1
1O MILLIONS
La mise à mort des juifs européens, fut une entreprise à laquelle d'innombrables
personnes à travers l'Europe apportèrent leur contribution.
Du zèle à la complicité‚ de l'acquiessement à la passivité‚ tout servait à sa
réalisation. La machine lancée fonctionna comme par inertie : le crime était pour une
grande partie un crime de bureaucrates. Chacun accomplit sa che en se concentrant
sur le segment de la chaîne au bout de laquelle, la mort elle-même était administrée et
inexorablement appliquée. LA SOLUTION FINALE fut dans sa réalisation
directement ou indirectement une affaire anonyme, froide et segmenteé.
Mais un seul homme pouvait maintenir l'élan de cette morbide dynamique :
HITTLER il en était le moteur ultime et gardait toujours le privilège du dernier mot
de l'élimination.
Quoiqu'il en soit, les shémas, les méthodes et les moyens mis en place ne
pouvaient aboutir à la fin de ce sinistre entonnoir qu'à la destruction physique pure et
simple de toutes ces populations.
Aprés ce terrible tremblement de sens : la notion de crime contre l'humanité est
l'expression d'une exigence qui donne ses bases à cette seconde moitié du XXème
siécle.
Fixer à jamais la barbarie nazie et collaborationniste dans l'ordre de l'inexpiable.
L'homme a été lâché par l'homme
Honte de n'avoir su prévenir l'horreur des camps, d'y avoir survécu. Qu'est-ce qui de
nous et de nous tous a inexorablement disparu dans le projet de "SOLUTION
FINALE" ? Toute guerre et en tout lieu constitue par vocation un crime contre
l'humain. Qu'il est parfaitement indécent de distinguer entre les souffrances ! Qu'il
ne saurait y avoir de gradation dans l'horreur ! Pourtant la SHOAH résonne d'une
menace insoupçonnée jusqu'à lors.
La visée génocidaire, ne peut en effet s'expliquer ni par une stratégie de
conquête (comme le génocide Indien) ni par une pure et simple démonstration de
force (HIROSHIMA) ni par représailles (ORADOUR SUR GLANE). Les populations
juives en tant que telles, n'étaient nullement en guerre et ne faisaient peser sur le
REICH aucune menace objective.
Le crime contre l'humanité dans sa démesure même, possède une gratuité qui ne
relève pas des impératifs militaires . Et HANNA ARENDT (1) va même plus loin :"Tout
se passait comme si la gestion des usines de mort importait plus aux nazis que le fait
de gagner la guerre".
L'attentat qui s'est profilé dépasse ce que l'on pu imaginer. Ce n'est plus l'homme
mais l'humanité qui est atteinte; l'espèce et son essence.
De l'être a été retranché à l'être. Cette négation ontologique (2) représente la
marque infamante de ce siècle qui s'est achevé.
2
“Etre pour l’homme, signifie plus profondément être traversé par le jeu qui
l’accroche au monde” KOSTAS AXELOS
Pour la première fois de sa longue histoire, l'homme a donc inventé la production
industrielle de sa propre mort. La fureur nazie n'a pu se réaliser qu'au travers des
derniers perfectionnements de l'Industrie (I G FARBEN produisait le ZYKLON B).
La logique industrielle et son organisation prennent dès lors en charge
l'administration du mal et parviennent à occulter chez tous les "simples exécutants" la
portée génocidaire de leurs actes.
Il y a donc banalisation du mal, de ce "génocide ordinaire" dont on finit par
s'accommoder sans trop de peine.
HANNA ARENDT dénonce d'ailleurs dans le "système totalitaire" la parfaite
connaissance l'on voudrait croire à l'ignorance, l'adhésion volontaire l'on
voudrait voir l'endoctrinement, la pleine conscience là l'on aurait préférer en
appeler à la folie des hommes.
Ni ignorance ni lavage de cerveau.
Quoi alors ?
Et c'est STANLEY MILGRAM (3) qui nous éclaire si justement dans "Soumission à
l'autorité".
“La psychologie sociale moderne nous apprend une lecon d'une importance
capitale : dans la plupart des cas, ce qui détermine l'action de l'etre humain, c'est
moins le type d'individu qu'il représente que le type de situation auquel il est
affronté”.
Mais cette logique aveuglante de l'instrument se trouve piégée par une double
mission : celle de donner aussi raison au régime politique qui l'a fait naître.
La préservation du pouvoir totalitaire est assurée et légitimée. Et ainsi des trains se
sont ébranlés, sur les même rails que nuls n'avaient songés à faire arrêter.
Ils se sont ébranlés pour une "non destination" pour des "non destin" pour une fin de
l'histoire.
Et c'est comme si l'on avait voulu en finir avec un cycle cinq fois millénaire.
Ces 1O MILLIONS de juifs d'EUROPE s'étaient installés dans leur avenir comme
dans un destin : Heureux comme DIEU en FRANCE disait-on ; et MAX dans "Inconnu à
cette adresse"(4) répond à son ami :
<< Te voilà de retour en ALLEMAGNE. Comme je t'envie... le charme de ce pays
agit encore sur moi, tout comme la largeur des vues, la liber intellectuelle, les
discussions, la musique... Et voilà maintenant on en a même fini avec l'esprit hobereau,
l'arrogance prussienne et le militarisme. C'est une ALLEMAGNE démocratique que je
retrouve... une magnifique liberté politique est en train de s'instaurer. Il fera bon
y vivre.".MAX 12. XI. 1932.
3
Crédules juifs de FRANCE et naïfs juifs d'ALLEMAGNE, rien ne saurait
désormais troubler leur quiétude ; leur statut de bons citoyens suffit à leur bonheur
et garantir leur sécurité.
Bercés par les sirènes de l'émancipation et des LUMIERES ils se sont comme
anesthésiés et soudain frappés d'amnésie, oubliant le séjour en EGYPTE, l'épisode de
BABYLONE, le cyclone de ROME et plus près de nous la désillusion ESPAGNOLE :
Etranger dans son pays, il le sera dès la mise en vigueur du "STATUT DES JUIFS" de
VICHY, ou des lois Raciales de NUREMBERG. Le crime commence alors et la descente
aux enfers s'amorce. L'on connait la suite...
Mais la pensée ne sort pas indemne de sa tectonique et aucune pirouette ne peut
d'un revers de manche balayer le vide devant lequel en 1945 se trouvent l'intellectuel,
le scientifique, le politique, le philosophe, le moraliste et le religieux:
IL FAUT DESORMAIS REPONDRE A :
AUSCHWITZ, DACHAU, TREBLINKA, MAIDANEK, BELZEC, BIRKENAU,
SOBIBOR, MATHAHAUSEN, BABI-YAR, DRANCY, RAVENSBRÜCK, BEAUNE LA
ROLANDE, PITHIVIERS, PLACHOV.
Et devant lequel nous sommes toujours maintenant sans comprendre. Contemporains
hallucinés de cet effroi, l'accomplissement des LUMIÈRES devait mettre bas à un
sacrifice tel qu'aucun DIEU n'en avait exigé auparavant. L'HOMME depuis la
SHOAH ne se reconnaît plus car désormais : IL SAIT QUI IL EST.
Tout semblait, en ce début du XX Siècle laisser espérer une ère de bonheur et de
justice pour tous. Les sciences au service des hommes, les techniques au service des
hommes, la politique au service des hommes, mais rien au service de l'HOMME.
L'épicentre nous interpelle violemment désormais sur trois niveaux de réflexion ; la
nature humaine est bien la chose au monde la plus mal connue et son fonctionnement
bien déroutant.
Le premier niveau de questionnement tourne autour de l'ALTERITE, elle
demeure le parent pauvre de la grande ivresse de la Révolution Industrielle et
Scientifique, l'oubliée sur l'autel du plus grand nombre.
La bible fait de l'étranger un de ses thèmes essentiels. L'inconnu doit être accueilli en souvenir des temps de l'exil où “le pleuple
élu” bénéficiait lui-même de l'hospitalité de l'Autre.
L'étranger fascine, l'Autre destabilise. Rejet ou obscession, les deux rives sur lesquelles l'homme ne saura choisir. ALAIN disait
"Ce qui est étrange dans l'Etranger c'est qu'il n'est pas moi". S'il n'est pas moi, je veux ou bien qu'il le devienne ou qu'il
disparaisse. La nostalgie de l'unité domine la tradition monothéiste. Facsination ou aversion. L'Autre a ce qui manque pour être
complet.
Mais l'Etrangeté peut-être une promesse d'enrichissement : je me croyais complet, seul, or je me découvre plus encore moi-
même si je reçois l'autre. Et dès lors l'Etrangeté cesse d'être étrange. Ainsi la conflictualité s'installe et après avoir vécu des
complémentarités, on subit des incompatibilités. L'Etranger est un vide. Nous savons à quoi nous appartenons mais nous ne savons
pas qui sont les autres chez eux. Et pourtant suivant la phrase du LEVITIQUE "Puisque vous avez été étrangers en EGYPTE,
alors, « aimez-vous les uns les autres » le principe de l'hospitalité est fondé dans la condition d'avoir été étranger.
4
“Vous n'êtes pas du château, vous n'êtes pas du village, vous n'êtes rien
FRANZ KAFKA (5)
« Où sont les autres » s'interroge PRIMO LEVI ? En voyant s'égrener les Numéros tatoués sur les bras des internés. Le vide
laissé par les interminables colonnes allant aux crématoires, nul ne pourra le combler. Si après cela l'autre homme ne devient pas
mon principal souci, alors je suis complice de ce vide, je participe à le créer.
Ce Siècle a sommé à l'altérité de s'expliquer, de se justifier. La cause est perdue d'avance. L'autre ne peut s'expliquer qu'il est
différent et dans la logique totalitaire.
“La simple existence de l’autre est une provocation”
HORKHEIMER (6)
Ainsi pernicieusement va se fabriquer un consensus autour d'un bouc emissaire ; des schémas de construction de l'Autre vont
s'échaffauder et de nouveaux modes de comportements vont légitimer son devenir discrimination, élimination.
La masse doit être convaincue de la relation bouc émissaire = responsable de la violence qu'il va déchaîner sur lui.
Drôle d'équation mais équation légitimée. Il n'y a plus désormais de limite.
La thématique du rat ou de la vermine va s’exercer deux fois, une fois comme répulsif une fois comme clandestin dans ma propre
vie. Nous avons ainsi découvert l’altéricide le plus absolu et nous en sommes à jamais les contemporains. C’est le cauchemar de
toute la période post-concentrationnaire !
Tout ceci mis au service du Prince ! La raison a révélé au Prince que le pouvoirs des pouvoirs, celui auquel ses rêves les plus fous
n’avaient pas encore donné forme était le totalitarisme. Et c’est en ce siècle que cette révélation a eu lieu.
Et s’est alors installé un colloque singulier : l’incommunicabilité et sa conséquence directe : la haine de l’autre croissent à mesure
que toute différence entre les êtres est gommée.
Ainsi chacun est incité à rejeter sur autrui, les cause de ses propres difficultés et hystériquement peut designer des boucs
émissaires.
Tout souci de solidarité à l’égard des siens est perdu et ne voit en eux quelque cause de son exponentiel sentiment d’insécurité.
Mais peut-être est-il temps d’accepter l’irréductible altérité en l’autre, cette chose qui fait qu’il ne me sera jamais un autre moi- même, mais un
autre avec moi.
Entrer dans cette pensée, c’est interdire à la relation avec Dieu de s’accomplir dans l’ignorance des hommes. C’est la pensée de
LEVINAS, celle du visage de l’autre. « En autrui, dit-il, il y a présence réelle de Dieu. Dans ma relation à autrui, j’entends la
parole de Dieu » cela signifie tout simplement que chaque homme est appelé à devenir « gardien de son frère ».
Responsabilité et irresponsabilité : toute la différence entre l’humanité et l’inhumanité. Et c’est dans le brouillard traumatique du
« Nacht und Nebel » (7) que la confusion mentale s’est engouffrée trahissant ainsi l’esprit des lumières devenue rationalisation
de la domination et en même temps rationalité de l’aliénation.
Le pire est annoncé : le dernier lieu du pouvoir.
Le deuxième niveau ébranle le religieux. Qu'en est-il de la conception de DIEU
après AUSCHWITZ ?
Le seigneur de l’histoire testamentaire de l’ALLIANCE a t’il lâché ses sujets : Juifs,
tziganes, homosexuels, malades, invalides, enfants, hommes de tous âges.
Il ne faut sûrement pas l'oublier ce DIEU ou l'abandonner mais le repenser à neuf et
de rechercher une réponse neuve elle aussi à la vieille question de JOB : à savoir qu'en
lui, DIEU même, souffre peut-être ?
« Avec Dieu ou contre Dieu mais jamais sans Dieu »
E.WIESEL
Le théologien d’aujourd’hui peut ne pas comprendre. Marqué dans sa chaire par l’alliance avec le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de
Jacob, ce peuple a attendu que le Dieu salvateur envoie un ange bénéfique à son secours. La fresque Nathan Rapoport à Varsovie
nous le dit bien. Les déportés ne regardent que le sol résignés et déjà dans la tourmente, le sort en est jeté.
Seul le rabbin pose deux questions en regardant le ciel et l’on devine dans sa supplique :
« Dieu à qui dois-je m’adresser si ce n’est qu’à toi ?
Dieu où es tu ?
Comment ne pas entendre la souffrance de ton peuple ? »
5
Jamais la face de Dieu n’a été regardée avec autant insistance. Jamais dans l’histoire du peuple juif le scepticisme n’avait eu
aussi grande place.
Dieu ne pouvait être de ce projet et l’homme n’avait sûrement pas commis autant de grief à son égard pour subir ce sort.
Alors pourquoi ? Pourquoi les enfants, les mères du Shtetl et les autres.
Ces questions restent entières et replacent l’homme dans sa dimension réelle par rapport à sa responsabilité terrestre et
charnelle. Jamais nous avons autant attendu une réponse divine, à jamais nous devons savoir que cette réponse est en nous. Croire
en l’aide de Dieu et croire en Dieu, deux notions trop souvent confondues à tort.
La première met l’homme dans une situation de débiteur, de demandeur, d’esclave et de soumis : ses questions n’auront jamais de
réponses et ses problèmes sans solution. En l’attente de miracle. La seconde le rendra créditeur, maître de son destin, de son
sort, acteur de ses actes et résistant. Jamais nous n’avons autant attendu une réponse de Dieu, à jamais nous devons savoir que
cette réponse est en nous. Et Emmanuel LEVINAS nous dit à ce propos dans
« Difficile Liberté »
« Aimer la Thora plus encore que Dieu c’est cela précisément accéder à un Dieu personnel contre lequel on peut se révolter, c’est à dire pour qui
on peut mourir ? »
Le troisième niveau : celui du silence. Le silence des revenus, des revenants de
l'enfer, des témoins. Seul le silence pouvait traduire leur vécu, seul le silence
était à la hauteur de leur cri. Ils parlent désormais mais ne savent plus pleurer.
L'horreur leur a ravi leur jeunesse. Ils ont le poids des ans pour certains
d'entre eux, revenus, et arrivent seulement maintenant à raconter ?
Le silence des puissants et le silence des lieux.
Le silence : Le silence de Treblinka, le même doit régner sur Mars, Saturne ou Jupiter.
Le silence des peuples, des complicités, des peurs et des lâches.
Le silence des revenus, des revenants, des miraculés.
Le silence sidéral de Treblinka, où seuls les oiseaux témoignent désormais d’une respiration d’une vie, d’un mouvement. Ce vent qui
souffle à travers les futaies semblent par instant vouloir nous dire ce qu’il avait vu et senti, ce souffle à travers lequel la parole a
commencé toute chose.
RIEN ne veut pas dire vide, RIEN ne veut pas dire insignifiant, RIEN à Treblinka signifie : 750 000 âmes disparues des plus
grands ghettos au plus petits Shtetls.
Il ne devrait plus faire beau ni à Majdanek ni à Treblinka ni à Auchwitz. Le sol reçoit désormais la pluie des cieux comme autant
des larmes pour une douleur et une tristesse à jamais béante et présente… A jamais… A jamais…
Une surdité et une cécité mentales enveloppent les nations, les diplomaties élégantes et protocolaires n’osent à peine irriter les
nouveaux vainqueurs, la lâcheté l’emporte sur le courage et ainsi des trains partirent… partaient pleins pour revenir vides et
comme une noria diabolique réalisaient le funeste destin de ce rituel de fin de monde.
Le monde savait, nous le savons désormais.
Les gens voyaient, sentaient, entendaient, nous le savons désormais et certains le voulaient même, sachons le pour toujours.
La chape de plomb pour raconter l’indicible. Comment dire, comment taire ? Les mots n’existent pas, ils ne peuvent rien.
Ce silence qui conspire, qui efface et qui gomme. Apparaît alors l’impensable, la négation de ce qui fut et la perfidie s’insinue en
demandant ou sont les corps ?
L’exile de la parole s’est emparé des revenus, une sidération du verbe, un moment infini ou comme l’écrivait René CHAR « Les yeux
seuls sont capables de pousser un cri ».
L’esprit a faillit bien sûr, la raison a renoncé, c’est un échec de la pensée ou le verbe a manqué. La démesure de la réalité dépasse
l’entendement et le silence presque rassurant les a enveloppés pour rester encore d’avantage avec ceux des leurs qui ne sont pas
revenus avec tous ceux qui ne sont pas revenus.
Marcel BENKIMOUN
Marche des Vivants
Avril 2004
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