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Le patrimoine comme ressource
Ainsi entendue, la notion de patrimonialisation dévoile des clivages révélateurs. En premier lieu, le
patrimoine constitue de toute évidence une ressource, mais une ressource qui présente la
particularité d'être mobilisée tout autant dans la production de richesses marchandes que dans celle
de la société: la question des interactions entre le marchand et le non marchand, largement délaissée
par l'économie se trouve ainsi placée au coeur du débat. En second lieu, un patrimoine se gère, se
dilapide ou s'enrichit, son usage est donc l'expression d'un choix. À la différence de l'économie
normative qui ne s'intéresse qu'à la décision individuelle, le choix est ici collectif : il s'agit encore là
d'une dimension largement délaissée par les économistes. Les biens patrimoniaux sont dotés
d'attributs de biens collectifs: comment en envisager la gestion sans remettre en cause ce postulat
implicitement partagé qui veut qu'un bien collectif soit par essence un bien libre ? En troisième lieu,
un patrimoine fait système, il sollicite par là l'ensemble des sciences sociales et appelle une
transgression de frontières du champ disciplinaire de l'économie. Cela est également vrai pour ce
qui touche ses rapports aux sciences exactes et aux sciences de la vie et à l'ensemble des disciplines
concernées par la problématique du développement durable: dans la mesure où le développement
durable ouvre une réflexion sur notre engagement collectif vis-à-vis des générations futures, il peut
être étroitement relié à la problématique de la patrimonialisation. Enfin, la patrimonialisation
appelle une réflexion sur le statut et les fonctions des biens immatériels: il est bien question là
d'information, de connaissances, de représentations et donc de ce qui constitue en dernier ressort la
substance même de tout patrimoine. La production de l'information, son contrôle et ses
manipulations ainsi que ses effets sur la société, en un mot la problématique de la
patrimonialisation, trouvent alors une pertinence évidente pour la science économique si l'on
considère le poids de l'information et de l'image dans nos économies et nos sociétés
contemporaines.
Des éléments qui viennent d'être évoqués, deux méritent une attention particulière. Il s'agit en
premier lieu de l'attention portée à la construction des choix collectifs. Face aux paradigmes de
l'utilitarisme et aux présupposés de l'économie formelle qui, à la suite de Robins, voit son domaine
réduit à la question du « choix rationnel » (l'allocation de biens et ressources rares à usage
alternatif), l'ouverture du champ épistémologique de l'économie à la question de la construction du
choix collectif permet d'ouvrir une dimension supplémentaire en renouvelant la problématique du
conflit et des rivalités d'usage. La conception formaliste de l'économie implique en effet un
corollaire: les biens et ressources collectifs, ceux-la même dont l'activation appelle la construction
de choix collectifs, ne peuvent être considérés que comme des biens libres, qui ne font donc l'objet
d'aucune rivalité. Pour reprendre la définition de Mancour Olson (Olson, 1976), cela suppose en
effet que la surconsommation d'un individu ne porte préjudice à aucun autre usager. Envisager que
cela ne soit pas le cas et assumer qu'aucun artifice ne permet de réduire la problématique du choix
collectif à celle de la décision individuelle conduirait à remettre en cause les postulats les plus
fondamentaux de l'utilitarisme et de l'individualisme méthodologique.
Tel est à la fois notre objectif et le point de départ de notre argumentation: considérer le patrimoine
comme une ressource complexe, dotée d'attributs de biens collectifs et pourtant soumise à des
rivalités d'usage. Le patrimoine ne constitue pas un bien libre: tous ne jouissent pas des mêmes
droits et capacités d'accès et tous n'en tirent pas le même bénéfice, que celui-ci soit apprécié en
termes de statut social ou d'accumulation de richesses marchandes. La complexité du patrimoine,
son double ancrage dans l'univers de l'échange marchand et celui de la construction du lien social
ainsi que ses temporalités multiples invitent à reformuler les hypothèses de comportement sur
lesquelles l'économie formelle fonde son argumentaire. Il n'est pas pour cela nécessaire de remettre
en cause le principe de l'intérêt particulier mais, plus simplement, l'axiome qui prétend qu'il ne peut