Version Word Linck et Barragan 2009a

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Economie et patrimonialisation
Les appropriations de l'immatériel1
Thierry Lincka
Rémi Boucheb
Résumé
Les savoirs, les valeurs sociales et les trames cognitives qui leur donnent sens forment les patrimoines, c'està-dire les mémoires collectives qui animent les groupes sociaux. Dans des sociétés largement marquées par
le commerce des valeurs symboliques et la privatisation des connaissances, le patrimoine est un objet que
l'économie ne peut plus ignorer. La marchandisation de ressources dotées d'attributs de biens collectifs,
présuppose une révision des rapports d'appropriation et renvoie à la mise en oeuvre de choix collectifs. Ce
champ problématique échappe totalement à une économie formaliste trop étroitement structurée par le
dogme de la rationalité individuelle et trop engluée dans ses présupposés idéologiques. L'appropriation
collective repose en effet sur un principe d'exclusion qui s'exprime dans l'imbrication de multiples
dimensions. Il porte sur les images associées à la marchandise, sur l'usage de la dénomination et
l'instrumentalisation d'une réputation ; il engage les capacités à gérer les ressources patrimoniales et à
reconfiguer le patrimoine lui-même ; il s'applique enfin au partage des bénéfices attendus. Par là,
l'appropriation instruit un processus de patrimonialisation qui engage bien davantage que la marchandise
elle-même : elle pèse sur la reconnaissance des mémoires collectives, sur leur reconfiguration et sur la
construction des identités et du lien social. Dans cette perspective, l'économie patrimoniale, loin de
constituer une catégorie spécifique d'une discipline ordonnée par le paradigme du « choix rationnel », ne peut
que viser à en renouveler les fondements.
mots clé: patrimoine, patrimonialisation, marchandisation, choix collectif, appropriation
Abstract:
Knowledge, social values and cognitive devices constitute the substance of the collective memory and
patrimonies of social groups. So, in a world deeply marked by the business of the symbolic values and the
privatization of knowledge, the economists cannot ignore any more the notion of patrimony. The patrimonial
goods possess attributes of collective and non merchant goods . Their valuation supposes a modification of
the modalities of appropriation, and thus calls particular collective choices. The economic science which
remains a prisoner of the individual rationality dogma cannot explore such a problem. The collective
appropriation rests on a principle of exclusion which expresses itself in various ways. It can refer to the
images associated with a product or to a name. It can concern the management of the resources, affect the
patrimony itself and naturally, the sharing of the expected benefits. Therefore exchange value and
patrimonial appropriation affect the configuration of the collective memories, the identities and the socialrelationship itself.
key words: patrimony, patrimonialization, exchange value, collective choice, appropriation
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a
b
Cette réflexion s'inscrit pour partie dans le cadre du programme européen TRUEFOOD. Les arguments développés
n'engagent que la responsabilité des auteurs.
Laboratoire de Recherche sur le développement de l'élevage, INRA-SAD Corte. [email protected]
Laboratoire de Recherche sur le développement de l'élevage, INRA-SAD Corte. [email protected]
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Economie et patrimonialisation
Les appropriations de l'immatériel
Thierry Linck
Rémi Bouche
Du patrimoine à la patrimonialisation
La notion de patrimoine déroute tout autant qu'elle fascine. Elle déroute parce qu'elle est ambiguë,
floue et fortement connotée. Le terme est ancien et a des acceptions changeantes selon l'époque et
ses dépositaires. Officielles, elles sont tour à tour religieuses, monarchiques, familiales, nationales,
administratives et scientifiques. Ces acceptions variables sont sources de confusions toutes
relatives : toutes cadrent avec une définition qui invite à assimiler le patrimoine à une mémoire
collective. Plus largement, il peut être reconnu comme mémoire partagée propre à un groupe, à un
lieu, à une nation et, en un mot, à un ordre. Davantage qu'un simple registre, c'est l'expérience d'une
communauté, dans sa double acception d'ancrage dans un passé où elle s'est constituée et de
capacité d'action. Dans la mesure aussi où elle est mobilisée pour affirmer la position de chacun et
de tous dans le temps, dans la société et donc pour produire l'histoire, cette mémoire collective ne
peut pas être neutre. La notion de patrimoine est ainsi indissolublement liée à celle de pouvoir et la
façon dont elle est constituée et définie - et donc appropriée - en constitue un enjeu de premier plan.
C'est ainsi l'Eglise d'abord, l'Etat moderne, ensuite, qui réglementent la constitution, la conservation
et la gestion du patrimoine ainsi que les droits d'accès des particuliers. Il reste que si le patrimoine
est une affaire d'État, c'est aussi celle des contre-pouvoir. C'est alors le point autour duquel tendent à
se focaliser toutes les résistances, celles des peuples et des sociétés dominées ou colonisées, celles
du local face à l'emprise de la globalisation, celles des communautés de croyances et celles, enfin,
des banlieues dans des sociétés trop cloisonnées. Il reste que la mémoire peut être trop lourdement
amputée et le combat dévoyé dans une entreprise d'enfermement et de repli sur soi. Le patrimoine
ne tend alors qu'à être un alibi, l'image tronquée et flatteuse d'un passé glorifié qui sollicite les
volontés sans donner de sens. Il en est alors du patrimoine comme de ces « lieux de mémoire »
dont Pierre Nora (1994) nous dit qu'ils « ne sont plus tout à fait la vie, pas tout à fait la mort,
comme ces coquilles vides sur le rivage quand se retire la mer de la mémoire vivante. (...) Ils
apparaissent comme des buttes-témoin d'un autre âge, des illusions d'éternité ».
Rien d'étonnant donc, au final, que la notion de patrimoine soit relativement peu présente dans les
sciences sociales, bien moins en tout cas de ce que l'on aurait pu attendre. Elle est peu sollicitée par
les historiens et les anthropologues qui en redoutent probablement l'ambiguïté et le risque de couper
les témoignages du passé de leur contexte originel ; elle l'est moins encore par les sociologues et les
économistes2 déroutés, probablement, par l'énormité et la complexité de l'objet auquel ils seraient
confrontés. La notion de patrimoine a pourtant de quoi fasciner. S'il est posé en tant que mémoire
collective, le patrimoine peut être reconnu comme un héritage transmis de génération en génération
et façonné par chacune d'elles. Mais il émerge alors aussi en tant qu'accumulation de savoirs
techniques et relationnels: il est alors question de connaissances, de règles, de valeurs... présentes en
l'état ou dans les objets qu'ils ont permis de façonner. Dans un cas, le patrimoine apparaît comme un
ancrage, à la fois dans le passé et dans l'ordre social; dans l'autre, il peut être perçu comme une
capacité d'action, une projection dans le futur et dans un ordre social en construction ou en
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Le patrimoine s'apparente pourtant à un capital, au détail près qu'il est largement situé hors de l'univers marchand et
qu'il ne peut pas être, en tant que tel, l'objet de transactions.
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gestation. Il s'agit bien là des deux faces d'un même objet, d'une même ressource sociale fondatrice
qui oriente et cadre les relations inter-individuelles. Considéré sous cet angle, le patrimoine peut
être considéré comme une institution première au sens de Veblen, celle-là même dont la disparition,
selon Hobbes, plongerait toute société dans un chaos absolu, ou encore comme cet ensemble de
valeurs qui, selon Durkheim, fait consensus et constitue le dernier rempart contre l'anomie et
l'anarchie. Il n'y a pas de société sans mémoire et le patrimoine peut à juste titre apparaître alors
comme le fondement premier, l'objet ultime et inaccessible de la Science Sociale.
Inaccessible, le patrimoine l'est à plus d'un titre. En premier lieu parce qu'il est partout et pourtant
insaisissable. Comment en faire l'inventaire s'il est présent dans chacun des objets qui nous
entourent, dans les savoir-faire, les savoir utiliser et les savoir nommer que nous mobilisons à
chaque instant, s'il imprègne, enfin, nos représentations, nos valeurs, nos croyances, nos règles ?
Enfin, comment l'aborder ? A quels paradigme se rattacher si l'on considère que l'on a affaire à un
objet susceptible d'intéresser tous les domaines des sciences sociales ? Le patrimoine forme de toute
évidence un tout dont aucun composant ne saurait être détaché sans risque de le convertir en l'une
de ces coquilles vides qu'évoque Pierre Nora. En tant que mémoire - et donc information -, on peut
sans risque considérer le patrimoine comme un système, structuré par des trames cognitives
individuelles et collectives. Mais alors, comment en dénouer les fils, en repérer les hiérarchies, tant
ces trames sont nombreuses et enchevêtrées?
Autant dire que ce défi ne peut pas être relevé: le patrimoine restera longtemps encore cet objet
ultime et inaccessible. Cela ne veut pas dire que la problématique patrimoniale ne soit pas digne
d'intérêt ni même hors de portée. Si le patrimoine reste insaisissable en tant que tel, il n'en va pas
nécessairement de même des logiques activées dans les usages qui en sont faits et des forces qui
sous-tendent sa production et sa transformation. Nous serons ainsi conduits à parler davantage de
patrimonialisation que de patrimoine. Le terme n'est pas pris dans son sens courant
d'enregistrement, de « mise en patrimoine »; mais bien plutôt en tant que processus d'activation, de
gestion et de renouvellement des patrimoines. Ces aspects portent directement sur les usages et la
production de composants patrimoniaux et, de ce fait, interpellent plus directement la Science
économique.
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Le patrimoine comme ressource
Ainsi entendue, la notion de patrimonialisation dévoile des clivages révélateurs. En premier lieu, le
patrimoine constitue de toute évidence une ressource, mais une ressource qui présente la
particularité d'être mobilisée tout autant dans la production de richesses marchandes que dans celle
de la société: la question des interactions entre le marchand et le non marchand, largement délaissée
par l'économie se trouve ainsi placée au coeur du débat. En second lieu, un patrimoine se gère, se
dilapide ou s'enrichit, son usage est donc l'expression d'un choix. À la différence de l'économie
normative qui ne s'intéresse qu'à la décision individuelle, le choix est ici collectif : il s'agit encore là
d'une dimension largement délaissée par les économistes. Les biens patrimoniaux sont dotés
d'attributs de biens collectifs: comment en envisager la gestion sans remettre en cause ce postulat
implicitement partagé qui veut qu'un bien collectif soit par essence un bien libre ? En troisième lieu,
un patrimoine fait système, il sollicite par là l'ensemble des sciences sociales et appelle une
transgression de frontières du champ disciplinaire de l'économie. Cela est également vrai pour ce
qui touche ses rapports aux sciences exactes et aux sciences de la vie et à l'ensemble des disciplines
concernées par la problématique du développement durable: dans la mesure où le développement
durable ouvre une réflexion sur notre engagement collectif vis-à-vis des générations futures, il peut
être étroitement relié à la problématique de la patrimonialisation. Enfin, la patrimonialisation
appelle une réflexion sur le statut et les fonctions des biens immatériels: il est bien question là
d'information, de connaissances, de représentations et donc de ce qui constitue en dernier ressort la
substance même de tout patrimoine. La production de l'information, son contrôle et ses
manipulations ainsi que ses effets sur la société, en un mot la problématique de la
patrimonialisation, trouvent alors une pertinence évidente pour la science économique si l'on
considère le poids de l'information et de l'image dans nos économies et nos sociétés
contemporaines.
Des éléments qui viennent d'être évoqués, deux méritent une attention particulière. Il s'agit en
premier lieu de l'attention portée à la construction des choix collectifs. Face aux paradigmes de
l'utilitarisme et aux présupposés de l'économie formelle qui, à la suite de Robins, voit son domaine
réduit à la question du « choix rationnel » (l'allocation de biens et ressources rares à usage
alternatif), l'ouverture du champ épistémologique de l'économie à la question de la construction du
choix collectif permet d'ouvrir une dimension supplémentaire en renouvelant la problématique du
conflit et des rivalités d'usage. La conception formaliste de l'économie implique en effet un
corollaire: les biens et ressources collectifs, ceux-la même dont l'activation appelle la construction
de choix collectifs, ne peuvent être considérés que comme des biens libres, qui ne font donc l'objet
d'aucune rivalité. Pour reprendre la définition de Mancour Olson (Olson, 1976), cela suppose en
effet que la surconsommation d'un individu ne porte préjudice à aucun autre usager. Envisager que
cela ne soit pas le cas et assumer qu'aucun artifice ne permet de réduire la problématique du choix
collectif à celle de la décision individuelle conduirait à remettre en cause les postulats les plus
fondamentaux de l'utilitarisme et de l'individualisme méthodologique.
Tel est à la fois notre objectif et le point de départ de notre argumentation: considérer le patrimoine
comme une ressource complexe, dotée d'attributs de biens collectifs et pourtant soumise à des
rivalités d'usage. Le patrimoine ne constitue pas un bien libre: tous ne jouissent pas des mêmes
droits et capacités d'accès et tous n'en tirent pas le même bénéfice, que celui-ci soit apprécié en
termes de statut social ou d'accumulation de richesses marchandes. La complexité du patrimoine,
son double ancrage dans l'univers de l'échange marchand et celui de la construction du lien social
ainsi que ses temporalités multiples invitent à reformuler les hypothèses de comportement sur
lesquelles l'économie formelle fonde son argumentaire. Il n'est pas pour cela nécessaire de remettre
en cause le principe de l'intérêt particulier mais, plus simplement, l'axiome qui prétend qu'il ne peut
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être satisfait que par l'échange. Considérée sous cet angle, la patrimonialisation repose sur un
paradoxe: elle est fondée sur un rapport de coopération et se résout dans la mise en scène de conflits
qui mettent en balance l'intérêt collectif - accroître les capacités d'action présentes ou futures du
groupe par une incrémentation de son patrimoine - et l'intérêt particulier qui pousse les individus
(sans qu'ils en soient nécessairement conscients) à accroître leur capacité à prélever une part plus
importante de la ressource commune. La clé de ce paradoxe tient à un aspect qui, logiquement, n'a
pas retenu l'attention de l'économie formelle: la construction de l'appropriation collective, c'est-àdire du corpus de règles qui pose, spécifie et cadre (tant en interne que vis-à-vis de l'extérieur) un
principe d'exclusion hors duquel l'appropriation n'a aucun sens (Weber, 1993 et Linck, 2006). Audelà de la critique de l'économie formelle, la question de l'appropriation constitue le socle sur lequel
l'économie patrimoniale doit être construite.
Le dogme du choix rationnel
Selon les formalistes - l'approche néo-classique -, l’économie s’intéresse à
l’allocation de biens et de ressources rares à usages alternatifs. Dans cette
perspective, l’économie est entièrement structurée autour d’une théorie du choix
qui met sur le devant de la scène des individus parfaitement autonomes. Ainsi,
l’homo economicus de la théorie est un être parfaitement rationnel dont les
comportements (et donc les choix) sont entièrement expliqués par une obsession :
satisfaire son intérêt particulier indépendamment de toute considération morale
et hors de tout cadre institutionnel. Ainsi posé, le principe de rationalité suppose
que rien - c’est-à-dire, pas davantage le jeu de dérives compulsives que
d’éventuelles contraintes morales ou juridiques - ne fera dévier l’individu de la
ligne que trace son obsession : quelles que soient les circonstances qu’il aura à
affronter, le choix qu’il effectuera sera toujours, nécessairement, celui qui lui
apporte le plus grand bénéfice. Ce postulat appelle un préalable: l’homo
economicus est calculateur, il est en mesure d’évaluer (et donc de comparer) de
façon complète, précise et certaine, toutes les conséquences des choix qu’il peut
envisager d’effectuer. Cette aptitude appelle à son tour une autre condition, elle
aussi posée en postulat : l’homo economicus est également parfaitement informé.
Il l’est pour ce qui concerne la connaissance de ses propres aspirations: le
consommateur connaît parfaitement l’ordre de ses préférences personnelles, de
même, l’entrepreneur maîtrise parfaitement l’ensemble des options techniques en
fonction desquelles il organisera la production. L'un et l'autre le sont également
pour ce qui concerne la connaissance de leur environnement et en particulier les
conditions d’accès aux biens que leur intérêt leur dicte d'acquérir.
Dans un univers entièrement régi par la recherche de l’intérêt particulier, l’homo
economicus - le décideur individuel - constitue l’unité élémentaire, et d’ailleurs la
seule, de l’ordre social. La société telle que l'entend l'économie formelle est
dépourvue d'institutions, de mémoire et donc privée de patrimoine. Elle ne
constitue en définitive qu’un conglomérat informe d’individualités qu’opposent
l'égoïsme, la diversité des aspirations et la prégnance des comportements
opportunistes. Est-ce à dire que ce monde idéal posé par la théorie néo-classique
exclut, en même temps que les institutions et les valeurs morales, l’existence de
tout lien social ? Certainement pas : la démarche des néo-classiques pose au
contraire le principe de l'existence d’un ordre sous-jacent, immanent ou
« naturel », que le concept même d’homo economicus vise à mettre en évidence. Ce
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lien tient à deux principes :
−
−
l’échange marchand, d’une part, dans la mesure il est posé comme le
moyen - le seul - par lequel les individus parviennent à satisfaire leur
intérêt particulier,
la concurrence, d’autre part, posée comme modalité - la seule d’ajustement réciproque des intérêts particuliers.
Ces deux principes prennent sens dans le marché, qui peut être reconnu en tant
que dispositif - le seul, une fois encore - de coordination. C’est en effet en fonction
du prix de tous les biens que les individus - tous les individus - construiront
leurs choix et prendront les décisions qui leur assurent le plus grand bénéfice
possible. C’est bien dans ce sens qu’il faut comprendre l’image de la « main
invisible » présentée par Adam Smith dans La richesse des nations : l’échange et
la concurrence sont les garants de l’harmonie et du progrès. Pour les néoclassiques, il s’agit là à la fois d’un principe explicatif - posé dans une démarche
d’abstraction et de modélisation - et d’un idéal à atteindre qui imprègne les
politiques publiques d’inspiration libérale.
Les choix du consommateur dépendent de la configuration de sa fonction
d’utilité, c'est-à-dire de l’ordre des préférences qui découle du profil
psychologique de chacun et qui est donc déterminé,
hors du champ de
l'économie. Dans la mesure où il admis que la fonction d’utilité est continue,
croissante et que chaque unité consommée procure moins de plaisir que la
précédente, la maximisation de la satisfaction individuelle présuppose l’existence
d’une contrainte : le revenu ou, plus largement la « dotation initiale » de biens que
détient chaque consommateur et qui seront échangés sur le marché contre
d'autres jugés plus désirables. Ceci posé, il peut être établi que le choix du
consommateur est optimal lorsque l’échange permet d’égaliser le rapport des
utilités marginales ou, ce qui revient au même, lorsque les utilités marginales
pondérées par le prix des biens sont identiques. En ce point, le sacrifice que
suppose l'abandon des biens proposés à l'échange est strictement compensé par
la satisfaction que procure ceux obtenus en contrepartie. Il est dès lors possible
de construire, pour chaque bien, une courbe de demande individuelle qui lie les
quantités désirées et le prix et d’agréger ces demandes individuelles dans une
fonction de demande définie à l’échelle de l’économie dans son ensemble, produit
par produit d'abord, pour la totalité des biens échangés, ensuite.
La théorie de l’entreprise est construite sur un modèle très proche. Dans le court
terme, c’est-à-dire lorsque les capacités de production sont considérées comme
données, il peut être établi que le profit est maximal pour le niveau de production
qui égalise le coût marginal de l’output au prix établi par le marché. Le résultat
repose évidemment sur l’hypothèse de rendements décroissants : au-delà d’un
certain seuil, chaque unité supplémentaire sera produite à un coût plus élevé,
jusqu’au point où le profit obtenu de la dernière unité produite est nul. Dans le
long terme, c’est-à-dire lorsqu’une augmentation des capacités de production
conduit à envisager l’éventualité de rendements d’échelle croissants, ces
conclusions sont loin d’être évidentes. Mais il est vrai que les économistes néoclassiques se projettent très peu dans le long terme… De même que dans le cas
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de la théorie du consommateur, l’agrégation des courbes d’offre individuelles
prend sens dans la construction d’une fonction d’offre collective qui lie, pour
chaque bien, puis pour leur totalité, niveau de production et prix. Et
logiquement, la confrontation de l’offre et de la demande sur des marchés
parfaitement concurrentiels conduit à la fixation d’un système de prix unique.
Le marché est donc bien ce dispositif de coordination complet évoqué plus haut.
Chaque individu construit les choix qui répondent le mieux à ses intérêts. Par les
seules vertus du marché, les conflits se délitent dans une infinité de
confrontations élémentaires que la concurrence suffit à résoudre. Les fonctions
d’offre et de demande, dans la mesure où elles se fondent sur un principe
d’agrégation, ne sont ainsi pas autre chose que les expressions collectives des
meilleurs choix possibles. Comme l’a montré Léon Walras, la concurrence
garantit, au niveau de l’économie considérée dans son ensemble, cet équilibre
général qui assure une égalisation parfaite des offres et des demandes. Il reste
que le marché est en même temps gage d’harmonie sociale, à tout le moins si l’on
suit les critères formulés par W. Pareto qui montre que l’équilibre général
walrasien est également un optimum social en ce sens qu’il correspond à un état
où il est impossible d’accroître la satisfaction d’un individu sans en léser au
moins un autre.
Le schéma néo-classique ne laisse pas indifférent : si les raccourcis du schéma
qui vient d'être posé font l'objet d'une critique large, les principes qui le soustendent déchaînent toujours des réactions d’adhésion ou de rejet fortes, souvent
passionnées. Depuis plusieurs décennies, les premières sont largement
dominantes tant à l'université que sur le champ de la construction des politiques
publiques, des grandes négociations internationales ou dans les la sphère des
États et des organismes multilatéraux. Le schéma néo-classique imprègne
fortement les discours et les illusions libérales que diffusent les progrès de la
globalisation aux quatre coins de la planète. Les arguments mis en avant par les
contradicteurs du schéma néo-classique ne manquent pourtant pas de poids.
Une première ligne argumentaire peut être rattachée à la non prise en compte de
l’histoire et des institutions. Situées, replacées dans le contexte des économies
réelles, les hypothèses qui fondent le principe de concurrence (atomicité,
transparence, homogénéité des biens, libre circulation des produits et des
facteurs de production) perdent toute pertinence. La réponse de la théorie néoclassique tombe sous le sens : les hypothèses de concurrence pure et parfaite ne
sont bien évidemment pas vérifiées dans la réalité, mais elle seraient néanmoins
nécessaires à la fois du point de vue l’effort d’abstraction que suppose toute
démarche scientifique et par rapport à un objectif d’autonomisation du champ
épistémologique de l’économie. Sans compter que la théorie peut être enrichie par
une remise en cause partielle de ce corps d’hypothèses et constituer une source
d’inspiration tant des théoriciens que des politiques publiques. Ce à quoi il est
toujours possible de répondre que l’autonomie de l’économique vis-à-vis du
politique est toute relative dans la mesure où l’économie - en l'occurrence le
discours neo-libéral - fournit au politique, en excluant toute possibilité de débat
citoyen, à la fois ses critères de choix et ses objectifs fondamentaux. D’un point
de vue plus pragmatique, il reste à noter que les institutions notamment celles
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qui sont destinées à protéger la propriété intellectuelle - sont des ressources non
marchandes en prise directe et souvent très intime avec le fonctionnement de
l’économie… Ce qui d’un point de vue plus large invite à s’interroger sur le sens
d’une théorie économique « pure » - c’est-à-dire épurée de toute référence aux
contingences institutionnelles et historiques - censée apporter une réponse au
problème de la rareté alors que l’observation montre que les transformations des
économies réelles sont plutôt portées par des logiques de construction de la
rareté.
Du strict point de vue de sa cohérence interne, le paradigme néo-classique affiche
une élégance non dépourvue de rudesse qui a de quoi fasciner. L’élimination des
« bruits » que pourraient produire les facteurs historiques ou institutionnels, les
hypothèses de continuité des fonctions d’utilité ou de production, les postulats de
la concurrence pure et parfaite permettent un large recours au calcul différentiel.
Mais, aussi convaincante qu’elle soit, la démarche repose sur un paradoxe. Dans
la mesure où la totalité des interactions entre les agents économiques passe par
le marché, celui-ci peut être défini comme un dispositif complet d’information. En
situation de concurrence parfaite, les agents obtiennent du marché la totalité de
l’information nécessaire à la construction de leurs choix : en fait le prix. Dans la
théorie néo-classique, le prix est donc un input, une information ; mais pour
cette même théorie, c’est également un produit, en l’occurrence, le résultat de la
confrontation des offres et des demandes sur le marché. Dès lors, comment le
prix, en tant que résultat des transactions pourrait-il être le même que celui qui
détermine les offres et les demandes qui nourrissent ces mêmes transactions ?
D’un strict point de vue logique il s’agit là d’une aberration : l'identité ne pourrait
être assurée qu’en adoptant l’hypothèse d’une instantanéité absolue… La théorie
parvient cependant à s’en accommoder avec un bonheur très relatif en posant le
principe d’itérations rapprochées et multiples. Quoiqu’il en soit, la question de
l’incertitude est un point qui occupe désormais une place centrale dans le débat,
au sein même, d’ailleurs, des écoles proches du courant néo-classique. Mais il
s'agit là d'efforts sans doute vains dans la mesure où les réponses apportées aux
situations d'incertitude relèvent souvent davantage du politique que de
l'économique. Pour l'immédiat, notons simplement que la question prend un
relief particulier, notamment dans le cas des investissements de capacité ou celui
des productions agricoles dans la mesure où il est impossible de faire abstraction
des incertitudes qui découlent de l’existence de délais parfois très longs entre la
décision de produire et la formation du prix.
Enfin, pour ce qui concerne la théorie du consommateur, une objection classique
tient à l’indétermination de la valeur des dotations initiales. Il s’agit d’un aspect
que les néo-classiques posent comme exogène, ce que l’on peut contester en
arguant du fait que le mode de répartition des richesses n’est pas sans lien avec
le fonctionnement même de l’économie et le sens de son évolution. Dans le même
sens, l’autonomie du consommateur peut être contestée dans la mesure où
l’ordre de ses préférences, ses goûts particuliers, ses attentes et ses modes de
consommation sont aussi l’expression d'apprentissages qui mettent en scène tant
son rapport à la société qu'à l’économie.
Dans un registre voisin et d’une portée bien plus large, un autre aspect mérite
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toute notre attention : est-il envisageable que le marché - et donc l’échange
marchand - permette seul à l'individu de maximiser sa satisfaction ou d'optimiser
son intérêt ? Son bien-être et ses gains dépendent aussi de l’accès à des biens
collectifs et d’une façon générale à des valeurs non marchandes. Il n’y a pas là
matière à débat, pas du moins tant que l’on considère que l’accès à ces biens est
libre et qu’il n’impose aux agents économiques aucune contrainte particulière,
pas plus qu’il ne suppose de rivalités entre usagers potentiels. Tel est bien le
point de vue largement soutenu par la théorie économique.
Les ambiguïtés du choix collectif
Mais supposons que ce point de vue soit erroné, que l’accès aux biens collectifs
ne soit pas toujours aussi libre que le suppose la théorie économique et qu’il ait
une incidence sur le fonctionnement du marché… La construction du choix
collectif qui ne pourrait plus être considérée comme simple agrégation de
décisions individuelles constituerait alors un champ problématique à part entière.
La démonstration peut en être établie assez aisément à partir du modèle
construit par Garett Hardin en 1968. Considérons avec l'auteur de « la tragédie
des communs » que des éleveurs parfaitement autonomes et rationnels exploitent
sans aucune contrainte un même parcours. Si l'égoïsme les porte à accroître la
taille de leur troupeau, leur intérêt leur dicte de modérer les pressions qu'ils
exercent sur une ressource qu'un chargement excessif met en péril. Pourtant, ils
n'en feront rien dans la mesure où aucune règle ne leur assure que tous les
autres éleveurs agiront dans le même sens. Dans ces situations où la ressource
commune est finie, le choix rationnel débouche sur une tragédie : en l'absence de
règle, l'accroissement de la pression exercée par chacun des usagers conduit
inexorablement à la destruction de la ressource et à la ruine de tous. Aucun salut
ne peut alors être attendu hors d'une concertation franche et transparente3 des
usagers ou d'une prise en charge de la ressource par une autorité supérieure4
(Acheson et James, 1991 ; Wade, 1987).
Ce modèle simple, qui fonde l'argumentaire de l'analyse stratégique et le discours
néo-libéral5 est loin d'être aussi rigoureux qu'il paraît. Une approche dynamique
montre en effet que la dégradation du parcours a toutes les chances d'être
progressive de telle sorte que le refus de la règle reste une option rationnelle. En
l'occurrence, si la dégradation de la ressource commune est la conséquence de
décisions individuelles, ses effets ne sont pas répartis au prorata des pressions
qu'exercent les plus opportunistes :c'est bien le collectif dans son ensemble qui
en subit les conséquences et paie pour ceux qui abusent6. Pour reprendre
l'exemple de Hardin, sauf à considérer que tous les éleveurs suivent exactement
la même stratégie et qu'ils jouissent de conditions strictement identiques, il est
vraisemblable que certains feront le pari de la concurrence et s'opposeront à
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Une option qui a inspiré la notion de « bonne gouvernance » en vogue dans les grands organismes internationaux et
l'Union Européenne...
En l'occurrence l'État. Cette alternative fonde le champ de l'économie publique.
Si les défaillances du marché ne sont pas niées, elles sont censées pouvoir être surmontées par des règles établies
selon des critères dérivés du paradigme du choix rationnel et de l'individualisme méthodologique (Olson, 1979).
Il est bien question là d'une externalisation des coûts de production de la ressource commune.
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l'établissement de règles dans l'attente que l'élimination des plus faibles les
laissent en situation de bénéficier seuls de l'usage de la ressource. Une étude sur
la situation des « terres d'usage collectif »7 au Mexique montre ainsi clairement
que, dans des conditions voisines de celles posées par Hardin, ce pari constitue
bien davantage la règle que l'exception (Linck, 2000 et 2007)8.
Les connaissances et, par extension, les représentations, les valeurs sociales et les règles, constituent
par essence des biens collectifs: aucune connaissance nouvelle ne peut être construite sans
activation de savoirs antérieurs et sans mobilisation des trames cognitives qui leur donnent sens
(Linck, 2005 et 2007). Mais dans la mesure où ils ne sont pas détruits par l'usage que l'on en fait et
où le coût de leur reproduction peut être considéré comme nul, ces biens collectifs, à la différence
des communs de Hardin, ont la particularité d'être inépuisables: ils ne sont donc a priori pas
concernés par notre critique de la « tragédie des communs » (Foray, 2000). Mais il reste que la
rareté peut être construite: c'est d'ailleurs, en régime libéral, une condition nécessaire pour assurer la
rémunération de la production de connaissances nouvelles (Levêque et Menière, 2003). La propriété
intellectuelle est une modalité de patrimonialisation qui a précisément pour fonction de créer de la
rareté. C'est un dispositif institutionnel qui garantit une exclusivité d'usage provisoire en
contrepartie de l'engagement de placer la connaissance nouvelle ou l'invention dans le domaine
public. Il est question là d'un équilibre subtil combinant incitation individuelle et incrémentation
patrimoniale qui présente la particularité de ne pas pouvoir être situé sur le seul champ de
l'économique. Comme dans notre critique du modèle de Hardin où le succès de l'opposition à la
règle dépend de la capacité d'action - du pouvoir - que détiennent les éleveurs les plus fortunés, la
construction du dispositif de protection de la propriété intellectuelle relève dans une large mesure
d'un choix politique et donc d'un rapport de forces.
L'incomplétude du champ épistémologique de l'économie aparaît plus clairement si l'on adopte la
définition large de la notion de connaissance posée supra, en prenant en considération également les
valeurs symboliques souvent associées aux produits de consommation pour en assurer la
différenciation et susciter des émotions (Linck, 2005 et 2007 ; Dopler, Gonzalez et Linck, 2007).
7
8
Des communs qui représentent environ les deux tiers des terres distribuées par la réforme agraire mexicaine.
À l'échelle nationale, moins de 5% des ejidos dont l'économie repose sur le binôme maïs - élevage allaitant ont
institué des restriction d'accès aux terres « d'usage commun » et moins de 15% des paysans détiennent plus de 50%
du bétail présent sur leur communauté.
10
Le marché du bonheur
La doctrine néo-classique a un fondement hédoniste : en dernier ressort, la recherche du plaisir
constitue le fondement ultime du choix rationnel. Mais le plaisir entendu ici comme satisfaction
individuelle, peut-il être garanti par le seul biais de l'échange et par les seules vertus du marché ? Et,
pour commencer, est-il concevable que le plaisir n'ait qu'un fondement individuel ? L'homme est un
animal qui se différencie des autres espèces par le langage articulé et la mise en commun de savoirs
accumulés, reconfigurés au fil des générations et mobilisés au service d'une grégarité
extraordinairement développée. C'est par l'accès à ces patrimoines propres aux différents groupes et
communautés qui structurent la société que l'individu ajuste ses comportements et satisfait son
appétence sociale. Il acquiert ainsi statut et reconnaissance sociale, prestige et capacité d'action sur
son environnement. Dans ce sens, le rapport de l'individu aux patrimoines de ses groupes
d'apartenance fonde l'identité des individus dans sa triple acception d'ipséité, d'altérité et de position
hiérarchique. Considérée sous cet angle, la notion de plaisir perd une grande part de sa connotation
individuelle et gagne à être perçue tout autant comme le produit d'un partage que comme le fruit
d'un échange. L'échange seul ne saurait suffire, même considéré dans le sens large que lui donne
Marcel Mauss9(Caillé, 2007). Mais s'agit-il d'un partage équitable ? Nous n'avons aucune raison de
le penser. D'une part, parce que l'accès à ces patrimoines présuppose des aprentissages : ceux-ci
peuvent dépendre des efforts individuels, mais également, et de façon déterminante, du milieu
d'origine, des rapports de forces et des trajectoires individuelles. D'autre part, parce que les
patrimoines constituent des enjeux, tant pour les constructions identitaires que pour celles des
hiérarchies sociales. Le contrôle des patrimoines - la capacité de peser sur leurs configurations et
d'en réserver les droits d'accès ou d'usage - constitue une ressource de pouvoir et, en dernière
instance, sans doute la seule.
Le patrimoine constitue un enjeu, pour la construction du lien social, mais
également pour ce qui concerne plus spécifiquement le champ de l'économique.
Les valeurs sociales, les représentations partagées associées aux biens de
consommation et vendues avec eux pour élargir des débouchés ou différencier
des produits constituent de véritables ressources au sens économique du terme.
Il en va de même pour les savoirs techniques ou organisationnels anciens activés
dans la construction de l'image d'un produit voire même pour gagner en
efficacité.
Dans un cas comme dans l'autre, leur incorporation dans les
processus de production ou la présentation des produits permet au final d'en
accroître la valeur marchande. Ces ressources ne constituent cependant pas des
actifs ordinaires dans la mesure où il s'agit de composants patrimoniaux par
nature dépourvus de valeur d'échange. Dès lors, leur mobilisation dans les
processus de marchandisation appelle un double questionnement susceptible de
fonder le champ problématique de l'éconmie patrimoniale.
Le premier renvoie à la question de la construction de la valeur : comment
l'activation de ressources dépourvues de valeur d'échange peut-elle entraîner un
accroissement de la valeur ajoutée finale ? D'une certaine façon, la réponse tombe
sous le sens : il en va ainsi seulement dans la mesure où ces valeurs
9
Encore que... selon M. Mauss, l'objet échangé dans le cadre du don « a une âme » (Godelier, 1996) c'est-à-dire des
valeurs sociales qui ne peuvent être détenues par un individu seul et que le don permet de partager. Nous nous
attachons ici au fait que la modification des conditions d'accès au patrimoine peut être l'aboutissement d'une lutte,
d'un conflit et au fait que l'incrémentation patrimoniale procède également de la création de valeurs patrimoniales
nouvelles.
11
patrimoniales deviennent rares. Leur prix, ou, plus précisément leur capacité à
générer de la valeur marchande s'apparente à une rente de monopole : il découle
de la capacité à ajuster l'offre à une demande solvable préexistante. Mais le
constat ne présente qu'un intérêt limité s'il n'est pas examiné à la lumière d'une
autre question : les valeurs, représentations et savoirs mobilisés dans le
processus productif sont réputés inépuisables : sur quels dispositifs
(institutionnels, techniques ou économiques) la rareté est-elle construite. ? De
même, ces ressources patrimoniales sont, par définition dotées d'attributs de
biens collectifs : sur quels dispositifs se fondent les exclusivités d'usage et à qui
bénéficient-elles ?
Si la question de l'appropriation est essentielle pour la construction du champ
problématique de l'économie patrimoniale, elle nourrit également une série de
questionnements portant sur la gestion - et donc la construction - des
patrimoines. Le processus de marchandisation est par essence dissociatif (Linck,
2007). Les ressources patrimoniales une fois incorporées tendent à ne constituer
que de simples faire-valoir et à ne prendre sens que par rapport au produit
qu'elles mettent en scène. A tout le moins, extraites de leur sphère originelle et
transposées dans l'univers unidimensionnel de la marchandise, elles risquent
d'être irrémédiablement dissociées des trames cognitives qui leur donnaient leur
sens premier10.
Cette interrogation prend sens dans d'innombrables situations tant est fréquente
l'incorporation ou l'association de valeurs symboliques aux biens de
consommation, des plus ordinaires aux plus sophistiqués. Elle est également
particulièrement pertinente sur le champ problématique de la propriété
intellectuelle : Nous avons choisi d'en développer une illustration à propos de
l'aliment parce que les préférences et les habitudes alimentaires sont
particulièrement révélatrices des modes de socialisation. Considéré d’un strict
point de vue biologique, l’aliment ne constitue qu’un simple nutriment, un
composé de molécules organiques et de sels minéraux dont l’ingestion et la
métabolisation permet de satisfaire nos besoins physiologiques. Mais il n’en reste
pas moins vrai qu'il est en même temps bien davantage que cela. Il est source
d’émotions qui ne sont véritablement ressenties que dans la mesure où elles sont
partagées et qui ne prennent donc sens que par rapport à une mémoire collective
(les savoirs mobilisés dans les processus de domestications de la nature,
l’élaboration des aliments et les modes de consommations ainsi que les
représentations, l'exploration des saveurs et le respect des rituels qui leur sont
associés) et à des apprentissage complexes : dans ce sens elle fonde et instruit
pour une large part notre rapport à la société. Dans le même sens, l’alimentation
fonde notre rapport à la nature, objective notre position particulière dans la
chaîne alimentaire et les écosystèmes que nous colonisons et, par là, elle suscite
fantasmes et représentations qui concourent également à construire le rapport de
l’individu à la société. Enfin, l'ingestion d'aliments dotés de ces vertus réelles ou
supposées instruit un processus de métabolisation symbolique qui concourt de
façon décisive à la construction du lien entre le mangeur et son propre corps.
10
Xavier Greffe (2003) évoque volontiers la notion de système-patrimoine sans pour autant en tirer toutes les
conséquences dans la mesure où la problématique de l'appropriation patrimoniale est éludée.
12
L’aliment doit donc être considéré d’un double point de vue : il est composé à la
fois de nutriments et de valeurs symboliques et a pour fonctions de satisfaire tant
nos besoins physiologiques que nos attentes en matière de socialisation et de
construction identitaire. Ce point de vue rejoint celui que fonde l’ethnologie
structurale ou encore la sociologie de l'alimentation pour lesquelles l'aliment a
une fonction physiologique mais également sociale par les liens qui le rattachennt
au système de pensée du groupe social (Levi-Strauss, 1962 ; Poulain, 2003).
Mais que reste-t-il de ces mémoires collectives si l'on songe que le développement
des échanges, la circulation des capitaux et l'uniformisation des techniques
tendent à voiler et à couper tout lien entre l'aliment et son origine ? Dans une
configuration où l'agriculture est cantonnée dans une fonction de fournisseur de
molécules organiques indifférenciées à des industries alimentaires globalisées, il
ne reste des valeurs symboliques associées à l'aliment que ce que prétend et met
en exergue le conditionnement des produits.
Les dispositifs de protection de l'origine apportent une réponse partielle aux
attentes sociales qu'éveille le banalisation de notre alimentation. Mais ils ouvrent
aussi une option au négoce de l'alimentation plus que jamais soucieux de
diversifier son offre et de lui donner un nouveau vernis. Les dispositifs d'Indication
Géograhiques (IG) fixent le cadre ambigu de la protection des produits « dont une caractéristique au
moins tient à leur origine ». Mais quelle est la nature de cette protection et sur quoi porte-t-elle ? Si
l'on s'en tient au seul domaine des échanges internationaux et aux accords TRIPS11 établis en 1996
sous l'égide de l'OMC, la protection ne concerne que la dénomination, celle-ci étant assimilée à une
propriété intellectuelle.
Il revient aux États-nation, le cas échéant, de fixer le cadre réglementaire qui, en fonction de leurs
capacités d'arbitrage, de leurs politiques sectorielles et territoriales, de définir le sens et la portée de
la protection des aliments d'origine. Mais au-delà du cadre minimaliste fixé par les accords de 1996,
les options sont largement ouvertes. La protection peut ne toucher que la dénomination, viser
certaines caractéristiques du produit ou s'étendre à l'ensemble des chaînes productives situées en
amont. Si le discours dominant évoque volontiers la préservation des patrimoines locaux, ses
finalités réelles peuvent être limitées à la protection de segments de marché et à la défense d'intérêts
particuliers ou prendre sens dans les cadres plus ambitieux du développent industriel ou territorial
voire même, mais de façon nécessairement incomplète et subjective12, sur le champ de la
préservation et du renouvellement des savoirs locaux. Les dispositifs IG ne constituent en
définitive qu'un outil de plus de l'arsenal des politiques publiques. Leurs finalités
restent étroitement liées aux choix de développement mis en oeuvre par la
puissance publique, à ses capacités d'arbitrage et aux tensions que ces choix
suscitent au sein de la société civile. Leur conception et leur mise en œuvre se
situent donc inévitablement à l'interface des champs de l'économique et du
politique.
11
12
Trade Related aspects of Intellectual Property Rights qui fondent le cadre réglementaire international des indications
géographiques.
Les capacités d'action sont limitées par l'incomplétude de nos connaissances des systèmes productifs locaux, les
orientations du changement technique, les asymétries qui marquent généralement les systèmes d'action locaux et
l'orgnisation des filières ainsi que par l'ampleur de la rupture culturelle, sociale et physique entre le mangeur et les
activités agricoles (Flischer, 2001).
13
Ainsi, l'aliment extrait de sa sphère originelle et transposé dans l'univers
unidimensionnel de la marchandise risque de perdre tous ses attributs de bien
patrimonial et d'être irrémédiablement dissocié des trames cognitives qui lui
donnaient sens. Mais faut-il pour autant conclure avec Denis Barthélémy que le
processus de marchandisation instruit nécessairement un processus de
déconstruction patrimoniale? L'aliment, dépouillé de ses liens avec son origine ne
conserve que les aparences de ses ancrages dans les mémoires collectives des
territoires.
Les
logiques
d'appropriation
patrimoniale
que
porte la
marchandisation entretiennent ainsi chez le consommateur anonyme qu'est
devenu le mangeur, une quête d'illusion qui réduit la recherche du plaisir à une
perpetuelle fuite de l'individu devant ses frustrations. Mais il reste que, aussi
destructrice qu'elle soit, cette appropriation s'inscrit pleinement dans une
démarche de patrimonialisation : en détournant et en instrumentalisant les
valeurs symboliques associées à l'aliment elle les reconfigure et fonde de
nouveaux modes de socialisation dans la construction d'une « morale du marché »
(Godelier, 1996). L'aliment-marchandise est donc loin d'être totalement dépourvu
de sens : il est associé à des représentations, inspire des croyances, reconfigure
nos mémoires collectives et nourrit des apprentissages et des rituels qui lui sont
propres. Il est porteur de ces valeurs utilitaristes qui tendent à convertir le
marché en un dispositif central de la socialisation et en l'instrument d'une
incessante fuite en avant. Dans ce sens, l'altération et l'instrumentalisation des
valeurs sociales associées à l'aliment constituent une violence symbolique au
sens de Bourdieu13. Mais il reste que le marché est par nature excluant. Les
modèles sociaux qu'il porte ne sont pas à la portée de toutes les bourses et tous
ne fondent pas leur socialisation sur les seules valeurs associées à la
marchandise. Dans le domaine de l'alimentation comme dans bien d'autres, la
violence du marché appelle l'émergence de contre-pouvoir et le développement de
démarches alternatives d'appropriation patrimoniale. L'essor des AMAP, le succès
des circuits de vente directe et, de façon très relative, l'intérêt porté aux
démarches de qualification, sont des réponses qui, dans la mesure où elles se
fondent sur un débat citoyen et tendent à reconstruire notre rapport à l'aliment,
s'inscrivent pleinement dans cette perspective.
Conclusion : quel champ épistémologique pour l'économie patrimoniale ?
La place qu'occupent les biens symboliques et environnementaux dans nos sociétés contemporaines
ne permet plus de situer l'économie sur le plan de la production et de l'échange des seules richesses
matérielles. Cette évidence appelle une refondation de son champ épistémologique qui est pourtant
rien moins qu'évidente dans la mesure où il est question là d'objets et de rapports entre les hommes
qui ont vocation à être partagés par l'ensemble des sciences sociales. L'entreprise exige, en premier
lieu, une redéfinition de l'objet de la science économique. Il peut être admis que la spécificité de
l'économie peut être préservée par une extension de son champ limitée aux problématiques de la
valorisation marchande des biens patrimoniaux. Mais cette extension ne peut prendre sens que dans
la mesure où la marchandisation peut être comprise comme un processus de patrimonialisation,
c'est-à-dire d'appropriation de biens dépourvus de valeur d'échange intrinsèque et dotés d'attributs
13
c’est-à-dire propre à “ tout pouvoir qui parvient à imposer des significations et à les imposer comme légitimes en
dissimulant les rapports de force qui sont au fondement de sa force ”. Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron. La
Reproduction. Éléments d’une théorie du système d’enseignement. ed de Minuit, le Sens commun, Paris 1970
14
de ressources collectives (Linck, 2006 et 2007). La question de la construction du choix collectif
constitue ainsi un domaine qui complète, englobe et dépasse celui de l'appropriation individuelle et
du principe de concurrence qui organisent le domaine de l'économie d'inspiration libérale. Cette
problématique doit être structurée par un examen des dispositifs qui cadrent l'accès et les
conditions de valorisation des ressources patrimoniales. Il sera alors tour à tour question de
dispositifs institutionnels (la construction et la mise en oeuvre de règles formelles), de dispositifs
tacites (les conventions informelles associées à des gouvernances consensuelles (Linck, 2007)) et de
dispositifs techniques, enfin (dont l'examen présuppose l'abandon du postulat de neutralité du
changement technique).
Il reste que, dans la mesure où les biens patrimoniaux sont, pour une large part, produits hors de la
sphère de l'échange marchand, le champ épistémologique de l'économie ne peut plus être considéré
comme autonome. Ses frontières sont poreuses et ne présentent d'intérêt que du point de vue des
intéractions disciplinaires qu'elles appellent. Elles le sont d'autant plus que la construction du choix
collectif est pour un large part contingente - liée à l'émergence de projets de société non fondé sur le
primat de l'économique ou tributaire de rapports de force situés - et donc non réductible à une
simple démarche calculatoire. De ce point de vue les intéractions avec la sociologie et la science
politique sont particulièrment sollicitées, comme peuvent l'être également les sciences du vivant
dans la mesure où les modèles techniques qu'elles inspirent cadrent les modalités d'appropriation
des patrimoines environnementaux (Weber, 1993). Une certitude demeure : l'économie ne peut pas
se résoudre à n'être qu'une simple « science du calcul » ni espérer trouver dans son seul champ
épistémologique matière à affirmer une capacité d'expertise en la matière.
Eléments de bibliographie
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Caillé, Alain, 2007, Anthropologie du don, La Découverte, Paris.
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Foray Dominique, 2000. L’économie de la connaissance. La Découverte, Paris.
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Linck Thierry, 2007. « Patrimoines sous tension. L'exclusion, condition et écueil de l'appropriation collective »
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15
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