Les marchés peuvent-ils s`autoréguler ? Éric Brousseau Cahiers

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Les marchés peuvent-ils s'autoréguler ?
Éric Brousseau
Cahiers Français n° 313 - 2003
L'autorégulation des marchés, une question récurrente
La question de la capacité d'autorégulation des marchés n'est pas récente. Elle fut même à l'origine de
l'économie politique moderne. Les économistes classiques (et libéraux) de la fin du XVIIIe siècle ont cherché à démontrer que l'aiguillon de la concurrence canalisait les comportements individuels bien mieux
que les règles étatiques arbitraires et que la main invisible permettait à des millions d'agents de se coordonner efficacement. Mais au tournant du XXe siècle, l'analyse économique mit en évidence les défaillances de marché. En naquit une théorisation de l'intervention de l'État pour en assurer le bon fonctionnement qu'il s'agisse des politiques antitrust ou de la réglementation publique, sur le plan microéconomique, des politiques financières ou des revenus sur le plan macroéconomique.
À la lumière des expériences historiques de régulation étatiques, et des critiques qu'on a pu leur adresser,
l'analyse s'est renouvelée, notamment en prenant en compte la manière dont les agents économiques
construisent des mécanismes permettant aux marchés de fonctionner. Or, dans le contexte de la mondialisation, marquée par l'absence d'un État surplombant des marchés, notre manière traditionnelle d'aborder
l'analyse de l'encadrement des activités économiques doit se transformer. Il est moins question de réfléchir aux meilleures façons d'assurer une intervention publique sur les marchés que de se demander si ces
derniers peuvent s'autoréguler, à quelles conditions et dans quelles limites.
Qu'est-ce qu'un marché ?
Répondre à ces questions est loin d'être simple, ne serait-ce que parce que rien n'est moins précis que les
termes de marché et de régulation. La notion de marché à laquelle l'économiste se réfère - le marché walrassien, défini comme un système centralisé de rencontre de l'offre et de la demande et d'affichage des
prix - ne renvoie à aucune réalité pratique. Il existe de multiples formes de ce qu'on appelle communément des marchés. Ils diffèrent selon que les rencontres entre offreurs et demandeurs sont centralisées ou
décentralisées, que les prix font l'objet d'un affichage public ou non, que les procédures d'établissement
des accords reposent sur la négociation ou des enchères, etc.
Définir les frontières d'un marché est en soi un exercice impossible car tous les marchés ne sont pas définis à partir des mêmes critères - certains ont une unité géographique comme le marché des quatre saisons, d'autres se définissent à partir de la nature des biens échangés, un marché n'étant pas nécessairement fait de participants stables qui se rencontreraient de manière récurrente. Bref, le marché n'est pas
un objet aussi facilement identifiable qu'il y paraît au premier abord. Dans les pages qui suivent, nous
retiendrons l'idée que, par-delà leur diversité, les marchés sont des systèmes d'échange permettant à des
agents économiques de se rencontrer, d'établir des accords transactionnels et de les exécuter. Se pose
alors la question de leur capacité à fonctionner sans intervention d'une puissance tutélaire, uniquement
via l'interaction des agents... ce qui ne signifie pas que ces derniers puissent se doter de dispositifs externes à eux-mêmes pour réguler leurs échanges.
Nous retiendrons, par ailleurs, que la question de l'autorégulation comporte trois dimensions. D'abord, il y
a celle de l'organisation d'un système d'échange : un " marché " peut-il spontanément apparaître, ou a-t-il
besoin d'une infrastructure exogène pour se structurer ? Ensuite, il y a celle de son fonctionnement : les
intervenants sur un marché peuvent-ils réaliser les transactions sans recourir à un tiers ? Enfin, il y a la
question de l'efficacité : un système décentralisé d'échange conduit-il nécessairement à un résultat optimal ?
Auto-organisation
Pour que des échanges puissent avoir lieu, il faut qu'il y ait un accord sur un nombre minimal de règles,
comme un système de mesure, un numéraire ou un système de droits de propriété. Ces règles peuventelles être définies de manière endogène ? Précisons d'emblée qu'il ne s'agit ici aucunement de prétendre
que ces règles sont toujours créées par l'interaction décentralisée des échangistes. De tout temps, des
pouvoirs politiques ont créé des marchés en forçant les individus soumis à leur autorité à accepter des
principes servant de fondement aux échanges interindividuels. Cela étant, il est légitime de s'interroger
sur les capacités d'auto-organisation du marché. Cette question est loin d'être triviale pour les économistes qui ont pris l'habitude de considérer le marché comme une donnée et qui pensent, au contraire, les
autres formes d'organisation comme les conséquences du coût ou des défaillances du marché. On se demande à l'inverse ici si, dans un système sans accord préalable entre les agents, ces derniers peuvent
mettre en oeuvre un ensemble de règles communes structurant un mécanisme d'échange. Deux voies
complémentaires peuvent être suivies pour répondre à la question : celle de la rationalité individualiste
des agents, celle de l'évolutionnisme.
Des accords créateurs de marchés
L'émergence spontanée de règles communes...
Si nous adoptons la voie de la rationalité, des agents économiques peuvent-ils s'accorder pour mettre au
point des règles communes instituant de toutes pièces un système d'échange ? Ils vont réaliser un arbitrage entre le coût d'établissement et de mise en oeuvre de ces règles et les bénéfices qu'elle apporte.
Ainsi, l'acceptation par tous d'un numéraire pour réaliser des échanges permet de gagner en efficacité car
le besoin de double coïncidence ( 1 ) disparaît, démultipliant les occasions d'échange et facilitant la spécialisation. Elle a néanmoins un coût, celui de l'obtention d'un accord sur la nature du numéraire et, surtout,
celui du dispositif sécuritaire destiné à maintenir la confiance des utilisateurs dans sa valeur. Si la monnaie est précisément un domaine où l'on a peu d'exemples historiques de tels accords préalables entre
utilisateurs, on peut mentionner d'autre cas où des marchés naissent spontanément.
Prenons l'exemple des phares maritimes ( 2 ). Rappelons que ce cas est souvent considéré comme l'archétype de l'échec du marché. Un marché ne saurait être organisé car l'impossibilité d'exclure de l'accès au
service quiconque ne se serait pas acquitté du paiement d'un droit d'usage permet la généralisation de
comportements de passagers clandestins, empêchant un investisseur privé de vendre le service qu'il produit. Ronald Coase a montré que les premiers phares anglais furent construits grâce à des capitaux privés,
les investisseurs allant récupérer auprès des navires à l'escale les droits de péages afférant à leur passage
au large des phares en question. Il s'agit là du développement endogène d'un système de droits de propriété. En s'acquittant de droits de passage, les armateurs reconnaissaient de facto aux propriétaires des
phares des droits exclusifs d'usage sur le signal émis par le phare, droits qu'ils pouvaient légitiment concéder à des tiers... même si " naturellement " il s'agissait d'une ressource libre. Cette reconnaissance de
droits de propriété avait pour les armateurs un coût. Elle avait aussi un bénéfice : un gain en sécurité pour
leurs navires, leurs cargaisons et leurs équipages.
La littérature économique a recensé de nombreux autres cas de création endogène de droits de propriété
ou d'autres systèmes de règles indispensables à l'échange à travers des accords. Par exemple, les systèmes
de normalisation dans l'industrie ont émergé dès le XIXe siècle et n'ont fait que se développer et s'internationaliser depuis du fait de la volonté des industriels de disposer de langages techniques, de système de
mesures et de définition de la qualité communs. Ainsi, des marchés peuvent s'auto-organiser à partir d'un
accord préalable sur des règles communes, car ces accords vont permettre aux futurs co-échangistes de
gagner en efficacité en dépit du coût de conception et d'exécution de ces règles. Par ailleurs, leur respect
n'est pas imposé de l'extérieur, mais découle de l'intérêt bien compris de chacun.
... peut buter sur la répartition des coûts et des bénéfices
De tels accords ne sont néanmoins pas nécessairement atteignables car la définition même d'une règle a
des effets de répartition qui peuvent empêcher l'accord. Suivant que le numéraire est un métal précieux
ou des coquillages, suivant que les droits de propriété sont reconnus ou non à telle ou telle catégorie
d'investisseur, suivant que la norme technique incorpore ou non les savoir-faire d'un industriel donné,
l'instauration de la règle va consacrer des droits patrimoniaux à partir desquels s'organiseront les futures
transactions. S'il peut y avoir consensus sur la nécessité d'implémenter une règle commune, car elle va
améliorer l'efficacité a posteriori, son contenu (en partie arbitraire) peut influencer le bien-être des parties au moment où elle est établie. Concrètement, l'implémentation de la règle peut se traduire par une
répartition inégalitaire des coûts ou des bénéfices. Certains agents seront alors conduits à refuser l'accord
bénéfique sur le plan collectif.
En ce domaine aussi, les exemples sont nombreux. Pour revenir à l'histoire récente, l'émergence de marchés électroniques a souvent échoué faute d'accord entre participants potentiels. Suivant la manière dont
on organise les échanges d'information, on consolide ou on remet en cause des avantages informationnels
pré-existants et les rentes qui y sont associées. Ainsi, un marché où la règle est que des clients anonymes
envoient des " demandes de cotation " à des fournisseurs non informés de l'identité et du comportement
de leurs concurrents ne consacre pas du tout les mêmes droits de base qu'un marché où ce sont les con-
sommateurs qui sont mis en concurrence aveugle par des offreurs mettant aux enchères des propositions.
Pour que l'accord ne puisse avoir lieu, il faut en réalité une seconde condition : qu'une compensation potentielle entre " gagnants " et " perdants " soit impossible. Puisque l'on est dans des cas où les règles permettent de gagner en efficacité collective, les gagnants devraient toujours pouvoir " indemniser " les perdants. La répartition inégale des coûts et des bénéfices n'est donc pas une condition suffisante à l'échec de
l'avènement du marché. Il peut arriver néanmoins qu'un accord sur la compensation soit impossible à
atteindre ou trop coûteux à réaliser. Pour qu'il y ait accord, il faut en effet que les parties développent une
vision commune des dotations individuelles initiales et d'arrivée. En l'absence de systèmes complets de
marché, et en raison des limites de la rationalité individuelle, les parties peuvent ne pas partager la même
vision sur la situation de départ. La situation d'arrivée est, elle aussi, sujette à de fortes incertitudes. En
effet, les agents vont considérer leur situation une fois que le marché a fonctionné. Il faut donc qu'ils anticipent sa dynamique alors même qu'elle est complexe et dépendante de nombreux aléas. La probabilité
qu'ils convergent vers une vision commune de l'avenir du marché est faible. Il en va donc de même des
chances d'aboutir à un accord sur les compensations nécessaires à l'acceptation unanime de règles communes. Quand bien même un tel accord serait atteignable, il pourrait s'avérer trop coûteux à mettre en
oeuvre. Imaginons une situation où des millions d'agents hétérogènes parviendraient à s'entendre sur ce
que chaque gagnant doit verser à chaque perdant. Les coûts de transaction engendrés par ce système
décentralisé de compensation pourraient s'avérer prohibitifs, empêchant l'adoption de la règle constitutive du marché ( 3 ).
Processus concurrentiels de création de règles
La solution réside-t-elle dans l'intervention d'un tiers ? Pas nécessairement. Deux cas de figures se présentent en cas d'échec des négociations. Premièrement, un processus d'évolution peut permettre à une règle
commune de s'imposer in fine. Deuxièmement, et effectivement, l'intervention d'une tutelle extérieure
peut s'avérer nécessaire
Si une règle commune ne peut être négociée spontanément, un processus d'offre concurrentielle de règles
peut conduire à l'adoption d'une règle commune. La technologie nous fournit des exemples désormais
classiques. Qu'il s'agisse des magnétoscopes, où le standard VHS s'est imposé, ou des ordinateurs personnels, où le standard des systèmes d'exploitation Windows de Microsoft est très largement dominant, des
offreurs de règles d'interaction - en l'occurrence une norme technique - peuvent la proposer à des utilisateurs potentiels qui décident ou non de l'adopter. S'ils le font, massivement, la règle devient commune et
constitue de facto une infrastructure de marché ( 4 ).
On pourrait penser que les normes d'interfaçage et d'interopérabilité sont des cas particuliers. Il n'en est
rien. Le transport aérien, par exemple, a été le théâtre d'une offre concurrentielle de plate-forme de marché. Un accord entre l'ensemble des parties prenantes ayant échoué au milieu des années 70, plusieurs
compagnies décidèrent de développer leurs propres systèmes informatisés de réservation. Celles qui dominaient certains segments du marché intérieur américain furent en mesure de proposer aux agences de
voyages, d'une part, à d'autres compagnies aériennes, d'autre part, des systèmes d'organisation des transactions entre voyageurs et transporteurs. Une forte concurrence opposa les différents systèmes tout au
long des années 80. Elle se solda par l'émergence de deux ou trois plates-formes de marchés à la fois concurrentes et interconnectées. L'échec de l'accord initial n'empêcha donc pas l'émergence d'une infrastructure commune de marché (sérieusement aiguillonnée par les autorités de la concurrence, il est vrai) ( 5 ).
Il existe néanmoins des cas où l'interaction d'individus isolés échoue à créer une telle infrastructure. Un
tiers peut alors s'avérer utile. Plus précisément, d'un côté, la négociation peut échouer. De l'autre, la concurrence peut aussi être inefficace. D'une part, elle prend du temps, et a donc un coût d'opportunité.
D'autre part, la sélection concurrentielle peut s'avérer myope et assurer le succès d'une solution qui n'est
pas collectivement optimale (même si elle est meilleure que l'absence de solution, cf. note 4). Dans ces
conditions, si le tiers est particulièrement clairvoyant, il peut chercher à imposer à la collectivité une solution qui économisera les coûts de l'absence de solution, ceux résultants des délais de sélection, ceux d'une
solution sous-optimale. Il reste néanmoins à s'assurer que ce tiers tutélaire soit effectivement en mesure
d'imaginer et de mettre en œuvre une telle solution optimale.
Auto-exécution des accords et émergence d'institutions privées
Les règles d'interaction étant données, le marché est-il en mesure d'assurer une réalisation efficace des
échanges ? Là encore, la réponse est nuancée. Les opérateurs sont individuellement en mesure de développer des solutions pour réaliser efficacement leurs transactions. Ils s'avèrent collectivement capables de
créer un cadre institutionnel apte à les faciliter. En même temps, ce cadre institutionnel endogène peut
s'avérer insuffisant.
Des contrats auto-exécutoires pour mener à bien les transactions
Pour que des échanges aient effectivement lieu, l'accord général sur des droits de propriété, le système de
mesure et les conditions de rencontre entre offre et demande, doit être complété par des accords spécifiques sur les droits effectivement transférés entre deux parties données et sur les conditions de ce transfert. Ces accords définissent des conditions d'échange plus ou moins sophistiquées, à plus ou moins long
terme, de manière plus ou moins complète ( 6 ). Une fois ces accords passés, il convient de les rendre exécutoires car entre le moment où est passé l'accord et le moment où il est réalisé, les conditions ayant
changé, les parties peuvent ne plus être intéressées par sa réalisation selon les termes initiaux.
La théorie des contrats et les travaux empiriques associés montrent que dans de très nombreuses situations, les agents économiques s'avèrent capables non seulement de fixer les termes de ces accords mutuellement bénéfiques, mais en plus de les rendre exécutoires. Pour ce faire, en même temps qu'il va prévoir
des mécanismes internes de sanction en cas de non-exécution d'engagement contractuel, le contrat va
aménager des systèmes de représailles destinés à dissuader les parties de rompre unilatéralement l'engagement. Prenons l'exemple simple d'un contrat d'approvisionnement entre deux industriels. Compte tenu
du coût engendré par une livraison hors délais, le client peut exiger que le contrat stipule des pénalités en
cas de non-respect de ces dits délais. Au moment de l'exécution, si le fournisseur livre en retard, le client
va donc exiger le versement d'une pénalité. Cela étant, en réduisant la rentabilité de l'opération, cette
pénalité peut inciter le fournisseur à ne pas livrer du tout. Le client est alors inévitablement victime du
fournisseur qui, soit ne livre pas, soit livre en retard en exigeant de ne pas payer de pénalités. Pour se
protéger, le client peut exiger que le fournisseur lui verse a priori un dépôt de garantie qui ne lui sera
restitué qu'une fois la transaction dénouée, ce dépôt étant définitivement acquis par le client si le fournisseur se montre opportuniste. Ainsi, le fournisseur sera incité à la fois à livrer et à le faire à temps sans qu'il
ait été nécessaire de recourir à aucun mécanisme extérieur.
Il n'en reste pas moins que concevoir et exécuter ces contrats est coûteux car les parties doivent dédier
une partie de leurs ressources à la négociation et à l'exécution des engagements contractuels. Il peut dès
lors être rationnel de s'appuyer sur des dispositifs collectifs pour économiser des coûts de transaction. Par
exemple, s'il existe une loi fixant les obligations réciproques entre propriétaires et locataires de biens
immobiliers, s'y référer permet d'économiser sur les coûts de conception d'un contrat. Par ailleurs, s'il
existe un système judiciaire punissant les contrevenants à ladite loi, les agents n'ont plus à consacrer de
ressources à l'exécution de leurs engagements. Un cadre institutionnel permet aux agents d'économiser
sur les coûts de transaction.
Deux remarques s'imposent néanmoins. Premièrement, le cadre institutionnel n'est pas toujours adapté
aux particularités de l'échange entre deux agents donnés. Dans ce cas, les agents doivent se mettre d'accord pour compléter la loi (si cela est possible) ( 7 ) par un contrat spécifique. Il n'en reste pas moins que
l'existence de la loi, qui résout une partie de leurs problèmes de coordination, simplifie leur tâche. Deuxièmement, le cadre institutionnel peut ne pas préexister. Nous venons de raisonner comme s'il était donné. Que se passe-t-il si ce n'est pas le cas ?
La création endogène d'institutions marchandes
Le cadre institutionnel peut émerger d'une négociation interindividuelle ou d'un processus d'évolution
pour fournir de manière endogène des solutions de coordination aux agents. Ces solutions leur permettront d'économiser sur les coûts de coordination pour deux raisons. D'abord, ils vont partager les coûts
fixes. Ainsi le coût de conception de la règle ou de la mise en place d'un dispositif garantissant son exécution sera payé une fois pour toute et partagé entre l'ensemble des participants au marché sans que ces
derniers aient à répéter ces dépenses à l'occasion de chaque transaction. Ensuite, ils vont bénéficier d'effets cognitifs et de spécialisation. La conception de la règle générale et la surveillance de son exécution
pourront être confiées à des spécialistes plus efficaces que les parties. Ces dernières devraient donc s'entendre pour mettre au point et financer ces ressources de coordination plus efficaces et moins coûteuses...
ou pour adopter les solutions proposées par des concepteurs de telles ressources.
Le cas des marchés médiévaux
Pour analyser l'économie de ces ressources privées et collectives de coordination, on peut revenir sur
l'expérience historique du développement du commerce au Moyen Âge ; période marquée par la faiblesse
des États et donc l'absence de cadre institutionnel exogène encadrant les marchés ( 8 ). Durant la première partie du Moyen Âge en Europe, le commerce au long cours a disparu du fait de l'insécurité et de
l'instabilité politique. Les échanges sont réduits à du commerce de proximité autour des villes et des villages. Dans un tel contexte, un cadre institutionnel régule de facto les comportements : les communautés
locales. En effet, tout échangiste qui se montre opportuniste dans la réalisation d'une transaction va subir
des représailles de la part de sa victime (sous forme de refus d'échanger à nouveau) qui va, par ailleurs,
révéler son infortune aux autres membres de la communauté. Il va être de l'intérêt bien compris de ces
derniers d'exercer à leur tour un certain ostracisme à l'égard de l'opportuniste : d'une part parce qu'ils
peuvent chacun craindre d'être sa victime ; d'autre part parce qu'ils comprennent qu'en refusant d'échanger avec lui, ce dernier va subir des pertes dissuasives pour lui et surtout pour tout autre opportuniste
potentiel. Un tel mécanisme basé sur la réputation et l'ostracisme ne fonctionne, en pratique, que dans des
communautés de taille modeste au sein desquelles l'information circule parfaitement. Chacun doit, en
effet, être informé à temps de chaque manifestation de l'opportunisme, et doit avoir à cœur d'exercer des
représailles contre leurs auteurs (sous peine d'être soi-même considéré comme un opportuniste).
Lorsque l'on cherche à développer le commerce au-delà des limites des communautés, des institutions
plus formelles sont requises pour faciliter l'échange entre anonymes en reproduisant les effets des mécanismes " naturels " propres aux communautés. Dans la seconde partie du Moyen Âge, de telles institutions
émergèrent autour, notamment, des foires de Champagne. Les litiges commerciaux y étaient arbitrés par
des tribunaux organisés par les guildes des marchands. Les échangistes indélicats se voyaient condamner
à verser des amendes destinées à la fois à compenser les pertes des victimes et à les dissuader d'être à
nouveau opportunistes. Tant que ces amendes n'étaient pas acquittées, l'accès à la foire leur était interdit.
Le registre des amendes matérialisait la centralisation et la mémorisation de l'information obtenue naturellement au sein de la communauté, tandis que l'interdiction d'entrée produisait des effets dissuasifs
similaires à l'ostracisme. Dispositifs de régulation endogène du marché, le juge et la loi des marchands ont
permis pendant des siècles d'assurer une relative sécurité des échanges et d'abaisser ainsi les coûts de
transaction.
Limites des institutions privées
Le pouvoir de sanction de cette justice privée était cependant limité. En effet, l'exclusion n'est dissuasive
que pour autant que l'exclu souhaite continuer à participer au marché. S'il existe une opportunité d'organiser une escroquerie très rentable, alors rien n'empêche l'opportuniste potentiel de venir faire un " coup
" et de s'enfuir, puisque son gain présent excède les pertes futures découlant de son exclusion. Faute de
pouvoir le poursuivre et lui imposer des sanctions en dehors de leur " juridiction ", les institutions privées
sont impuissantes face à de tels risques maintenant les coûts de transaction à des niveaux élevés. Il faudra
donc attendre le développement des États pour que le commerce au long cours se développe au-delà des
seuls biens de luxe. Avec leur avènement, les escrocs pourront êtres poursuivis au-delà des frontières des
marchés et punis de peines allant jusqu'à la privation de liberté. En rendant plus probables et plus coûteuses les sanctions encourues en cas de comportement contractuel délictueux, les États s'avéreront réducteurs de coûts de transaction.
Ainsi, le marché apparaît comme susceptible de générer de manière endogène des cadres institutionnels
susceptibles de garantir son propre fonctionnement. L'efficacité de ces mécanismes d'autorégulation est
cependant limitée. Ils peuvent donc gagner à s'appuyer sur des ressources - pouvoir de contrainte, connaissances, etc. - fournies par un dispositif externe comme l'État qui vient les conforter quand ils atteignent leurs limites. Dans la pratique, en effet, il y a souvent coordination et complémentarité entre institutions publiques et privées.
Efficacité
Le marché peut donc s'auto-organiser et générer des institutions aptes à garantir son fonctionnement.
Quid de l'efficacité du système qui en résulte ?
Blocage du processus concurrentiel
Comme nous l'avons mentionné plus haut, du fait des phénomènes de dépendance du sentier, les solutions
qui émergent peuvent ne pas s'avérer spontanément optimales au plan collectif. La question qui vient
alors est de savoir si le marché est capable d'amendement. La réponse est mitigée. D'un côté, des phénomènes de verrouillage sur des solutions inefficaces peuvent apparaître (Cf. note 4). Des règles du jeu
moins efficaces que d'autres demeurent en vigueur à un endroit donné parce qu'aucun des intervenants
sur ce marché n'a intérêt à transformer ces règles ou n'a pas la capacité de le faire. Par exemple, les souks
en Afrique du Nord n'ont jamais été remis en cause car, sur ces marchés aux très fortes asymétries
d'information, les initiés sont en mesure de bénéficier de gains très élevés. Ils n'ont pas intérêt à mettre en
place un marché plus transparent même si la société bénéficierait de coûts de transaction moins élevés si
des mécanismes d'affichage des prix et de certification de la qualité étaient mis en oeuvre. De l'autre, on
peut toujours compter sur la concurrence. Si elle n'est pas empêchée par un quelconque mécanisme la
limitant, il n'y a pas de raison de penser qu'à terme, les solutions inefficaces ne tendent pas à disparaître.
Que ce soit par négociation, améliorations progressives, ou apparition de solutions concurrentes, les
plates-formes d'échanges et les institutions qui les organisent peuvent se réformer ou être supplantées
par des formes d'organisation des échanges plus efficaces.
Capture par des intérêts privés
Les dispositifs organisant les échanges peuvent également faire l'objet d'une capture par des groupes
d'intérêt. L'exemple le plus connu est celui des corporations sous l'Ancien Régime. Mais on pourrait aussi
mentionner les cartels plus récents qui ont imposé des cadres de fonctionnement, notamment aux marchés internationaux de matières premières et de produits agricoles. Dans ce cas, l'organisation " efficace "
(en termes de coûts de transaction) des échanges peut aller de pair avec des captations indues de rente et
des stratégies de limitation de la concurrence, notamment via l'érection de barrières à l'entrée. Là encore
se pose la question de savoir si de telles captures sont passagères, et donc si la concurrence va pouvoir
l'emporter que ce soit du fait de la simple menace ou du développement effectif de plates-formes de marché alternatives, ou si des phénomènes de verrouillage sont suffisamment puissants pour pérenniser ces
solutions sur de très longues périodes. La théorie comme l'histoire suggèrent que les deux tendances contradictoires sont en conflit permanent et que, si à terme les solutions inefficaces sont appelées à disparaître, les délais peuvent s'avérer importants avec des conséquences parfois irréversibles (comme le décrochage d'une industrie ou d'un pays par rapport à ses concurrents dans un processus de développement).
Crises
Le dernier critère d'efficacité à mentionner est celui du risque systémique. Les plates-formes d'échange
sont-elles capables de se garantir elles-mêmes contre le risque de leur propre disparition catastrophique ?
Ce risque concerne surtout des marchés particuliers (les marchés monétaires et financiers) ( 9 ), mais il
affecte l'équilibre et l'existence des autres marchés car ils y sont interconnectés du fait que se déterminent
sur les premiers les contraintes patrimoniales et celles de liquidité des agents agissant sur les seconds. Or,
ces marchés sont particuliers car les transactions créent des interdépendances entre les agents (créances)
plus qu'elles ne les dénouent et parce que les " valeurs " échangées sont déterminées de manière endogène à partir des croyances des agents. Il en résulte un système hautement instable qui peut s'effondrer à
l'occasion de la transmission mimétique d'inversions de croyances. Dans le contexte de ces risques spécifiques, la question de l'intervention d'une puissance tutélaire se pose avec encore plus de force que dans
les exemples évoqués plus haut, car le temps compte. En cas d'évolution catastrophique, la célérité
d'intervention est un élément clé de son efficacité car il convient de confiner l'effondrement de manière à
éviter la propagation d'incidents localisés à l'ensemble du système. Un " pouvoir " doit donc être en mesure d'intervenir rapidement et de manière discrétionnaire pour juguler la crise car il ne peut donc être
question d'attendre que les processus d'apprentissage et de sélection aient fait leur oeuvre. Cela étant, la
question de l'origine de ce dispositif d'intervention - endogène ou exogène - reste ouverte. Une tutelle "
endogène " manque le cas échéant de marges de manoeuvre vis-à-vis de ses mandants. Mais une tutelle
exogène peut ne pas être dénuée de défauts et de biais.
Libéraux, interventionnistes et régulation des marchés mondialisés
Au total, il apparaît que s'il est indéniable que les marchés sont en mesure de s'autoréguler, il n'est pas sûr
qu'ils puissent le faire efficacement, c'est-à-dire en garantissant l'adoption de solutions minimisant les
coûts de transaction, ne permettant aucune captation des mécanismes de fonctionnement du marché au
profit d'intérêts particuliers, et évitant leur propre effondrement catastrophique. Se pose alors la question
des limites de l'autorégulation.
Les libéraux font remarquer que l'intervention publique est souvent maladroite et parfois nettement détournée de ses fins par des bureaucraties ou le pouvoir politique. Dans ces conditions, le remède peut
s'avérer pire que le mal. Ils comptent donc sur les capacités d'auto-apprentissage des opérateurs de marché et des dispositifs institutionnels dont ils se dotent pour surmonter à terme les risques de défaillance
des marchés. Ils comptent aussi sur l'esprit d'initiative des entrepreneurs pour menacer d'entrée concurrentielle tous les bénéficiaires de rentes de situations ou les promoteurs de solutions de coordination
sous-efficaces.
Les interventionnistes s'efforcent quant à eux de faire valoir trois arguments principaux. Premièrement, la
sélection concurrentielle peut se bloquer ; les comportements stratégiques des bénéficiaires de rentes
renforçant les rendements croissants d'adoption qui dissuadent les autres parties de changer de solution.
Deuxièmement, les délais d'attente pour que des solutions meilleures émergent et supplantent les moins
bonnes peuvent s'avérer coûteux. L'argument du coût peut aussi être invoqué pour rappeler que l'intervention publique peut être plus efficace qu'une solution décentralisée. En troisième lieu, vient l'argument
du contrôle des crises et des effets de contagion, difficilement compatible avec l'idée d'un auto-contrôle
d'opérateurs eux-mêmes aveuglés par leur intérêt partiel et à très court terme.
Dans les deux cas, il s'agit d'arguments forts et appuyés par de nombreux cas concrets. Les arguments
libéraux suggèrent que l'intervention publique doit être limitée et sans doute significativement réformée
pour être plus opératoire. Les arguments interventionnistes soulignent que, même s'il faut faire confiance
aux acteurs et à la puissance incitative et réformatrice des forces concurrentielles, l'action collective a
besoin de régulations externes de nature politique. Reste à en inventer les formes dans l'économie mondialisée qui se dessine, pour tenir compte à la fois de l'absence de système de représentation légitime des
intérêts collectifs et des expériences, parfois heureuses, parfois moins, de régulations étatiques des activités économiques.
( 1) La double coïncidence inhérente au troc tient à ce que chacune des deux parties doit désirer le bien que possède
l'autre pour que l'échange soit envisageable. Dans un système d'échange monétarisé, seule une des parties a besoin de
désirer le bien de l'autre du fait du service de contrepartie universelle que fournit la monnaie.
( 2) Coase R., (1974), " The Lighthouse in Economics ", The Journal of Law and Economics, 17:2, octobre, pp. 357-376.
( 3) L'analyse économique des conventions va insister, de son côté, sur le fait que de nombreux marchés résultent d'accords préalables entre les agents qui se nouent en dehors de la sphère de l'économie, dans le politique notamment. Voir
Orléan A. (dir.) (1994), Analyse économique des conventions, Paris, PUF.
( 4) Comme l'ont montré les travaux de Paul David sur la diffusion des normes en matière de claviers de machines à
écrire, le standard qui s'impose n'a aucune raison d'être le meilleur. En fait, le résultat du processus dépend très largement de son déroulement même. On parle de dépendance du sentier (path dependency). On note deux facteurs essentiels :
les conditions initiales qui peuvent donner des avantages décisifs à une solution plutôt qu'à une autre en termes d'adoption future (ainsi le succès de MS-DOS, fruit d'une coopération entre IBM et Microsoft et précurseur de Windows, dépendil de la position dominante d'IBM au moment de son lancement), le mécanisme de diffusion en lui-même, selon la puissance des rendements croissants d'adoption, découlant des externalités positives engendrées par un nouvel arrivant au
sein de la communauté des utilisateurs (e.g. partage de certains coûts fixes, renforcement de l'utilité du fait d'un accroissement de la compatibilité, etc.) ; externalités qui renforcent elles-mêmes l'intérêt de la solution pour les adoptants futurs
- et la spécificité des mécanismes de transmission de proche en proche, détermine le succès ou l'échec d'une solution. Il
n'en fournit pas moins une fois qu'il est installé une ressource qui permet la diminution des coûts de transaction et la mise
en place d'un système d'échange concurrentiel. Pour plus de précisions, voir David P. A. (1985), " Clio and the Economics
of QWERTY ", American Economic Review, 75:2, may, pp. 332-337 ; Arthur B. W. (1989), " Competing Technologies, Increasing Returns and Lock-in by Historical Events ", Economic Journal, 99, pp.116-131.
( 5) Dang N'Guyen G. (1996), " Les systèmes de réservation aérienne et l'économie des réseaux ", in Brousseau E., Petit P.,
Phan D. (dir.), (1996), Mutations des télécommunications et réorganisation des activités et des marchés, Paris, Economica.
( 6) Quand les conditions de l'échange sont définies de manière incomplète, le contrat prévoit des mécanismes pour les
définir de manière plus précise dans le futur.
( 7) S'il n'est pas possible de compléter la loi, alors les deux parties devront subir des coûts de mauvaise adaptation de la
règle générale à la spécificité de leur situation.
( 8) Milgrom P., North D., Weingast B. (1990), " The Role of Institutions in the Revival of Trade : The Law Merchant, Private Judges, and the Champagne Fairs ", Economics and Politics, 2(1), march, pp. 1-23.
( 9) D'autres marchés sont néanmoins aussi candidats, d'autant qu'ils sont eux aussi très largement financiarisés, il s'agit
des marchés de matières premières.
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