LA DISCRIMINATION, DE LA QUALIFICATION JURIDIQUE À L'OUTIL SOCIOLOGIQUE Laure Bereni et Vincent-Arnaud Chappe Sociologie des discriminations = nouveau sous-champ disciplinaire s’ajoutant aux approches traditionnelles de sociologie des inégalités sociales. Deux principales critiques : → serait liée à l’idéologie néolibérale et détournerait le regard des inégalités structurelles ; → serait caractérisée par un important ancrage juridique (la loi donne à la discrimination une définition formelle). Cet article plaide pour une appropriation sociologique de la catégorie de discrimination qui prenne pleinement la mesure de son marquage juridique. Il plaide pour un usage contrôlé et réflexif de la notion de discrimination. Deux idées-forces : → raisonnements juridiques apportent des éclairages précieux ; → mais la sociologie de la discrimination doit affronter la question de son ancrage juridique car elle risque de se réduire sinon à une forme d’ingénierie sociale. La discrimination saisie par le droit Danièle Lochak définissait la discrimination en droit comme « la distinction ou la différence de traitement illégitime : illégitime parce qu’arbitraire, et interdite puisqu’illégitime ». L’essor du droit de la discrimination Trois évolutions du droit en France : → Elargissement de l’ensemble des critères : aujourd’hui 18 critères dont sexe, origine, activités syndicales, orientation sexuelle, état de santé, patronyme… → La procédure de mobilisation du droit par les victimes a été facilitée. → Mise en avant de la notion de « discrimination indirecte » : pratique apparemment neutre qui a un impact potentiellement défavorable sur les membres d’un groupe distingué en raison d’un critère prohibé. Par exemple, si on offre des primes réservées aux salariés à temps complet, cela exclut de manière disproportionnée les femmes qui sont souvent à temps partiel, c’est donc de la discrimination indirecte. On s’intéresse donc aux conséquences inégalitaires et pas seulement aux comportements discriminatoires. L’introduction du principe de non-discrimination a opéré deux déplacements importants. En premier lieu, il est plus restrictif que le principe d’égalité dans sa définition et son périmètre d’application. En second lieu, il porte une vision plus pragmatique du principe d’égalité car il se préoccupe de la traduction réelle de la norme formelle d’égalité. Une catégorie restrictive Restrictive pour trois raisons : → La liste des critères prohibés marque le périmètre au-delà duquel un traitement inégal s’opère en toute légalité. → Il peut être dérogé au principe de non-discrimination si une différence « objective » des situations ou des motifs d’intérêt général le justifient. Cela laisse donc aux acteurs privés une « grande liberté de discriminer » en se fondant sur une multitude de critères pour justifier des traitements différentiels. → Les domaines dans lesquels la discrimination est prohibée concernent principalement les relations sociales marchandes. De l’égalité formelle à l’égalité réelle Ce que le principe de non-discrimination perd en généralité par rapport au principe d’égalité, il le gagne en effectivité. Il rompt avec la vision enchantée selon laquelle il suffirait de poser le principe d’égalité de tous devant la loi pour supprimer toute possibilité de discrimination. Le droit de la discrimination est un « droit pour l’action ». De fait, le nouveau cadre juridique de la nondiscrimination s’accompagne d’une action publique antidiscriminatoire qui vise notamment à faciliter le recours au droit par les victimes potentielles et à infléchir, de manière plus ou moins prescriptive, les comportements des discriminateurs potentiels ; aussi discrimination positive. Traiter la discrimination en sociologue Les usages sociologiques de la discrimination : quelques apports de la littérature anglophone Années 60 aux USA. Les discriminations sont conçues comme les rouages de la (re)production des rapports de pouvoir structurels qui engendrent des groupes sociaux majoritaires et minoritaires. Les discriminations antérieures expliquent non seulement la persistance d’inégalités dans la distribution des ressources sociales mais aussi la persistance des comportements discriminatoires. Les effets d’anciennes discriminations intentionnelles en viennent à justifier la continuation de traitements différenciés. Les institutions intègrent dans leur fonctionnement routinier une multitude de normes et de pratiques ayant des effets discriminatoires, en dépit de leur apparente neutralité. Les individus mobilisent des schèmes de perception susceptibles de déboucher sur des comportements discriminatoires. Littérature sociologique a enrichi les dispositifs visant à mesurer les discriminations : régression statistique, testing. Discriminations, inégalités et sociologie française Premières enquêtes sur la discrimination, au cours de la décennie 1990, se sont focalisées sur le critère ethnoracial et sur le domaine de l’emploi. Invention à la fin de la décennie d’un problème public des discriminations. Repenser les inégalités au prisme de la discrimination. L’introduction de la catégorie de discrimination dans le champ de la socio française a eu, selon les auteurs, plusieurs vertus heuristiques. Elle a tout d’abord contribué à légitimer l’analyse sociologique de rapports de pouvoir qui étaient peu pris au sérieux par la majorité des sciences sociales parce que considérés comme naturels ou identitaires par opposition à des inégalités paraissant plus matérielles, comme celles de classe. Elle conduit donc à une dénaturalisation des « inégalités naturalisées » selon l’expression d’Eric Fassin. L’introduction de la catégorie de discrimination a promu de nouvelles manières fructueuses de saisir les mécanismes de production des inégalités. L’accent mis sur l’analyse des processus discriminatoires a notamment permis de s’écarter des problématiques de l’intention, des discours et des idéologies, qui constituaient le prisme dominant des études sociologiques sur le racisme. Par exemple en montrant que les intermédiaires de l’emploi étaient co-producteurs des discriminations raciales sans pour autant tenir de discours essentialisant sur des bases ethnoraciales. Les frontières arbitraires de la discrimination Nécessité de réfléchir aux enjeux sociologiques de la mise en équivalence juridique des critères de la discrimination qui risque d’unifier artificiellement des rapports de pouvoir qui reposent sur des histoires et des mécanismes spécifiques. Par ailleurs, l’utilisation du raisonnement « toutes choses égales par ailleurs » tend à séparer artificiellement des mécanismes fortement imbriqués. Enfin, l’importation non contrôlée de catégories juridiques conduit à naturaliser des frontières contestables dans l’étude sociologique des rapports de pouvoir et des inégalités. Par exemple, une frontière héritée de la définition juridique de la discrimination est celle qui sépare espace public et privé. Or, une grande partie des rapports de domination des hommes sur les femmes, se déploie dans la sphère familiale et intime. On ne peut comprendre ce qu’il se passe sur le marché du travail ou en politique sans articuler l’analyse avec les rapports de pouvoir qui se jouent dans le privé. Certaines critiques de la catégorie de discrimination considèrent qu’elle serait, en sociologie, le cheval de Troie d’une vision du monde néolibérale qui privilégie l’affirmation formelle d’égalité des chances et occulte la redistribution réelle des revenus. De plus, le regard scientifique se détournerait des inégalités de classe, considérées comme « structurelles », au profit d’autres inégalités (de genre, de race, etc.) implicitement considérées comme moins centrales. Cette opposition entre « discriminations » et « inégalités de classe » est contestée par les auteurs. Selon eux, l’imbrication croissante au sein de l’action publique en France du paradigme des discriminations dans celui des inégalités de classe et de territoire laisse à penser que la dichotomie juridiquement consacrée entre ces deux ordres d’inégalité est loin d’être gravée dans le marbre. L’utilisation par les syndicats de la prohibition de la discrimination syndicale dans les arènes judiciaires comme levier de dénonciation des politiques d’entreprises hostiles aux représentants des travailleurs de classes populaires illustre bien le possible réinvestissement de la catégorie juridique dans les conflits de classe. Le droit de la discrimination saisi par la sociologie : retour sur la littérature américaine et française Droit de la discrimination comme objet sociologique. Certains travaux américains explorent la transformation du cadre juridico-politique de la non-discrimination d’un modèle initialement « color blind » (caractérisé par une norme d’égalité de traitement, centrée sur les individus et aveugle à la différence) au modèle « race-conscious » de l’affirmative action. Ils montrent que cette évolution, loin de refléter les revendications des mouvements des droits civiques, a été initiée par des élites bureaucratiques, politiques et économiques redoutant les retombées politiques négatives sur la scène internationale des violences urbaines de la fin de la décennie 1960. D’autres travaux français décrivent la carrière du paradigme de la « lutte contre les discriminations » depuis son émergence publique à la fin de la décennie 1990. Ces analyses soulignent à quel point cette nouvelle catégorie a d’emblée été fragilisée par une faible volonté politique et par la concurrence persistante de paradigmes plus anciens, auxquels se réfèrent des politiques publiques plus fortement instituées en direction des groupes sociaux concernés par la discrimination, comme les migrants et leurs descendants (politiques « d’intégration »), les femmes (politiques « d’égalité »), les jeunes en situation de difficulté économique (politiques « d’insertion »), ou les habitants des quartiers populaires dans les banlieues des grandes villes (politiques « de la ville »). A également été soulignée l’émergence, à côté ou à la place du vocable de la discrimination, de formulations plus consensuelles et positives, reposant sur un schéma libéral individualiste (« égalité des chances ») ou sur l’horizon d’un bénéfice collectif (« diversité »). Mouvements sociaux et droit antidiscriminatoire Recherches américaines seconde moitié des années 80 : droit peut constituer un instrument de contestation des rapports de pouvoir. Le cadre juridique antidiscriminatoire façonne l’action des organisations militantes. Il a offert un cadre propice au développement des mouvements des droits civiques et féministes dans les années 60. La mobilisation du droit a été analysée comme une tactique de mouvement social à part entière : l’usage de ce droit peut parfois revêtir un caractère éminemment subversif ou s’articuler à des tactiques plus ouvertement contestataires. En France, cette littérature est moins étoffée en raison de la faible légitimité sociale et politique du droit de la discrimination, jusqu’à une date récente. Les directions d’entreprises et le droit à la discrimination Aux USA, l’instrument du quota a été disqualifié en tant que moyen de promotion de l’égalité des chances dans les entreprises, au bénéfice d’autres instruments (formation, rationalisation des critères de recrutement, procédures internes de règlement des litiges, etc.). plus compatibles avec les intérêts économiques de l’entreprise. Rhétorique à partir des années 80 du management de la diversité au détriment de l’affirmative action. Aux USA, les procédures de règlement interne des litiges tendent à déconflictualiser les plaintes des travailleurs, en les requalifiant en termes de dysfonctionnements interpersonnels plutôt qu’en termes de discrimination, et dissuadent ainsi les salariés de s’engager dans une procédure légale. En France, le développement du discours de promotion de la diversité à partir du milieu des années 2000 ne relève pas tant d’une internalisation du droit que de sa mise à distance. Il a pris son essor dans le contexte d’une action publique bien moins prescriptive et contraignante, et d’un volume de contentieux très marginal, ce qui éclaire la singulière mise à distance du droit de la discrimination par les entreprises françaises. Les usages du droit de la discrimination « par le bas » Violence symbolique ressentie par certains discriminés lorsqu’ils doivent s’en remettre à une institution au fonctionnement opaque. Elles anticipent les risques psychologiques et matériels d’une plainte ainsi que leurs faibles chances d’obtenir gain de cause. D’où une faible probabilité qu’une situation de discrimination donne lieue in fine à une plainte formelle. Par ailleurs, la probabilité de porter plainte augmente avec le niveau d’éducation.