Que Vlo-Ve ? Série 4 No 16 septembre-décembre 2001 pages 108-113
Les Mamelles de Tirésias : le retour de Dionysos BOUCHARDON
© DRESAT
3
influence sont diverses : Dionysos est avant tout un dieu qui introduit une subversion de l'ordre,
qui met à mal les hiérarchies et brise les cadres de la cité. Or, en procédant à un échange de rôles
entre Thérèse et son Mari, le théâtre d'Apollinaire aboutit bien à un renversement de
l'organisation familiale, sociale et politique. La présence de Dionysos se manifeste encore par un
brouillage des frontières, par une conciliation des contraires, ou en d'autres termes, par l'abolition
du principe de non-contradiction. Jean-Pierre Vernant, en particulier rappelle que sous son
influence « les oppositions s'appellent, fusionnent, passent les unes aux autres »9. « Le masculin
et le féminin » : Thérèse est un « homme-madame » et son Mari une « femme-monsieur » (804).
« Le lointain et le proche »10 : la scène se passe à la fois à Zanzibar et à Paris. Dionysos est enfin,
et par excellence, un dieu chtonien, le dieu de la végétation et de la fécondité. Aussi est-il
significatif que la mise en scène du théâtre Maubel lui rende hommage en incluant dans son
décor, comme le signale Peter Read, « quelques éléments de végétation »11. Dionysos, dieu de la
naissance, de la fertilité et du renouveau peut seul présider, en effet, à l'apparition de 40049
enfants en un seul jour » (899). C'est par cette surprenante prolifération de nouveaux-nés qui se
produit entre l'acte 1 et l'acte II et se poursuit acte II scène 4 que se manifeste, de manière
privilégiée, la toute-puissance dionysiaque. La scène apollinarienne se fait, là encore, le lieu
d'accueil et de représentation du pouvoir de Bacchus.
[110]
L’inspiration dionysiaque des Mamelles de Tirésias est donc patente : le délire, le
désordre, la discordance sont les qualités principales de ce drame qui restaure avec éclat le
triomphe de Dionysos et s'apparente, en somme, à une vaste bacchanale. Ce n'est certes pas un
hasard, en effet, si Apollinaire accorde un rôle primordial au personnage de Tirésias qui, chez
Euripide, se fait le chantre du culte bachique. Le drame multiplie, de fait, les allusions au cortège
de Dionysos. A l'acte 1 scène 8, il est ainsi question de « serpents » (896) qui sont, comme on
sait, l'attribut des ménades et de « miel » (906) qui est, nul ne l'ignore non plus, l'une des trois
substances bachiques avec le lait et le vin. Les mamelles mises à l'honneur, à la fois dans le titre
et dans le spectacle, quand Thérèse jette aux spectateurs les « balles qu'elle a dans son corsage »
(886), sont elles-mêmes, par définition, dispensatrices de lait. Quant au vin, les effets enivrants
en sont suggérés par le thème de la prolifération et par le choix de chiffres hyperboliques, tels les
« 40049 enfants » (899), les « 600000 exemplaires » (901), les « 200000 francs » (902) ou les «
100000 dollars » (903), dont l'excès et la démesure rappellent que l'ivresse est un facteur de
multiplication et d'amplification. Il est notoire, en outre, que Bacchus est entouré d'animaux qui
ont pour point commun d'être dotés d'un phallus de grande dimension ; aussi n'est-on guère
surpris de retrouver dans le personnage du Journaliste, le seul dont la « figure est nue » et n'a
« que la bouche » (899) ce dont Peter Read conclut qu'« il doit porter un masque lisse et sans
traits »12, une figure phallique13. Il est enfin remarquable que les sons produits par les «
chuintements » (883), la « grosse caisse » (885), la « vaisselle cassée » (884, 893, 910) et la «
trompette d'enfant » (901), se signalent par leur caractère tonitruant, qui est également le trait
distinctif de la musique de tambourins, de flûtes et de cymbales qui accompagne le cortège d'un
dieu surnommé Bromios : le rugissant.
Tous ces éléments sont le signe que Les Mamelles de Tirésias s'identifient à une
bacchanale, ce qui signifie non seulement que Dionysos y déploie son pouvoir, mais encore que
le public de la pièce est invité à se soumettre à ce pouvoir et à se changer en thiase : Jean-Pierre
Vernant définit par ce terme « le groupe de fidèles qui pratiquent la transe afin d'obtenir en
groupe un changement d'état »14. Or la visée du drame d'Apollinaire est moins provocatrice que