L’ordination des bonzes Laotiens Par Phay SIRISOMBATH 1 Vendredi, le 1er juin 2012 Bibliographie sommaire (en français) : - Marcel Zago, Rites et cérémonies en milieu bouddhiste lao, thèse de doctorat en missiologie soutenue à l’Université grégorienne de Rome en 1972, 407 p. Traduit en français par P. Nogaret (http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhr_00351423_1974_num_185_2_10177) Georges Condominas, Notes sur le bouddhisme populaire en milieu rural Lao, Archives des sciences sociales des religions, 1968 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/assr_0003-9659_1968_num_25_1_2021). Du même auteur, Le Bouddhisme du village, Editions des Cahiers de France - ISSN : 0858-1665 Catherine Baix, Un monastère bouddhiste lao dans la banlieue de Paris, Revue d’ethnologie de l’Europe TERRAIN , n° 7, octobre 1986, http://terrain.revues.org/2912 Plusieurs sites d’internet donnent aussi quelques renseignements sur le bouddhisme laotien ; en particulier le site http://www.luangprabang-laos.com/Principes-du-Bouddhisme.html INTRODUCTION Au Laos, l’ordination de bonze (pour devenir « Phikkhu ») 2, quel que soit le degré de sa hiérarchie dans la pagode, est un heureux événement pour la pagode, le village (ou le quartier si on est dans la ville), la famille et le bonze lui-même. Elle est aussi considérée comme un devoir, familial avant tout et personnel ensuite. Un devoir familial Dans toute famille laotienne, quel que soit le nombre des membres composants, un enfant mâle au moins (s’il y en a bien sûr) est appelé à être, au nom des autres, ordonné « bonze » au moins une fois dans la vie même pour une très courte durée (minimum 3 à 7 jours) en reconnaissance des parents qui leur ont donné naissance et qui les ont élevés. D’après la croyance bouddhique laotienne, la meilleure mort sera le « Nirvana » (la non-renaissance) et non pas le « Samsara » (la réincarnation) qui punira infernalement et interminablement l’homme. Si par hasard, on est « rené » et on n’est pas capable d’accomplir les bonnes actions de « Kamma » 3, on risquera encore de subir perpétuellement le « Samsara ». 1 Phay SIRISOMBATH a écrit cet article en vue de le dédier à un jeune Laotien Anthony TANOVANH qui a le courage de se faire ordonner bonze à Wat SIMOUNGKHOUNE de SOUFFELWEYRSHEIM (67460-FRANCE – à côté de Strasbourg), le samedi 08 juin 2012 à 09h00. Lui-même a été ordonné bonze deux fois au Laos, chacune de 15 jours, à Wat Hosieng de Luang Phrabang, en 1963, après le BEPC et en 1966, après le Bac, toute juste avant de venir en France pour poursuivre ses études supérieures. Cet article sera publié prochainement sur le site d’internet « PHINONGLAO » : http://phinonglao.free.fr 2 Au Laos, l’ordination n’intéresse qu’aux hommes. A l’origine, Bouddha n’avait pas écarté cette possibilité aux femmes pour devenir « phikkhuni »., cf. Bhikkhu, http://fr.wikipedia.org/wiki/Bhikkhu 3 Le « Karma » (terme en « sanscrit », « Kamma » en lao) est la base du bouddhisme (comme aussi l’hindouisme). Littéralement le mot veut dire « l’action ». Selon le bouddhisme laotien (tout au moins tel que j’ai compris) tout homme doit subir le « Kamma », c’est-à-dire « doit agir » selon la « loi bouddhique de cause à effet ». Les bonnes actions mènent l’homme au « Nirvana » (littéralement « non-naissance » c’est-à-dire le paradis ou « Savanh » en lao), et les mauvaises au « Samsara » (la réincarnation ou « Nahok » en lao). Bouddha préconisait aussi la maîtrise de la cause (maîtrise de soi) et la non violence (« ahimsa »), ce qui veut dire qu’il condamnait les principes machiaveliens, tels que « tous les moyens sont bons » ou « seul compte le résultat ». D’après la foi bouddhique lao : les bonnes causes produisent les bons effets (le « boun ») les mauvaises causes, les mauvais effets (le « bab ») ; si on subit le « Samsara », le « bab » se transformera en « vèn » dans les nouvelles vies. Le « vèn » est donc considéré, au Laos, comme un fardeau que l’on porte en provenance de ses vies antérieures. Toujours dans le cadre du « samsara », un autre élément joue aussi un rôle très important dans l’esprit des bouddhistes laotiens : c’est le «xata » (le destin ) 2 Pourtant Bouddha est « re-né » par le « Samsara » comme tous les humains sur terre (comme tous les communs des mortels), mais comment a-t-il pu réussir à atteindre le « Nirvana » ? Parce qu’il a pu accomplir les bonnes actions du « Kamma » grâce non pas aux moyens dont disposaient ses parents-rois, mais aux sacrifices personnels qu’il a faits au cours de sa vie, à savoir : vivre en « consacré ». Au Laos, un « bonze » est considéré comme un « consacré » ; il fait comme Bouddha, il suit sa voie et il se peut qu’il puisse devenir Bouddha, donc atteindre le Nirvana. C’est dans cette optique que les Laotiens croient qu’un « fils bonze » pourrait (peut-être) emmener ses parents défunts au Nirvana. L’ORDINATION est ainsi devenue un devoir familial pour au moins l’un des enfants mâles de la famille. C’est aussi pour cette raison qu’à la mort des parents, les enfants qui conduisent leur corps au crématorium doivent nécessairement être ordonnés « bonzes » (avec les habits jaunes) ou tout au moins ordonnés « bonzillons » (habits blancs ; de même que pour toutes les filles). Un devoir personnel Dans le vieux temps, il n’existait guère, au Laos, des écoles permettant aux enfants d’apprendre à lire et écrire. Mais pour être bonzes, il faut être lettrés. Rares étaient ceux qui avaient rempli telles conditions. Ainsi on acceptait d’abord les « ordonnés-bonzes » analphabètes qui devraient être ensuite alphabétisés pour pouvoir enfin apprendre le « Thamma » (les enseignements du Bouddha) 4. De nos jours, on dit qu’on « se fait ordonner pour s’instruire, pour apprendre » (« bouat pheua ham pheua hiène »). D’autre part, accepter d’être bonze au Laos c’est aussi accepter de « s’adapter » à l’évolution constante de la vie conformément à la « loi bouddhique d’évolution ». En laotien, « bouat thay Khab thay kheua », qui veut dire « être bonze pour changer de peau, changer d’habitude », c’est se préparer à affronter les nouveaux défis de la vie en mutation constante. Ainsi les collégiens prennent le froc pour affronter les épreuves du BEPC, les lycéens, celles du Bac, le futur marié, celles du ménage … Pour bien comprendre l’ordination laotienne, il conviendra de savoir comment s’organisent les bonzes laotiens (I), puis nous verrons la cérémonie d’ordination proprement dite (II). I- Hiérarchie des bonzes au Laos Il existe trois niveaux dans la hiérarchie des bonzes laotiens (« Ghrouba », mot pâli « Gourou » qui veut dire « Maître » ; au Laos on les appelle plus couramment les « Song » - du Pâli « sangha » = pratiquants du bouddhisme). N’importe qui (Laotien ou étranger) peut demander à être « Ghrouba » et peut s’en retirer à volonté à condition d’avoir reçu la bénédiction des supérieurs d’un ou de plusieurs pagodes [selon les modalités strictes prévues dans le « Sangha Vinai » (discipline des bonzes)]. Quant aux « Maha » 4 C’est ainsi qu’au Laos, les pagodes constituaient les premières écoles publiques. Quant au « Thamma » (« dharma » en sanscrit), c’est l’équivalent à la bible chez les chrétiens. Mais les bouddhistes laotiens le considèrent comme un « 2è dieu protecteur » après Bouddha (le 1er) et avant les Bonzes (les 3è). D’où leur juron « Phoutho, Thamma, Sangho » qui est l’équivalent de « Oh Mon Dieu » français ou « Oh My God » anglo-américain. 3 (bonzes qui ont suivi les études théologiques), ils ne forment pas une hiérarchie à part même s’ils sont appelés par leur titre honorifique de Maha 5. Du bas en haut : - Le 1er degré est composé de « Samanéne » (« samanera » en pâli, ou « Choua » en lao) dont l’ordination est liée « au savoir par cœur » des 10 commandements quotidiens bouddhiques (règles disciplinaires du code monastique) et célébrée par au moins 3 bonzes supérieurs. De nos jours, il est permis au postulant de lire le texte au moment de l’ordination (au lieu de réciter par cœur). L’âge importe peu, mais 10 ans au moins est souvent exigé. Les illettrés peuvent être également « Choua » sans condition quelconque. Mais leur ordination n'est pas immédiate, car ils ne sont pas capables de lire le texte des leçons exigées. Ils deviennent d'abord novices (« sanghali ») participant à toutes les prières quotidiennes jusqu’à ce qu’ils retiennent par cœur ces leçons. Cependant une fois ordonnés ils sont dans l’obligation de suivre les cours d’alphabétisation. Leur retour à la vie civile a le mérite d’avoir le titre de « Xieng » (chef). - Le 2è degré (composé de « Sathou », « sadhu » en sanscrit qui veut dire homme saint) peut être atteint par la ré-ordination des « Choua », une fois majeurs et jugés « aptes » ou par l’ordination de nouveaux jeunes ayant atteint la « maturité » (en principe ce sont les éduqués – niveau BEPC – ou de plus de 16 ans et jugés suffisamment « murs » par les bonzes supérieurs) à condition de connaître et respecter les 227 règles disciplinaires du code monastique. Une fois ordonnés ou ré-ordonnés par au moins 5 bonzes supérieurs, ils portent le titre de « Sathou ». A leur vie civile, ils sont appelés « Thid » (« athid » = grand chef). - Le 3è degré se compose des « Phra Achane » 6 qui sont les supérieurs bouddhiques Lao. Leur rang est strictement basé sur l’ancienneté monastique, calculée en fonction du nombre réel des exercices pratiques des « Phansa » 7. C’est toujours le doyen des « Phansa » qui gère la pagode et préside toutes les cérémonies religieuses 8. 5 Au Laos il y avait même des Maha ayant obtenu le grade de docteur en Inde. « Phra Achane » veut dire « bonze professeur ». Mais le mot « Achane » ou son diminutif « Chane » tout court (professeur) est aussi un titre acquis pour toute la vie même au retour à la vie civile ; d’où cette distinction. 7 ou « Vassa » qui veut dire carêmes bouddhiques et qui dure 3 mois par an (entre le 9è et le 11è mois). 8 Dans toute réunion, les bonzes présents – qui ne se sont pas connus - doivent se décliner leur situation monastique afin de savoir qui est le doyen des « Phansa » pour la présider. 6 4 L’ordination des « Achane » exige la présence de 10 moines supérieurs 9 et le postulant peut être les anciens « Sathou » (2è degré) ou les anciens « Xieng » (les « Choua » du 1er degré devenus civils) ou les simples civils qui sont jugés aptes mais qui doivent savoir par cœur ou tout au moins bien comprendre les 227 commandements précités. II- L’ordination laotienne proprement dite L’ordination des jeunes moines est, au Laos, une vraie fête familiale. Le postulant doit se préparer sérieusement avant d’affronter les dures épreuves pendant son séjour à la pagode. Il doit apprendre par cœur (ou savoir lire le texte de « thamma ») toutes les leçons religieuses exigées, s’habituer à respecter strictement la hiérarchie, à se lever tôt le matin (à 4h00 en principe), à dormir à l’heure fixe après la prière du soir, à ne manger que deux fois par jour (le matin et l’avant-midi), à ne plus boire autre chose que de l’eau ordinaire, à ne plus chanter en dehors des chants religieux et ne plus danser, à marcher tôt le matin à pieds nus dans les rues caillouteuses mal goudronnées pour la quête des aumônes (« Tak Bad »), à travailler collectivement sur le plan spirituel, physique et manuel, et surtout, ce qui est encore plus dur, à s’asseoir, pendant des heures, agenouillé ou à jambes tordues ... Il doit aussi suivre plusieurs fois les prières matinales et nocturnes et messes diverses en tant que « sanghali » pour bien connaître et apprécier leur déroulement. Accompagné par des parents, il doit enfin rencontrer à maintes reprises les bonzes pour savoir s’il peut être apte à accomplir la mission cultuelle, puis fixer avec eux la date d’ordination et le programme précis du déroulement de la cérémonie. Le faire-part doit être aussi diffusé à temps pour que les amis et les voisins prennent leur précaution. Quand le jour arrive, la famille part très tôt à la pagode pour préparer le local, le repas et les offrandes. Lorsque la logistique est installée, elle retourne à la maison pour régler les derniers détails de la cérémonie et pour vérifier si tout est bien en ordre, si son fils postulant moine respecte bien les règles de l’art en matière d’ordination, c’est-à-dire, s’il s’est fait raser correctement le crâne et le visage (y compris les 9 Dans la diaspora lao à l’étranger (comme en France), le nombre des bonzes supérieurs est limité, ce nombre exigé est difficile à rassembler et la règle s’assouplit en conséquence.. 5 sourcils), s’il s’est bien lavé, s’est bien habillé en blanc et a préparé son bagage pour passer désormais quelques temps en dehors de sa maison. Le cortège de la famille et des amis, munis d’offrandes diverses, se forme alors autour de lui et se dirige en procession à la pagode, accompagné en général d’un bruyant orchestre de musique traditionnelle composé de « Kong » (tambour) et de « Khène » (flûte laotienne). Avant d’y pénétrer, il faut faire, toujours bruyamment trois tours de pagode pour prévenir les bonzes de son arrivée et pour inviter toutes les divinités de l’univers à venir participer à cet heureux évènement. Puis, tout le monde rentre dans la grande salle de culte et se met en place, agenouillé face au grand Bouddha qui, de son imposante taille, domine tout le volume intérieur de la pièce. Le maître de la cérémonie souhaite la bienvenue à tous et demande au postulant de s’agenouiller devant les bonzes, assemblés en arc de cercle face à la foule et assis sur des coussins richement brodés. La cérémonie commence par une longue litanie bouddhique traditionnelle en pâli (et en sanscrit, rarement en Lao) des bonzes, certains des passages étant repris en chœur par les moines seuls, ou par les moines et les spectateurs (sans rien comprendre - bien sûr - comme les Français modernes en messe en latin), le tout fréquemment entrecoupé de « Sathou ! Sathou ! » (Amen ! Amen !) 10. Puis vient le moment où le postulant bonze quitte 10 Le mot laotien « Sathou » a plusieurs sens. Nous en voyons trois. i)- il désigne le rang des « Song » (« Sangha », c’est-à-dire des bonzes ; cf. supra, le 2è degré de la hiérarchie des bonzes) ; ii)- il constitue un « juron », très courant au Laos, que tout Laotien « bouddhiste » prononce chaque fois qu’il rencontre ou apprécie un évènement impromptu (ou un fait) favorable ou défavorable, ou bien chaque fois qu’il est surpris par un évènement semblable. Au lieu de jurer « phoutho, thammo, sangho » (les 3 dieux protecteurs : cf. supra, note 4), il jure « Sathou » en soulevant (parfois trois fois) les mains jointes sur le front ; on peut même dire que, en combinant les deux sens (i et ii), les Laotiens bouddhistes ont tendance à donner plus d’importance au « dieu protecteur vivant » (les « sangho ») qu’aux deux autres : « phoutho » (Bouddha), dieu protecteur défunt, et « thammo » (bible bouddhique), dieu protecteur « chose » (ou inanimé). Cette attitude sera encore confirmé par le 3è sens suivant (iii) ; iii)- il est enfin l’équivalent du mot « Amen » (« ainsi soit-il » ou « que Dieu le veut ») chez les chrétiens ; mais chez les bouddhistes Lao, le mot semble donner plus d’importance ou de préférence aux « bonzes » (« sathou » = dieux protecteurs vivants) comme nous venons de le dire ci-dessus ; on peut donc dire que, quand les spectateurs bouddhistes lao prononcent « Sathou ! Sathou ! » (parfois même 3 fois) après les bonzes, ils approuvent tout ce que viennent de dire les bonzes. Dans ce cas, « Sathou ! » peut être traduit « que les bonzes le veuillent ». NOTA : Le nouveau régime, établi en 1975, (de la « démocratie populaire révolutionnaire », c’est-à-dire communiste) avait proscrit le juron « Sathou » et l’avait remplacé par l’expression – plus longue et moins maniable « bounkhoun phak lè lat » (littéralement «la grâce du Parti et de l’Etat »). Mais pour ne pas heurter la sensibilité de la population, seuls les prisonniers de guerre (ceux qui ont été expédiés aux camps de concentration, les « Samanakone ») ont été rééduqués de ce nouveau langage. Depuis la chute du monde communiste, il semble que le gouvernement communiste a fait volte-face en recherchant à revaloriser le bouddhisme lao (à sa manière bien entendu) non seulement sur le territoire national mais aussi à l’extérieur en poussant les expatriés Lao (les naïfs, bien sûr) à « LIBERER » leurs pagodes du joug des « moines lao OBSCURENTISTES » (les « khouba ngom ngoay »). C’est ainsi que plusieurs WAT « libérés » (surtout en France) sont décorés de drapeaux révolutionnaires. 6 l’assemblée pour aller revêtir ses nouveaux atours jaunes de moine. Les choses sérieuses commencent ! Le néophyte revient prendre place, agenouillé sur son coussin devant le supérieur des bonzes, Celui-ci sort son « talaphat » (une sorte d’éventail) pour cacher son visage et démarre son interrogatoire. Les questions fusent et le postulant doit répondre du mieux qu’il peut. S’il n’y parvient pas, il faut qu’il répète les longues phrases en pâli (qu’il ne comprend rien) du bonze supérieur. La plupart du temps, le postulant est assez malmené même s’il a à sa disposition un bon manuel, mais encore faut-il trouver la bonne page … Déséquilibré non seulement par les questions difficiles mais aussi par le mal causé par la position de l’agenouillement inhabituel, il bafouille (certains tremblent même), transpire mais parvient toujours à s’en sortir au bout de quelques dizaines de minutes. C’est dur ! C’est long ! Mais c’est terminé ! Le nouveau bonze respire et tout le monde le salue chaleureusement sans pouvoir le toucher désormais, y compris sa propre maman. Paul SERY Docteur en droit Maître de Conférences de droit public à l’Université d’Auvergne (France) Ancien Avocat au Barreau de Clermont-Ferrand Vendredi, le 1er juin 2012