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Van Deventer, Jasmine
21 Novembre 2014
Directeurs de thèse : Richard Rechtman (EHESS) et Pierre Minn (UDEM)
Global Mental Health une anthropologie d’un espace en voie de constitution à l’échelle transnationale
Problématique et objectifs de recherche :
Cette recherche s’inscrit dans une réflexion quant aux manières dont les inégalités opérant à
l’échelle transnationale dans nos sociétés contemporaines retentissent sur les processus de conception et
d’implémentation de programmes prophylactiques et thérapeutiques ciblant particulièrement les maladies
« mentales » lorsqu’elles touchent des populations « non-occidentales. » Certains de ces programmes sont
réalisés auprès de ressortissants de pays non-occidentaux vivant dans des pays occidentaux à titre de
« demandeurs d’asile », de « refugiés », ou même d’immigrés, et demandant, selon les autorités du champ
de la santé mentale et ceux auxquels incomberait la responsabilité de développer des politiques de gestion
à leur égard, une prise en charge médicale des difficultés psychiques auxquelles ils sont censés pouvoir
être confrontés, vu en particulier les souffrances que l’on estime qu’ils durent endurer avant de fuir leurs
pays d’origine. D’autres projets, dont nous posons l’hypothèse qu’ils relèvent de la même démarche
d’administration sanitaire, se font dans des pays « lointains » (entendre : non-occidentaux), sévissent
des conflits ou des violences d’ordre politique ou social ou bien des catastrophes « naturelles », tous
considérés comme infligeant non seulement des blessures physiques, mais aussi des « traumatismes»
psychiques à ceux et celles auprès desquels elles frappent
1
. Nous nous appliquerons à mettre en lumière
1
Voir notamment le programme de santé mentale développé et institué par l’Organisation de la Santé Mondiale à la suite du
tremblement
de terre qui frappa Haïti, en 2010.
Voir également : OMS/OPS. (2010). Culture et santé mentale en Haïti : une revue de littérature. Genève : OMS. En 2010,
« …à la demande du Département de la Santé mentale et abus de substances psychoactives et de l’Organisation mondiale de la
Santé (OMS) un bref examen systématique de la littérature en langue anglaise et française sur la santé mentale en Haïti
[…visant à cerner] les croyances les plus importantes, les comportement de recherche d’aide, l’utilisation des services ainsi que
des ressources formelles et informelles pour la santé mentale » fut réalisé par « une équipe constituée spécifiquement à cette fin
en concertation avec un réseau de cliniciens, d’étudiants et de collègues, coordonné par le Service de consultation culturelle de
l’Hôpital général juif de Montréal » afin de « …fournir des informations utiles aux personnes qui ne sont pas familières avec la
réalité haïtienne et qui aspirent à améliorer les services de santé mentale en Haïti ». Ce rapport constitue en quelque sorte une
prise de position au sein du champ de « Global mental health » dans la mesure il exemplifie une manière parmi d’autres
d’organiser et de mobiliser des « savoirs » produits sur un terrain dans la configuration de programmes de santé mentale qui
viendraient s’y installer, que ce soit dans des conditions de privation relativement « banalisées », c’est-à-dire qui ne se trouvent
pas problématisées à l’échelle internationale de façon à ce qu’elles fassent l’objet de programmes et de politiques concrètes
visant leur transformation, ou à la suite d’une catastrophe, telle que celle qui se produisit avec le tremblement de terre en Haïti
et qui constitua le site de nombreux projets en matière de santé, ce dont témoigne le déluge d’ONGs qui se précipitèrent
immédiatement sur le terrain lors de sa survenue. Cette prise de position, on le verra, consiste en la revendication de
l’impossibilité de récuser les conditions culturelles, aussi bien que socioéconomiques et sociodémographiques, lorsque l’on
tente de concevoir des programmes de gestion sanitaire en matière de santé mentale.
Afin d’affiner la dimension analytique qu’englobera notre étude de ces politiques de gestion, nous nous référerons aux textes
cités ci-dessous, qui mènent tous les deux, à travers des études de cas précises, une analyse sur les manières dont la mise en
place de dispositifs visant à améliorer la santé mentale de populations ainsi affectées par des catastrophes, que celles-ci soient
d’ordre politique ou « naturel », contribuent à forger et, ainsi, participent d’une certaine économie morale entérinant un régime
de gestion transnational qui passe par l’institution de formes d’administration basées sur des logiques particulières, dont la
plupart, quoiqu’elles ne le revendiqueront jamais, trouvent leurs antécédents dans l’ère des empires coloniales Il s’agira de
décrypter ces logiques quand nous chercherons à mettre au jour les croyances basées sur les rapports de force établis entre les
2
les croyances, voire les idéologies, qui sous-tendent ces approches, aussi bien que les enjeux qu’elles
soulèvent et autour desquels les agents impliqués dans le débat se positionnent. Nous démontrerons
ensuite les mécanismes concrets de leur mise en place pratique et les agencements des rapports de pouvoir
qui les instaurent et qu’elles soutiennent en retour. Il s’agira, pour reprendre les mots de Didier Fassin,
« …de faire une anthropologie de la globalisation et du transnationalisme…d’introduire une approche
dialectique dans l’analyse de la globalisation, opposer la différenciation à l’homogénéisation…de penser
l’inégalité au cœur de la globalisation
2
. » Ce faisant, nous entendons contribuer à une anthropologie de la
santé publique à l’heure de son internationalisation.
Pour ce faire, nous procéderons à une approche par l’historicisation. Nous entendons, en effet,
remplacer dans ses contextes sociohistoriques successifs le développement de ces démarches, dans les
formes qu’ils revêtent sur le terrain, c’est-à-dire, concrètement auprès des personnes auxquels l’on estime
qu’ils profitent
3
, dans leur forme conceptuelle, soit, dans les discours qui les enrobent et à travers lesquels
les acteurs les promeuvent en essayant de lesgitimer au regard des autorités nationales et internationales
impliquées dans leur mise en œuvre comme auprès du grand public, aussi bien que dans les forums ils
se trouvent débattus. Ce dernier site de terrain se composera notamment du champ de la psychiatrie à
l’échelle transnationale, tout une discussion se déploie autour de la justesse des catégories
diagnostiques relevant des modèles psychiatriques anglo-saxonnes, et en particulier, ceux façonnés aux
Etats-Unis, et exportés au sein de « cultures » et de configurations sociales leur prépondérance
demeure vivement critiquée
4
. Ces lieux de débat prennent forme aussi au carrefour de multiples champs,
tous impliqués et donc agencés dans la configuration de ce paradigme des acteurs politiques, des
représentants pharmaceutiques, des spécialistes en santé mentale, qui parfois revêtent simultanément deux
rôles celui de clinicien et celui de gestionnaire de projets de santé, des cliniciens occidentaux (des
psychiatres, ainsi que des psychologues), comme des cliniciens en santé mentale « non-occidentaux » et
formés à leur métier selon d’autres modèles, dont la psychanalyse.
acteurs de ces projets, que ceux-ci soient du côté des gestionnaires qui les mettent en œuvre explicitement ou qu’ils se situent
du côté des récipiendaires, qui déploient souvent, même si cette dimension de leur participation se trouve généralement
obscurcie dans les examens traditionnels de ces processus, leurs propres logiques dans leur confrontation avec ces systèmes de
gestion sanitaire:
Fassin, Didier, et Rechtman, Richard, L’Empire du Traumatisme: enquête sur la condition de victime, Paris, Flammarion, 2011.
Fassin, Didier, La raison humanitaire: une histoire morale du temps present, Paris, Gallimard, 2010.
2
Fassin, Didier, “La globalisation de la santé. Eléments pour une analyse anthropologique”, dans Systèmes et politiques de
santé. De la santé publique à l’anthropologie, Paris, Les Editions Karthala, pp. 24-30. Une telle approche se trouve également
préconisée par Foucault, qui au cours de la première leçon du Pouvoir Psychiatrique, expose ainsi les grandes lignes de sa
démarche dans le cadre du projet qu’il entend élaborer au cours du volume, qui se différencie sensiblement de celle qu’il avait
adoptée dans Histoire de la Folie : «…je voudrais essayer de voir…s’il est possible de faire une analyse radicalement
différente, en ceci que je voudrais voir si l’on ne peut pas mettre au point de départ de l’analyse, non plus cette espèce de noyau
représentatif qui renvoie forcément à une histoire des mentalités, de la pensée, mais un dispositif de pouvoir. C’est-à-dire : dans
quelle mesure un dispositif de pouvoir peut-il être producteur d’un certain nombre d’énoncés, de discours, et, par conséquent,
de toutes les formes de représentation qui peuvent par la suite en découler. »
3
Cette dimension de nos recherches nous amènera sur le terrain, nous espérons pouvoir étudier dans leurs détails les
pratiques de mise en oeuvre de programmes inscrits dans ce programme de “Globale mental health”, en analysant les facteurs
qui infléchissent et structurent les projets et les pratiques s’y associant, et qui président donc à la production des particularités,
voire des écarts, s’observant en son sein. Un article publié dans le journal, Nature, intitulé, « Grand Challenges in Global
Mental Health », nous donne un bref aperçu du caractère protéiforme et mouvant des politiques et des pratiques vouées à la
promotion de ce paradigme de « Global Mental Health » aussi bien qu’à son amélioration poursuivie.
4
Voir notamment les textes cités dans la bibliographie, de Kirkmayer, Kleinman, Summerfield. Voir aussi l’article de Kalman
Applebaum, apparu dans:
Lakoff, Andrew, Kleinman, Arthur et Petryna, Adriana, Global Pharmaeceuticals: ethics, markets, practices, Durham, Duke
University Press, 2006.
Nous faisons également référence au débat qui s’est tenu à l’Université de McGill en 2012, et dont un résume synthétique fut
publié dans Somatosphere, un site-web fournissant des informations au sujet des entrecroisements qui se font entre
l’anthropologie médicale, les sciences, la technologie, la psychiatrie culturelle, la psychologie, et la biologie :
http://somatosphere.net/2012/07/global-mental-health-and-its-discontents.html
3
A titre d’exemple, un tel débat, surgi sur place, dans un lieu où certaines des pratiques qu’implique
la notion de « Global Mental Health » tentent de se mettre en place, fait l’objet d’un article apparu dans
l’ouvrage collectif, Global Pharmaeceuticals: ethics, markets, practices, dans lequel l’auteur, Kalman
Applebaum, discute des ressorts de l’industrie pharmaceutique dans son acharnement à s’introduire dans
le marché local de soins de santé mentale au Japon. En analysant les discours et les pratiques des
représentants de sociétés pharmaceutiques cherchant à s’incruster dans le marché local, voire à absorber
celui-ci dans le marché « global » à l’édification duquel elles entendent participer, il décrit comment les
agents qu’il a interviewés discouraient sur leurs pratiques de façon révélatrice, qui laissait transparaitre,
selon les mots du chercheur, combien ils « refusaient de reconnaitre (….ou peut–être ne reconnaissaient
pas ou connaissaient, selon la terminologie de Bourdieu) le fait que leur volonté de privatiser la
pharmacologie en désentravant la structure institutionnelle existant à présent pour l’encadrer, et en
transformant les patients japonais en consommateurs avisés et « libres » de médicaments ne fait que
remplacer un ensemble de surveillance systématisante, moralisatrice et hégémonique, par un ensemble du
me genre…Au delà de la rhétorique moralisatrice, des associations taphoriques convaincantes, des
exhortations des accords internationaux, et des efforts collectifs d’établir la légitimité de leurs
revendications auprès des autorités japonaises, le domaine dans lequel ils réussissent avec le plus d’éclat
et d’ingéniosité « corporatiste », dans leur résolution d’établir « le marché », réside dans ce que les
compagnies désignent sous l’appellation, « la campagne d’éducation ». Les objectifs de cette campagne
s’emblématisent dans le cadre conceptuel de l’évolution inéluctable du marché japonais, auquel les
« agents de marché» en particulier offrent un coup d’encouragement »
5
. Comme cet auteur, il sera
question, dans notre travail, d’analyser les mises en pratique de ce paradigme, à travers des travaux de
terrain aussi bien que dans et par l’examen de discours entourant ces pratiques et des archives qui en sont
issues, et surtout en les inscrivant dans une histoire longue à travers laquelle la possibilité même qu’elles
se fassent put se produire. Ceci constituera le cœur de notre travail ethnographique, au cours duquel il
s’agira de restituer et d’examiner la mise en forme de ces projets, tels qu’ils se trouvent discursivement
incarnés aussi bien que réellement pratiqués. Déjà, nous avons pu nous familiariser avec certains des
discours soutenant ces démarches, prononcés par des « experts » dans le champ, aussi bien qu’avec des
déclarations venant du milieu associatif, où de nombreux programmes se voient configurés pour se joindre
à ce projet d’internationalisation de soins de santé mentaux. En comparant ces discours avec ceux les
ayant précédés, dans les lieux ces pratiques s’instaurent - sur des terrains dits « éloignés », comme
auprès de populations vivant dans des pays « occidentaux » et labélisées « autres » - nous analyserons
leurs transformations, et les facteurs qui y présidèrent au cours de leurs multiples évolutions. Nous
effectuerons la même démarche pour les discours produits sur les sites de production de ces programmes,
c’est-à-dire, au sein des instances intergouvernementales et, le cas échéant, non-gouvernementales
6
, dont
les sièges principaux se situent pour la majorité dans les pays occidentaux qui s’érigent en « centres » dans
la gestion des questions sanitaires à dimension transnationale.
En les remplaçant dans leurs contextes historiques de production, nous espérons pouvoir faire
resurgir les continuités qui existent entre les modes et les formes contemporains de gestion transnationale
de questions liées à la santé mentale et ceux qui prévalaient à des époques antérieures, telles la période
5
Ma traduction de la version originale en anglais du texte: What the pharmaceutical companies are less willing to
acknowledge (or perhaps do not recognize or misrecognize, in Bourdieu’s terminology) is that their wish to privatize
pharmacology by unfettering the existing institutional provisioning structure of it and by converting Japanese patients into
informed, free-ranging consumers of medicines merely replaces one systematizing, moralizing, and perhaps hegemonic set of
overseers with another…Beyond the moralizing rhetoric, the persuasive metaphorical associations, the enjoining of
international agreements, and the pooled efforts to establish the legitimacy of their claims to Japanese authorities, the most
visibly effectual area of corporate ingenuity and exertion to establish the market lies with what the companies refer to as the
education campaign. The goals of this campaign are epitomized in the conceptual framework of the inevitable evolution of the
Japanese market, to which marketers in particular are providing an encouraging push.”
6
Nous pensons notamment aux organisations non-gouvernementales de Médécins sans Frontières et de Médécins du monde
4
coloniale et celle des décolonisations, par exemple
7
. Il faudra d’ailleurs dénaturaliser aussi cette notion de
« santé mentale », qui, comme le montre Marcelo Otero dans son ouvrage, L’Ombre portée :
l’individualité à l’épreuve de la dépression, est venue remplacer celle de « maladie mentale », en opérant
un « renversement hiérarchique » consistant en partie à rendre lisibles de façon professionnelle, c’est-à-
dire, par ceux qui exerceraient dans le champ de la « santé mentale », les souffrances psychiques qui ne
relevaient autrefois que rarement d’une prise en charge médicale ou, plus précisément, « médicalisée »
8
.
En nous concentrant ainsi sur les continuités, nous espérons résister à la tendance répandue dans les
sciences sociales, particulièrement lorsqu’il s’agit de faire l’épistémologie des sciences « dures », c’est-à-
dire, d’élucider les mécanismes à l’œuvre dans la production de nouveaux paradigmes scientifiques, et qui
consiste à recouvrir les faits sociaux du caractère des événements, et à les dépourvoir ainsi de leurs
origines sociales, c’est-à-dire, à les naturaliser en leur enlevant leur attribut de faits produits dans et par
des processus sociaux auxquels participent des agents, t-ce malgré eux. Il faut, en d’autres termes,
procéder selon une méthodologie qui décentre ce qui se pose comme « structuralité » au cœur de
l’entreprise de « Global mental health », et à travers laquelle celle-ci peut réussir à s’imposer comme une
évidence. Cette structuralité se compose précisément des croyances fondatrices de son déroulement, des
rapports de structure naturalisés à partir desquels elle fut devenue concevable. Il s’agit donc de prendre en
compte tous les acteurs et tous les facteurs dont la coalescence concourt à la production de cet événement
que constitue ce changement paradigmatique dans « l’internationalisation » de la santé mentale, comme le
désigne Richard Rechtman
9
. En cherchant à déceler, pour reprendre les termes de Foucault, les
7
En effet, Foucault, par rapport à sa propre entreprise de restitution de l’entrée de la Psychanalyse dans les luttes autour du
pouvoir de définir la vérité que s’appropria la Psychiatrie, et faisant référence au modèle qui prédomine dans la reconstitution a
postériori de transformations épistémiques se réalisant dans les sciences, écrit, «… je ne pense pas qu’on puisse faire de
l’hystérie, de la question de l’hystérie, de la manière dont les psychiatres se sont embourbés dans l’hystérie du XXième siècle,
une espèce de petite erreur scientifique, une sorte de butée épistémologique. Si on le fait, c’est évidemment très soulageant,
parce que cela permet à la fois d’écrire l’histoire de la psychiatrie et la naissance de la psychanalyse dans le style même où l’on
explique Copernic, Kepler, ou Einstein. C’est-à-dire : butée scientifique, incapacité de se sortir des sphères trop nombreuses du
monde « ptoléméen » ou des équations de Maxwell, etc. ; on se prend les pieds dans ce savoir scientifique et, à partir de cette
espèce de butée, alors, dans ce savoir scientifique, une sorte de butée épistémologique. En pensant le problème dans ces termes-
et en faisant de l’histoire de l’hystérie l’analogon de ce genre de péripéties, on peut replacer l’histoire de la psychanalyse
dans l’histoire des sciences. Mais si on fait de la simulation, comme je voudrais le faire, et non pas de l’hystérie par conséquent,
on pas un problème épistémologique ou la butée d’un savoir, mais l’envers militant du pouvoir psychiatrique, si on admet que
la simulation a été la manière insidieuse pour les fous de poser de force la question de la vérité à un pouvoir psychiatrique qui
ne voulait leur imposer que la réalité, alors je crois que l’on pourra faire une histoire de la psychiatrie qui ne gravitera plus
autour du psychiatre et de son savoir, mais qui gravitera enfin autour des fous. » Voir : Foucault, Le Pouvoir Psychiatrique :
Cours au Collège de France, 1973-1974, Gallimard/Seuil, 2003.
8
Otero, Marcelo, L’Ombre Portée: l’individualité à l’épreuve de la dépression, Les Editions du Boréal, 2012. Comme il le
sume, “…dans le cas des sociétés contemporaines,…la férence de la santé mentale, plus englobante, a remplacé celle de la
maladie mentale, plus restreinte. Le « succès » sociologique et scientifique de la notion de santé mentale peut être compris
comme « l’expression d’une réorganisation des rapports entre maladie, santé et socialisation », qu’Alain Ehrenberg résume à
l’aide de l’image ironique du « grand renversement ». Cette nouvelle transformation institutionnelle dans le champ de la
folie/maladie mentale/santé mentale est marquée essentiellement par 1) un retournement hiérarchique majeur suivant lequel la
maladie mentale (phénomène en principe restreint au domaine médical) devient un aspect subordonné à la santé mentale et à la
souffrance psychique (phénomène multiforme, en élargissement constant et ouvert à de multiples domaines d’intervention ) ; 2)
la promotion des modes de prise en charge permettant au patient en traitement (devenu usager, client, bénéficiaire, etc.) de
devenir un acteur de « sa » maladie, de « sa » souffrance ou de « son » problème de santé mentale ; et 3) la subordination de la
contrainte institutionnelle au consentement éclairé de l’ « usager » lorsqu’il s’agit de mettre en œuvre une démarche
thérapeutique. »
9
Il faudra creuser cette distinction entre « l’internationalisation » de la santé mentale et sa « globalisation » ou
« universalisation » telle que la porte au jour Richard Rechtman dans son explicitation des différences qui se sont dessinées
entre la psychiatrie transculturelle, dans sa versante forgée par des agents de la « psychiatrie transculturelle », et la psychiatrie à
vocation universaliste qui prédomina dans le champ psychiatrique fraais jusqu’aux années 80s. Rechtman écrit, « …Nous
assistons probablement au changement le plus significatif dans cette longue évolution de la place des populations non-
occidentales dans le savoir et les pratiques psychiatriques. En effet, il semble qu’aujourd’hui, l’enjeu soit moins d’exclure les
populations non-occidentales des pratiques ordinaires de la psychiatrie que de les y inclure. Le renversement est de taille,
puisqu’il consiste aujourd’hui à tenter de penser la place de l’autre au sein du dispositif de droit commun, et, cela, par
l’intermédiaire d’un savoir à vocation internationale, à défaut d’être universel comme le fut la psychiatrie jusqu’aux années
5
agencements des rapports de pouvoir dont procèdent (et qui sous-tendent) fixement ces dispositifs de
« prévention » et de « guérison » de maladies mentales, comme les recherches exécutées pour cerner
celles-ci et pour développer des modèles de cure et de prévention qui seraient « pertinents » ou « efficaces
en termes des coûts », lorsqu’ils sont prodigués à des populations dites éloignées en termes
géographiques ou culturels (entendre : immigrées, refugiés ou demandeurs d’asile dans des pays
« développés », ou bien des sociétés « lointaines », situées dans des pays « en voie de développement »),
nous espérons contribuer à une sociohistoire du temps présent, et à la mise en lumière des processus à
travers lesquels la santé mentale est devenue l’objet de discours et de politiques d’ordre transnational.
Les travaux de Vikram Patel s’avèrent éloquents à cet égard, et constituent un juste terrain pour
analyser la manière dont ce caractère d’évidence que revêt le modèle de « Global mental health » se
travaille constamment à travers la diffusion de documents écrits à son propos. Patel a notamment publié
de nombreux ouvrages le promouvant et dessinant les contours d’éventuels programmes qui rentreraient
dans ce qu’il voit comme étant sa mission, consistant, selon lui, à rendre accessibles et équitables, partout
il y en aurait besoin, les ressources indispensables à la prise en charge de maladies mentales. Cette
vision exige, revendique-t-il, une restructuration totale du rôle professionnel traditionnellement dévolu
aux spécialistes en santé mentale, c’est-à-dire, aux psychiatres, aux psychologiques, aux infirmières
psychiatriques, comme aux travailleurs sociaux. Selon Patel, il s’agit justement de reconfigurer la place
qu’assument ces derniers dans le contexte d’établissement, d’élargissement, et d’amélioration des
structures fournissant des soins en matière de santé mentale dans des pays dits en voie de développement,
à faibles et moyens revenus. Il faudrait, écrit-t-il, que les modalités de gestion comportent des pratiques
permettant à ces professionnels de devenir plutôt gestionnaires que practiciens cliniques, et de former des
agents locaux aux pratiques de soin, afin de s’assurer que tous les besoins se manifestant parmi les
populations concernées, soient comblés, et que les coûts soient maîtrisés au mieux en présentant un bon
rapport « coût/efficacité. » Patel esquisse ainsi le modèle qu’il tente d’instaurer, en se référant à l’agenda
du « the Movement for Global Mental Health » (lancé le 10 octobre 2008), campagne qu’il enjoint à tous
ses collègues de intégrer
10
.
Or, le fait de nous concentrer sur les continuités n’empêche pas que soient pris en compte et
étudiés dans leurs détails, les ruptures et les changements de paradigme qui se sont antérieurement
produits, ainsi que ceux qui sont en train de se réaliser, relativement au champ de la santé mentale alors
qu’il s’élargit pour atteindre une pertinence transnationale. Ces ruptures et ces déplacements constituent
précisément le cœur de notre recherche nous essaierons de dévoiler les conditions qui les ont rendus
possibles en tant que tels. Ces conditions s’inscrivent dans les continuités que nous venons de décrire et
qui se trouvent souvent enfouies, calfeutrées sous des discours proclamant à haute voix les progrès,
d’ordre politique plutôt que scientifique du reste, que comportent tel ou tel mouvement en psychiatrie
clinique qui a pour objectif d’assurer la prise en compte de voix minoritaires, l’inclusion des « exclus »,
des « misérables », voire de garantir les droits humains de populations qui, selon ces
proclamations, n’auraient autrement aucun accès aux moyens de se procurer un statut politique et donc
une existence social. Comme l’écrit Richard Rechtman dans son article : L’éthnicisation de la
psychiatrie : de l’universel à l’international : « L’argument le plus souvent avancé pour rendre compte de
l’essor du modèle ethnique en psychiatrie consiste à énoncer que la juste reconnaissance du droit des
minorités passerait, avant tout, par la reconnaissance de leurs différences culturelles dans tous les espaces
80. » Bien que son travail porte ici sur le champ psychiatrique francais, Rechtman évoque une dichotomie dont la portée s’avère
s’étendre au délà du seul domaine de la psychiatrie française, pour atteindre celui qui se trouve institué par des organisms
internationaux de gestion sanitaire, et notamment l’Organisation mondiale de la santé.
10
« À tout le moins, chaque psychiatrie devrait et pourrait, être Membre de ce mouvement afin de faire montre de son
engagement à ces objectifs » (ma traduction de la version en anglais originale du texte suivant: “At the very least, every
psychiatrist can, and should, be a member of this Movement to demonstrate a commitment to these goals”), dans Bhugra,
Dinesh et Malik, Amit, Professionalism in mental healthcare: experts, expertise, expectations, Cambridge, Cambridge
University Press, 2011.
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