LE MARIAGE DE FIGARO ACTE I SCENE 10 Introduction Après avoir appris dès la 1ère scène de la pièce que le Comte Almaviva cherche à séduire Suzanne, la fiancée de Figaro le jour même de ses noces, nous en avons la confirmation à la scène 8 où le Comte apparaît conforme à l’image qui en a été donnée : un séducteur libertin et entreprenant qui délaisse son épouse. Dans la scène 10, Figaro doit forcer la décision du Comte : le laisser épouser Suzanne sans que celui-ci use de son droit du Seigneur, droit qui a déjà été aboli lorsque le Comte a épousé Rosine. Pour cela, il investit la scène d’une foule de vassaux destinés à faire céder le Comte. Une intrigue secondaire se joue également ici : il s’agit d’obtenir du Comte le pardon pour Chérubin, chassé à la suite d’une aventure avec Fanchette. Cette scène montre l’habileté de Figaro à faire céder le Comte. Mais les sous-entendus et les apartés montrent qu’aucun personnage n’est dupe, le Comte est contraint de se laisser enfermer dans un rôle qui n’est pas le sien mais qu’il se doit d’assumer devant les autres. Enfin ce tribunal improvisé annonce une satire politique. AXES DE LA LECTURE METHODIQUE 1. Les armes de Figaro contre le Comte 2. Le Comte, un homme sur la défensive 3. Une satire politique I. Les armes de Figaro contre le Comte A. Sa stratégie Figaro est un simple valet qui ne peut pas lutter à armes égales contre le Comte. Il organise alors une vaste mise en scène pour piéger son maître et le forcer à renoncer publiquement à Suzanne. Figaro a en tête de confondre publiquement le Comte, le soir venu, de subornation et de parjure. Pour mieux faire éclater non la vertu d’un si bon maître, mais sa duplicité, il lui demande d’abord de proclamer publiquement l’abolition du droit du seigneur. Comment pourrait-il refuser, sous les yeux de sa femme et de ses vassaux, de renouveler un engagement qu’il a pris devant elle et par amour pour elle ? Ce serait faire entendre à tous qu’il n’en est plus épris et rendre public le peu de cas qu’il fait des contrats. Il se discréditerait comme époux, comme prince et comme magistrat. Cette scène nous montre que Figaro connaît bien les failles de son maître, un personnage autoritaire, libertin, qui veut donner de lui l’image d’un homme juste et honnête devant ses sujets. Toute l’habileté de Figaro va consister à l’obliger à se conformer à l’image publique qu’il veut donner de lui. B. L’usage de la flatterie Figaro, aidé de Suzanne et de la Comtesse, va renvoyer au Comte le portrait que celui-ci aime donner de lui. Il évoque sa vertu, sa sagesse, il lui donne du Monseigneur et le décrit comme un si bon maître (adv d’intensité). Suzanne vante hypocritement sa vertu, un éloge que vous méritez si bien alors qu’il vient d’essayer de la séduire scènes 8 et 9. La Comtesse évoque l’amour charmant qu’il avait pour elle ; elle laisse voir son désenchantement en utilisant le passé. Les conspirateurs donnent donc du Comte l’image d’un maître idéal. Mais en négatif le Comte est présenté comme menteur, volage, tyrannique. C. La fermeté Figaro apparaît comme un meneur d’hommes. Il utilise l’impératif pour s’adresser au Comte permettez, adoptez-en, regardez-la, lui coupe la parole et prend la foule à parti joignez-vous à moi, mes amis. Il manipule la foule qui croit rendre hommage au Comte alors qu’elle aide Figaro. Dans cette scène, toutes les paroles sont vaines . L’ironie est omniprésente, l’éloge du Comte n’est finalement qu’une antiphrase, et aucun personnage n’est sincère. II. Le Comte, un homme sur la défensive A. La stratégie du Comte Face à la délégation qui vient le trouver, le Comte se sent au centre d’une machination concertée. Il peut craindre que Figaro et Suzanne soient dotés d’un moyen de pression qui pourrait le contraindre à confirmer publiquement l’abolition du droit du seigneur (Chérubin dans le fauteuil). Il risque de se voir désormais publiquement confondu. C’est pour cela qu’il use d’une manœuvre dilatoire, repoussant au soir la cérémonie Pour que la cérémonie eût plus d’éclat, je voudrais seulement qu’on la remît à tantôt. Le temps pour tous est compté, il est l’un des enjeux dramatiques de La Folle Journée, et c’est le Comte qui le maîtrise. Il utilise également une manœuvre d’intimidation, en s’inquiétant haut et fort de savoir ce que fait Marceline Où donc est Marceline ? Les didascalies le montrent embarrassé (5 fois), mais les apartés soulignent qu’il n’est pas dupe, qu’il a compris qu’on lui tendait un piège La perfide, c’est un jeu que tout ceci. B. Son autorité Le Comte tente de destabiliser Figaro en usant de son autorité. Il lui coupe la parole Eh bien, passe du vouvoiement Que voulez-vous ? au tutoiement que veux-tu dire ? Il l’interpelle ami !, signe de familiarité. D’autre part, il essaie de dévaloriser Figaro en diminuant son mérite personnel et en faisant passer pour banal un événement primordial pour Figaro l’abolition d’un droit honteux n’est que l’acquit d’une dette envers l’honnêteté (tournure restrictive ne…que). Il essaie de le faire passer pour un artiste, un être sans raisonnement Si je ne savais pas qu’amoureux, poète et musicien sont trois titres d’indulgence pour toutes les folies… Mais le rapport de force est tout de même inversé. C. Un homme pris au piège Le Comte se sent pris, aussi tente-t-il de sauver les apparences sans compromettre ses projets. Pour éviter le mensonge pur et simple, il cherche refuge dans une langue impersonnelle et convenue, débite quelques lieux communs. Il va jouer la fausse modestie : il se met en valeur à travers l’antithèse Vandale / noble Castillan, il se cache derrière une généralisation un espagnol. Il va aussi donner de lui l’image d’un noble galant, chevaleresque. Pour cela il se présente comme un homme aimant les femmes et les plaisirs mais surtout comme un mari amoureux et fidèle. Il affirme par exemple qu’il est légitime de conquérir la beauté par des soins, c’est-à-dire de faire la cour à une femme. Parallèlement il enferme cette image galante dans le cadre strict du mariage à travers la déclaration qu’il fait publiquement à la Comtesse Que j’ai toujours, Madame. Mais il s’agit, dans cette parodie d’éloquence académique, de souligner avec humour l’embarras où la situation plonge le maître, et sa mauvaise foi : la généralité grandiloquente de ses propos révèle ce qu’ils ont d’inauthentique et de contraint. L’ironie de la situation est telle que le seigneur libertin ne peut plaider sa cause qu’en prononçant sa propre accusation un droit honteux, tyrannie d’un Vandale, je me rends Chérubin veut également tirer parti de l’obligation où se trouve le Comte de se montrer généreux pour lui arracher subrepticement son pardon en lui faisant entendre qu’il pourrait dire des choses embarrassantes pour lui mais jamais la moindre indiscrétion dans mes paroles…A cela aussi, le Comte est obligé de céder C’est assez, c’est assez, tout le monde exige son pardon, je l’accorde. Dans cette démonstration publique, le Comte est acculé à accorder ce qu’on lui demande. Pourtant c’est une fausse défaite car il a tout de même réussi à éloigner Chérubin, plus vite et plus loin Mais c’est à condition qu’il partira sur-le-champ joindre en Catalogne… Et il lui reste encore un moyen d’empêcher le mariage de Figaro (Marceline) III. Une satire politique Figaro expose au Comte Almaviva, en fin stratège dramaturgique, une sorte de cahier de doléances pour lui extorquer d’une part un renoncement public au droit de cuissage, d’autre part le pardon à Chérubin. Ce tribunal improvisé annonce une satire politique A. Le théâtre dans le théâtre L’habileté langagière de Figaro lui permet d’improviser son plaidoyer auprès du Comte dans une mise en scène talentueuse. Figaro, aidé de Suzanne Soutiens bien mes efforts, et de façon inconsciente, de la foule des valets, met en scène le Comte devant son public villageois, l’oblige à jouer à contre-emploi devant ses domestiques. Acteur achevé, Almaviva se rend compte qu’il est en train de jouer C’est un jeu que tout ceci. C’est une mise en abyme, effet de comédie dans la comédie, dont seuls Figaro, Suzanne, le public, et à un moindre degré le Comte, peuvent avoir conscience, connaissant les intentions secrètes de chacun. Les figurants ne voient que la face apparente du jeu. Bon public, ils applaudissent la généreuse tirade de l’hypocrite, l’enferrant davantage encore à l’hameçon. Jouant sur les degrés inégaux d’information des divers personnages et du public, Beaumarchais use du comique de situation. Mais il n’oublie pas le sens : c’est la contradiction entre le caractère privé du privilège et le caractère public de la loi qu’il fait apparaître. C’est dénoncer l’arbitraire de règles qui ne sont que les caprices des puissants. Le même procédé de mise en abyme intervient lorsque Figaro mime avec perspicacité la vie qui attend le jeune Chérubin …tourne à droite, tourne à gauche, en avant…, et met en évidence par là même la cruauté de la décision du Comte. Le jeu des apartés et la tonalité ironique participent également d’un langage systématiquement à double entente, différent selon celui à qui il est destiné (le public, les villageois, Figaro….) B. Les prémisses d’une satire politique Figaro n’agit pas uniquement poussé par ses intérêts. Son discours comporte une dimension universelle comme d’ailleurs l’attitude du peuple ici rassemblé. Beaumarchais emprunte à la tragédie la présence d’un chœur et à la haute comédie l’esthétique du théâtre dans le théâtre. La composante très novatrice de Beaumarchais est d’avoir ouvert la scène sur un ailleurs encore indéterminé. Il est peu vraisemblable que les chambres du château soient inopinément envahies, et de si bon matin, par des villageois. Ce tableau relève des préceptes esthétiques de Diderot. Chaque acte, dans le Mariage, voit son sens condensé en un tableau à grand spectacle. Ces scènes expriment la moralité de l’histoire, ici, l’embarras du maître suborneur au milieu de ses sujets. Ce lieu peu vraisemblable peut représenter une sorte d’utopie à caractère politique, un lieu où un valet, aidé par le peuple, peut faire céder le pouvoir féodal. CONCLUSION Dans cette scène, Beaumarchais fait le procès de la noblesse à travers la duplicité du Comte, un homme qui cache derrière le mythe aristocratique la réalité tyrannique et mensongère. Malgré cela, Figaro n’a pas gagné contre le Comte et a même renforcé son adversaire en accroissant sa méfiance. La scène n’est donc pas très utile à l’action, mais elle illustre la dialectique du secret et de la publicité, ressort dramatique principal et instrument d’une satire du privilège.