Que Vlo-Ve? Série 2 No 33 janvier-mars 1990 pages 13-16
Cent poèmes d'Apollinaire CABY
©Association internationale des amis de Guillaume Apollinaire
soumission à la fatalité de ces souffrances. Je relus Apollinaire, ses Calligrammes. Les jeux
merveilleux et les sursauts du Surréalisme allaient être contraints de se camoufler. Une force
énergétique sans pareille avait poussé Apollinaire à entrer dans la guerre en 1915; n'y avait-il
pas, de sa part, alors, volonté de convaincre qu'en dépit de l'immense et abominable voile de
deuil imposé aux populations il fallait de toute nécessité, auprès des monstrueux engins de mort
pratiquant le nouvel «amour des peuples» imprévisible, brandir encore et toujours la puissance
de l'amour ressort de l'homme, là même où se tenaient des millions d'hommes prêts au combat et
à la mort, et cela jusqu'à faire des feux atroces de cet «amour des peuples» des illuminations de
la beauté? Suprême défi de poète!... face à la mort, et jusqu'à la mort.
En 1939 telle n'était certes pas ma propre attitude : des soucis plus radicaux sans doute
offraient un sol bouleversé à l'équilibre de mes propres volitions sociales et politiques. Mais cette
force de la poésie d'Apollinaire demeura pour moi un exemple inoubliable.
Ah, Guillaume, toi, ce charmeur à vingt-deux ans tout imprégné de germanisme rhénan,
te voilà maintenant fonçant dans la «tranchée Goethe»? une tranchée-adverse qui portait le nom
de mon cher Goethe, ce Goethe que j'auréolais d'une telle admirative lumière dans laquelle déjà
en 38-39 je m'évertuais à placer, plus éclatants, les strass de musique de mes versions chantées
de ses poèmes?
Et moi, dans la débâcle de l'an 40, à deux pas des descentes des parachutistes de l'armée
allemande, j'étais là, comme une épave volontaire, la nuit, pour attaquer, aux côtés de deux autres
débris de ma compagnie, à un tournant de la route, le premier char hitlérien qui se présenterait, et
qui n'eût fait de nous et de notre fusil-mitrailleur, au premier coup de feu, qu'une boucherie dans
la ferraille, alors quesauver ma femme et mes enfants était la hantise brûlante de mon cerveau!
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... Oui, j'ai continué, «après la bagarre...» (comme disent les hommes) à musicaliser
Apollinaire(l), et pas seulement celui des calligrammes du temps de la guerre. Plus de cent
poèmes... cent dix ou cent quinze en comptant les tout premiers...
Détresse, horreur, amour, désir de l'amour... Lisez Apollinaire :
Le jeune fantassin «presque un enfant», cagoule par le masque à gaz, Apollinaire nous le
montre hanté par la pensée que, tandis qu'il n'«y» est pas («y», là-bas, à l'arrière, à la vie), tant de
filles deviennent belles, et que cette beauté, avec le temps, «s'éloignera d'elles» et qu'il doit
l'imaginer, cette beauté, «faute d'avoir des souvenirs», et que cette beauté, c'est de la «lueur
ardente des tirs» qu'elle tire son origine, nous dit Apollinaire; - et ce fantassin, j'en ai fait le sujet
d'une véritable complainte populaire. Est-il symbole plus éclatant de cette force puissante dont
j'ai caractérisé plus haut la poésie magique de Guillaume de Kostrowitzky? Ses poèmes les plus
délicatement fleuris par l'amour, comme aussi les strophes apparemment les plus mélancoliques,
la recèlent. Elle tonifie, sans contamination de sophistication intellectualiste. Cette mécanique de
bribes populaires chantées, dont son propos versificateur s'est nourri si souvent, s'impose au
compositeur qui veut par la musique rendre sensible l'âme qui meut cette poésie. Elle ne peut que
l'éloigner de tout cet intellectualisme «concret» ou... «abstrait» dont est encombrée de nos jours
une si grande part de la «musique contemporaine», vieille dame déjà si lointaine et fanée...
1. Le fait que déjà en 1938-39 furent composés une douzaine de poèmes d'Apollinaire me satisfaisant
musicalement ne contredit absolument pas l'observation générale de la relation qui me rattacha à sa poétique et qui
explique cette accumulation de compositions musicales qui persista pendant des années. Ils furent chantés à l'époque
et diffusés sur les ondes de la Radiodiffusion nationale (par Maud Laury en particulier).
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