Les frontières arbitraires de la discrimination
Nécessité de réfléchir aux enjeux sociologiques de la mise en équivalence juridique des critères de la
discrimination qui risque d’unifier artificiellement des rapports de pouvoir qui reposent sur des
histoires et des mécanismes spécifiques.
Par ailleurs, l’utilisation du raisonnement « toutes choses égales par ailleurs » tend à séparer
artificiellement des mécanismes fortement imbriqués.
Enfin, l’importation non contrôlée de catégories juridiques conduit à naturaliser des frontières
contestables dans l’étude sociologique des rapports de pouvoir et des inégalités. Par exemple, une
frontière héritée de la définition juridique de la discrimination est celle qui sépare espace public et
privé. Or, une grande partie des rapports de domination des hommes sur les femmes, se déploie dans
la sphère familiale et intime. On ne peut comprendre ce qu’il se passe sur le marché du travail ou en
politique sans articuler l’analyse avec les rapports de pouvoir qui se jouent dans le privé.
Certaines critiques de la catégorie de discrimination considèrent qu’elle serait, en sociologie, le cheval de
Troie d’une vision du monde néolibérale qui privilégie l’affirmation formelle d’égalité des chances et occulte
la redistribution réelle des revenus. De plus, le regard scientifique se détournerait des inégalités de classe,
considérées comme « structurelles », au profit d’autres inégalités (de genre, de race, etc.) implicitement
considérées comme moins centrales.
Cette opposition entre « discriminations » et « inégalités de classe » est contestée par les auteurs. Selon eux,
l’imbrication croissante au sein de l’action publique en France du paradigme des discriminations dans celui
des inégalités de classe et de territoire laisse à penser que la dichotomie juridiquement consacrée entre ces
deux ordres d’inégalité est loin d’être gravée dans le marbre.
L’utilisation par les syndicats de la prohibition de la discrimination syndicale dans les arènes judiciaires
comme levier de dénonciation des politiques d’entreprises hostiles aux représentants des travailleurs de
classes populaires illustre bien le possible réinvestissement de la catégorie juridique dans les conflits de
classe.
Le droit de la discrimination saisi par la sociologie : retour sur la
littérature américaine et française
Droit de la discrimination comme objet sociologique.
Certains travaux américains explorent la transformation du cadre juridico-politique de la non-discrimination
d’un modèle initialement « color blind » (caractérisé par une norme d’égalité de traitement, centrée sur les
individus et aveugle à la différence) au modèle « race-conscious » de l’affirmative action. Ils montrent que
cette évolution, loin de refléter les revendications des mouvements des droits civiques, a été initiée par des
élites bureaucratiques, politiques et économiques redoutant les retombées politiques négatives sur la scène
internationale des violences urbaines de la fin de la décennie 1960.
D’autres travaux français décrivent la carrière du paradigme de la « lutte contre les discriminations » depuis
son émergence publique à la fin de la décennie 1990. Ces analyses soulignent à quel point cette nouvelle
catégorie a d’emblée été fragilisée par une faible volonté politique et par la concurrence persistante de
paradigmes plus anciens, auxquels se réfèrent des politiques publiques plus fortement instituées en direction
des groupes sociaux concernés par la discrimination, comme les migrants et leurs descendants (politiques
« d’intégration »), les femmes (politiques « d’égalité »), les jeunes en situation de difficulté économique
(politiques « d’insertion »), ou les habitants des quartiers populaires dans les banlieues des grandes villes
(politiques « de la ville »). A également été soulignée l’émergence, à côté ou à la place du vocable de la
discrimination, de formulations plus consensuelles et positives, reposant sur un schéma libéral individualiste
(« égalité des chances ») ou sur l’horizon d’un bénéfice collectif (« diversité »).