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le dieu a confié à Socrate et qu’il s’agit précisément de protéger des dangers de la politique : « Il
[Socrate] tient à soumettre cet oracle à la vérification. Et il emploie, pour désigner la modalité de
cette recherche (zêtesis), un mot caractéristique, qui est important. C’est le mot elegkhien, qui veut
dire : faire des reproches, faire des objections, questionner, soumettre quelqu’un à un interrogatoire,
s’opposer à ce que quelqu’un a dit pour savoir si ce qui a été dit tient bien ou ne tient pas. C’est en
quelque sorte le discuter. (…) Il ne s’agit pas d’entreprendre une interprétation mais d’entreprendre
une recherche pour tester, pour éprouver la vérité de l’oracle. Il s’agit de le discuter. Et cette
recherche prend la forme d’une discussion, d’une réfutation possible »
. comme s’il n’était pas
évident que, dans cette « discussion » qui peut prendre la forme d’une « réfutation possible » - ce
qu’ailleurs Foucault nomme aussi la « différence possible »
-, c’est l’élaboration de tout un travail
d’enquête et de vérification qu’il s’agit, qui va qui va contre les vérités établies et les certitudes
acquises, qui met au contraire au jour le jeu et les atours rhétoriques dont se parent en général les
fausses vérités, et qui est le travail de Foucault lui-même.
Or si cette véridiction courageuse s’oppose à la véridiction politique, ce n’est pas parce qu’elle n’est
pas en elle-même et de manière intime politique mais au contraire parce qu’elle déplace le lieu du
politique ; qu’elle n’est pas une affirmation faite pour le bien de la cité mais une question posée au
cœur de la cité ; qu’elle n’est pas prescriptive ou assertive mais interrogative et que, plutôt que de
dire aux gens comment ils devraient se comporter, elle les prie par exemple – et avant toute chose –
de s’occuper d’eux-mêmes…
Dès lors, si la peur de mourir de Socrate est en réalité simplement la peur que cette tâche qui lui a
été confiée puisse s’interrompre, il est difficile de ne pas penser que la peur de mourir de Foucault -
si tant est qu’il l’ait éprouvée en ces premiers mois de l’année 1984 -, est peut-être elle aussi
simplement la crainte que cette autre parole politique possible – la parole politique comme critique
du politique, des institutions, des visées réformistes et prédictives, d’un certain ordre des discours
etc. – puisse, elle aussi, se tarir un jour. L’incitation à s’occuper de soi et à mettre en pratique
l’épimeleia, ce souci si essentiel dans le discours socratique, c’est alors aussi l’idée que la tâche doit
être prolongée et continuée par chacun dans une pratique éthique du rapport à soi ; mais c’est bien
parce que : « En vous incitant à vous occuper de vous-mêmes, c’est à la cité toute entière que je suis
utile »
. La parrêsia socratique, c’est ce courage de la vérité qui critique et déplace à la fois, et qui
place entre les mains des hommes – dans un souci qu’ils doivent avoir d’eux-mêmes et des autres –
la possibilité de refonder la cité.
Dans le commentaire du Phédon, c’est un autre déplacement qui est de la même manière à l’œuvre.
Comme le suggère Frédéric Gros (qui a établi le texte du cours de 1984 et qui signe l’excellente
« situation du cours » finale) : « Le problème posé est celui des dernières paroles de Socrate, cette
énigmatique injonction : « Criton, nous devons un coq à Asklépios ; soucie-t’en » (118a). Ces
derniers mots, avaient reçu dans toute la tradition une interprétation nihiliste. Comme si Socrate
avait dit : Il faut remercier le dieu de la médecine, car par la mort qui sauve, je suis guéri de la
maladie de vivre. Foucault va s’aider de Dumézil pour donner de la formule fameuse une autre
lecture : si Socrate peut remercier Asklépios dans ses derniers instants, c’est bien qu’il a été guéri,
mais guéri de la maladie des faux discours, de la contagion des opinions communes et dominantes,
de l’épidémie des préjugés, guéri de la philosophie »
. Pour le Foucault lecteur du Phédon, et
comme dans le cas de l’Apologie (c’est-à-dire parallèlement à une critique politique de la
politique), il ne s’agit pas tant de réfuter la philosophie en tant que telle que d’en redéfinir et d’en
déplacer le lieu et les pratiques, les enjeux et la valeur de vérité. De la même manière que la
parrêsia socratique, précisément parce qu’elle s’oppose à la parrêsia politique (celle de Solon par
M. Foucault, Le courage de la vérité, op. cit., p. 75-76.
Voir par exemple les deux commentaires que Foucault consacre successivement, en 1983 et en 1984, au texte de Kant
« Qu’est-ce que les Lumières ? », repris désormais in M. Foucault Dits et Écrits, Paris, Gallimard, 1994, vol. 4.
M. Foucault, Le courage de la vérité, op. cit., p. 83.
F. Gros, « Situation du cours », in M. Foucault, Le Courage de la vérité, op. cit., p. 319-320.