Les entretiens collectifs

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Quelle place pour les entretiens collectifs
dans les sciences sociales en général et
en sociologie des organisations en particulier ?
Sociétude, 8 Novembre 2001
Dans le cadre d’une étude-action pour laquelle une démarche combinant un diagnostic, une
formation et un accompagnement au changement était pressentie, nous nous sommes
interrogés sur la pertinence et la faisabilité de mener des entretiens collectifs. Dans cette
optique, nous avons construit une approche sur la base d’un état des lieux (des
connaissances et des expériences en la matière) qui est présenté ici.
1/ Les entretiens collectifs : des techniques quasiment absentes des méthodes en
sciences sociales
En sciences sociales, il existe une grande variété de méthodes et de techniques
(DORTIER) :
 L’analyse de contenu (analyse quantitative ou qualitative de documents)
 L’observation participante (ethnolographique)
 La méthode clinique (entretien approfondi dégageant des trais de personnalité)
 Les entretiens (directifs, semi-directifs), les récits de vie
 Les questionnaires, les sondages, les statistiques
 Les tests psychotechniques (QI…)
 Les expérimentations (psychosociologiques)
 Et enfin, la « recherche-action »
Pour autant, les manuels de sociologie montrent que les techniques utilisées restent très
focalisées (entretiens, questionnaires), avec un appui éventuel sur les techniques
ethnographiques de l’observation participante. Seul un ouvrage traite en profondeur de
l’entretien collectif comme d’une technique possible (GRAWITZ), mais il montre aussi les
limites actuelles de son développement méthodologique et conceptuel.
Si les techniques de groupe sont quasiment absentes dans toute l’histoire de la sociologie,
certains chercheurs tentent aujourd’hui de s’appuyer sur des disciplines proches, en
s’inspirant des méthodes éprouvées en psychosociologie par exemple, pour tenter d’asseoir
une validité à l’usage de l’entretien collectif dans les sciences sociales.
C’est en fait dans l’école québécoise qu’on peut trouver actuellement les seuls
développements méthodologiques (AKTOUF) concernant l’approche collective dans l’étude
des groupes sociaux (et plus généralement des phénomènes sociaux). On retrouve
également cette optique dans des travaux en psychodynamique du travail (DEJOURS), mais
les développements méthodologiques et les réflexions sur la portée scientifique restent
embryonnaires et isolés.
C’est une des raisons pour lesquelles les techniques de groupe sont peu formalisées et peu
institutionnalisées. Pourtant, au regard de ces différents manuels et des fondements
épistémologiques qui les traversent, on peut envisager que les entretiens collectifs
deviennent de véritables outils scientifiques. Mais un certain nombre d’obstacles
demeurent, qu’il est nécessaire de comprendre, de questionner et de dépasser.
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organisations en particulier. Sociétude, 8 Novembre 2001.
2/ Scientificité, extériorité, objectivité : une exclusivité des entretiens
individuels ?
Il apparaît que l’utilisation de telle ou telle méthode n’est pas neutre en terme de
positionnement scientifique. Il faut alors tenter de comprendre comment s’établit et sur quoi
repose la légitimité des méthodes dans le champ de la recherche, notamment en sociologie
des organisations.
Dans ce domaine, PIOTET distingue deux postures. Elle oppose ainsi le scientifique à
l’homme d’action :
 La posture « savante » : elle se caractérise par un objectif exclusif de production
de savoir et par une « indépendance » vis à vis de l’objet social. La méthode
utilisée est celle des entretiens semi-directifs. Dans cette posture, on retrouve
plusieurs types de démarches :
 Le chercheur qui revendique une extériorité totale (seul compte le jugement
de la communauté scientifique)
 L’analyse stratégique et systémique (CROZIER, FRIEDBERG) qui rend
compte de l’ensemble d’un système d’action à travers les jeux de pouvoir
mais qui peut concevoir des moyens de transformer son fonctionnement
 L’analyse globale et diachronique (PIOTET, SAINSAULIEU) qui inclut
également les dimensions identitaire, culturelle, technique, économique et
historique afin de comprendre et faire connaître
 La posture « de médiation » : elle marque des valeurs interventionnistes et
reste très synchronique. Elle fait appel à des entretiens collectifs. Dans cette
posture, on retrouve également plusieurs types de démarches :
 L’analyse sociotechnique (observation des phénomènes relationnels)
 L’intervention psychosociologique (sur des groupes restreints)
 Les méthodes activatrices (qui s’appuie sur des scenarios)
 L’intervention sociologique (TOURAINE) qui vise à rendre compte des
tensions et contradictions internes de l’action collective
Or cette dichotomie entre posture savante / entretiens individuels d’un côté et posture de
médiation / entretiens collectifs de l’autre mérite d’être questionnée. Pourquoi l’entretien
individuel serait-il l’apanage des « chercheurs » et l’entretien collectif réservé aux seuls
« interventionnistes » ! ?
On retrouve implicitement cette distinction dans la liste des méthodes et techniques indiquée
par DORTIER (voir précédemment). En effet, la recherche-action (recherche appliquée et
impliquée) y est caractérisée par un éclairage de la pratique et de la recherche. Elle est
ainsi considérée comme une « méthode » distinctive qui aurait le monopole de l’action de
changement.
Or on peut s’appuyer d’une part sur le constat de l’existence d’une continuité entre l’action
sociale et la théorie qui en rend compte (REYNAUD). Ce qui implique que toute action de
recherche a des conséquences sur son objet d’étude, ce qui rend beaucoup plus flou la
notion d’interventionnisme. On peut d’ailleurs noter que GRAWITZ, contrairement à
PIOTET, inscrit l’analyse stratégique développée par CROZIER non pas dans le cadre d’une
simple production de connaissance, mais bel et bien dans une posture interventionniste : si
l’objectif avoué est le « savoir », la diffusion des résultats d’enquête aux acteurs concernés
(qui fait partie de la démarche) a bien pour objet de susciter le changement.
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Et quand bien même on pourrait distinguer deux sortes de théories des organisations (celles
qui interprètent et celles qui veulent transformer), elles s’alimentent l’une et l’autre pour
donner des doctrines interventionnistes dont s’alimente le management (AKTOUF).
D’autre part, si une totale extériorité du chercheur est quasiment impossible, l’objectivité
scientifique est elle aussi difficile à atteindre. Les chercheurs en sciences sociales […] ont
manqué tout à la fois d’humilité et de l’intelligence qui leur auraient permis de se rendre
compte qu’ils étaient en train d’alimenter leurs machines de vérité, avec des données
contaminées de multiples façons par l’homme et qu’ils ne faisaient donc, en dépit d’une
« méthodologie » obsessionnellement exacte, que de redécouvrir le savoir folklorique
local sur notre société contemporaine (CABARRE, in DEVEREUX). Si le verdict est sévère, il
est incontestable : les sciences sociales se sont largement laissées envahir par l’obsession
de l’objectivité scientifique, sur le modèle des sciences exactes (AKTOUF, p. 145). Et c’est
dans les théories de l’organisation que cette objectivation serait la plus présente.
Enfin, du fait qu’il soit écarté des manuels méthodologiques (ce qui lui confère une faible
légitimité), l’entretien collectif peut être considéré comme ne présentant les garanties
nécessaires à une démarche « scientifique ». Les limites inhérentes au recueil d’informations
par entretiens individuels ont été largement débattues en sociologie (à la fois par rapport à
la situation déséquilibrée de l’interaction et à la validité des matériaux recueillis, notamment
à travers le fait que le discours présente une justification postérieure aux faits étudiés). Or
les interventions collectives sont des situations construites, au même titre que les
entretiens individuels. Dans cette optique il convient, plutôt que de les éliminer hâtivement,
de réfléchir aux réserves d’interprétation qu’elles impliquent.
C’est pourquoi il semble préférable de ne pas confondre les considérations sur la posture
scientifique (qui est - volontairement ou non - interventionniste) et celles sur la méthode
utilisée (qui doit identifier les biais méthodologiques et tenter de s’en affranchir). Dans cette
perspective, les techniques de groupe peuvent revendiquer une place parmi les techniques
sociologiques.
En effet, les problèmes individuels peuvent s’exprimer dans le groupe et l’influencer.
Inversement, les problèmes de groupe peuvent être racontés par un individu ou s’observer
face au groupe. On peut alors, comme le fait GRAWITZ (p. 435), identifier deux catégories
de techniques d’entretien :
 les techniques individuelles : rapport enquêteur / enquêté plus ou moins
complexe et qui consiste d’une façon ou d’une autre à interroger
 les techniques de groupes : observation des individus agissant et réagissant les
uns avec les autres dans un groupe (et permettant l’étude de comportements)
Selon ces techniques, on ne recueille pas les mêmes informations. Ici, les techniques de
groupe permettent d’observer des processus en train de se faire au sein d’un groupe.
Mais on pourrait aussi envisager les conditions de validité d’une méthode mixte :
 des techniques d’entretien collectif qui, comme les entretiens individuels,
cherchent à cerner une réalité extérieure au contexte de l’étude, et qui, comme
dans les techniques de groupe, recueillent les discours, les impressions, les
réactions dans un contexte collectif.
Dans cette perspective, nous pouvons nous appuyer sur les travaux de DEJOURS et
d’AKTOUF. Mais il est important de comprendre d’abord les différentes expérimentations
antérieures qui nous renseignent sur les techniques de groupe possibles. Elles s’appuient sur
des méthodes et des conceptualisations parmi lesquelles on peut citer l’étude de groupes
restreints, la recherche active, la sociométrie…
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3/ Les apports de la psychosociologie
L’étude des groupes restreints
L’étude des groupes restreints s’appuie sur de l’observation au sein d’un groupe et
s’inspire de travaux en psychosociologie et de méthodes ethnologiques. Elle ne vise pas
l’ensemble des phénomènes qui se jouent dans le groupe et reste sélective. C’est pourquoi
elle nécessite de bien replacer l’objet particulier d’étude dans le contexte général du groupe
entier. Et elle représente une dimension d’étude complémentaire avec l’analyse de
documents (tracer des évolutions, interpréter des stratégies collectives…).
L’intérêt réside dans le fait d’observer le groupe en train de vivre, de mesurer les
processus pendant qu’ils se déroulent. Ce qui implique une méthode souple et adaptée
en fonction du contexte.
L’observation de groupes restreints implique une participation du chercheur, donc des
perturbations. Il faut donc à la fois se faire accepter, respecter les règles du groupe et la
confidentialité, trouver l’équilibre entre intériorité / extériorité sans juger.
Cette participation nécessite une inscription dans la durée (suffisamment longue pour
comprendre le groupe, suffisamment courte pour ne pas en faire partie).
L’observation doit être systématisée, ce qui la distingue de la simple impression et
l’apparente plutôt aux techniques ethnographiques : sélection des matériaux à observer, de
variables mesurables, d’éléments à classer (« attitudes », « valeurs », « hiérarchie »,
« moral », « communication », « intégration »…).
Une telle méthode d’observation des comportements sociaux en situation est récente et
nécessite un long apprentissage personnel. Pour GRAWITZ (p. 681), il est trop tôt pour en
prescrire des règles et une méthodologie. On peut néanmoins donner des indications sur les
problèmes qu’elle pose :
 pour rendre l’observation systématique, il faut élaborer une grille, donc
catégoriser, ce qui est largement arbitraire, notamment lorsque le domaine
d’étude est large, et qui pose le problème de la différenciation des comportements
du groupe des comportements des individus dans le groupe. Il existe donc
plusieurs niveaux d’observation possibles.
 les problèmes qui se posent dans les groupes humains sont souvent profonds et
complexes. Rien n’indique a priori au chercheur les critères significatifs.
Comment alors découvrir les faits révélateurs ? Il n’existe pas de technique qui
donne de certitude.
Plusieurs pistes peuvent être suivies pour observer et analyser les groupes restreints : les
profils d’attitudes, la sociométrie…
La classification des données observées peut s’appuyer sur une démarche
psychosociologique. Des typologies pour classer la manifestation des comportements ont été
élaborées, mais il n’existe pas de généralisation. L’interprétation des données procède
généralement par tâtonnements, avec des aller-retour aux hypothèses. Il existe en fait deux
sortes de difficultés avec lesquelles tout groupe à la recherche d’une solution se trouve
confronté. D’une part le problème de la solution elle-même, d’autre part la façon de
mobiliser les énergies du groupe pour résoudre le problème. Le processus d’interaction sera
inspiré par ces deux types de motivations (BALES in GRAWTIZ, p. 692). A partir de cette
perspective, BALES a élaboré des « profils d’attitudes » qui constituent encore
aujourd’hui une classification largement utilisée en psychosociologie.
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La sociométrie (MORENO) constitue un autre outil au service de l’observation des
comportements des individus en groupe restreint. Elle repose sur une étude quantitative
des interactions sociales et se base sur les notions de spontanéité et de créativité (en
tant que sources de relation entre individus), elles-mêmes renvoyant à l’idée d’affectivité.
L’objectif de la sociométrie est double : approfondir la connaissance théorique des
interactions, avoir un rôle thérapeutique, « libérer la créativité » sans agir sur les contraintes
objectives (GRAWITZ, p. 735).
La méthode utilisée repose sur l’observation systématique, les sociodrames,
psychodrames… L’objectivation des relations subjectives et la distinction entre critères
affectifs et critères fonctionnels permet ensuite de reconstituer les réseaux interpersonnels
sous forme de sociogrammes.
Cette approche permet de « mesurer » le degré d’affinité entre les membres d’un groupe.
Elle montre néanmoins des limites, notamment à travers sa modélisation trop poussée
(FERREOL, p. 128).
La recherche active (LEWIN : action research)
Cette approche se distingue de l’étude des groupes restreints car l’observateur n’est plus un
élément perturbateur qu’il s’agit de minimiser, mais un acteur qui influe sur la situation
de groupe : c’est un agent de changement. Elle implique à la fois l’efficacité d’une
recherche appliquée et un lien étroit avec la recherche fondamentale.
On peut néanmoins distinguer ici deux postures (GRAWITZ, p. 730):
 « la recherche active » telle que la définit LEWIN, dont l’objectif est avant tout la
production de connaissance : à la fois recherche fondamentale sur l’action,
recherche pour l’action (visant l’efficacité) et recherche en action (mode
participatif).
 « L’intervention psychosociologique », dont l’objectif est avant tout le
changement, en réponse à une demande d’aide : à la fois une technique
appliquée (qui produit néanmoins du savoir) et une participation des membres de
l’organisation concernée qui conditionne le changement (éthique démocratique).
Dans ce cas, le demandeur attend un diagnostic et un début de solution. Le
changement est provoqué par l’intervention en elle-même.
Dans tous les cas, LEWIN offre ainsi de nouvelles perspectives dans le sens où les groupes
constituent désormais une réalité et un objet d’étude en soi, et non plus comme la somme
des individus qui le composent (FERREOL, p. 128).
La recherche active s’appuie sur le constat que les groupes présentent des équilibres
(« quasi-stationnaires »), des normes, qui contribuent à la stabilité et empêchent le
changement. L’idée de LEWIN est alors d’agir non pas sur les comportements collectifs de
cohésion, mais sur les comportements individuels qui contribuent à maintenir le groupe. Le
changement se produit par la modification des croyances partagées par le groupe, d’où
l’intérêt des discussions qui permettent de produire des « décongélations » : celui qui
accepte de modifier ses comportements n’est pas isolé ni exclu du groupe.
L’outil principal de la recherche active est donc la discussion provoquée qui suscite des
changements et permet d’étudier des processus en train de se faire. Il s’agit d’une recherche
et d’une intervention.
Pour MANN (in GRAWITZ, p. 742), l’intervention « lewinienne » ne permet pas de consolider
le changement. Pour çà, il faut que les acteurs prennent eux-mêmes conscience de
l’évolution et comment ils se situent par rapport aux changements en cours. D’où la
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technique du « feed-back » : l’enquête doit insister sur le sens (de l’action collective, du
fait d’exister en groupe) et doit déboucher sur une diffusion des informations et des
conclusions, facilitant ainsi la prise de conscience de la situation, ce qui suscite le
changement (GRAWITZ, p. 742).
Pour DUBOST (in GRAWITZ, p. 745), l’intervention-action ne soit pas de dérouler en deux
phases (enquête classique et directive suivie d’une observation non directive des effets du
feed-back, comme chez MANN), mais en une seule enquête non directive qui consiste à
organiser une liaison entre les parties en présence (les différents acteurs et/ou institutions).
A travers une attitude compréhensive (l’information se situant au niveau de chacun des
individus hétérogènes), il s’agit de dégager des informations nouvelles sur le problème
commun à résoudre et faciliter leur communication et leur appropriation par l’ensemble
des acteurs (GRAWITZ, p. 745).
4/ L’analyse psychodynamique des situations de travail (DEJOURS)
Née dans les années 1980, la psychopathologie du travail tente à l’origine de défricher le
champ non comportemental occupé par les actes imposés, en d’autres termes la charge
psychique que fait peser l’organisation du travail sur l’homme. Les contextes professionnels
génèrent des rapports de domination (qui oriente les individus d’un comportement « libre »
à un comportement « stéréotypé », provoquant de fait l’exclusion du désir) et des rapports
d’occultation (stratégies collectives de défense face aux risques encourus dans le
travail).
Devenue « analyse psychodynamique des situations de travail » (pour rendre compte du
caractère mouvant et dynamique des collectifs de travail), cette approche revendique le
primat du terrain et prend place dans la sociologie compréhensive. L’organisation du
travail y est considérée comme un produit de rapports sociaux (non réductibles à des
rapports de pouvoir). L’APST se propose donc de comprendre les rapports intersubjectifs qui
rendent possibles la gestion sociale des interprétations du travail par les sujets. Ces
interprétations sont nécessairement divergentes. Elles donnent lieu à des ajustements,
lesquels reposent implicitement sur des conditions éthiques (car la coopération entre acteurs
n’est pas prescriptible).
La démarche utilisée est précédée d’une pré-enquête destinée à vérifier la formulation de la
demande (qui doit émaner des travailleurs eux-mêmes), et à définir et adapter le processus
d’enquête. L’enquête proprement dite repose principalement sur le recueil d’informations
pendant les discussions d’un groupe de travail constitué de travailleurs sensibilisés au
thème de l’étude. Il s’agit d’abord de recueillir les explications, les interprétations des faits
qui ont conduit à la demande, puis de repérer les liens entre les expressions de la souffrance
au travail et les caractéristiques de l’organisation du travail.
Ici, on ne s’intéresse pas à la réalité des faits, mais à la parole, c’est à dire les formulations
originales, vivantes, affectées, engagées, subjectives… On ne se concentre pas non plus sur
la description donnée par les travailleurs de leur travail, mais sur le vécu subjectif : il s’agit
donc de repérer ce qui a valeur de commentaire, et surtout les commentaires qui font
l’objet d’une discussion et de positions contradictoires dans le groupes [et de] repérer
l’effacement du commentaire subjectif au profit de la description opératoire. Car il faut
impérativement distinguer les contraintes objectives du vécu subjectif (l’astreinte), séparer
les risques de leur perception. D’où l’importance des silences, de l’absence de commentaires
sur des faits. Car le silence signale un dispositif défensif mis en place pour lutter contre la
perception d’une crainte.
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La caractéristique des stratégies défensives est qu’elles sont cachées, parfois
inconsciemment, donc difficilement accessibles par des entretiens individuels. C’est à travers
les contradictions et les non-dits lors de réunions collectives que l’on peut extraire des
signes, des significations de comportements.
Le positionnement du chercheur est là aussi particulier. La souffrance et le plaisir étant
des données essentiellement subjectives, il serait illusoire de vouloir les objectiver. En
revanche, elles peuvent être saisies par la subjectivité du destinataire du discours, en
l’occurrence le chercheur. Ce biais épistémologique peut être atténué en rendant compte du
décalage cognitif entre l’expérience du chercheur et la parole des travailleurs, et/ou en
assurant les interprétations des discussions par différents chercheurs (la réfutation
scientifique n’est ici envisageable que par une contre-enquête). La pertinence de la méthode
repose avant tout sur la validation (ou l’invalidation) des résultats par le collectif des
travailleurs.
5/ L’approche qualitative des organisations (AKTOUF)
Afin d’éviter les abus objectivistes et l’hyperabstraction, AKTOUF se propose de dépasser le
« modèle classique » en sociologie (démarche hypothético-déductive ou expérimentaloinductive) en développant un modèle plus « humaniste » qui puisse favoriser la recherche
de sens et de compréhension. Cette méthode consiste à réintroduire le sujet et le subjectif
dans la relation de recherche, en brisant le mythe de l’extériorité du chercheur. Pour ce
faire, il recourt à la phénoménologie, la dialectique, l’anthropologie et la sémiotique…
Il reprend également des visées existentialistes (le seul lieu de signification de l’homme est
son acte) qu’il contextualise (le travail est un acte humain privilégié) pour insister sur le fait
qu’étudier le travail, c’est étudier le sujet en acte. Donc pour comprendre l’homme au
travail, il faut comprendre l’homme (le travail représentant l’expression signifiante de son
existence). Le groupe est alors considéré comme une des multiples relations possibles entre
les hommes. Les processus sociaux ne peuvent s’expliquer en dehors de ces relations. Et
celles-ci sont des actes constitutifs de positions et de rôles, donc d’identités.
AKTOUF se propose alors d’élaborer une méthode qui s’oppose à la dichotomie actuelle
(l’homme et le travail sont considérés comme étrangers l’un de l’autre, étudiés sous des
angles différents) pour n’aborder les situations qu’à travers le sens que lui donnent les
hommes concernés. Toute autre démarche n’est que perpétuation de l’aliénation (AKTOUF,
p. 153).
L’objet d’étude devient l’homme en acte de production, que l’on ne peut pas isoler des
rapports et enjeux sociaux ni des symboles (perspective ethnologique associant l’individu et
son environnement), qui s’appuie sur les expériences vécues et ressenties (perspective
antipsychiatrique refusant de coller des étiquettes) et qui considère l’interpénétration entre
les intentions et les expériences (perspective phénoménologique où l’homme est à la fois
objet et sujet). Les actes des personnes et les relations entre les personnes sont l’expression
de la manière dont les personnes vivent ce monde et ces relations (AKTOUF, p. 159).
Une méthode de terrain et d’étude clinique à promouvoir (AKTOUF, p. 163)
Pour répondre aux remarques précédentes, il faut une démarche à la fois directe,
synthétique, qualitative, sans a priori, dans laquelle l’observateur soit conscient de son rôle
et de son influence, et où il rende compte de l’intérieur des processus vécus et
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observés (sachant que l’homme et les relations sont productrices de symboles qu’il est
nécessaire de percevoir).
Il faut donc à la fois recueillir des données et en saisir le sens contextuel.
Or l’anthropologie a depuis fort longtemps suivi cette voie, et on peut donc profiter de ses
acquis.
La démarche à engager relève donc de l’observation participante.
La démarche anthropologique telle qu’elle a été appliquée par ses fondateurs (MALINOWSKI)
repose sur deux points principaux : l’observateur partage la vie, les activités des personnes
dans une situation de face à face, et il constitue un élément normal (non étranger à) du
groupe social.
Cette posture permet d’éviter le problème de la différence entre comportement réel et
comportement verbal et de mettre au jour des éléments souvent non conscients chez
l’observé lui-même.
L’observation ethnographique se distingue de l’observation naïve et spontanée par
 l’existence d’un double objectif (participer et observer)
 l’exigence d’une attention permanente et élargie (éviter l’inattention sélective)
 l’introspection (analyser son propre rôle, ses propres jugements et impressions)
 l’enregistrement systématique (des observations objectives, des sensations
personnelles)
Mais l’observateur n’est jamais neutre et provoque des déformations impossibles à
éliminer. La recherche doit alors exploiter la subjectivité inhérente à toute observation en la
considérant comme la voie royale vers une objectivité authentique plutôt que fictive
(DEVEREUX in GRAWITZ). Il faut donc intégrer ces perturbations dans l’observation ellemême, s’inscrire dès le départ dans l’intelligibilité des faits observés : une science du
comportement qui soit scientifique doit commencer par l’examen de la matrice complexe
des significations dans lesquelles prennent racine toutes les données utiles [puis
consister] en l’étude de l’engagement personnel du savant dans son matériau [qui est]
émotionnellement impliqué.
Dans tous les cas, l’observateur, dans une démarche ethnologique, doit se faire accepter par
le groupe, gagner sa place en tant que membre, afin de favoriser le recueil d’un matériau
qui soit le résultat d’une interaction authentique. Pour cela, WHYTE tire trois conseils de ses
expériences : avoir l’appui des « leaders », associer les personnes à son propre travail,
apprendre et respecter les codes d’interaction.
Une méthode qualitative et une grille d’analyse (AKTOUF, p. 189)
En tant que recherche inductive, l’observation participante repose sur deux étapes : « le
travail de détective » puis le « saut créatif » (MINTZBERG). Cette seconde étape consiste à
comprendre les faits observés et consignés (en induisant les interrogations, les hypothèses
opératoires et les bases de théorisation du terrain lui-même).
Au delà de la fidélité des données, cette étape pose le problème de la validité des schémas
d’analyse qualitative. S’il n’existe aucune voie permettant de garantir la viabilité des
résultats, l’observation participante présente de fortes chances d’avoir une validité interne
élevée (cohérence propre par rapport au facteur étudié).
Pour BECKER, plusieurs préoccupations doivent être prises :
 l’identification et la sélection des problèmes, concepts, indices
 la vérification de la fréquence et de la distribution des phénomènes
 la construction du système social sous forme de modèles
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 l’analyse finale et la présentation des résultats
En d’autres termes, la validité de l’enquête repose sur l’explicitation intégrale des
données recueillies et de « l’histoire naturelle » des conclusions. Ce qui est rarement
pratiqué car les liens interprétatifs ne sont pas toujours clarifiables.
6/ Conclusion et orientations
Tableau récapitulatif
Groupes
restreints
Etendue d’étude
- Phénomène
propre au groupe
- Fait social dans Comportements
son ensemble
en groupe
Objet d’étude :
- Processus dans Révélation des
l’interaction
attitudes
- sens des
situations de
travail
Méthode :
- Observation
systématique
- Observation
sélective
Posture :
- « savante »
- « médiateur »
Extériorité
Recherche active Analyse quali.
(LEWIN)
(AKTOUF)
APST
(DEJOURS)
Action ciblée
Les souffrances
cachées
Le sujet en acte
Changements
d’attitudes
Extériorité mais
implication
Chercheur
Agent de
changement
Expériences
vécues
Intériorité /
extériorité
Expériences
vécues
Subjectivité du
chercheur
Chercheur
Chercheur
Répercussions
Répercussions
A travers ces différentes approches, on peut recenser un certain nombre de points
communs : le groupe, en tant qu’objet d’étude, fait face à un problème (en rapport à la
sociabilité, au travail, à la souffrance) et doit se mobiliser collectivement pour le résoudre. La
recherche est alors envisagée dans différentes perspectives : la catégorisation des profils
d’attitudes dans les interactions sociales (groupes restreints), l’analyse et la modification des
comportements collectifs de cohésion du groupe (recherche avtive), la prise en compte des
expériences vécues dans l’analyse des processus sociaux dans le travail (AKTOUF), la
confrontation des expériences vécues pour illustrer les souffrances au travail et les stratégies
défensives (DEJOURS).
Mais on peut aussi repérer une forte distinction entre ces approches : les critères affectifs et
les critères fonctionnels sont volontairement séparés dans les deux premières (groupes
restreints, recherche active), alors qu’ils sont irréductiblement liés dans les autres.
L’approche est ainsi beaucoup plus positiviste dans les deux premiers cas, alors qu’AKTOUF
et DEJOURS redonnent à la subjectivité des acteurs une dimension première pour décrire
et comprendre la réalité sociale.
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Le tableau récapitulatif permet d’illustrer la distinction que l’on voit s’opérer entre
chercheurs « purs » et chercheurs « subversifs ». Tous revendiquent une réelle ambition
scientifique et une légitimité au sein de la communauté scientifique. Mais dans le cas
d’AKTOUF et de DEJOURS, ce positionnement n’annihile pas les possibilités
d’interventionnisme « indirect ». Celles-ci ne se traduisent pas par des engagements
militants, mais par une éthique de transparence qui suscite des prises de conscience. On
peut y lire l’héritage de LEWIN : le changement passe par la modification des croyances
partagées par le groupe. L’explicitation des résultats de la recherche et de leur cheminement
interprétatif aux personnes du groupe étudié apporte à ces derniers des clefs de
compréhension de leur situation. Mais la dynamique de changement leur appartient.
Ainsi, les deux premières approches ne s’affranchissent pas d’une obsession d’objectivité, et
marquent fortement une opposition entre « savants » (groupes restreints) et « médiateurs »
(LEWIN). Mais elles ont ouvert la voie aux développements plus récents d’AKTOUF et
DEJOURS qui s’inscrivent de surcroît dans les orientations contemporaines : donner aux
« usagers » (de la recherche en l’occurrence) une place prépondérante. La réalité (de
l’organisation du travail) ne peut se concevoir qu’en rapport avec le sens que lui accordent
les travailleurs eux-mêmes.
Et pour répondre à ces nouvelles voies, on a pu constater que les entretiens collectifs
représentaient une réelle perspective méthodologique. Ils peuvent avoir deux finalités, pas
forcément incompatibles :
 recueillir les discours sur les situations de travail (l’interaction est un prisme du
recueil de données)
 observer les discussions en elles-mêmes (les formes de l’interaction constituent
l’objet d’étude)
Dans le premier cas, on peut emprunter certaines pistes à l’analyse qualitative proposée par
AKTOUF : rendre compte par l’observation ethnographique des symboles, des
significations et des processus vécus dans les situations de travail tels qu’elles sont
exprimées dans le groupe.
Pour compléter l’analyse, on pourrait envisager également des phases d’observation (dans la
durée) en situation de travail. Ce qui pose dans la pratique le problème de la disponibilité et
de l’implication du chercheur.
Dans le second cas, on peut s’appuyer sur l’analyse psychodynamique propre à DEJOURS :
rechercher les stratégies défensives, leur nature et leur fondement, dans les
commentaires (et l’absence de commentaires), les contradictions et les tensions qui
apparaissent dans les situations d’interaction collective.
Mais il est nécessaire d’adapter la méthode. D’une part parce que le modèle de l’homme et
de la subjectivité utilisé par DEJOURS est emprunté à la psychanalyse (le rapport à la
souffrance et au plaisir sont issus d’un rapport singulier à l’inconscient). En se focalisant sur
des concepts sociologiques, nous pouvons néanmoins respecter l’objectif visé, à savoir la
possibilité des acteurs de penser leur situation, leur relation au travail. D’autre part parce
que la méthode en psychodynamique du travail fait appel à la subjectivité du chercheur (des
chercheurs !). Or cela demande un longue expérience de ce genre de confrontations. Là
encore, nous pouvons plutôt nous appuyer sur des hypothèses interprétatives répandues en
sociologie des organisations (identités collectives, jeux de désir et de pouvoir…).
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Quelle place pour les entretiens collectifs dans les sciences sociales en général, et en sociologie des
organisations en particulier. Sociétude, 8 Novembre 2001.
BIBLIOGRAPHIE
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Flammarion, 1980
Jean-François DORTIER, Comment étudier l’humain, Sciences Humaines, N°80, février 1998
Gilles FERREOL, Philippe DELBEL, Méthodologie des sciences sociales, Paris, Colin, 1993 (191
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Madeleine GRAWITZ, Méthodes des sciences sociales, Paris, Dalloz, 1993 (1040 pages)
Françoise PIOTET, Le savoir et l’action, Sciences Humaines, Hors Série N°20, Mars-Avril 1998
Jean-Daniel REYNAUD, Les règles du jeu, l’action collective et la régulation sociale, Armand
Colin, 1993
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