L’illustratrice crée des figures superposées, inscrites dans un espace déstructuré, qui nous
place d’emblée dans une dimension subjective. L’horizon ondulant, la perspective bousculée,
les disproportions des personnages, leur situation en lévitation, tout concourt à nous persuader
que le message transmis par le texte est de l’ordre du vécu et de l’affect, ce qui est exactement
le cas des représentations identitaires. Parmi les motifs, on note la fréquence des visages de
profil aux lèvres entrouvertes et légèrement protubérantes qui font véritablement parler
l’image et disent l’importance de la parole. L’harmonie des couleurs, choisies dans une
gamme assourdie de bleus, de beiges et d’ocres, ainsi que la diffusion, par jeu de
transparence, de certains motifs décoratifs (fleurs, losanges…) des sujets sur le fond,
suggèrent l’unité et la cohérence du système de représentations imaginaires.
La pluralité, plus feinte que réelle, démultipliée en tout cas, des voix qui s’expriment dans
l’album, celles du conteur, du calligraphe, du collecteur de folklore, du dessinateur, contribue
à diluer la notion d’auteur, à effacer l’autorité du pédagogue par rapport à son lecteur.
La cohérence de l’ouvrage n’est donc pas assurée par le mode d’expression pour lequel on a
fait le choix de la dispersion, mais par la gamme sémantique utilisée pour représenter
l’identité arabe. Elle joue principalement sur les notions de douceur, de lenteur, de saveur et
de sensualité. Ces notions sont portées par le vocabulaire choisi pour le texte et le titre
(« miel », « douceur », « soie », « salades sauvages », « figues » et quelques noms de
pâtisseries…). L’iconographie exprime les mêmes nuances. La prédominance de formes
courbes et enveloppantes et les dessins de mains, omniprésentes, parlent de tendresse et de
caresses. Le grand nombre de visages marque la convivialité, tandis que la récurrence des
motifs floraux évoque la suavité. Cette cohérence sémantique donne l’impression d’une
profonde sérénité symbolique.
En première approche, le lecteur, dans cet album, semble témoin mais non acteur. Dans
l’illustration, le lecteur ne croise jamais un regard, car les visages sont le plus souvent
dessinés de profil. Les rares sujets pris de face ont les yeux fermés. Le livre paraît refuser
d’instaurer un dialogue avec le lecteur. Mais il convient de ne pas s’arrêter à cette première
impression. Cette mise en scène a pour but de donner vie au mutisme de la jeune héroïne.
Comme la petite Khadidja qui prononcera ses premiers mots à la fin de l’album, le lecteur
expérimente une forme particulière de communication et de participation. Il eut été surprenant
que Michel Piquemal qui se rend fréquemment à la rencontre de son jeune public dans les
classes et les bibliothèques se soit converti à l’autisme pour concevoir un livre-spectacle.
Cet album qui donne à voir et à entendre constitue une approche profondément subjective de
la langue arabe. Il ne se contente pas de souligner le rapport affectif qui lie le locuteur à sa
langue. Il témoigne de la charge symbolique de la définition de la langue. Cet objectif,
particulièrement ambitieux pour un ouvrage destiné à de si jeunes lecteurs, est l’un des
mérites principaux de Mon miel, ma douceur..
Une incertitude cependant plane sur cette vision de la culture arabe : le fait que l’on ne
parvient pas à savoir s’il s’agit d’une représentation de soi ou de l’autre. Mon miel ma
douceur figure-t-il la manière dont les Français voient la langue et la culture arabe ou s’agit-il
d’un regard porté de l’intérieur ? L’album en tout cas exprime une vision au style direct. On
pourrait dire qu’il ouvre les guillemets, mais sans jamais préciser qui prend la parole. Ce beau
livre fermé, on ignore qui, au fond, a posé sur la langue et la culture arabes ce regard chargé
d’onirisme.