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CHRISTIAN JACQ
LA REINE LIBERTÉ
L’EMPIRE
DES TÉNÈBRES
POCKET
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Je dédie ce livre à toutes celles et tous ceux qui ont consacré
leur vie à la liberté en luttant contre les occupations, les
totalitarismes et les inquisitions de toute nature.
Dieu fit souffler sur nous un vent contraire et
soudainement, venant des régions de l’Est, des envahisseurs
d’une race indéfinie marchèrent avec détermination contre
notre pays et, aisément, sans combat, ils s’en emparèrent par
la force ; ils destituèrent ceux qui le gouvernaient, puis ils
incendièrent les villes sans pitié, détruisirent les temples des
divinités et maltraitèrent la population avec une extrême
cruauté, massacrant les hommes et emmenant leurs femmes et
leurs enfants en esclavage.
Texte de Manéthon
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sur l’invasion des Hyksos, cité
dans Flavius Josèphe, Contre Apion, I, 14, 75sq.
Thèbes, dernière zone libre du territoire égyptien, 1690
avant Jésus-Christ.
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Immobile depuis plus d’une demi-heure, Ahotep vit le
dernier garde passer devant la porte principale du palais.
Profitant des quelques minutes de battement avant la relève, la
belle jeune femme brune de dix-huit ans bondit dans un
bosquet de tamaris où elle se cacha jusqu’à la tombée du jour.
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Manéthon était un prêtre égyptien qui vécut au IIIe siècle av. J.-C. Son
œuvre majeure, les Aegyptiaca, retraçait l’histoire des dynasties
égyptiennes. Elle fut malheureusement perdue, et l’on n’en connaît que
des extraits cités par les auteurs anciens.
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Fille de la reine Téti la Petite, Ahotep avait reçu un nom
étrange qui pouvait se traduire de multiples façons : « La lune
est en plénitude », « La lune est apaisée » ou bien « Guerre et
Paix », car, selon les sages, la lune était un dieu guerrier qui
portait en lui le mystère de la mort et de la résurrection.
La guerre… Il n’y avait aucune autre solution pour se
débarrasser des envahisseurs hyksos qui contrôlaient le pays, à
l’exception de Thèbes, la cité sainte du dieu Amon. Grâce à sa
protection, le temple de Karnak et la ville toute proche avaient
été épargnés par les barbares, mais pour combien de temps
encore ?
Les Hyksos étaient arrivés par le Delta, voilà quarante ans,
plus nombreux qu’une nuée de sauterelles ! Des Asiatiques, des
Arabes, des Cananéens, des Syriens, des Caucasiens, des
Minoens, des Chypriotes, des Iraniens, des Anatoliens et
d’autres peuplades encore, le corps cuirassé ! Ils utilisaient
d’étranges créatures à quatre pattes avec une grosse tête, plus
hautes et plus rapides que les ânes. Ces chevaux tiraient des
caissons montés sur des roues qui progressaient à une vitesse
incroyable et avaient permis aux agresseurs d’exterminer les
soldats de Pharaon.
Ahotep pestait contre la mollesse et la lâcheté de la pauvre
armée thébaine. Certes, elle était incapable de se mesurer aux
troupes puissantes et nombreuses de l’occupant, dotées d’armes
nouvelles et terrifiantes ; mais l’inaction conduisait tout droit à
l’anéantissement !
Quand Apophis, le chef suprême des Hyksos, déciderait de
raser Thèbes, les soldats égyptiens s’enfuiraient, et la
population serait massacrée, à l’exception des jolies femmes
offertes au plaisir des soudards et des enfants robustes, réduits
en esclavage.
Les derniers hommes libres de la terre des pharaons
courbaient la tête, incapables de réagir.
Que restait-il du merveilleux royaume des bâtisseurs de
pyramides ? Une province prise en tenailles entre l’occupant du
Nord et ses alliés nubiens du Sud, un temple bâti par sostris
Ier et laissé à l’abandon, et un palais qui n’avait plus rien de
royal !
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Sans l’obstination de Téti la Petite, on aurait même supprimé
la Maison de la Reine, et les Thébains, comme les autres
Égyptiens, seraient devenus les serviteurs des Hyksos.
Trop isolée, la mère d’Ahotep commençait à faiblir, et les
partisans de l’indépendance de Thèbes voyaient leur nombre se
réduire chaque jour.
S’il n’en restait qu’une à résister, ce serait Ahotep.
La jeune fille ne redoutait ni le combat, ni la souffrance, ni la
mort. Le poignard sur la gorge, elle refuserait encore de ployer
sous le joug des Hyksos.
Les courtisans se moquaient d’elle et la traitaient comme une
folle plus amusante que dangereuse.
Ils avaient tort.
Aujourd’hui débutait la guerre de libération.
Avec comme seul soldat une révoltée de dix-huit ans et
comme seule arme un couteau de silex bien aiguisé.
La relève de la garde avait été effectuée, Thèbes s’endormait.
Voilà bien longtemps que l’on n’organisait plus de banquets
dans la salle de réception aux peintures défraîchies et que l’on
n’y jouait plus de musique.
Et nul pharaon ne montait plus sur un trône désespérément
vide.
Ahotep voulut oublier cette vision qui lui déchirait le cœur et
courut en direction de l’embarcadère.
À quai, un bateau de charge inutilisable, une barge qui avait
jadis servi à transporter des blocs provenant des carrières de
grès fermées par l’occupant, et plusieurs petits esquifs.
Parmi eux, une barque en bon état.
Le moyen de transport qu’Ahotep comptait utiliser afin de
sortir du réduit thébain.
Avec souplesse, la jeune femme descendit dans la barque et
s’empara des rames. Comme elle naviguerait vers le nord, la
force du courant lui serait favorable.
Personne n’empruntait le fleuve la nuit, car les dangers
étaient nombreux : hippopotames, crocodiles, tourbillons…
Ahotep n’avait pas le choix. « Et, lorsqu’on n’a pas le choix,
avait-elle coutume de proclamer haut et fort, on est libre ! »
Avec détermination, la princesse commença à ramer.
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Puisque personne n’était capable de lui indiquer avec
précision se terminait la zone libre et commençait le
territoire occupé, elle le découvrirait par elle-même. Les plus
peureux des conseillers supposaient que les Hyksos avaient
beaucoup progressé depuis la récente prise de pouvoir
d’Apophis, dont la réputation de cruauté dépassait celle de ses
prédécesseurs. Et ils pressaient Téti la Petite de quitter Thèbes
sans tarder.
Mais où vivre en sécurité ?
Selon Ahotep, l’unique refuge était l’attaque. La première
escarmouche se produirait sur la ligne de démarcation et, s’il le
fallait, ce serait la princesse elle-même qui commanderait les
lambeaux de régiments égyptiens !
Depuis quarante ans, des milliers de ses compatriotes
avaient été massacrés. Les Hyksos croyaient pouvoir agir en
toute impunité et continuer à faire régner la terreur sur les Deux
Terres
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. Ahotep leur démontrerait bientôt le contraire.
Jamais une princesse égyptienne, habituée au luxe de la
cour, n’avait été contrainte de manier ainsi de lourdes rames, au
risque de s’abîmer les mains. Mais la survie du pays était en jeu,
et la jolie brune ne songeait qu’au but à atteindre.
Quelque chose heurta la barque, manquant de la faire
chavirer. Par chance, l’équilibre se rétablit de lui-même. Ahotep
entrevit une masse sombre s’éloigner, battant l’eau d’un féroce
coup de queue.
Un crocodile importuné.
Refusant la peur, Ahotep continua. Grâce à l’excellence de sa
vue et à la lumière dispensée par la pleine lune, elle évita les
débris d’un bateau et un îlot herbeux où dormaient des pélicans.
Sur les berges, des maisons abandonnées. Craignant l’arrivée
des envahisseurs, les paysans s’étaient réfugiés à Thèbes.
Au loin, une fumée.
Ahotep ralentit l’allure, se dirigea vers la rive et dissimula la
barque dans un fourré de papyrus d’où jaillirent des aigrettes
dérangées dans leur sommeil.
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La Haute et la Basse-Égypte.
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