pouvoirs politiques ont créé des marchés en forçant les individus soumis à leur autorité à accepter des
principes servant de fondement aux échanges interindividuels. Cela étant, il est légitime de s'interroger
sur les capacités d'auto-organisation du marché. Cette question est loin d'être triviale pour les écono-
mistes qui ont pris l'habitude de considérer le marché comme une donnée et qui pensent, au contraire, les
autres formes d'organisation comme les conséquences du coût ou des défaillances du marché. On se de-
mande à l'inverse ici si, dans un système sans accord préalable entre les agents, ces derniers peuvent
mettre en oeuvre un ensemble de règles communes structurant un mécanisme d'échange. Deux voies
complémentaires peuvent être suivies pour répondre à la question : celle de la rationalité individualiste
des agents, celle de l'évolutionnisme.
Des accords créateurs de marchés
L'émergence spontanée de règles communes...
Si nous adoptons la voie de la rationalité, des agents économiques peuvent-ils s'accorder pour mettre au
point des règles communes instituant de toutes pièces un système d'échange ? Ils vont réaliser un arbi-
trage entre le coût d'établissement et de mise en oeuvre de ces règles et les bénéfices qu'elle apporte.
Ainsi, l'acceptation par tous d'un numéraire pour réaliser des échanges permet de gagner en efficacité car
le besoin de double coïncidence ( 1 ) disparaît, démultipliant les occasions d'échange et facilitant la spécia-
lisation. Elle a néanmoins un coût, celui de l'obtention d'un accord sur la nature du numéraire et, surtout,
celui du dispositif sécuritaire destiné à maintenir la confiance des utilisateurs dans sa valeur. Si la mon-
naie est précisément un domaine où l'on a peu d'exemples historiques de tels accords préalables entre
utilisateurs, on peut mentionner d'autre cas où des marchés naissent spontanément.
Prenons l'exemple des phares maritimes ( 2 ). Rappelons que ce cas est souvent considéré comme l'arché-
type de l'échec du marché. Un marché ne saurait être organisé car l'impossibilité d'exclure de l'accès au
service quiconque ne se serait pas acquitté du paiement d'un droit d'usage permet la généralisation de
comportements de passagers clandestins, empêchant un investisseur privé de vendre le service qu'il pro-
duit. Ronald Coase a montré que les premiers phares anglais furent construits grâce à des capitaux privés,
les investisseurs allant récupérer auprès des navires à l'escale les droits de péages afférant à leur passage
au large des phares en question. Il s'agit là du développement endogène d'un système de droits de pro-
priété. En s'acquittant de droits de passage, les armateurs reconnaissaient de facto aux propriétaires des
phares des droits exclusifs d'usage sur le signal émis par le phare, droits qu'ils pouvaient légitiment con-
céder à des tiers... même si " naturellement " il s'agissait d'une ressource libre. Cette reconnaissance de
droits de propriété avait pour les armateurs un coût. Elle avait aussi un bénéfice : un gain en sécurité pour
leurs navires, leurs cargaisons et leurs équipages.
La littérature économique a recensé de nombreux autres cas de création endogène de droits de propriété
ou d'autres systèmes de règles indispensables à l'échange à travers des accords. Par exemple, les systèmes
de normalisation dans l'industrie ont émergé dès le XIXe siècle et n'ont fait que se développer et s'interna-
tionaliser depuis du fait de la volonté des industriels de disposer de langages techniques, de système de
mesures et de définition de la qualité communs. Ainsi, des marchés peuvent s'auto-organiser à partir d'un
accord préalable sur des règles communes, car ces accords vont permettre aux futurs co-échangistes de
gagner en efficacité en dépit du coût de conception et d'exécution de ces règles. Par ailleurs, leur respect
n'est pas imposé de l'extérieur, mais découle de l'intérêt bien compris de chacun.
... peut buter sur la répartition des coûts et des bénéfices
De tels accords ne sont néanmoins pas nécessairement atteignables car la définition même d'une règle a
des effets de répartition qui peuvent empêcher l'accord. Suivant que le numéraire est un métal précieux
ou des coquillages, suivant que les droits de propriété sont reconnus ou non à telle ou telle catégorie
d'investisseur, suivant que la norme technique incorpore ou non les savoir-faire d'un industriel donné,
l'instauration de la règle va consacrer des droits patrimoniaux à partir desquels s'organiseront les futures
transactions. S'il peut y avoir consensus sur la nécessité d'implémenter une règle commune, car elle va
améliorer l'efficacité a posteriori, son contenu (en partie arbitraire) peut influencer le bien-être des par-
ties au moment où elle est établie. Concrètement, l'implémentation de la règle peut se traduire par une
répartition inégalitaire des coûts ou des bénéfices. Certains agents seront alors conduits à refuser l'accord
bénéfique sur le plan collectif.
En ce domaine aussi, les exemples sont nombreux. Pour revenir à l'histoire récente, l'émergence de mar-
chés électroniques a souvent échoué faute d'accord entre participants potentiels. Suivant la manière dont
on organise les échanges d'information, on consolide ou on remet en cause des avantages informationnels
pré-existants et les rentes qui y sont associées. Ainsi, un marché où la règle est que des clients anonymes
envoient des " demandes de cotation " à des fournisseurs non informés de l'identité et du comportement
de leurs concurrents ne consacre pas du tout les mêmes droits de base qu'un marché où ce sont les con-