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Sartre, classique d'aujourd'hui
Emissions, expositions, colloques et articles en pagaille : la commémoration de la naissance du philosophe
est largement couverte par les médias. Mais l'image de Sartre écrivain ne prend-elle pas le pas sur celle
du penseur engagé ? Sartre est-il devenu un auteur classique ?
'exposition que la Bibliothèque nationale consacre à Jean-Paul Sartre
(1905-2005) pour célébrer le centenaire de sa naissance donne le ton :
plus que tout autre aspect de la personnalité du "petit homme", surnom
donné par ses amis de jeunesse, c'est la figure de l'écrivain qui est
mise en avant. La BNF a tenu à affirmer haut et fort que Sartre était et reste
avant tout un homme d'écriture, que seule la cécité naissante, à la fin de sa vie,
empêcha de continuer à noircir des pages. Est-ce qu'il ne s'avoue pas
graphomane lorsqu'il dit ne pas pouvoir "voir une feuille de papier blanc sans
avoir envie d'écrire quelque chose dessus" ? Certes, l'héritage de Sartre,
homme d'action et penseur, occupe encore la scène médiatique, mais c'est en
écrivain, en littérateur, qu'il est le plus présent pour nous.
"Je veux être Spinoza et Stendhal" disait Jean-Paul Sartre…
Mais lui-même souhaitait-il que l'on conserve de lui l'image d'un écrivain ?
Dans les années 30, les premiers essais d'écriture du jeune agrégé de
philosophie, empêtré dans un néoclassicisme à la Paul Valéry, sont trop
abstraits, trop froids… Sur les conseils de sa compagne, Simone de Beauvoir,
il décide de s'inspirer de la forme des romans noirs et des films policiers qu'ils affectionnent tous les deux à
l'époque, pour apprendre à tenir ses lecteurs en haleine. 'La Nausée', le succès critique, un Goncourt manqué de
peu et Sartre entre de plein pied dans le monde littéraire.
En 1964, il se payera même le luxe de refuser l'ultime consécration littéraire, le prix Nobel.
Les romans et les pièces de théâtre de Sartre sont bien plus que des fictions à thèse : elles
échappent à la simple illustration d'une pensée, fut-elle aussi célèbre que l'existentialisme.
Sa langue est belle, dense, précise. Il faut donc lui laisser la chance d'être littéraire, et
seulement littéraire. Les metteurs en scène d'aujourd'hui, qui montent volontiers ses pièces,
ne s'y sont pas trompés : aucun d'entre eux ne prend Sartre pour un philosophe qui écrit.
Les temps ne sont plus les mêmes et les intentions philosophiques ou politiques de l'auteur
sont désormais souvent caduques. Comme le souligne le metteur en scène Daniel
Mesguich, qui a monté 'Le Diable et le Bon Dieu' en 2001, "Sartre n'est plus notre
contemporain, c'est sa chance, et c'est la nôtre".
Peut-on encore être sartrien ?
Il ne faut donc pas faire passer son oeuvre de fiction au crible du temps présent. Qu'en est-il de ses écrits
philosophiques ? Peut-on encore être sartrien ? La question mérite d'être posée. Il y eu un temps où, en tant que
philosophe, l'on ne pouvait qu'être que "pro" ou "anti" Sartre : il était impératif de se positionner. Désormais,
dans le monde universitaire, Sartre, bien qu'il ne soit pas considéré comme un auteur subsidiaire, n'est plus une
référence absolue, incontournable ; il est en quelque sorte à la marge. Pire, le corpus sartrien est souvent
considéré par les chercheurs comme une référence théorique réservée aux lycéens. L'idolâtrie existentialiste
n'a plus la côte.
Evidemment tout cela tient beaucoup aux prises de position de l'homme. En effet, Sartre traîne la réputation de
s'être beaucoup trompé : son absence d'engagement durant la seconde guerre mondiale, son compagnonnage un
peu trop durable avec le parti communiste… Le monde littéraire et intellectuel n'a jamais fini de lui reprocher
ces choix. En outre, il a sans doute trop aimé la foule, trop parlé en son nom. Lassé par la philosophie spectacle,
le public assimile Sartre à ses successeurs, ceux que l'on a appelé les "nouveaux philosophes", comme André
Glucksman ou Bernard-Henri Lévy. L'exhibition de l'intelligence ne fait plus recette.
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Il est vrai que Sartre, toute sa vie ou presque, a occupé le devant de la scène. Incarnation
de l'intellectuel français aux yeux du monde, il a été desservi par les philosophes post-
sartriens qui sont tombés dans la caricature du verbiage stérile. Et on a parfois poussé le
bouchon très loin dans le domaine de la "sartrophobie" en transformant l'écrivain en
collaborateur, stalinien ou terroriste.
Malgré cela, l'aspiration à la liberté et le dynamisme qui émanait de lui continuent à
exercer une certaine séduction : Sartre arrive en 96ème position du classement des
personnalités préférées des Français…96 sur 100, ce n'est pas terrible, mais ça n'est déjà
pas si mal ! Il serait intéressant de demander aux Français "représentatifs" qui ont été
interrogés pour cette enquête ce qu'ils retiennent de Sartre, et pourquoi il a été choisi. A
coup sûr, ils évoqueront Sartre l'écrivain. Il est sans doute aussi ressenti comme le
représentant d'une jeunesse disparue, intelligente et inspirée, qui aimait le jazz et les polars autant que la
contestation. Les grincheux diront que son oeuvre est un peu datée… Mais comme le souligne encore Daniel
Mesguich dans les colonnes du 'Monde', "Marivaux aussi, c'est un peu daté"…ce qui n'empêche pas que ce
dernier soit un dramaturge parmi les plus joués.
"Pourquoi veut-on que le vivant s'occupe de fixer les traits du mort qu'il sera ?" demandait Jean-Paul
Sartre…
Interdit-on la postérité aux auteurs sous prétexte que leurs textes ne sont pas
purement universels ? Certainement pas, et ce serait bien injuste de se priver de
Sartre. Son oeuvre appartient à l'histoire de la philosophie, à celle de la littérature,
lui-même appartient à l'histoire tout court. Etre un classique n'est pas une tare.
Sartre n'est pas notre contemporain, et paradoxalement, c'est ce pourquoi on doit
encore le lire. La conclusion la plus pertinente est sans doute celle du philosophe
Gilles Deleuze. En 1977, il écrivait : "C'est stupide de se demander si Sartre est le
début ou la fin de quelque chose. Comme toutes les choses et les gens créateurs, il
est au milieu, il pousse par le milieu". A méditer…
Anne-Claire Jucobin pour Evene.fr - Avril 2005
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