Pourquoi moi ? L`expérience des discriminations, F. Dubet, O

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certains patients et leurs familles, les données qu’elle a pu recueillir par ce biais n’organisent pas
l’écriture. On pourrait regretter qu’elle n’ait pas mis davantage à profit sa connaissance du terrain
pour par exemple restituer le rôle de l’unité dans l’écologie locale des institutions sociales autant
que dans le façonnement des trajectoires individuelles, mais au moins ce choix est-il assumé et
l’analyse est, à l’intérieur de ce cadre, conduite avec cohérence au fil de l’ouvrage. Après un
premier chapitre proposant une présentation de l’unité et de son personnel, les chapitres suivants
découpent ainsi le travail des acteurs en suivant pratiquement chronologiquement le déroulement
des prises en charge : qualification des problèmes des jeunes; organisation, maintien et imposition de la discipline institutionnelle ; travail de construction de soi ; travail d’inscription dans un
milieu familial. L’ensemble est clairement écrit et les différents chapitres contiennent de nombreuses observations pertinentes, recoupant souvent la littérature existante — sans cependant la
citer toujours — et apportant parfois des notations originales.
La difficulté vient de ce que l’institution psychiatrique ne sert pas seulement de cadre aux
observations, mais aussi au positionnement de la sociologue. Tout se passe en effet comme si
I. Coutant développait ses analyses dans un espace qui lui était assigné par la psychiatrie, sans
essayer elle-même de s’en émanciper. Ainsi le développement est-il construit à partir de récits de
« cas » qui redoublent ou prolongent les cas cliniques, mobilisant par ailleurs le matériau issu des
dossiers médicaux en le traitant sur le même plan que celui obtenu par les observations, celles-ci
s’ajoutant à celles des cliniciens et soignants. I. Coutant commente plus qu’elle ne discute les
catégories et savoirs professionnels et si elle examine les ressorts des décisions, c’est uniquement
dans la mesure où le raisonnement clinique lui paraît d’une certaine façon contrecarré par d’autres
schèmes de causalité, et particulièrement des rapports de classe. Plus généralement, elle concentre
ses observations sur les moments de discussion formelle auxquels elle a pu assister, occultant le
travail informel mené tout au long des journées. Le lecteur ainsi mis face à deux déterminismes
qui n’interagissent pas, psychiatrique et sociologique, est finalement conduit à s’interroger sur
l’intérêt d’une explication sociologique qui paraît souvent s’arrêter au seuil de ce qui pourrait être
analysé.
Nicolas Henckes
Centre de recherche médecine, sciences, santé, santé mentale et société (CERMES3) CNRS,
INSERM, EHESS et Université Paris-Descartes, Campus CNRS, 7, rue Guy Môquet, 94801
Villejuif Cedex, France
Adresse e-mail : [email protected]
Disponible sur Internet le 27 janvier 2015
http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.12.003
Pourquoi moi ? L’expérience des discriminations, F. Dubet, O. Cousin, E. Macé, S. Rui. Le
Seuil, Paris (2013). 384 p.
En France, le cadre juridique et politique de la non-discrimination a été considérablement
renforcé ces dernières années. Des travaux récents analysent la genèse, les usages et les effets
de ces dispositifs anti-discriminatoires, mais les recherches portant sur l’expérience des discriminations par ceux qui les subissent restent encore rares (Chappe, 2013 ; Guillalot, 2013). En se
centrant sur trois groupes sociaux particulièrement exposés aux discriminations — les migrants
et descendants de migrants, les femmes, les minorités sexuelles —, cet ouvrage collectif met précisément l’accent sur le vécu subjectif des individus « ordinaires », entre pluralité des situations
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et mise en évidence « des éléments relativement stables de l’expérience des discriminations »
(p. 12).
Si les auteurs, François Dubet, Olivier Cousin, Éric Macé et Sandrine Rui, décrivent d’emblée
les « expériences totales » où la discrimination devient le prisme principal d’interprétation du
monde et écrase la subjectivité individuelle (chapitre 1), le chapitre suivant propose une analyse plus nuancée des liens entre discrimination et stigmatisation. Quand les « expériences
totales » entrent dans la catégorie « stigmatisé donc discriminé », d’autres situations révèlent
que la stigmatisation d’un groupe social ne constitue pas nécessairement un obstacle à l’accès
aux positions souhaitées, notamment quand les compétences professionnelles font l’objet d’une
« ethnicisation » facilitant le recrutement de groupes minoritaires. Une autre situation décrit le
cas d’individus a priori peu stigmatisés, comme les femmes, mais qui sont fréquemment discriminés dans la sphère politique et économique. Enfin, dans la veine des travaux d’Erving
Goffman, les auteurs rappellent que l’absence de discrimination avérée n’exclut pas le risque
de stigmatisation, soulignant à raison le fait que la discrimination ne peut être définie comme un
fait social objectif et « stabilisé » (chapitre 2). Cette crainte diffuse d’une discrimination possible
n’enlève cependant rien au caractère violent de cette expérience quand elle advient (chapitre 3).
Après le « choc » de la prise de conscience d’être traité différemment alors que l’on se pensait égal, les individus recourent à des tactiques pour conserver une emprise sur la définition
de soi en cherchant, par exemple, à contrôler l’information (par la dissimulation, l’explication,
etc.), mais avec le risque de conforter les stéréotypes et de « crisper » les relations avec autrui
(chapitre 4).
Les auteurs proposent ensuite une double mise en contexte, du point de vue des positions
sociales et du point de vue des configurations professionnelles, nuançant l’analyse des effets
de la mobilité sociale sur l’expérience des discriminations. Si les immigrés et les femmes peu
qualifiées ont ainsi objectivement plus de risques d’être discriminés, ils ne se représentent pas
forcément les choses sous cet angle, ni avec cette qualification, parce que l’expérience de la
discrimination s’inscrit dans un socle d’inégalités sociales et économiques préexistant. Inversement, le fait d’occuper une position sociale relativement élevée exacerbe parfois le sentiment
de discrimination (chapitre 5). Selon les contextes, les formes de régulation des marchés du
travail influent également sur le vécu des individus, offrant parfois des opportunités d’accès à
une carrière ou à un emploi stable, comme dans le monde ouvert des arts et des spectacles
ou dans le marché très ségrégué de l’ethnic business, mais avec des risques d’enfermement
dans certains rôles ou certaines places (chapitre 6). Au-delà du marché de l’emploi, la discrimination est ressentie différemment selon les cadrages institutionnels. À l’hôpital, le vécu des
discriminations est atténué par le caractère rationnel et objectivant de la logique médicale qui
reconnaît les malades dans leur individualité. Inversement, à l’école, la reconnaissance des différences individuelles est marginalisée dans les pratiques pédagogiques au profit de la construction
d’inégalités « justes », définies à partir des performances scolaires, mais qui restent encastrées
dans un système de ségrégation sociale et raciale qui renforce les sentiments de discrimination
(chapitre 7).
La dernière partie du livre s’intéresse aux dispositifs de lutte contre les discriminations. Le
chapitre 8 revient sur les limites du processus de diversification des élites politiques et la difficulté
des élus issus de la diversité à être reconnus comme légitimes pour représenter l’ensemble de
l’électorat. Inversement, dans le monde des médias, les professionnels minoritaires sont sommés de se conformer à un principe de représentation universelle et neutre qui empêche toute
possibilité de faire exister des ethnicités minoritaires. Dans les deux cas, la réduction des discriminations « n’entraîne pas automatiquement une transformation des représentations sociales, des
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catégories et des identités qui les fondent » (p. 270). Ces deux exemples questionnent en retour
la logique de promotion de droits visant l’égalité réelle des chances qui prévaut en France (chapitre 9). Selon les auteurs, une approche qui mettrait l’accent sur la reconnaissance de l’égale
dignité des identités et la critique des catégories culturelles aurait un potentiel critique plus fort,
mais cette perspective se heurte à la logique républicaine de l’intégration pourtant aujourd’hui
fragilisée par la difficulté à définir ce qui nous fait « semblables ». Le questionnement glisse
alors subtilement des mécanismes de promotion de l’égalité aux conditions d’une possible fraternité.
Cet ouvrage, très bien écrit et souvent saisissant par l’intensité et la richesse des expériences
subjectives décrites, permet de prendre la mesure des effets des discriminations sur la capacité
des individus à se construire comme sujets et à « faire société » avec les autres. Certains chapitres
apportent un éclairage particulièrement intéressant sur les processus de (re)production des inégalités, selon les contextes professionnels ou institutionnels, et sur la façon dont l’imbrication des
rapports de pouvoir (de classe, de race et de sexe) joue de multiples manières sur la conscience
des discriminations. Si les auteurs avancent plutôt l’idée d’un changement de paradigme — la
discrimination venant remplacer ou concurrencer la domination —, ils apportent de nombreux
exemples du caractère transversal et systémique des discriminations. Pourtant, et cela reste une
énigme pour le lecteur, on ne comprend pas bien ce qui conduit les individus interviewés à mobiliser la « discrimination » comme cadre d’interprétation de leur vécu. Quasiment aucune référence
n’est faite aux travaux sur la généalogie du droit et de l’action publique anti-discriminatoires en
France, ce qui aurait permis d’éclairer davantage les conditions d’appropriation de cette catégorie
juridique. Tout au long du livre, le lecteur ne cesse de s’interroger : comment et pour quelles raisons les acteurs se saisissent-ils (ou non) de ce cadre d’interprétation ? Avec quels points d’appui
et/ou par quels intermédiaires ? Pourquoi n’en font-ils pas (ou peu) usage pour contester les inégalités perçues ? Et ces questions sont d’autant plus prégnantes que l’ouvrage offre une vision assez
pessimiste des potentialités du droit et des dispositifs anti-discriminatoires en place, n’identifiant
quasiment aucune capacité des individus à se saisir du droit comme un répertoire pratique ou
symbolique de contestation des inégalités vécues. Ce constat mériterait d’être discuté au regard
de certains travaux anglo-saxons qui soulignent les potentialités du droit dans la lutte contre les
discriminations dans l’emploi (Nielsen et Nelson, 2008 ; McCann, 1994).
Référence
Chappe, V.A., 2013. L’égalité en procès : sociologie politique du recours au droit contre les discriminations au travail.
[Thèse de sociologie] École Normale Supérieure.
Guillalot, E., 2013. La discrimination : un objet indicible ? L’Harmattan, Paris.
Nielsen, L.B., Nelson, R.L., 2008. Handbook of Employment Discrimination Research. Rights and Realities. Springer,
New York.
McCann, M., 1994. Rights at Work: Pay Equity Reform and the Politics of Legal Mobilization. University of Chicago
Press, Chicago.
Cécile Guillaume
Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (CLERSE), Université
des Sciences et Technologies de Lille - Bâtiment SH2, 59655 Villeneuve d’Ascq Cedex, France
Adresse e-mail : [email protected]
Disponible sur Internet le 22 janvier 2015
http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.12.007
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