cinq autres tomes devaient suivre. Et lorsque le dernier volume sortit des presses, en 1790, la
Révolution française avait déjà commencé *. Pourquoi rapprocher un événement aussi célèbre que
la Révolution française et cet obscur ouvrage? La raison en est simple. L'ouvrage de Frank est le
premier grand programme systématique de santé publique pour l'État moderne. Il indique avec un
luxe de détails ce que doit faire une administration pour garantir le ravitaillement général, un
logement décent, la santé publique, sans oublier les institutions médicales nécessaires à la bonne
santé de la population, bref, pour protéger la vie des individus. À travers ce livre, nous pouvons voir
que le souci de la vie individuelle devient à cette époque un devoir pour l'État.
A la même époque, la Révolution française donne le signal des grandes guerres nationales de notre
temps, qui mettent en jeu des armées nationales et s'achèvent, ou trouvent leur apogée, dans
d'immenses boucheries collectives. On peut observer, je crois, un phénomène semblable au cours de
la Seconde Guerre mondiale. On aurait peine à trouver dans toute l'histoire boucherie comparable à
celle de la Seconde Guerre mondiale, et c'est précisément à cette période, à cette époque que furent
mis en chantier les grands programmes de protection sociale, de santé publique et d'assistance
médicale. C'est à cette même époque que fut, sinon conçu, du moins publié le plan Beveridge. On
pourrait résumer par un slogan cette coïncidence: Allez donc vous faire massacrer, nous vous
promettons une vie longue et agréable. L'assurance-vie va de pair avec un ordre de mort.
La coexistence, au sein des structures politiques, d'énormes machines de destruction et d'institutions
dévouées à la protection de la vie individuelle est une chose déroutante qui mérite quelque
investigation. C'est l'une des antinomies centrales de notre raison politique. Et c'est sur cette
antinomie de notre rationalité politique que je voudrais me pencher. Non que les boucheries
collectives soient l'effet, le résultat ou la conséquence logique de notre rationalité, ni que l'État ait
l'obligation de prendre soin des individus, puisqu'il a le droit de tuer des millions de personnes. Pas
plus que je n'entends nier que les boucheries collectives ou la protection sociale aient leurs
explications économiques ou leurs motivations affectives.
Que l'on me pardonne de revenir au même point: nous sommes des êtres pensants.
Autrement dit, que nous tuions ou soyons tués,
* Frank (J. P.), System einer vollständigen Medicinischen Polizey, Mannheim, C.F.
Schwann, 1780-1790, 4 vol.
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que nous fassions la guerre ou que nous demandions une aide en tant que chômeurs, que nous
votions pour ou contre un gouvernement qui ampute le budget de la Sécurité sociale et accroît les
dépenses militaires, nous n'en sommes pas moins des êtres pensants, et nous faisons tout cela au
nom, certes, de règles de conduite universelles, mais aussi en vertu d'une rationalité historique bien
précise. C'est cette rationalité, ainsi que le jeu de la mort et de la vie dont elle définit le cadre, que je
voudrais étudier dans une perspective historique. Ce type de rationalité, qui constitue l'un des traits
essentiels de la rationalité politique moderne, s'est développé aux XVIIe et XVIIIe siècles au travers
de l'idée générale de «raison d'État» ainsi que d'un ensemble bien spécifique de techniques de
gouvernement que l'on appelait à cette époque, en un sens très particulier, la police.
Commençons par la «raison d'État». Je rappellerai succinctement un petit nombre de définitions
empruntées à des auteurs italiens et allemands. À la fin du XVIe siècle, un juriste italien, Botero,
donne cette définition de la raison d'État: «Une connaissance parfaite des moyens à travers lesquels
les États se forment, se renforcent, durent et croissent *.» Un autre Italien, Palazzo, écrit au début
du XVIIe siècle (Discours du gouvernement et de la véritable raison d'État, 1606) ** : «Une raison
d'État est une méthode ou un art nous permettant de découvrir comment faire régner l'ordre ou la
paix au sein de la République.» Et Chemnitz, auteur allemand du milieu du XVIIe siècle (De ratione
Status, 1647) ***, donne, quant à lui, cette définition: «Certaine considération politique nécessaire
pour toutes les affaires publiques, conseils et projets, dont le seul but est la préservation, l'expansion