Quelle place pour les entretiens collectifs
dans les sciences sociales en général et
en sociologie des organisations en particulier ?
Sociétude, 8 Novembre 2001
Dans le cadre d’une étude-action pour laquelle une démarche combinant un diagnostic, une
formation et un accompagnement au changement était pressentie, nous nous sommes
interrogés sur la pertinence et la faisabilité de mener des entretiens collectifs. Dans cette
optique, nous avons construit une approche sur la base d’un état des lieux (des
connaissances et des expériences en la matière) qui est présenté ici.
1/ Les entretiens collectifs : des techniques quasiment absentes des méthodes en
sciences sociales
En sciences sociales, il existe une grande variété de méthodes et de techniques
(DORTIER) :
L’analyse de contenu (analyse quantitative ou qualitative de documents)
L’observation participante (ethnolographique)
La méthode clinique (entretien approfondi dégageant des trais de personnalité)
Les entretiens (directifs, semi-directifs), les récits de vie
Les questionnaires, les sondages, les statistiques
Les tests psychotechniques (QI…)
Les expérimentations (psychosociologiques)
Et enfin, la « recherche-action »
Pour autant, les manuels de sociologie montrent que les techniques utilisées restent très
focalisées (entretiens, questionnaires), avec un appui éventuel sur les techniques
ethnographiques de l’observation participante. Seul un ouvrage traite en profondeur de
l’entretien collectif comme d’une technique possible (GRAWITZ), mais il montre aussi les
limites actuelles de son développement méthodologique et conceptuel.
Si les techniques de groupe sont quasiment absentes dans toute l’histoire de la sociologie,
certains chercheurs tentent aujourd’hui de s’appuyer sur des disciplines proches, en
s’inspirant des méthodes éprouvées en psychosociologie par exemple, pour tenter d’asseoir
une validité à l’usage de l’entretien collectif dans les sciences sociales.
C’est en fait dans l’école québécoise qu’on peut trouver actuellement les seuls
développements méthodologiques (AKTOUF) concernant l’approche collective dans l’étude
des groupes sociaux (et plus généralement des phénomènes sociaux). On retrouve
également cette optique dans des travaux en psychodynamique du travail (DEJOURS), mais
les développements méthodologiques et les réflexions sur la portée scientifique restent
embryonnaires et isolés.
C’est une des raisons pour lesquelles les techniques de groupe sont peu formalisées et peu
institutionnalisées. Pourtant, au regard de ces différents manuels et des fondements
épistémologiques qui les traversent, on peut envisager que les entretiens collectifs
deviennent de véritables outils scientifiques. Mais un certain nombre d’obstacles
demeurent, qu’il est nécessaire de comprendre, de questionner et de dépasser.
Quelle place pour les entretiens collectifs dans les sciences sociales en général, et en sociologie des
organisations en particulier
. Sociétude, 8 Novembre 2001.
Page 2 de 11
2/ Scientificité, extériorité, objectivité : une exclusivité des entretiens
individuels ?
Il apparaît que l’utilisation de telle ou telle méthode n’est pas neutre en terme de
positionnement scientifique. Il faut alors tenter de comprendre comment s’établit et sur quoi
repose la légitimité des méthodes dans le champ de la recherche, notamment en sociologie
des organisations.
Dans ce domaine, PIOTET distingue deux postures. Elle oppose ainsi le scientifique à
l’homme d’action :
La posture « savante » : elle se caractérise par un objectif exclusif de production
de savoir et par une « indépendance » vis à vis de l’objet social. La méthode
utilisée est celle des entretiens semi-directifs. Dans cette posture, on retrouve
plusieurs types de démarches :
Le chercheur qui revendique une extériorité totale (seul compte le jugement
de la communauté scientifique)
L’analyse stratégique et systémique (CROZIER, FRIEDBERG) qui rend
compte de l’ensemble d’un système d’action à travers les jeux de pouvoir
mais qui peut concevoir des moyens de transformer son fonctionnement
L’analyse globale et diachronique (PIOTET, SAINSAULIEU) qui inclut
également les dimensions identitaire, culturelle, technique, économique et
historique afin de comprendre et faire connaître
La posture « de médiation » : elle marque des valeurs interventionnistes et
reste très synchronique. Elle fait appel à des entretiens collectifs. Dans cette
posture, on retrouve également plusieurs types de démarches :
L’analyse sociotechnique (observation des phénomènes relationnels)
L’intervention psychosociologique (sur des groupes restreints)
Les méthodes activatrices (qui s’appuie sur des scenarios)
L’intervention sociologique (TOURAINE) qui vise à rendre compte des
tensions et contradictions internes de l’action collective
Or cette dichotomie entre posture savante / entretiens individuels d’un côté et posture de
médiation / entretiens collectifs de l’autre mérite d’être questionnée. Pourquoi l’entretien
individuel serait-il l’apanage des « chercheurs » et l’entretien collectif réservé aux seuls
« interventionnistes » ! ?
On retrouve implicitement cette distinction dans la liste des méthodes et techniques indiquée
par DORTIER (voir précédemment). En effet, la recherche-action (
recherche appliquée et
impliquée
) y est caractérisée par un éclairage de la pratique et de la recherche. Elle est
ainsi considérée comme une « méthode » distinctive qui aurait le monopole de l’action de
changement.
Or on peut s’appuyer d’une part sur le constat de l’existence d’une continuité entre l’action
sociale et la théorie qui en rend compte (REYNAUD). Ce qui implique que toute action de
recherche a des conséquences sur son objet d’étude, ce qui rend beaucoup plus flou la
notion d’interventionnisme. On peut d’ailleurs noter que GRAWITZ, contrairement à
PIOTET, inscrit l’analyse stratégique développée par CROZIER non pas dans le cadre d’une
simple production de connaissance, mais bel et bien dans une posture interventionniste : si
l’objectif avoué est le « savoir », la diffusion des résultats d’enquête aux acteurs concernés
(qui fait partie de la démarche) a bien pour objet de susciter le changement.
Quelle place pour les entretiens collectifs dans les sciences sociales en général, et en sociologie des
organisations en particulier
. Sociétude, 8 Novembre 2001.
Page 3 de 11
Et quand bien même on pourrait distinguer deux sortes de théories des organisations (celles
qui interprètent et celles qui veulent transformer), elles s’alimentent l’une et l’autre pour
donner
des doctrines interventionnistes
dont s’alimente le management (AKTOUF).
D’autre part, si une totale extériorité du chercheur est quasiment impossible, l’objectivité
scientifique est elle aussi difficile à atteindre.
Les chercheurs en sciences sociales […] ont
manqué tout à la fois d’humilité et de l’intelligence qui leur auraient permis de se rendre
compte qu’ils étaient en train d’alimenter leurs machines de vérité, avec des données
contaminées de multiples façons par l’homme et qu’ils ne faisaient donc, en dépit d’une
« méthodologie » obsessionnellement exacte, que de redécouvrir le savoir folklorique
local sur notre société contemporaine
(CABARRE, in DEVEREUX). Si le verdict est sévère, il
est incontestable : les sciences sociales se sont largement laissées envahir par l’obsession
de l’objectivité scientifique, sur le modèle des sciences exactes (AKTOUF, p. 145). Et c’est
dans les théories de l’organisation que cette objectivation serait la plus présente.
Enfin, du fait qu’il soit écarté des manuels méthodologiques (ce qui lui confère une faible
légitimité), l’entretien collectif peut être considéré comme ne présentant les garanties
nécessaires à une démarche « scientifique ». Les limites inhérentes au recueil d’informations
par entretiens individuels ont été largement débattues en sociologie la fois par rapport à
la situation déséquilibrée de l’interaction et à la validité des matériaux recueillis, notamment
à travers le fait que le discours présente une justification postérieure aux faits étudiés). Or
les interventions collectives sont des situations construites, au même titre que les
entretiens individuels. Dans cette optique il convient, plutôt que de les éliminer hâtivement,
de réfléchir aux réserves d’interprétation qu’elles impliquent.
C’est pourquoi il semble préférable de ne pas confondre les considérations sur la posture
scientifique (qui est - volontairement ou non - interventionniste) et celles sur la méthode
utilisée (qui doit identifier les biais méthodologiques et tenter de s’en affranchir). Dans cette
perspective, les techniques de groupe peuvent revendiquer une place parmi les techniques
sociologiques.
En effet, les problèmes individuels peuvent s’exprimer dans le groupe et l’influencer.
Inversement, les problèmes de groupe peuvent être racontés par un individu ou s’observer
face au groupe. On peut alors, comme le fait GRAWITZ (p. 435), identifier deux catégories
de techniques d’entretien :
les techniques individuelles :
rapport enquêteur / enquêté plus ou moins
complexe et qui consiste d’une façon ou d’une autre à interroger
les techniques de groupes : observation des individus agissant et réagissant les
uns avec les autres dans un groupe (et permettant l’étude de comportements)
Selon ces techniques, on ne recueille pas les mêmes informations. Ici, les techniques de
groupe permettent d’observer des processus en train de se faire au sein d’un groupe.
Mais on pourrait aussi envisager les conditions de validité d’une méthode mixte :
des techniques d’entretien collectif qui, comme les entretiens individuels,
cherchent à cerner une réalité extérieure au contexte de l’étude, et qui, comme
dans les techniques de groupe, recueillent les discours, les impressions, les
réactions dans un contexte collectif.
Dans cette perspective, nous pouvons nous appuyer sur les travaux de DEJOURS et
d’AKTOUF. Mais il est important de comprendre d’abord les différentes expérimentations
antérieures qui nous renseignent sur les techniques de groupe possibles. Elles s’appuient sur
des méthodes et des conceptualisations parmi lesquelles on peut citer l’étude de groupes
restreints, la recherche active, la sociométrie…
Quelle place pour les entretiens collectifs dans les sciences sociales en général, et en sociologie des
organisations en particulier
. Sociétude, 8 Novembre 2001.
Page 4 de 11
3/ Les apports de la psychosociologie
L’étude des groupes restreints
L’étude des groupes restreints s’appuie sur de l’observation au sein d’un groupe et
s’inspire de travaux en psychosociologie et de méthodes ethnologiques. Elle ne vise pas
l’ensemble des phénomènes qui se jouent dans le groupe et reste sélective. C’est pourquoi
elle nécessite de bien replacer l’objet particulier d’étude dans le contexte général du groupe
entier. Et elle représente une dimension d’étude complémentaire avec l’analyse de
documents (tracer des évolutions, interpréter des stratégies collectives…).
L’intérêt réside dans le fait d’observer le groupe en train de vivre, de mesurer les
processus pendant qu’ils se déroulent. Ce qui implique une méthode souple et adaptée
en fonction du contexte.
L’observation de groupes restreints implique une participation du chercheur, donc des
perturbations. Il faut donc à la fois se faire accepter, respecter les règles du groupe et la
confidentialité, trouver l’équilibre entre intériorité / extériorité sans juger.
Cette participation nécessite une inscription dans la durée (suffisamment longue pour
comprendre le groupe, suffisamment courte pour ne pas en faire partie).
L’observation doit être systématisée, ce qui la distingue de la simple impression et
l’apparente plutôt aux techniques ethnographiques : sélection des matériaux à observer, de
variables mesurables, d’éléments à classer attitudes », « valeurs », « hiérarchie »,
« moral », « communication », « intégration »…).
Une telle méthode d’observation des comportements sociaux en situation est récente et
nécessite un long apprentissage personnel. Pour GRAWITZ (p. 681), il est trop tôt pour en
prescrire des règles et une méthodologie. On peut néanmoins donner des indications sur les
problèmes qu’elle pose :
pour rendre l’observation systématique, il faut élaborer une grille, donc
catégoriser, ce qui est largement arbitraire, notamment lorsque le domaine
d’étude est large, et qui pose le problème de la différenciation des comportements
du groupe des comportements des individus dans le groupe. Il existe donc
plusieurs niveaux d’observation possibles.
les problèmes qui se posent dans les groupes humains sont souvent profonds et
complexes. Rien n’indique a priori au chercheur les critères significatifs.
Comment alors découvrir les faits révélateurs ? Il n’existe pas de technique qui
donne de certitude.
Plusieurs pistes peuvent être suivies pour observer et analyser les groupes restreints : les
profils d’attitudes, la sociométrie…
La classification des données observées peut s’appuyer sur une démarche
psychosociologique. Des typologies pour classer la manifestation des comportements ont été
élaborées, mais il n’existe pas de généralisation. L’interprétation des données procède
généralement par tâtonnements, avec des aller-retour aux hypothèses.
Il existe en fait deux
sortes de difficultés avec lesquelles tout groupe à la recherche d’une solution se trouve
confronté. D’une part le problème de la solution elle-même, d’autre part la façon de
mobiliser les énergies du groupe pour résoudre le problème. Le processus d’interaction sera
inspiré par ces deux types de motivations
(BALES in GRAWTIZ, p. 692). A partir de cette
perspective, BALES a élaboré des « profils d’attitudes » qui constituent encore
aujourd’hui une classification largement utilisée en psychosociologie.
Quelle place pour les entretiens collectifs dans les sciences sociales en général, et en sociologie des
organisations en particulier
. Sociétude, 8 Novembre 2001.
Page 5 de 11
La sociométrie (MORENO) constitue un autre outil au service de l’observation des
comportements des individus en groupe restreint. Elle repose sur une étude quantitative
des interactions sociales et se base sur les notions de spontanéité et de créativité (en
tant que sources de relation entre individus), elles-mêmes renvoyant à l’idée d’affectivité.
L’objectif de la sociométrie est double : approfondir la connaissance théorique des
interactions, avoir un rôle thérapeutique, « libérer la créativité » sans agir sur les contraintes
objectives (GRAWITZ, p. 735).
La méthode utilisée repose sur l’observation systématique, les sociodrames,
psychodrames… L’objectivation des relations subjectives et la distinction entre critères
affectifs et critères fonctionnels permet ensuite de reconstituer les réseaux interpersonnels
sous forme de sociogrammes.
Cette approche permet de « mesurer » le degré d’affinité entre les membres d’un groupe.
Elle montre néanmoins des limites, notamment à travers sa modélisation trop poussée
(FERREOL, p. 128).
La recherche active (LEWIN :
action research
)
Cette approche se distingue de l’étude des groupes restreints car l’observateur n’est plus un
élément perturbateur qu’il s’agit de minimiser, mais un acteur qui influe sur la situation
de groupe : c’est un
agent de changement
. Elle implique à la fois l’efficacité d’une
recherche appliquée et un lien étroit avec la recherche fondamentale.
On peut néanmoins distinguer ici deux postures (GRAWITZ, p. 730):
« la recherche active » telle que la définit LEWIN, dont l’objectif est avant tout la
production de connaissance : à la fois recherche fondamentale sur l’action,
recherche pour l’action (visant l’efficacité) et recherche en action (mode
participatif).
« L’intervention psychosociologique », dont l’objectif est avant tout le
changement, en réponse à une demande d’aide : à la fois une technique
appliquée (qui produit néanmoins du savoir) et une participation des membres de
l’organisation concernée qui conditionne le changement (éthique démocratique).
Dans ce cas, le demandeur attend un diagnostic et un but de solution. Le
changement est provoqué par l’intervention en elle-même.
Dans tous les cas, LEWIN offre ainsi de nouvelles perspectives dans le sens les groupes
constituent désormais une réalité et un objet d’étude en soi, et non plus comme la somme
des individus qui le composent (FERREOL, p. 128).
La recherche active s’appuie sur le constat que les groupes présentent des équilibres
quasi-stationnaires »), des normes, qui contribuent à la stabilité et empêchent le
changement. L’idée de LEWIN est alors d’agir non pas sur les comportements collectifs de
cohésion, mais sur les comportements individuels qui contribuent à maintenir le groupe. Le
changement se produit par la modification des croyances partagées par le groupe, d’où
l’intérêt des discussions qui permettent de produire des « décongélations » : celui qui
accepte de modifier ses comportements n’est pas isolé ni exclu du groupe.
L’outil principal de la recherche active est donc la discussion provoquée qui suscite des
changements et permet d’étudier des processus en train de se faire. Il s’agit d’une recherche
et d’une intervention.
Pour MANN (in GRAWITZ, p. 742), l’intervention « lewinienne » ne permet pas de consolider
le changement. Pour çà, il faut que les acteurs prennent eux-mêmes conscience de
l’évolution et comment ils se situent par rapport aux changements en cours. D’où la
1 / 11 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !