probablement l'exemple le plus typique d'application de la théorie keynésienne, con-
firme Alexandre Delaigue. Avec une politique monétaire plus expansionniste et une politique budgétaire
conduisant au premier déficit public américain en temps de paix, mais permettant aussi la plus longue
phase d'expansion de l'histoire des Etats-Unis.»
Les chocs pétroliers et la crise qui s'est ensuivie ont battu en brèche les prescriptions keynésiennes : les
politiques de relance ont creusé les déficits publics sans enrayer la hausse du chômage et provoqué une
inflation à deux chiffres.
A la fin des années 70, les thèses monétaristes prennent le dessus. Des 1957, leur chef de file, Milton
Friedman, avait développé la théorie du revenu permanent qui veut que la consommation dépende non
pas du revenu immédiat mais du revenu moyen que les consommateurs anticipent à long terme. D'où
l'inutilité des politiques de relance par la consommation : puisque les agents savent que la hausse des
revenus est transitoire. ils ne vont pas consommer ce supplément de revenu mais l'épargner, et l'injection
de liquidités aura pour seul effet de provoquer de l'inflation. Des lors, les politiques visant à stimuler
l'offre se sont imposées, avec leur cortège de dérégulations. Ce qui n'a toutefois pas empêché le très moné-
tariste Reagan de pratiquer en 1983 une relance de type keynésien, « au sens où même si elle a été faite
avec des légitimations entièrement différentes (l'idée libérale que les baisses d'impôts sont toujours
bonnes), elle a eu les effets prévisibles par le cadre standard keynésien », souligne Alexandre Delaigue.
Le retour en force des politiques d'inspiration keynésienne un peu partout dans le monde est-il appelé à
durer ? Il est en tout cas patent. Sur le plan monétaire, la Fed a abaissé son taux directeur à 0,25%, la BCE
à 1 %, la Bank of Japan à 0,1%... Sur le plan budgétaire, on assiste à une explosion des déficits publics.
Celui des Etats-Unis atteint désormais 10% du PIB, celui de la France 8,3%, le record des pays industriali-
s revenant au Royaume-Uni avec 13,3% du PIB prévu en 2010, après plus de 12% cette année ! Des
déficits d'autant plus inquiétants qu'ils viennent s'ajouter à des taux d'endettement public considérables.
En 2014, selon le FMI, la dette américaine pourrait ainsi atteindre 108,2 % du PIB (contre 61.9 % en
2007), la dette française 92% (contre 64%) et la dette publique japonaise 245,6%, 2,5 fois le PIB !
Aujourd'hui, hormis quelques libéraux purs et durs qui estiment qu'il fallait laisser le système se purger
quel qu'en soit le prix, tout le monde s'accorde à reconnaitre que les politiques de relance budgétaire et
d'assouplissement monétaire étaient la seule solution pour échapper à une dépression mondiale. Reste à
gérer la sortie de crise pour éviter le retour du couple infernal chômage de masse-inflation des années 70-
80. Ou l'asphyxie par les dettes publiques. « A long terme, nous serons tous morts », ironisait Keynes lors-
qu'on lui reprochait ses visions court termistes. Mais il n'avait pas d'enfant. Or ce sont eux qui devront
porter le fardeau de la dette.
Valérie Delarce Enjeux Les Echos décembre 2009
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