Pourquoi moi ? L`expérience des discriminations, F. Dubet, O

144
Comptes
rendus
/
Sociologie
du
travail
57
(2015)
126–149
certains
patients
et
leurs
familles,
les
données
qu’elle
a
pu
recueillir
par
ce
biais
n’organisent
pas
l’écriture.
On
pourrait
regretter
qu’elle
n’ait
pas
mis
davantage
à
profit
sa
connaissance
du
terrain
pour
par
exemple
restituer
le
rôle
de
l’unité
dans
l’écologie
locale
des
institutions
sociales
autant
que
dans
le
fac¸onnement
des
trajectoires
individuelles,
mais
au
moins
ce
choix
est-il
assumé
et
l’analyse
est,
à
l’intérieur
de
ce
cadre,
conduite
avec
cohérence
au
fil
de
l’ouvrage.
Après
un
premier
chapitre
proposant
une
présentation
de
l’unité
et
de
son
personnel,
les
chapitres
suivants
découpent
ainsi
le
travail
des
acteurs
en
suivant
pratiquement
chronologiquement
le
déroulement
des
prises
en
charge
:
qualification
des
problèmes
des
jeunes;
organisation,
maintien
et
imposi-
tion
de
la
discipline
institutionnelle
;
travail
de
construction
de
soi
;
travail
d’inscription
dans
un
milieu
familial.
L’ensemble
est
clairement
écrit
et
les
différents
chapitres
contiennent
de
nom-
breuses
observations
pertinentes,
recoupant
souvent
la
littérature
existante
sans
cependant
la
citer
toujours
et
apportant
parfois
des
notations
originales.
La
difficulté
vient
de
ce
que
l’institution
psychiatrique
ne
sert
pas
seulement
de
cadre
aux
observations,
mais
aussi
au
positionnement
de
la
sociologue.
Tout
se
passe
en
effet
comme
si
I.
Coutant
développait
ses
analyses
dans
un
espace
qui
lui
était
assigné
par
la
psychiatrie,
sans
essayer
elle-même
de
s’en
émanciper.
Ainsi
le
développement
est-il
construit
à
partir
de
récits
de
«
cas
»
qui
redoublent
ou
prolongent
les
cas
cliniques,
mobilisant
par
ailleurs
le
matériau
issu
des
dossiers
médicaux
en
le
traitant
sur
le
même
plan
que
celui
obtenu
par
les
observations,
celles-ci
s’ajoutant
à
celles
des
cliniciens
et
soignants.
I.
Coutant
commente
plus
qu’elle
ne
discute
les
catégories
et
savoirs
professionnels
et
si
elle
examine
les
ressorts
des
décisions,
c’est
uniquement
dans
la
mesure
le
raisonnement
clinique
lui
paraît
d’une
certaine
fac¸on
contrecarré
par
d’autres
schèmes
de
causalité,
et
particulièrement
des
rapports
de
classe.
Plus
généralement,
elle
concentre
ses
observations
sur
les
moments
de
discussion
formelle
auxquels
elle
a
pu
assister,
occultant
le
travail
informel
mené
tout
au
long
des
journées.
Le
lecteur
ainsi
mis
face
à
deux
déterminismes
qui
n’interagissent
pas,
psychiatrique
et
sociologique,
est
finalement
conduit
à
s’interroger
sur
l’intérêt
d’une
explication
sociologique
qui
paraît
souvent
s’arrêter
au
seuil
de
ce
qui
pourrait
être
analysé.
Nicolas
Henckes
Centre
de
recherche
médecine,
sciences,
santé,
santé
mentale
et
société
(CERMES3)
CNRS,
INSERM,
EHESS
et
Université
Paris-Descartes,
Campus
CNRS,
7,
rue
Guy
Môquet,
94801
Villejuif
Cedex,
France
Adresse
e-mail
:
Disponible
sur
Internet
le
27
janvier
2015
http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.12.003
Pourquoi
moi
?
L’expérience
des
discriminations,
F.
Dubet,
O.
Cousin,
E.
Macé,
S.
Rui.
Le
Seuil,
Paris
(2013).
384
p.
En
France,
le
cadre
juridique
et
politique
de
la
non-discrimination
a
été
considérablement
renforcé
ces
dernières
années.
Des
travaux
récents
analysent
la
genèse,
les
usages
et
les
effets
de
ces
dispositifs
anti-discriminatoires,
mais
les
recherches
portant
sur
l’expérience
des
discri-
minations
par
ceux
qui
les
subissent
restent
encore
rares
(Chappe,
2013
;
Guillalot,
2013).
En
se
centrant
sur
trois
groupes
sociaux
particulièrement
exposés
aux
discriminations
les
migrants
et
descendants
de
migrants,
les
femmes,
les
minorités
sexuelles
—,
cet
ouvrage
collectif
met
pré-
cisément
l’accent
sur
le
vécu
subjectif
des
individus
«
ordinaires
»,
entre
pluralité
des
situations
Comptes
rendus
/
Sociologie
du
travail
57
(2015)
126–149
145
et
mise
en
évidence
«
des
éléments
relativement
stables
de
l’expérience
des
discriminations
»
(p.
12).
Si
les
auteurs,
Franc¸ois
Dubet,
Olivier
Cousin,
Éric
Macé
et
Sandrine
Rui,
décrivent
d’emblée
les
«
expériences
totales
»
la
discrimination
devient
le
prisme
principal
d’interprétation
du
monde
et
écrase
la
subjectivité
individuelle
(chapitre
1),
le
chapitre
suivant
propose
une
ana-
lyse
plus
nuancée
des
liens
entre
discrimination
et
stigmatisation.
Quand
les
«
expériences
totales
»
entrent
dans
la
catégorie
«
stigmatisé
donc
discriminé
»,
d’autres
situations
révèlent
que
la
stigmatisation
d’un
groupe
social
ne
constitue
pas
nécessairement
un
obstacle
à
l’accès
aux
positions
souhaitées,
notamment
quand
les
compétences
professionnelles
font
l’objet
d’une
«
ethnicisation
»
facilitant
le
recrutement
de
groupes
minoritaires.
Une
autre
situation
décrit
le
cas
d’individus
a
priori
peu
stigmatisés,
comme
les
femmes,
mais
qui
sont
fréquemment
dis-
criminés
dans
la
sphère
politique
et
économique.
Enfin,
dans
la
veine
des
travaux
d’Erving
Goffman,
les
auteurs
rappellent
que
l’absence
de
discrimination
avérée
n’exclut
pas
le
risque
de
stigmatisation,
soulignant
à
raison
le
fait
que
la
discrimination
ne
peut
être
définie
comme
un
fait
social
objectif
et
«
stabilisé
»
(chapitre
2).
Cette
crainte
diffuse
d’une
discrimination
possible
n’enlève
cependant
rien
au
caractère
violent
de
cette
expérience
quand
elle
advient
(chapitre
3).
Après
le
«
choc
»
de
la
prise
de
conscience
d’être
traité
différemment
alors
que
l’on
se
pen-
sait
égal,
les
individus
recourent
à
des
tactiques
pour
conserver
une
emprise
sur
la
définition
de
soi
en
cherchant,
par
exemple,
à
contrôler
l’information
(par
la
dissimulation,
l’explication,
etc.),
mais
avec
le
risque
de
conforter
les
stéréotypes
et
de
«
crisper
»
les
relations
avec
autrui
(chapitre
4).
Les
auteurs
proposent
ensuite
une
double
mise
en
contexte,
du
point
de
vue
des
positions
sociales
et
du
point
de
vue
des
configurations
professionnelles,
nuanc¸ant
l’analyse
des
effets
de
la
mobilité
sociale
sur
l’expérience
des
discriminations.
Si
les
immigrés
et
les
femmes
peu
qualifiées
ont
ainsi
objectivement
plus
de
risques
d’être
discriminés,
ils
ne
se
représentent
pas
forcément
les
choses
sous
cet
angle,
ni
avec
cette
qualification,
parce
que
l’expérience
de
la
discrimination
s’inscrit
dans
un
socle
d’inégalités
sociales
et
économiques
préexistant.
Inverse-
ment,
le
fait
d’occuper
une
position
sociale
relativement
élevée
exacerbe
parfois
le
sentiment
de
discrimination
(chapitre
5).
Selon
les
contextes,
les
formes
de
régulation
des
marchés
du
travail
influent
également
sur
le
vécu
des
individus,
offrant
parfois
des
opportunités
d’accès
à
une
carrière
ou
à
un
emploi
stable,
comme
dans
le
monde
ouvert
des
arts
et
des
spectacles
ou
dans
le
marché
très
ségrégué
de
l’ethnic
business,
mais
avec
des
risques
d’enfermement
dans
certains
rôles
ou
certaines
places
(chapitre
6).
Au-delà
du
marché
de
l’emploi,
la
discri-
mination
est
ressentie
différemment
selon
les
cadrages
institutionnels.
À
l’hôpital,
le
vécu
des
discriminations
est
atténué
par
le
caractère
rationnel
et
objectivant
de
la
logique
médicale
qui
reconnaît
les
malades
dans
leur
individualité.
Inversement,
à
l’école,
la
reconnaissance
des
diffé-
rences
individuelles
est
marginalisée
dans
les
pratiques
pédagogiques
au
profit
de
la
construction
d’inégalités
«
justes
»,
définies
à
partir
des
performances
scolaires,
mais
qui
restent
encastrées
dans
un
système
de
ségrégation
sociale
et
raciale
qui
renforce
les
sentiments
de
discrimination
(chapitre
7).
La
dernière
partie
du
livre
s’intéresse
aux
dispositifs
de
lutte
contre
les
discriminations.
Le
chapitre
8
revient
sur
les
limites
du
processus
de
diversification
des
élites
politiques
et
la
difficulté
des
élus
issus
de
la
diversité
à
être
reconnus
comme
légitimes
pour
représenter
l’ensemble
de
l’électorat.
Inversement,
dans
le
monde
des
médias,
les
professionnels
minoritaires
sont
som-
més
de
se
conformer
à
un
principe
de
représentation
universelle
et
neutre
qui
empêche
toute
possibilité
de
faire
exister
des
ethnicités
minoritaires.
Dans
les
deux
cas,
la
réduction
des
discri-
minations
«
n’entraîne
pas
automatiquement
une
transformation
des
représentations
sociales,
des
146
Comptes
rendus
/
Sociologie
du
travail
57
(2015)
126–149
catégories
et
des
identités
qui
les
fondent
»
(p.
270).
Ces
deux
exemples
questionnent
en
retour
la
logique
de
promotion
de
droits
visant
l’égalité
réelle
des
chances
qui
prévaut
en
France
(cha-
pitre
9).
Selon
les
auteurs,
une
approche
qui
mettrait
l’accent
sur
la
reconnaissance
de
l’égale
dignité
des
identités
et
la
critique
des
catégories
culturelles
aurait
un
potentiel
critique
plus
fort,
mais
cette
perspective
se
heurte
à
la
logique
républicaine
de
l’intégration
pourtant
aujourd’hui
fragilisée
par
la
difficulté
à
définir
ce
qui
nous
fait
«
semblables
».
Le
questionnement
glisse
alors
subtilement
des
mécanismes
de
promotion
de
l’égalité
aux
conditions
d’une
possible
fra-
ternité.
Cet
ouvrage,
très
bien
écrit
et
souvent
saisissant
par
l’intensité
et
la
richesse
des
expériences
subjectives
décrites,
permet
de
prendre
la
mesure
des
effets
des
discriminations
sur
la
capacité
des
individus
à
se
construire
comme
sujets
et
à
«
faire
société
»
avec
les
autres.
Certains
chapitres
apportent
un
éclairage
particulièrement
intéressant
sur
les
processus
de
(re)production
des
inéga-
lités,
selon
les
contextes
professionnels
ou
institutionnels,
et
sur
la
fac¸on
dont
l’imbrication
des
rapports
de
pouvoir
(de
classe,
de
race
et
de
sexe)
joue
de
multiples
manières
sur
la
conscience
des
discriminations.
Si
les
auteurs
avancent
plutôt
l’idée
d’un
changement
de
paradigme
la
discrimination
venant
remplacer
ou
concurrencer
la
domination
—,
ils
apportent
de
nombreux
exemples
du
caractère
transversal
et
systémique
des
discriminations.
Pourtant,
et
cela
reste
une
énigme
pour
le
lecteur,
on
ne
comprend
pas
bien
ce
qui
conduit
les
individus
interviewés
à
mobili-
ser
la
«
discrimination
»
comme
cadre
d’interprétation
de
leur
vécu.
Quasiment
aucune
référence
n’est
faite
aux
travaux
sur
la
généalogie
du
droit
et
de
l’action
publique
anti-discriminatoires
en
France,
ce
qui
aurait
permis
d’éclairer
davantage
les
conditions
d’appropriation
de
cette
catégorie
juridique.
Tout
au
long
du
livre,
le
lecteur
ne
cesse
de
s’interroger
:
comment
et
pour
quelles
rai-
sons
les
acteurs
se
saisissent-ils
(ou
non)
de
ce
cadre
d’interprétation
?
Avec
quels
points
d’appui
et/ou
par
quels
intermédiaires
?
Pourquoi
n’en
font-ils
pas
(ou
peu)
usage
pour
contester
les
inéga-
lités
perc¸ues
?
Et
ces
questions
sont
d’autant
plus
prégnantes
que
l’ouvrage
offre
une
vision
assez
pessimiste
des
potentialités
du
droit
et
des
dispositifs
anti-discriminatoires
en
place,
n’identifiant
quasiment
aucune
capacité
des
individus
à
se
saisir
du
droit
comme
un
répertoire
pratique
ou
symbolique
de
contestation
des
inégalités
vécues.
Ce
constat
mériterait
d’être
discuté
au
regard
de
certains
travaux
anglo-saxons
qui
soulignent
les
potentialités
du
droit
dans
la
lutte
contre
les
discriminations
dans
l’emploi
(Nielsen
et
Nelson,
2008
;
McCann,
1994).
Référence
Chappe,
V.A.,
2013.
L’égalité
en
procès
:
sociologie
politique
du
recours
au
droit
contre
les
discriminations
au
travail.
[Thèse
de
sociologie]
École
Normale
Supérieure.
Guillalot,
E.,
2013.
La
discrimination
:
un
objet
indicible
?
L’Harmattan,
Paris.
Nielsen,
L.B.,
Nelson,
R.L.,
2008.
Handbook
of
Employment
Discrimination
Research.
Rights
and
Realities.
Springer,
New
York.
McCann,
M.,
1994.
Rights
at
Work:
Pay
Equity
Reform
and
the
Politics
of
Legal
Mobilization.
University
of
Chicago
Press,
Chicago.
Cécile
Guillaume
Centre
lillois
d’études
et
de
recherches
sociologiques
et
économiques
(CLERSE),
Université
des
Sciences
et
Technologies
de
Lille
-
Bâtiment
SH2,
59655
Villeneuve
d’Ascq
Cedex,
France
Adresse
e-mail
:
Disponible
sur
Internet
le
22
janvier
2015
http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.12.007
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