Que Vlo-Ve ? Série 4 No 20 octobre-décembre 2002 pages 110

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Que Vlo-Ve ? Série 4 No 20 octobre-décembre 2002 pages 110-117
Autour des Mamelles de Tirésias BOHN
© DRESAT
AUTOUR DES MAMELLES DE TIRÉSIAS
par Willard BOHN
1
UN MANUSCRIT DU PROLOGUE
L'Université du Texas possède la meilleure collection de documents sur la littérature
française moderne qui se trouve en Amérique. Logée dans le Harry Ransom Humanities
Research Center au milieu du campus, la collection est très impressionnante. Tous les auteurs
sont là, de Baudelaire à Samuel Beckett et de Flaubert à Jean-Paul Sartre. On peut se faire une
idée des richesses de cette collection en consultant le catalogue imprimé, qui est annoté et
abondamment illustré1. Mais puisque ce catalogue date de 1976, il faut consulter le fichier
électronique aussi - à l'adresse suivante : www.lib.utexas.edu. Entre autres choses, on trouve de
nombreux documents concernant Apollinaire. Si la plupart sont déjà connus, il reste plusieurs
découvertes ici et là qui sont intéressantes2. On peut consulter l'exemplaire de L'Œuvre du
marquis de Sade, par exemple, que Lou a reçu d'Apollinaire. Ou une lettre de Vlaminck à Roland
Dorgelès rappelant sa dernière rencontre avec Apollinaire, six jours avant sa mort.
Parmi les choses les plus importantes, la collection contient une centaine de documents
qui concernent la première représentation des Mamelles de Tirésias3. Provenant de l'ancienne
collection de Pierre Albert-Birot, ceux-ci comprennent la facture de l'imprimeur pour les
invitations et les programmes, un reçu (13 francs) du Cercle de la Librairie pour le copyright,
deux lettres de René Maubel au sujet de la représentation et un reçu (132 francs) pour le loyer de
la salle. À cela se joint une lettre de Louise Marion demandant qu'Apollinaire soit absent de la
première répétition ! De plus, on trouve un manuscrit du Prologue, de la main d'Apollinaire. Il se
compose de cinq feuilles. La première est constituée par une page imprimée de Fantasio
commençant par ces mots : « Le patriotisme ne diminue pas en France ! Proclamons-le tout de
suite. » ; Apollinaire y a dessiné un chien courant vers un fauteuil ; c'est au verso, blanc, que
commence le texte du Prologue, orné d'une autre dessin représentant un trois-mâts en mer. Les
trois suivantes sont des feuillets quadrillés de format 13/21 cm écrits au recto et au verso. La
dernière, identique, est collée sur une page de bandes d'abonnement de L'Action. Au total donc,
un manuscrit de huit pages, numérotées de 27 à 43, écrit à l'encre noire avec des corrections à
l'encre violette, qui sont soulignées dans la transcription qui suit.
[110]
PROLOGUE
Devant le rideau baissé, le Directeur de la Troupe, en
habit, une canne de tranchée a la main, sort du trou du
souffleur. Il est extrêmement pâle et il boite.
Me voici donc revenu parmi vous
J'ai retrouvé ma troupe ardente
J'ai retrouvé aussi une [théâtre] scène
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Mais j'ai trouvé [aussi] encore avec douleur
L'art théâtral sans grandeur sans vertu
Qui tuait les longs soirs d'avant la guerre
Art calomniateur et délétère
Qui montrait le [illisible] péché non le rédempteur
[Puis j'ai la] Puis le temps est venu le temps des hommes
J'ai, fait la guerre ainsi que tous les hommes
[Et {illisible}]
C'était au temps où j'étais dans l'artillerie
Je commandais au front du nord ma batterie
Un soir que dans le ciel [illisible] le regard des étoiles
Palpitait comme [font] les regards des nouveaux nés
Mille fusées issues de tranchée adverse
[Apelèrent] [Suscitèrent] Réveillèrent soudain les canons ennemis
Je m'en souviens [je m'en {illisible}] comme si c'était maintenant
J'entendais les départs mais non les arrivées
[Puis le trompette venu de]
[Alors] Lorsque de l'observatoire d'artillerie
Le trompette vint [annoncer] à cheval nous annoncer
[Que le bas le maréchal des logis qui]
Que le maréchal des logis [qui] lequel pointait
La bas [l'alidade de triangle de visée sur les lueurs] sur les lueurs des canons ennemis
L'alidade de triangle de visée faisait savoir
[Déclarait] Que [l'artillerie] la portée de ces canons était si grande
Que l'on n'entendait plus aucun éclatement
Et tous les canonniers attentifs a leur poste
Annoncèrent que les étoiles s'éteignaient une a une
[Et] Puis l'on entendit de grands cris parmi toute l'armée
« Ils [assassinent] éteignent les étoiles à coups de canon »
Les étoiles mouraient dans ce beau ciel d'automne
Comme les souvenirs éteints dans le cerveau
[Des] De ces pauvres vieillards [et {enfants ?}] qui ne les remplaceront pas]
qui croient se souvenir
Nous étions là mourant de la mort de étoiles
Et sur le front [sans feu] ténébreux aux [sombres] livides lueurs
[Nous] [Nous pleurions 1']
Nous ne savions plus que dire avec désespoir
Ils ont même assassiné les [étoiles] constellations
[Frémissant je vis la mort]
[Alors]
Mais une grande voix venue d'un mégaphone
Dont le pavillon sortait de je ne sais quel unanime poste de commandement
La voix du capitaine inconnu qui nus sauve toujours
Cria : « II est grand temps de rallumer les étoiles »
[Au colle]
2
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Et ce ne fut qu'un cri sur le front [français]
[du nord] français
[111]
«Au collimateur A volonté»
Les servants se hatèrent
Les pointeurs pointèrent
Les tireurs tirèrent
Et les [ét] astres sublimes se rallumèrent l'une après l'autre
[Et depuis ce {jour} {soir là j'allume des étoiles
Que les ennemis]
[Que]
Nos obus enflammaient leur ardeur éternelle
[Au ciel éblouissant qu'admiraient nos prunelles]
[Nous n'eûmes plus bientôt]
L'artillerie ennemie se taisaient éblouie
Par le scintillement de toutes les étoiles
Voilà voilà l'histoire de toute étoile
Et depuis ce [jour] soir là j'allume aussi l'un après l'autre
Tous les astres inférieurs [éteints] que l'on avait éteints
Me voici donc revenu parmi vous
Ma troupe ne vous impatientez pas
Public attendez sans impatience
Je vous apporte une pièce dont le sujet est domestique
[Il s'agit des enfants]
Il s'agit des enfants dans la famille
Donc c'est un sujet [domestique] domestique
Et c'est pourquoi il est traité sur un ton familier
[L'auteur n'a pas cru {pouvoir} savoir vous {illisible}]
[L'auteur] Les acteurs ne prendront pas de ton sinistre
Ils feront appel simplement à votre bon sens
Et se préoccuperont avant tout de vous amuser
Afin que bien disposé vous mettiez à profit
Tous les enseignements contenus dans la pièce
Et que le sol [français] partout s'étoile de regards de nouveaux-nés
Plus nombreux encore que les scintillements d'étoiles
Ecoutez, ô français la leçon de la guerre
Et faites des enfants vous qui n'en faisiez guère
[Vous vous appo]
[Et l'esprit de ce]
J'ai donc tenté d'infuser un esprit nouveau au théâtre
[Un espr]
Une joie une volupté une vertu
Pour remplacer ce pessimisme vieux de plus d'un siècle
[Et qui est]
Ce qui est vraiment ancien pour une chose naturellement si ennuyeuse
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La pièce a été faite pour une scène ancienne
[Car]
Car on ne nous aurait pas construit de théâtre nouveau
Un théâtre rond à deux scènes
Une au centre l'autre formant un anneau
Autour des spectateurs et qui permettra
Le grand déploiement de notre art moderne
Mariant les sons les idées les couleurs
La musique la poésie les peintures
Les chœurs les [drame] actions les décors
[Vous trouverez déjà indiquées ici]
[Les actions]
Vous trouverez ici [des scènes] [actions simultanées travers]
des actions qui s'ajoutent au drame principal et l'ornent
[112]
Les changements de ton du pathétique au burlesque
la multiplicité des acteurs
Et l'usage raisonnable des invraisemblances
Ainsi que des acteurs [qui ne sav] collectifs ou non
Mais qui ne sont pas forcément extraits de l'humanité
Mais de l'univers entier
Car le théâtre [n'est p] ne doit pas être un art de trompe l'œil
Et il est juste que le dramaturge se serve
De [tout ce qu'il] tous les mirages qu'il a à sa disposition
Comme faisait Morgane sur le Mont Gibel
Il est juste qu'il fasse parler les foules les objets inanimés
S'il lui plaît et qu'il ne tienne pas plus compte du temps
Que de l'espace
Son univers est sa pièce
A l'intérieur de laquelle il est [un] le dieu créateur
Qui y dispose à son gré
Les sons les idées les couleurs
[Comme le]
Et non pas dans le but
de photographier ce que l'on appelle une tranche de vie
Car la pièce doit être un univers complet
[Voilà]
Avec son créateur
[Et non] Et non pas seulement
la représentation d'un petit morceau
De ce qui nous entoure ou de ce qui s'est jadis passé
Pardonnez-moi mes amis ma troupe
Pardonnez-moi cher public
De vous avoir parlé un peu longuement
[Mis je vous aime]
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Il y a si longtemps que je ne m'étais retrouvé parmi vous
Et il y a toujours là-bas un brasier
Où l'on abat des étoiles toutes fumantes
Et ceux qui les rallument vous demandent
De vous hausser jusqu'à ces flammes [nouvelles] [divines] sublimes
Et de flamber aussi ô public
[Vous qui est] Soyez la torche inextinguible du feu nouveau
On sait qu'Apollinaire a rédigé le prologue au dernier moment, pendant qu'on répétait la
pièce, mais il semble écrire d'une façon délibérée, sans hâte et avec méthode. S'il s'arrête de
temps en temps pour trouver le mot jute, il reprend son travail immédiatement. Bien que le
manuscrit contienne de nombreux mots biffés, ceux-ci représentent des hésitations plutôt que de
véritables corrections. Apollinaire semble avoir corrigé le prologue plus tard, à l'encre violette,
après que le texte eut été achevé.
Les différences entre ce document et celui que le poète a publié en 1918 sont
relativement mineures. Outre plusieurs changements stylistiques, Apollinaire a augmenté le
catalogue de juxtapositions théâtrales à deux reprises (en supprimant « les idées »). Il a ajouté «
les gestes », « les cris », « les bruits », « la danse » et « l'acrobatie » à la première liste et « les
gestes », « les démarches » et « les masses » à la seconde. Ensuite, pour souligner que ces
juxtapositions étaient parfaitement naturelles
[113]
il a changé « Mariant » en « Mariant sans lien apparent comme dans la vie ». Voulant justifier
son esthétique anti-réaliste, enfin, il à inséré deux vers qui insistent sur son réalisme supérieur : «
Mais pour faire surgir la vie même dans toute sa vérité » et «C’est-à-dire la nature même ». Ces
changements sont peu nombreux, on le voit, et essentiellement formels. Ainsi, le document de
l'Université du Texas doit être très proche (s'il n'est pas identique) du prologue récité par
Edmond Vallée en 1917.
1. Baudelaire to Beckett : A Century of French Art and Literature, éd. Carlton, Lake (Austin, Humanities
Research Center, 1976).
2. Pour deux lettres inédites d’Apollinaire, un portrait à la mine de plomb du poète et d'autres documents.
voir Willard Bohn, « Selected Apollinaire Letters 1908-1918 ». French Forum, vol. IV, n° 2 (mai 1979). p. 99-113.
3. Voir l'index de Victor Martin-Schmets dans GA9 (1970), p. 193-4 et « Un catalogue », p. 224.
[114]
II
LE PEUPLE DE ZANZIBAR
Hérité d'Alfred Jarry, qui voulait qu'un seul acteur joue l'armée polonaise dans Ubu roi, le
personnage collectif des Mamelles de Tirésias a suscité beaucoup d'intérêt à la première
représentation1. Portant un costume de Peau-Rouge, qui évoquait l'Amérique plutôt que
l'Afrique, le Peuple de Zanzibar ponctuait la première représentation avec des sons de vaisselle
cassée, des coups de revolver et des chansons jouées à l'accordéon. Ce personnage, on le sait,
était joué par un individu qui s'appelait Howard, dont on ne sait absolument rien. C'est peut-être
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pour cette raison qu'il m'a toujours fasciné. On ne sait ni d'où il venait ni ce qu'il faisait à Paris ni
pourquoi il a participé aux Mamelles de Tirésias. De plus, c'est le seul acteur qui était représenté
par son prénom sur la liste des personnages. Ou peut-être par son nom de famille - il est difficile
d'en décider. L'appellation « Howard », dont l'origine anglo-saxonne est évidente, est très
ambiguë. On pense au milliardaire Howard Hughes ou au cinéaste Howard Hawks, par exemple,
mais aussi à l'acteur Leslie Howard.
On ne saura jamais sans doute pourquoi Apollinaire a choisi Howard pour ce rôle ni dans
quelles circonstances il a fait sa connaissance. La situation est compliquée par l'absence presque
totale de références à celui-ci dans ses écrits. Son nom ne se trouve dans les Œuvres en prose
complètes qu'une seule fois, où il est mentionné seulement en passant. Le 20 avril 1918,
Apollinaire annonce dans L'Europe nouvelle que devait paraître un volume de poésie du député
André Lebey, « [qui] a été célébré par le verbe rare et délicat de Paul Valéry » (Pr, II, 1422).
Intitulé Coffrets étoiles, ajoute-t-il, le livre devait être illustré par quinze artistes, parmi lesquels
figuraient Laboureur, Bourdelle, Van Dongen, Dunoyer de Segonzac et l'énigmatique Howard.
Publié par La Renaissance du Livre, le volume a paru la même année avec une préface de Valéry
et des illustrations de dix artistes. Rien de Howard, cependant, que l'on avait exclu avec quatre de
ses confrères.
Heureusement, le carnet d'adresses d'Apollinaire fournit une meilleure piste à suivre. On
trouve le nom d'un certain Cecil Howard, avec la notation « 14 av. du Maine »2. Tombé dans
l'oubli aujourd'hui, Cecil de Blaquière Howard (1888-1956) était un sculpteur américain qui a
habité à Paris pendant 35 ans3. Arrivé dans la capitale en 1905, il s'est inscrit à l'Académie
Jullien où il étudiait la sculpture avec Oscar Waldemann et Charles-Raoul Verlet. Il se
spécialisait en figures d'animaux au début de sa carrière et au Salon d'Automne régulièrement.
Vers 1912, Howard a commencé à sculpter des figures nues plutôt que des animaux. Ses
sculptures, dont le style est à mi-chemin entre celui de Brancusi et celui de
[115]
Praxitèle, étaient essentiellement réalistes. Pendant la guerre, il travailla comme infirmier pour la
Croix-Rouge française et anglaise. Entre la fin des hostilités et son départ pour les États-Unis en
1939, sa carrière a été couronnée de succès. Après son retour à Paris en 1948, le gouvernement
français lui a décerné le grade de chevalier de la Légion d'honneur. En 1957, le Musée d'Art
moderne a acheté une statue de femme nue reposant intitulée Baigneuse au soleil, actuellement
au Centre Pompidou.
Selon Conner et Rosenkranz, Howard était un danseur quasi professionnel qui fréquentait
le Bal Bullier trois fois par semaine. Pour compléter ce qu'il gagnait de son art, il donnait des
leçons de danse dans l'appartement de sa mère, qui habitait aussi à Paris. Ils ajoutent :
Du temps qu'il était jeune, Howard avait un style personnel bien développé. Son sentiment très vif
de l'humour et son énergie créatrice l'ont placé au centre du cercle de ses amis. Pendant ses premières
années à Paris, il fréquentait les cafés accompagné de son berger allemand Wolf, qui possédait son propre
animal favori - une tortue qui s'appelait Mélanie - qu'il portait partout dans sa gueule.
Jusqu'ici, il faut l'avoue, je n'ai trouvé aucune preuve que Cecil Howard ait joué le rôle du
Peuple dans Zanzibar. Les rares témoignages qui existent se limitent à sa carrière artistique ou à
une appréciation de sa sculpture. Autant que je sache, il n'a pas laissé de descriptions ou de
documents autobiographiques. Je suis persuadé, cependant, que c'est lui qui a participé aux
Mamelles de Tirésias, non seulement parce que son nom figure dans le carnet d'adresses
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d'Apollinaire mais parce qu'il était un musicien accompli. Entre autres choses, il jouait de
l'accordéon - exactement comme le Peuple de Zanzibar.
1. Alfred Jarry, Œuvres complètes, éd. Michel Arrivé, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard,
1972), tome 1, p. 1043. En fait, l'armée polonaise était représente par trois acteurs.
2. Que vlo-ve ?, 2e série, n° 1, janvier-mars 1982 ?, p. 7.
3. Les renseignements qui suivent viennent de Rediscoveries in American Sculpture : Studio Works, 18931939, par Janis Conner et Joel Rosenkranz (Austin, University of Texas Press. 1989). p. 63-70.
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E. Brod, Les Mamelles de Tirésias
Le Carnet de la semaine, 1er juillet 1917 (collection particulière)
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