
Gerard CLEMENT Page 4 du 11/01/2015 AU 18/01/2015 58268671716/04/2017
Je suis Charlie, nous sommes Charlie, telle est la réponse que spontanément la société oppose à cette violence et à cette
haine.
Bernard Maris était un “atterré” non violent. Nous sommes tous des atterrés non violents, mais déterminés.
Bernard Maris
Le suicide du libéralisme économique
Bernard MARIS, Professeur d'économie à l'université Paris VIII. Dernier ouvrage paru, en collaboration avec Philippe Labarde
Alternatives Economiques n∞ 211 - février 2003
Autopsie d'un anéantissement.
L'économie dite moderne s'est constituée autour du modèle de Walras et du concept de valeur utilité ou valeur subjective, en
opposition aux classiques - Ricardo, Mill, Malthus et Marx -, qui acceptaient le concept de valeur travail, valeur objective et
quantifiable (1). La valeur utilité n'est ni mesurable ni appréciable, sinon personnellement par les agents économiques. Cette
utilité est non comparable: si je gagne deux fois plus que mon voisin, je ne peux pas dire que je suis deux fois plus heureux que
lui, mais simplement que je suis au moins aussi heureux que lui.
L'économie moderne représente donc un monde où les individus sont l'explication ultime de tout phénomène social ou collectif.
Il n'existe pas de collectif en soi. Tout phénomène économique peut se ramener à l'interaction des calculs d'individus séparés,
autonomes, sans lien social: c'est l'hypothèse dite "d'individualisme méthodologique". Elle interdit de poser des phénomènes
globaux, sinon comme agrégation de phénomènes individuels.
Le libre jeu des égoïsmes
Pourquoi l'individualisme méthodologique a-t-il triomphé? Pourquoi le succès du modèle de Walras (1834-1910), cent ans
après La richesse des nations (2)? Parce qu'il donne un sens à la formidable intuition d'Adam Smith, la notion de marché
autorégulateur: le marché, la loi de l'offre et de la demande, laissée à son libre jeu, donne les solutions économiques les plus
efficaces possibles (3). Vous voulez que les hommes soient le plus heureux possible? Laissez-les échanger librement. Que les
provinces (sujets économiques) soient heureuses? Laissez faire, laissez passer. Que les nations (et les firmes) soient
heureuses, en paix et s'enrichissent? Favorisez le commerce.
Le modèle de Walras synthétise l'interdépendance des actions humaines (selon la fameuse phrase de Smith disant, en
substance, que ce n'est pas de la bienveillance du boulanger qu'on tire son bonheur, mais de son égoïsme, tandis qu'il tire son
bonheur du nôtre). Il postule ensuite (encore l'intuition de Smith) que ces actions humaines égoïstes et indépendantes peuvent,
laissées à elles-mêmes, par une sorte de ruse de la raison, produire une harmonie sociale. Walras, lui-même, ne démontrait pas
ce résultat. La démonstration en reviendra, en 1954, au prix Nobel Gérard Debreu et à d'autres (Arrow, Hahn). L'harmonie
sociale a pour nom "équilibre général". A peu près au même moment, Maurice Allais (il recevra le prix Nobel pour ça) démontre
la seconde intuition de Smith: un marché (le libre jeu des égoïsmes) est efficace dans l'affectation des biens.
Ricardo (sauf dans sa théorie du commerce international, qui est du pur Walras avant la lettre) et Marx sont morts. Même
l'oeuvre de Keynes, a priori étranger à la logique de l'équilibre général, ne brisera pas le consensus nouveau: en 1937, un an
après la parution de la Théorie générale, John R. Hicks, prix Nobel, rédigea Mr Keynes and the Classics: a Suggested
Interpretation, une récupération walrassienne de la théorie de Keynes, c'est-à-dire une explication de Keynes par le concept
d'équilibre (4). La messe est dite. L'économie "à la Walras" domine, s'enseigne partout avec d'épouvantables excroissances
comme les thèses de Gary Becker (prix Nobel) sur la famille, le crime et la drogue, ou de James Buchanan (prix Nobel) sur
l'Etat et la politique conçus à leur tour comme des marchés autorégulateurs.
"Le roi est nu"
Et pourtant! A peine l'économie à la Walras a-t-elle triomphé, que les économistes qui l'avaient portée au pinacle, ceux-là
mêmes qui l'avaient élaborée, s'appliquent à la détruire. Avec une minutie qui n'a d'égale que celle qu'ils avaient mise à la
construire. Ils laminent tous les heureux résultats du passé et n'ont de cesse de démontrer, dans un premier temps, que le
marché n'est pas efficace, ensuite qu'il n'est pas vrai qu'il conduise à l'équilibre ou à l'harmonie, puis que la loi de l'offre et de la
demande n'a pas de sens, qu'elle n'existe pas, et, enfin, qu'il n'est pas possible de fonder une politique économique sur le
concept libéral de marché. Je répète: il n'est pas possible (au moins pour un économiste digne de ce nom) de fonder une
politique économique sur le concept de marché. Ce qui est passionnant dans cette affaire, c'est que ce sont Debreu, Allais,
Arrow et consorts (et non les attardés marxistes du café du commerce) qui s'acharnent sur la forteresse. Ils réussissent à la
transformer en sable avec une efficacité redoutable. L'un d'eux conclura: "Le roi est nu" (5). Walras, à son tour, est mort.
Commençons par la loi de l'offre et de la demande. Tout individu de "bon sens" songe, comme Walras, que si le prix d'une
chose augmente, on en veut moins, et inversement. Le problème, hélas, est l'interdépendance du désir de toutes les choses.
Autrement dit, un marché n'est jamais isolé: ma demande d'essence est liée à celle de tomates, de disques, de contrats
d'assurance, de voitures et à mon offre de travail; et il en est de même pour tout individu. Rien ne dit que le libre jeu isolé
(souligner trois fois) des offres et des demandes sur tous ces marchés conduit à un équilibre. Il peut conduire à une infinité
d'équilibres. Ou à aucun. Keynes avaient eu l'intuition magistrale qu'un marché boursier (avec tout ce que vous voulez de bonne
vieille loi de l'offre et de la demande, les actions, quand ça monte, j'achète, les obligations, quand ça baisse, je vends) était
dépourvu d'équilibre (6).
Debreu, Shonnenschein et d'autres, dans les années 70, ont démontré que les marchés ne conduisaient globalement à rien.
Pire. Ils ont prouvé en 1973, dans un théorème célèbre dit de Shonnenschein, qu'on ne pouvait déduire des comportements
normaux des demandeurs une loi "normale" de l'offre et de la demande et, horresco referens, qu'un système de prix, quel qu'il
soit, pouvait résulter de n'importe quel comportement loufoque ou aberrant de la part des offreurs et des demandeurs.
Autrement dit, la loi de l'offre et de la demande est informe. Exit la loi de l'offre et de la demande. Exit l'équilibre, l'unicité de
l'équilibre, la convergence vers l'équilibre. Exit l'harmonie par le marché. Conclusion: n'importe qui peut dire "c'est la loi de
l'offre et de la demande", sauf un économiste.
Le marché n'est pas efficace
L'efficacité du marché, maintenant. Nash a eu le prix Nobel pour avoir fourni, en 1950, comme matrice de raisonnement aux
économistes, la théorie des jeux. Le "jeu", c'est-à-dire des individus isolés décidant rationnellement d'une stratégie, constitue
bien le cadre général du modèle walrassien. Nash, après d'autres, a proposé un jeu fort simple comme image de la
concurrence, le "dilemme du prisonnier". Il est d'une portée philosophique considérable. L'équilibre (la solution de ce jeu) dit
que les acteurs en concurrence choisissent toujours la mauvaise solution. La coopération est meilleure. Savourons ce résultat:
la concurrence, le chacun pour soi, est inefficace. La solidarité serait plus efficace que la concurrence. Le collectif est plus
efficace que l'individualisme. La coopération est plus efficace que la non-coopération. Bref, on ne se lassera jamais de le
répéter, le marché n'est pas efficace. On devrait l'écrire en lettres d'or sur le frontispice du Parlement européen.
Venons-en aux relations de l'économie libérale et de la politique. John K. Arrow (encore un Nobel) a démontré, en 1951 (7), un
théorème dit d'"impossibilité". En substance, il dit qu'il n'est pas possible de construire un ordre social des choix économiques