Nouveaux formats et échanges radiophoniques - Hal-SHS

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Cécile Méadel, « Nouveaux formats et échanges radiophoniques », In
Fabrice d’Almeida (dir.), La question médiatique. Les enjeux historiques et
sociaux de la critique des médias.
Paris, éditions Seli Arslan, 1997, pp 115-126
NOUVEAUX FORMATS
ET ECHANGES RADIOPHONIQUES
Face à la question posée par cet ouvrage “quels enjeux pour la critique des
médias ?”, le cas des radios privées paraissait exemplaire. Leur critique en
effet aisée. Pour beaucoup, la cause est entendue : les nouvelles radios, nées
de la libéralisation des ondes, dans la mouvance des mouvements des
années 70 ont gâché les objectifs de communication sociale et d’expression
locale qui leurs étaient assignés. Certes le paysage radiophonique s’est
considérablement transformé en moins de vingt ans, la petite dizaine de
stations audibles en France a été multipliée par 200, de nouveaux formats se
sont développés, des communautés religieuses, nationales, régionales ont
accès librement au micro.
Ces radios ne sont pas devenus des instruments aux mains d’un pouvoir
politique, mais, loin des craintes d’anarchie sociale qu’elles avaient suscitées,
elles sont au contraire rentrées pour la plupart dans un modèle
d’organisation économique qui en fait des entreprises comme les autres. Les
dysfonctionnements sont nombreux (je parle toujours au nom de cette
critique collective -probablement un peu projective- qui s’exprime dans les
médias eux-mêmes), les dysfonctionnements sont donc nombreux :
différends entre les réseaux, querelles des associations mariées souvent sans
amour dans une fréquence commune, rachats nombreux des indépendantes
par les grandes stations nationales, dérapages non contrôlés des propos,
inintérêt des programmes, vente à l’encan des fréquences… la liste est
longue.
Je voudrais d’abord m’arrêter sur les éléments qui viennent nourrir cette
critique en donnant quelques éléments sur l’organisation présente des radios
privées puis ensuite essayer de comprendre les préalables sur lesquels
reposent cette rhétorique critique, sur laquelle il me semble que les sciences
sociales doivent s’interroger.
I - UNE HISTOIRE INSCRITE DANS LES MOUVEMENTS SOCIAUX
La cause semble entendue : au regard de leurs dernières transformations,
les radios privées maintiennent avec peine l’idéal de communication locale,
communautaire, culturelle. Cet idéal n’est pas une projection, c’est celui qui
était assigné aux radios privées au moment de leur création.
Revenons-y rapidement. Des centaines de radios libres se mettent en place
après 1977. Elles sont au carrefour de deux mouvements : le développement
de l'audiovisuel (vidéo légère, diaporama, magnétoscopes…) et les
aspirations à la "communication sociale" portée par l'écologie, le féminisme,
les gauchismes, tous ces mouvements qu'on englobe sous le terme "postsoixante-huitards"1. Le refus d'être un utilisateur "passif et manipulé", selon
le procès fait aux médias traditionnels, unit les prosélytes avides de se
construire un espace réservé et les ludiques passionnés de radiophonie ; du
lycéen qui fait sa radio tout seul dans sa chambre de bonne au maire
giscardien de Montpellier, tous font "de la radio comme d'autres de la
confiture2", à tâtons, sans recettes, avec des moyens artisanaux et des
bénévoles. C'est le temps du bricolage et des expériences.
Du côté des politiques, les ambitions sont également très grandes3.
Rappelons seulement les mots de Georges Fillioud, en réponse à une
question orale du centriste Jean Cluzel sur la politique audiovisuelle, précise,
définissant ainsi ce qu’il en attendait : «Une communication sociale, de
proximité, au niveau de la ville moyenne, du quartier ou du canton,
1Cojean, Annick et Eskenazi, Frank, FM
la folle histoire des radios libres, Paris, Grasset,
1986 et Thierry Bombled, Devine qui vient parler ce soir ? Petite histoire des radios libres, Paris,
Syros, 1981,175 p.
2 Daniel Populus, “Libres antennes, écrans sauvages”, Autrement, n°17, février 1979. Voir
aussi Prot, Robert, Des radios pour se parler. Les radios locales en France., Paris, La
documentation française, 1985, 141 p.
3 Du point de vue politique, l’histoire de ces premières années est analysée par
Chauveau, Agnès, L'audiovisuel en liberté ? Histoire de la Haute Autorité, Paris, Presses de
Sciences Po, 1997, 543 p. Voir le chapitre 11 de Jeanneney, Jean-Noël, Une histoire des médias
des origines à nos jours., Paris, Seuil, 1996, 374 p.
C. Méadel.
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d'inspiration communautaire ou associative sans but mercantile»4. On sait
que la volonté de chasser la publicité des ondes radiophoniques n’a tenu que
le temps qu’elles inventent mille façons de détourner la loi (par la publicité
clandestine ou autres) et que dès 1984, les radios sont autorisées, sous
quelques réserves à passer des messages publicitaires. A la fin de 1984, plus
de huit cents radios étaient autorisées sans compter les nouveaux projets qui
ne cessaient d'affluer. Le temps des pirates est terminé ; commence la longue
marche vers le commerce dans les deux sens du mot : commerce des objets,
vers la maturité économique et commerce des hommes avec l'extension de la
sociabilité hors du cercle restreint des initiés.
La publicité interdite, les radios doivent trouver les moyens de vivre. Le
bénévolat commence à s'user, on s'aperçoit qu'il faut de l'argent pour vivre
et pour nourrir les 84 heures hebdomadaires qui, selon la loi, doivent être
diffusées au minimum pour conserver une antenne. Pendant trois ans, les
radios vivent de subventions ou de petites combines, sponsoring déguisé,
publi-reportage masqué, inféodation à une association, un parti, un journal,
une municipalité…, vente de temps d'antenne et même, bravant
ouvertement la loi, messages de publicité. La périradiophonie remplit elle
aussi les caisses en envoyant des journalistes couvrir des événements
commerciaux, en produisant disques et cassettes, en organisant des
spectacles. La loi autorise la diffusion de 20% de programmes non produits
par la station et par cette brèche, s'engouffrent les agences de produits
radiophoniques gratuits pour les stations mais payées par un producteur de
film, une agence de voyage, un industriel. Même ceux qui s'étaient le plus
opposés à la publicité, les quotidiens régionaux, sont obligés de reconnaître
que "la loi interdisant la publicité sur les ondes a été faite par des naïfs à
l'usage des malins"5. La loi de 1986, plus pragmatique, autorise les réseaux
qui ne l'avaient pas attendue pour exister, et redéfinit la liste des stations
autorisées.
Face à la pression très forte d’entrepreneurs de la radio, le pouvoir
politique a globalement persisté, avec des fortunes et des moyens divers,
depuis cette période dans la volonté de maintenir une certaine diversité du
paysage radiophonique, dans sa composante à la fois locale et associative. Le
modèle français traditionnel d’une régulation de l’audiovisuel incluant la
coexistence d’un double secteur (né à la fin des années 20) persiste en
4 Assemblée nationale, 16 juin 1981
5 Roger Bouzinac, président de la Fédération nationale de la presse française. Voir
François Cazenave, Les radios libres, Paris, P.U.F., 1984, 2ème éd.
C. Méadel.
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définitive, faisant du monopole qui semblait si solide une simple parenthèse
dans notre histoire de la radio-télévision6.
Ainsi la loi du 30 septembre 1986 prévoit un fonds de soutien à
l’expression radiophonique chargée d’aider financièrement les radios dont
les ressources publicitaires représentent moins de 20% de leurs chiffres
d’affaires. Un décret ultérieur (9 novembre 1994) réserve la publicité locale
aux radios qui diffusent un programme local. En dépit de ces dispositions,
les quinze premières années de l’histoire des radios privées seront marquées
par un conflit permanent sur le degré de protection à accorder aux postes
non commerciaux et par le recul permanent de leurs prérogatives face aux
réseaux.
DES DIFFICULTES CROISSANTES DE FONCTIONNEMENT
Dans cette perspective de protéger toujours la communication associative
et sociale, le CSA a défini (lors du “fameux” communiqué 281, en novembre
1994) les cinq catégories de radios privées7, en fonction de leur rattachement
ou non à un réseau national et de la place qu’elles accordent à la publicité.
Or aujourd’hui, cette répartition suscite un profond malaise de nombreuses
radios, qui voudraient soit pouvoir changer de statut, soit que leur position
locale soit confirmée pour les aider à lutter contre la menace toujours
présente des réseaux.
Le mécontentement qui règne dans les radios privées et qui va contraindre
au printemps 1997 le gouvernement à réfléchir à une modification de la loi
sur l’audiovisuel a de multiples causes. Du côté des réseaux thématiques, les
principales chaînes cherchent à se construire une triple programmation pour
couvrir toutes les cibles mais elles doivent pour cela obtenir des fréquences
sur tout le territoire. Face aux trois formats radiophoniques différenciés que
proposent Europe8 et RTL9, NRJ qui a imposé son second format, Chérie FM,
peine à trouver des espaces pour Rires et Chansons.
6 parenthèse qui aura duré un peu plus d’une trentaine d’années.
7A : associatifs éligibles au fonds de soutien, B : locales indépendantes, C : locales
diffusant le programme d’un réseau thématique national, D : thématiques nationales (ce sont
les grands résaux, type NRJ…), E : Généralistes (RTL, Europe et RMC). Las radios de service
public formant une sixième catégorie qui ne relève pas des mêmes règles.
8 Europe 1 et 2, RFM
9Fun, RTL, RTL2. RMC a également trois réseaux : RMC, Nostalgie, Montmartre
C. Méadel.
4
Du côté des radio associatives ou indépendantes, la situation est difficile
pour une minorité significative. Si on prend comme références les 38 radios
de catégories A que compte la région parisienne (et qui représentent 40% des
radios privées existantes dans la circonscription) et les 30 de catégories B, on
constate qu’une majorité d’entre elles ont de sérieux problèmes financiers,
qui les rendent extrêmement vulnérables aux sollicitations des groupes
radiophoniques ou ne leur laissent plus que la possibilité d’être des “robinets
à musique”. Leurs situations sont certes très différentes. Entre les 25 millions
de francs de budget annuel de O’FM, la radio des Hauts de Seine (soutenu
par Charles Pasqua) et les trois cent mille francs de chiffre d’affaires de
Radio Pays qui soutient les langues minoritaires ou encore les cinquante
mille francs de budget de Radio Jean Vilar, du nom du même collège de la
banlieue parisienne, pour ne citer que des radios associatives (A), l’écart est
bien sûr immense mais il reflète bien la diversité des situations.
La situation est pour l’heure bloquée : un nombre élevé de radios est dans
une situation fragile du point de vue économique et humain, elles ne
peuvent pas adhérer à un programme type Rire et chansons (qui leur
apporterait des ressources) parce que cela entraînerait un changement
substantiel de leur programmation, non autorisé par leur cahier des charges.
Le gouvernement a figé la situation en prévoyant pour ne pas mettre en
situation difficile les entreprises radiophoniques que les autorisations
d’émettre seraient, sauf fautes graves, renouvelées automatiquement.
Certaines radios associatives ou locales, communautaires ou scolaires
manquent donc d’argent, elles sont obligées de sous-louer leurs heures
d’antenne à différents groupuscules, avec lesquels elles n’entretiennent
souvent qu’un rapport commercial ; leurs programmes en sortent appauvris,
elles n’exercent plus le rôle d’animation communautaire ou culturelle qu’on
attendait d’elles. Certains finissent même par fonctionner en circuit fermé de
producteurs et d’auditeurs, n’ayant plus besoin ni désir d’être écouté en
dehors d’un cercle d’initiés (comme cela est arrivé à la station Ici et
Maintenant qui fonctionnait sur le principe de la libre antenne en direct).
Voici donc, à très grands traits bien sûr, quelques éléments qui nourrissent la
critique sur la diversification du monde radiophonique.
DE LA DIVERSITE DES FORMATS A L’HOMOGENEITE DES
PROGRAMMES
C. Méadel.
5
Les autres critiques adressées à la bande FM portent sur ces programmes
qui ont tendance à s’homogénéiser, les émissions des différentes stations
seraient-elles construites sur un modèle de plus en plus semblables, la
prolifération des premières années cédant la place à une multiplication de
l’identique ?
Cette homogénéisation concerne plus particulièrement les réseaux
thématiques musicaux, sur lesquels je voudrais m’arrêter plus
spécifiquement, puisque c’est eux qui concentrent l’essentiel des critiques. Le
format musical qui s’est imposé dans les principales stations privées (hors
radios généralistes) a été conçu aux États-Unis de manière extrêmement
formalisée, au point qu’il peut être mis en œuvre au moyen de logiciels
vendus dans le commerce. Ce logiciel assemble une série de données sur la
notoriété des titres (de chanson, connue grâce aux hit-parades, aux ventes
des disques, aux choix des professionnels, en particulier pour les titres
anciens) et sur les choix de programmation spécifique à la station (les
tonalités musicales, les choix horaires, les cibles visées…).
Les règles en sont relativement simples (ce qui ne veut pas dire que
l’application le soit). Le programme est composé en quasi totalité de
musique avec intervention d’un animateur. Dans ce format, la règle
traditionnelle est que l’animateur n’a pas le droit de parler à blanc mais il
parle toujours sur un fond musical. L’animateur ne conçoit pas son
programme qui a été préparé par les services de la radio, il se contente de
réunir physiquement et d’assembler les différents éléments qui le
composent, c’est-à-dire la liste organisée des disques qu’il va passer entre
lesquelles viennent s’insérer les plages publicitaires, les quelques jeux souvent promotionnels - et les rares moments d’information. La play-list lui
indique l’espace qui lui est réservé. En effet comme il ne parle que sur les
parties musicales non chantées des disques, il est impératif qu’il sache s’il a
dix secondes devant lui ou trois. A la différence des radios généralistes, dans
ce format, l’animateur peut assurer trois, quatre voire cinq heures d’antenne,
sans technicien, seul à l’antenne.
Ces règles communes, ce choix des morceaux musicaux effectués à partir
des mêmes instruments de mesure produisent nécessairement une assez
grande homogénéité des stations. Or il est toujours important pour elle de se
différencier, ce qu’elles cherchent à faire de deux manières. La plus
importante, qui est aussi la plus coûteuse mais qui est considérée comme le
nerf de la guerre et aussi le tour de main propre de chaque réseau, c’est tout
le travail d’habillage de l’antenne. C’est l’insertion à tout moment, de notes,
C. Méadel.
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de jingles, de petites pièces musicales, chantées, parlées ou muettes. Les
jingles sont utilisés comme bornes de marquage dans l’inextricable
labyrinthe de la modulation de fréquence ; ils servent également à mettre du
liant entre les morceaux, à les rendre compatibles. C’est aussi un travail très
poussé sur le son, qui est traité pour lui donner une couleur, un volume
spécifique.
L’autre est plus récente et plus marginale. c’est la mise en valeur de
l’animateur. En règle générale, l’animateur du format musical est un
inconnu, qui n’est désigné que par son prénom, que les auditeurs finissent
par connaître s’ils écoutent régulièrement, mais que les radios s’efforcent de
rendre le plus transparent possible. Les choses ont un peu changé il y a
quelques années, avec la promotion d’émissions qui donnaient la parole aux
auditeurs (un peu plus longuement que pour un simple jeu) et qui par là
même donné plus d’espace aux animateurs. Je pense pas seulement aux
animateurs de Fun et de Skyrock et aux émissions pour adolescents qui leur
ont valu une certaine notoriété (mais à nombre de leurs prédécesseurs qui
ont joué sur le même registre. Dès le milieu des années 80, Skyrock s’essayait
par exemple aux émissions de vie privée et de rencontre, pour dire les choses
pudiquement… Cependant, il faut nuancer ce propos : ces émissions, même
si dans un certain nombre de cas, elles ont conquis une audience non
négligeable, ne sont pas programmées aux heures d’audience importante,
mais en fin de journée ; or même si la tendance est moins affirmée les
réseaux, c’est dans la journée, et essentiellement le matin, que se concentrent
les plus fort taux d’écoute.
Cette volonté de se distinguer, de se différencier des autres réseaux, tout
en conservant des principes de programmation similaire, a donc conduit à
amplifier la place d’un nombre -très réduit- d’animateurs, mais, ceux-ci étant
peu formés, passant d’un cadre d’une extrême rigidité à une liberté non
contrôlée ont conduit à des dérives, qui là encore ont nourri les critiques à
l’encontre de ces radios.
DISCOURS A LA DERIVE
A la différence des radios périphériques, les radios locales ont donné lieu à
des incidents relativement nombreux mettant en cause les propos tenues sur
leurs antennes. En janvier 1995, Skyrock est suspendu pendant une journée à
cause des propos imbéciles d’un animateur se félicitant de la mort d’un
policier. On se souvient également des émissions provocatrices d’autres
C. Méadel.
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stations, des discours pornographiques de Tabatha Cash sur Skyrock, de
cette émission de Fun Radio au cours de laquelle deux animateurs, un
quadragénaire qui assume le rôle de docteur et un “jeune” Difool parlent
avec des auditeurs en direct sur l’antenne d’amour et de sexe10.
Ces problèmes ne sont pas ailleurs pas spécifiques aux radios thématiques.
Sur quelques associatives, les lignes ouvertes, libres antennes et autres micro
libre rencontrent quelques difficultés lorsqu’ils se donnent pour seule
consigne le refus de toute censure préalable, quand la libre parole est
instituée au titre d’indépendance suprême, avec des animateurs parfois
dépourvus de toute formation, de tout apprentissage du micro. Les radios
tombent alors sous le coup de la loi, qui est bien mal armée pour intervenir.
Les propos racistes et antisémites fleurissent par exemple sur les ondes
d’une radio locale pionnière, Ici et Maintenant, qui fidèle à ses premières
exigences, refuse d’introduire la moindre censure dans les commentaires de
ses auditeurs et devient tribune de l’extrême droite et du racisme. Aussi mal
armée que la loi, elle ne parvient pas à imaginer de riposte à l’envahissement
de son antenne par une poignée d’extrémistes et de provocateurs.
Ces bavures sont les prurits les plus visibles de la maladie des ondes ; il en
est d’autres moins souvent évoqués et moins médiatisés : la voyance par
exemple qui fait vivre de très nombreuses radios locales aux prix d’un
matraquage des ondes et d’un rabattage des auditeurs-clients, les services
télématiques douteux (parfois à la limite de l’abus de confiance…), la vente
d’heures d’antenne à des groupements politiques étrangers non contrôlés
qui s’en font un haut-parleur (lors du conflit yougoslave par exemple).
DE LA SPECIFICITE DE LA COMMUNICATION RADIOPHONIQUE
Cependant cette rhétorique critique, si elle s’appuie sur des éléments
solides qui peuvent intéresser les acteurs politiques, repose sur des
préalables que les sciences sociales se doivent d’interroger. Elle présuppose
d’une part que les instruments de mesure (et en particulier les sondages)
sont une mesure valide de la réussite ou de l’échec des radios (et plus
10 Voir l’analyse de l’émission Lovin’fun et de son courrier in Sandrine Rui, « La foule
sentimentale. Récit médiatique, média et réflexivité », Réseaux, n°70, 1995.
C. Méadel.
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généralement des médias) et d’autre part que la communication n’est fertile
que si elle transporte des contenus11.
Les programmes musicaux nationaux rassemblent aujourd’hui environ
trente pour cent des auditeurs de la radio (en part du volume d’écoute)
tandis que les radios associatives ne rassemblent que deux pour cent des
auditeurs, ce qui est une mesure de l’intérêt qu’elles suscitent. Cependant,
ces mesures sont à mon sens inadaptées, non pas parce que les stations
associatives sont plus difficiles à mesurer (car elles ne participent pas à
l’étude de Médiamétrie). Les mesures en terme audimétriques sont
inadaptées parce qu’elles rabattent tous les usages de la radio, sur ceux,
dominants de grandes stations. Elles font de la durée d’écoute et de la
quantité d’auditeurs les seuls indices pertinents. Or, il ne s’agit
probablement pas tout à fait de la même activité : le jeune lycéen qui écoute
ses camarades sur la radio de son école, le Syrocaldéen qui une demi-heure
par semaine a accès aux informations de sa communauté12, le Lensois qui
dédicace sur la radio locale un disque à sa chère maman… sont
probablement aussi des auditeurs des grands réseaux thématiques, mais
leurs pratiques quand ils écoutent l’une et l’autre sont d’un ordre différent.
Les radios locales suscitent dans ce cas une adhésion plus forte, elles
contribuent à constituer le sentiment de communauté, elles participent à la
constitution du lien social.
Le rôle des animateurs est plus insaisissable dans les radios locales
actuelles qu’il ne l’est dans les stations généralistes. Pourquoi faut-il
quelqu’un dans ce robinet musical ? La question ne se pose jamais pour les
acteurs eux-mêmes, dans les stations. Il est pour eux évident que la musique
ne peut se suffire à elle-même, la radio n’est pas un disque et même si la
programmation musicale est considérée comme une des clefs du succès, elle
doit être mise en forme. Dépourvu de scénario ou de sujets de conversation,
présent dans un espace extrêmement limité sur lequel il ne peut pas jouer,
l’animateur est là pour parler de la pluie ou du beau temps, pour glisser un
mot drôle, pour attirer l’attention sur le temps qui passe. Son rôle est de
mettre en valeur ce que les autres ont produit, les chanteurs, les publicitaires.
A ce fil musical souvent indifférencié, il donne l’unité d’une présence.
Dans les radios généralistes, le public est présent sous de multiples
formes : les sondages, les émissions téléphonées, le public participant en
11 dans la même perspective, voir dans ce même ouvrage la communication de Pierre
Sorlin : Le cinéma défi pour l’historien, pp 181-204
12 ce qui est effectivement le cas sur une radio de la banlieue sud.
C. Méadel.
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direct, les votes… Dans les réseaux, il est maintenu à distance maximale.
Cela apparaît dans l’espace même : la station, les studios et les animateurs ne
sont pas publics. NRJ par exemple l’affichait jusque dans ses locaux13 :
aucune plaque, aucune affiche ne signale la station, une porte blindée
interdit l’entrée de la radio à qui n’est pas hautement autorisée (avec un luxe
de précaution qu’on ne rencontre pas dans les stations généralistes). Il
n’existe pas (au moins il n’en existait pas lorsque j’ai fait mon enquête)
d’émissions en direct devant un public. Les interactions avec les auditeurs
sont jugées comme une plaie obligée, un mal nécessaire (il faut leur répondre
poliment, mais en aucun cas le solliciter). Les émissions par téléphone se sont
un peu développées au cours des dix dernières années mais leur espace est
très limité et elles sont essentiellement programmées aux heures de faible
écoute, la nuit, en fin de soirée. Elles sont avant tout un élément de la
constitution d’une image de marque (en attirant l’attention de la presse et
des autres médias sur les programmes de la station).
Les réseaux réalisent l’alliance d’un programme délocalisé et d’une forte
présente locale. Un programme délocalisé parce qu’il ne se soucie par des
mécanismes de représentation circonscrits en un lieu ou un point (comme le
font les généralistes). La présence locale se fait en dehors de la station aux
événements commerciaux et musicaux de la zone de diffusion de la radio.
D’où l’importance que les réseaux accordent au fait d’être diffusé chez les
commerçants de la localité, en bruit de fond.
Ces réseaux ne font pas le travail de représentation, de construction et de
traduction de la réalité sociale qui est traditionnellement celui qu’on attend
des médias. Ils proposent avant tout une présence familière associée à tous
les actes de la vie quotidienne, ils participent à la création d’habitudes et
d’attitudes, ils proposent aussi une définition spécifique de ce que c’est
écouter la radio. En établissant le rapport avec l’auditeur mais non en
essayant de s’en faire le miroir (avec toutes les déformations que l’on
voudra). Les radios locales établissent avec les auditeurs ces relations
particulières de l’échange sans objet (pour ne pas dire phatique), sur le
temps qu’il fait, les salutations de bienvenu, les souvenirs partagés, les dates
et les blagues.
En 1922, Rudolf Arhneim, le grand esthéticien, pensait que la radio
exonère l’auditeur de la nécessité de penser (il l’inscrivait ainsi dans la
continuité des propos de Emmanuel Kant sur la musique). Il écrivait
13 Ou du moins l’affichait au moment de notre enquête : Antoine Hennion et Cécile
Méadel, Radio, réseaux, régies, Paris, CSI, 1988.
C. Méadel.
10
également que la manière la plus naturelle de s’adresser aux gens n’est pas
de parler devant eux (comme certains universitaires en ont pris l’habitude)
mais de parler avec eux. Les réseaux des radios locales nous proposent
comme modèle de communication la figure extrême de l’échange pour luimême où ce qui compte est de parler avec un autre et non de parler de
quelque chose. Certes ceci ne constitue pas une image très riche du social, de
l’interaction sociale mais c’est un des éléments importants de l’échange.
C. Méadel.
11
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