Le Petit Chaperon rouge A. Eléments de contextualisation et d’histoire littéraire a. La place des contes dans la littérature de la fin du XVIIe siècle Le « conte de fées » est à la mode à la fin du XVIIe siècle. Charles Perrault (1628-1703) en est l’auteur le plus célèbre. Il écrit des contes en vers en 1694, puis en 1697, et en prose cette fois, des Histoires ou Contes du temps passé, également connus sous le titre de Contes de ma mère l’Oye. Beaucoup d’entre eux sont restés célèbres, comme La Belle au bois dormant, Le Petit chaperon rouge, La Barbe-bleue, Cendrillon ou La Petite pantoufle de vair… B. La Querelle des Anciens et des Modernes Perrault est aussi très célèbre pour avoir pris part à une dispute littéraire qui oppose, à la fin du XVIIe siècle les Classiques (La Fontaine, Boileau) aux Modernes (Perrault). Pour les Classiques, il ne peut y avoir de littérature valable sans imitation des Anciens, c’est-à-dire des auteurs de l’Antiquité. Pour eux, le XVIIe siècle devait forger sa civilisation et son art en regardant en arrière, en revenant aux sources (antiques et judéo-chrétiennes). Pour les Modernes au contraire, l’histoire est marquée par un progrès : les Anciens sont inférieurs parce que primitifs, et les Modernes supérieurs parce que tout a progressé : la société est de plus en plus raffinée, les sciences et les techniques font des pas de géant, la raison pénètre toutes choses… Il est donc évident que la littérature moderne, qui puise son inspiration dans le fond national, est supérieure à celle des Anciens. La culture antique n’est qu’une étape de l’histoire, qui doit être dépassée, et non une valeur absolue. B. Eléments de commentaire I. Le monde du conte 1. Un univers archaïque Fidèle aux préceptes des Modernes, Perrault choisit le sujet de son conte non dans l’Antiquité, mais dans la culture populaire. Il existe en effet de nombreuses versions de cette histoire dans le folklore français (cf. annexe). La peur du loup est très forte dans les campagnes au XVIIe. De plus, l’organisation de l’espace (villages séparés par une forêt profonde, moulin), la faune et la flore (« noisettes », « petites fleurs », « papillons »), les habitudes alimentaires (« galette », et « pot de beurre ») rappellent tout à fait le monde rural, ou du moins les clichés qui circulent sur lui dans l’univers urbain. N’oublions pas que Perrault écrit à Paris pour un public parisien, friand de ces histoires populaires… Il faut noter aussi les archaïsmes linguistiques. Le plus célèbre est la formule « Tire la bobinette et la chevillette cherra », qui a le même pouvoir magique que le fameux « Sésame ouvretoi ». On note l’archaïsme de « cherra », futur du verbe « choir », remplacé par « choira » au XVIIe siècle, et les effets de répétition sonore. 2. Le merveilleux Le monde des contes est marqué par la présence du merveilleux. On appelle « merveilleux » le recours au surnaturel, ou tout simplement le non-naturel, dans un univers qui ne le met pas en question. Ainsi, le loup parle sans que la petite fille en soit surprise. La Mère-grand ne doute pas de l’identité du Loup déguisé en Petit chaperon rouge, de même que la petite fille ne remarque pas que sa Mère-grand est un loup déguisé… 3. Techniques narratives Un conte est un récit parfaitement clos. On retrouve la situation initiale, l’élément perturbateur et la situation finale. On relève les temps du récit (imparfait, passé simple, relayés par du présent de narration). La technique narrative la plus caractéristique du conte est la répétition des situations et des formules (à relever), ainsi que l’extrême simplicité du style et du lexique, qui donne au récit un tour enfantin. Il est évident que le conte renvoie au monde de l’enfance. Pourtant, Perrault écrit pour un public adulte. Beaucoup d’énigmes subsistent à propos des contes : s’agit-il d’une récupération ou de la promotion de toute une tradition orale et populaire accédant à la dignité et à la pérennité de l’œuvre écrite ? d’histoires édifiantes pour enfants ou de contes mondains pour adultes ? leur fonction est-elle pédagogique ou ludique, leurs intentions didactiques ou esthétiques ? leur art est-il naïf ou savamment concerté ? Sans prétendre répondre à toutes ces questions, nous allons simplement essayer de réfléchir à la portée argumentative de ce conte. II. Une argumentation indirecte ? 1. Une problématique lecture allégorique Le conte se présente comme un apologue : un récit est suivi d’une « moralité » qui en donne les clés d’interprétation. D’ordinaire, la moralité de l’apologue, qu’elle soit explicite ou implicite, permet la lecture allégorique du corps de l’apologue, c’est-à-dire du récit : au sens littéral se superpose un autre sens, caché sous le sens littéral, mais accessible grâce à des indices disposés dans le texte. Ici la moralité est déconcertante, puisqu’elle se contente de généraliser l’anecdote rapportée dans le récit : la jeune fille reste une jeune fille et le loup un loup… La transposition reste implicite. On peut néanmoins considérer dans un premier temps que le vers « font très mal d’écouter toutes sortes de gens » est la morale du conte. Il s’agirait d’un enseignement à l’usage des enfants, et tout particulièrement des filles : il ne faut pas écouter les inconnus sur son chemin. Mais le danger que l’on encourt n’est pas explicité, puisque Perrault continue ainsi : « et que ce n’est pas chose étrange // s’il en est tant que le loup mange ». Sans doute faut-il considérer que l’allégorie n’est pas totalement explicitée, car la vérité de ce conte ne peut être exposée à un enfant sans détour. (les parents aujourd’hui ont toujours recours au mêmes détours : il paraît assez inconcevable d’expliquer à une petite fille de cinq ans « ne réponds pas aux inconnus, ils risquent de te violer, te torturer et t’assassiner »…) 2. Un univers symbolique : l’apport de la psychanalyse Le véritable enseignement de la fable resterait donc sous forme implicite pour les enfants. Mais cet enseignement est facile à déchiffrer pour un adulte. Le verbe « manger » est de toute évidence une métaphore pour l’acte sexuel. Les jeunes filles « belles, bien faites, et gentilles » risquent fort de perdre leur virginité si elles se laissent suivre par les jeunes « loups » un peu trop séduisants… Il y a donc un enseignement moral très fort, qui condamne les séducteurs de demoiselles de bonne famille, et ces mêmes demoiselles, dépucelées avant le mariage… Deux sens se dessinent ainsi : – un enseignement purement moral, à l'usage des jeunes filles qui doivent se garder vierges avant le mariage, – une mise en garde plus générale, adressée aux petits enfants, à l'encontre des inconnus. Un troisième sens peut être donné au conte, mais attention : ce n'est pas un sens auquel Perrault a pensé en rédigeant son conte ! La psychanalyse, discipline créée par Freud, qui s’intéresse à l’univers des fantasmes et de l’inconscient, s’est penchée sur les contes de fées. Elle voit dans le conte la réalisation de puissants fantasmes sous une forme transposée et imaginaire. On pourrait alors voir dans Le Petit chaperon rouge la transposition des désirs refoulés des jeunes adolescentes découvrant la sexualité. Plusieurs questions restent en effet sans réponse si l’on se contente de l’enseignement moral énoncé plus haut : pourquoi n’y a-t-il pas d’homme dans la famille du Petit Chaperon rouge ? Les seuls hommes évoqués sont les « bûcherons » (métier viril par excellence), et ils ont le pouvoir, par leur seule présence, d’empêcher la séduction. Le loup ne serait-il pas une transposition du père, dans un scénario oedipien ? Cela expliquerait le nécessaire meurtre de la mère (ou de la mère-grand) pour que s’accomplisse le fantasme. Cf. la version populaire du conte, ou le Petit Chaperon mange la chair et boit le sang de sa grand-mère, sans le savoir, comme Œdipe tuant son père sans connaître son identité. On peut noter également l’extraordinaire séduction que constitue la taille des membres de sa « grand-mère » sur le Petit Chaperon rouge… Celle-ci est-elle vraiment dupe ? Peut-elle l’être ? De là à conclure que la petite fille désire être mangée, il n’y a qu’un pas… que le conte ne franchit pas : la censure du « surmoi » freudien, personnalité consciente et sociale, intervient pour rappeler qu’un tel acte est interdit et monstrueux. On peut souligner avant de conclure que « chaperon » prend un nouveau sens à partir des années 1690, il désigne en effet une personne chargée d’accompagner une jeune fille par souci de convenance…