L*accompagnement des personnes vulnérables

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L’accompagnement des personnes vulnérables
le care comme enjeu de justice sociale ?
Les politiques sociales de solidarité prennent en France des formes
multiples. Elles recouvrent, dans une logique redistributive, l’allocation de
ressources aux personnes qui en sont dépourvues ou peu pourvues (c’est
le cas par exemple du revenu de solidarité active) ou de personnes devant
faire face à des dépenses spéciales du fait de leur dépendance (c’est le cas
de l’aide personnalisée à l’autonomie).
Elles concernent également l’accompagnement de personnes fragiles,
comme les nourrissons suivis par la protection maternelle et infantile, ou
fragilisées comme les enfants et adolescents suivis par les services l’aide
sociale à l’enfance ou de la protection judiciaire de la jeunesse, des adultes
placés sous tutelle ou sous curatelle.
Elles peuvent, plus largement, constituer une des dimensions du champ
éducatif ou thérapeutique.
Chacune de ces politiques mobilise à la fois des financements publics, des
professionnels, des institutions, qu’elles soient publiques ou privées. Elles
se trouvent généralement étroitement encadrées par un dispositif
normatif, législatif et règlementaire, souvent inscrit dans un Code, le Code
de la Famille et de l’aide sociale, le Code de la Santé publique, le Code du
travail.
Ainsi, chacune d’entre elles combine étroitement, quoique de selon des
entrelacs divers, l’usage de droits et règles d’une part, la responsabilité et
les liens humains, d’autre part. Elles s’attachent ainsi à articuler des
principes généraux à contenu normatif plus ou moins précis et des
circonstances concrètes qui tiennent à la situation des bénéficiaires
auxquels elles s’adressent. Adossées à un ensemble de règles, elles n’en
constituent pas moins une activité constituée d’expériences quotidiennes
et confrontées aux problèmes ordinaires ou moins ordinaires de la vie.
1) Dans ces conditions, le débat entre une éthique de la justice adossée à
des règles générales et une éthique du care, fondée sur l’attention au
particulier et aux liens a-t-il encore un sens appliqué aux politiques de
solidarité ?
1
Deuxième niveau d’interrogation : dans cette approche descriptive, la
question de l’altruisme n’apparaît pas immédiatement. Ce n’est pas une
attitude relevant des obligations du fonctionnaire ou de l’agent public, pas
davantage des conventions collectives régissant les statuts des travailleurs
sous contrat de travail privé.
Pour mémoire, les obligations qui incombent statutairement aux
fonctionnaires sont le devoir d'information du public, le secret
professionnel dans les conditions définies par le Code pénal, la discrétion
professionnelle, l'obligation de réserve, l'obéissance hiérarchique,
l'interdiction de cumul avec une activité privée lucrative.
S’agissant des aptitudes attendues de l’éducateur spécialisé, métier central
du travail social, elles sont décrites par le Ministère des solidarités et de la
cohésion sociale de la manière suivante :
« Une grande attention aux problèmes sociaux et humains, la capacité à
travailler en équipe, la créativité, le sens des responsabilités, l’engagement
personnel, une capacité d’écoute, un solide équilibre psychologique. »
S’il est difficile de reconnaître dans cette liste des vertus proprement dites,
au sens où Aristote les lie à la recherche du Bien défini comme l’acte
propre à chaque être, sauf peut-être l’expression d’engagement personnel,
il s’en dégage néanmoins une référence à une éthique de la responsabilité,
peut-être au souci de l’autre et à une forme de tempérance à travers
l’expression « solide équilibre psychologique ».
On chercherait toutefois en vain une quelconque allusion à une forme
d’altruisme.
2) Dans ces conditions, faut-il en conclure pour le regretter à une
disjonction entre politique et altruisme au sens où Auguste Comte,
inventeur du terme, en fondait la nécessité par l’intermédiaire d’une
réélaboration du statut de l’individu et du sujet?
Enfin, troisième niveau d’interrogation, il est aujourd’hui assez manifeste
que les activités liées à la mise en œuvre des politiques sociales de
solidarité relèvent de professionnels dont il est attendu un certain nombre
de compétences relationnelles. Dans les projets d’établissement auxquels
sont désormais tenus les établissements sociaux et médico-sociaux depuis
la loi de 2002 est apparue la notion de bientraitance.
3) Cette notion de bientraitance et la substitution de « la prise en charge
des publics en difficulté » par « l’accompagnement des personnes
vulnérables » traduisent-elles un renouvellement de l’intervention
publique et de son éthique ou recouvrent-elles une reformulation de l’idéal
d’adaptation à la société libérale?
2
1. Les apports des travaux combinant éthique de la justice et éthique du care
dans les politiques de solidarité
Si les premiers travaux sur le care conduits par Caroll Gilligan à partir de son livre
In a different voice (1982, contemporain de Liberalism and the limits of Justice par
M.Sandel) ont introduit une distinction entre l’éthique du care centrée sur
l’attention à la singularité de l’autre, et l’éthique de la justice mue par l’adhésion
à des règles, des valeurs et des principes moraux et un traitement abstrait des
individus, fondé sur quelques catégories choisies, les travaux de la seconde
génération soulignent davantage en quoi le care implique également des
considérations de justice et vient à son tour enrichir l’éthique de la justice.
C’est l’objet notamment des travaux de Marylin Friedman qui soutient la
nécessité de dépasser la dichotomie entre care et justice. Mais ces travaux portent
plutôt sur les relations entre proches alors que nous entendons centrer nos
remarques sur les relations publiques.
L’on voit mal en effet comment des professionnels qui traitent les bénéficiaires
avec justice pourraient ne pas s’en soucier et inversement. Le problème quotidien
qui se pose aux politiques de solidarité, notamment celles chargées d’allouer des
ressources est d’articuler le moins mal possible des critères généraux souvent
consignés dans des règlements, qui peuvent eux-mêmes intégrer suffisamment de
variantes pour prendre en considération une diversité de situation et les cas
individuels. Un problème récurrent de la mise en œuvre de ces politiques consiste
ainsi dans le problème du plafond de ressources et des effets de seuil qui en
résultent. L’égalité de traitement voudrait que la même règle soit appliquée à
toutes les personnes relevant de la même catégorie (familiale, financière, sociale)
mais cette règle entre en conflit avec la prise en considération de situation
spécifique. C’est toute la question des dérogations destinées à corriger le principe
d’égalité par celui d’équité mais dans ces situations se pose la question de la
légitimité de l’auteur de la décision. Dans les collectivités locales, à qui reviennent
la majorité des compétences en matière de solidarité - pour des raisons de
proximité -, il est fréquent que la décision revienne à l’élu(e) qui incarne la
légitimité démocratique. Ce traitement des recours gracieux fait émerger à son
tour d’autres critiques, puisqu’une saisine directe par l’usager de l’élu(e), suivie
d’une décision dérogatoire est souvent suspecte de clientélisme.
La justice consiste en outre certes à donner aux personnes ce qui leur est dû mais
aussi à les traiter de façon appropriée. C’est en partie le sens de la loi du 12 avril
2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les
administrations et qui impose notamment d’indiquer les coordonnées du
correspondant de façon à rendre moins anonymes les relations à l’administration
3
mais aussi de la loi sur la liberté d’accès aux documents administratifs du 17
juillet 1978 et la loi relative à l’Informatique, aux fichiers et aux libertés du 6
janvier 1978. C’est aussi l’enjeu des plans de formation des personnels consacrés
à l’accueil des publics, notamment ceux dits difficiles et le développement des
pratiques de numéro vert en cas de crise.
Chez Rawls, les parties prenantes où la justice doit se négocier doivent en outre
être mutuellement désintéressées. C’est le sens des principes d’égalité et de
neutralité, critères de définition du service public, et de ses développements
contemporains à travers l’application du principe de non discrimination introduit
dans la plupart des conventions conclues pour l’accès des usagers à un service
public, comme la formation professionnelle ou l’apprentissage par exemple. Mais
il va de soi que le bénéficiaire potentiel des soutiens publics, surtout quand il
s’agit d’allocation de ressources, est loin d’être désintéressé même s’il se révèle
parfois peu enclin à endosser les contreparties attendues en terme de démarche
d’insertion, d’assiduité à une formation par exemple. Il en va bien sûr très
différemment des intérêts en cause dans une mesure de protection de l’enfance,
de tutelle voire d’hospitalisation sous contrainte.
Gilligan a elle-même suggéré dans ses travaux ultérieurs que le raisonnement
relatif au care intégrait des considérations relatives à la justice et aux droits. Mais
sa vision de ce que cela signifie demeure limitée. Elle implique seulement la
reconnaissance que chacun est l’égal de l’autre. Or, il n’est pas contestable que les
relations entre l’administration et les administrés demeurent marquées par
l’asymétrie inhérente à la relation entre un demandeur et une personne fut-elle
morale chargée d’instruire sa demande et d’y apporter une réponse sous la forme
d’un acte individuel. C’est le cas pour les relations avec les particuliers comme
pour les relations avec des porteurs de projet collectif, même contractualisées par
convention.
Cette asymétrie n’est pas toujours le signe d’une injustice ou d’une inégalité dans
les rapports entre les contractants, le juge veille d’ailleurs à l’équilibre des
contrats. La perspective de la justice dans sa mise en œuvre concrète via des
professionnels n’exclut pas en outre le déploiement de formes d’attention portée
aux individus (émotion, sentiment, passion, compassion) mais ne fait pas de cette
attention permanente requise par l’éthique du care une condition de sa
réalisation. Il y a d’ailleurs des cas où une attention flottante est préférable à un
excès de sollicitude, notamment quand il s’agit d’accueillir l’indiscernable et
l’indécidable.
La notion de justice, même élargie de la justice distributive à une justice basée sur
la reconnaissance comme l’a fait Axel Honneth, demeure insuffisante pour rendre
compte et surmonter la mise en échec de la relation d’aide.
4
Honneth part du constat que le défaut d’harmonie des rapports sociaux résulte
moins d'une violation des principes de justice que d'une atteinte concrète aux
conditions de l'autoréalisation individuelle. Une société qui fonctionne bien est
selon lui une société dont l'environnement social, culturel ou politique permet
aux individus de développer une identité autonome ou une relation positive à soimême, crée les conditions requises pour mener une vie réussie. En ce sens, il
reste fidèle à la tradition kantienne fondée sur l’autonomie de la personne, même
s’il accorde une place importante aux relations intersubjectives. Il inscrit sa
réflexion dans une critique sociale mettant en évidence un détournement par le
libéralisme des pratiques d’auto-réalisation de soi qui débouchent sur de
nouvelles pathologies, que l’on peut rassembler avec Alain Ehrenberg sous le
terme « la fatigue d’être soi ».
Fidèle à la tradition de l’Ecole de Frankfort, il reste qu’Honneth conserve comme
horizon d'oeuvrer à l'avènement d'une « communauté d'hommes libres» dont
seul le défaut de reconnaissance empêcherait la venue.
Or, il est une autre notion, issue de la même tradition marxiste, qui me paraît
pouvoir compléter cette analyse de philosophie sociale, enrichir l’entrelac des
notions de justice et de care et rendre compte de certains échecs de la relation
d’aide, la notion d’aliénation. Cette notion revêt à la fois une dimension sociale
quand elle s’applique à des groupes qui agissent contre leurs intérêts parce qu’ils
sont sous l’emprise de croyances fausses et une dimension psychique, que Freud
est parvenu à repérer. Le principe de répétition, dégagé en 1914, et devenu
instinct de mort dans les années 20, le masochisme moral et le besoin de punition
sont les trois facteurs qui freinent l’allègement de la souffrance. Il faudrait y
ajouter le sacrifice, anéantissement de la particularité du sujet ou l’identification
à la victime.
Lacan soutient pour sa part que l’expérience humaine générale est celle d’une
aliénation par le langage, d’une impossibilité à exprimer cette expérience dans le
langage commun.
Ainsi, l’expérience de la souffrance ne se laisse-t-elle pas décrire correctement
comme toujours injuste ni appeler toujours une réponse en terme de plus de
sollicitude. La sollicitude, entendue comme attitude permettant, au sein d’une
relation dissymétrique, de rétablir un équilibre plutôt que d’accentuer le
déséquilibre a la structure d’un appel.
Même la bienveillance, entendue comme intention consistant à aborder l’autre
avec le souci de faire le bien pour lui, se brise trop souvent à la fois sur la
réticence des êtres humains à ce que quelqu’un d’extérieur se charge de ce souci
et sur le constat relevé par Lacan selon lequel ce n’est pas forcément en voulant le
bien de son prochain qu’on l’obtient.
Ainsi, une approche mixte des politiques de la solidarité en termes à la fois de
justice et de care permet-elle de mieux rendre compte du souci du politique de
favoriser l’égalité des chances, l’équité et le respect des droits mais demeure sans
5
doute insuffisante pour expliquer la place des principes altruistes dans la mise en
jeu de cas concrets.
2. Solidarité et altruisme ou les malentendus de la réponse aux besoins des
personnes
Une première source de malentendu réside dans l’apparent décalage entre d’une
part, le cadre du travail social (pour retenir un exemple où la relation est une
composante essentielle de l’activité), cadre configuré par le modèle de l’individu
autonome et responsable, autosuffisant, et, d’autre part, une anthropologie de la
vulnérabilité qui insiste sur la dépendance originaire et constitutive de la
condition humaine.
La promotion de la notion de vulnérabilité encore appelée autonomie brisée
comme caractère général de la condition humaine1, adossée généralement à un
souci de restituer sa dignité à l’être vulnérable par la reconnaissance de sa
singularité est souvent présentée par opposition au moi fort, volontaire et
autonome de la personne kantienne et du libéralisme.
C’est sans doute méconnaître que l’apprentissage des capacités d’autonomie et de
responsabilité nécessite le plus souvent un détour par le plus intime de la
personne, permettant parfois d’amener l’individu à se présenter seul en première
personne.
Il y a évidemment des personnes plus vulnérables que d’autres, plus dépendantes
que d’autres en raison de constitutions plus frêles, d’accidents de la vie ou du
passage du temps, auxquels chacun est exposé.
Ligne de faille dans l’organisation sociale et source de déstabilisation, la notion de
vulnérabilité ouvre des horizons de réflexion pour la critique sociale, invitée à
détecter les nouvelles vulnérabilités, à examiner enfin les enjeux d’identification
et de transformation des positions subjectives aussi bien que sociales puisque ce
sont les mêmes.
L’éthique put-elle alors réparer les déchirures de l’ontologie ?
Le mouvement qui pousse l’être vers autrui constitue selon Comte la racine de
l’altruisme. Comte lui-même, dans une approche très humienne critique la fiction
des métaphysiciens de l’unité du moi, issue de l’idée théologique de l’unité de
l’âme. La nature humaine est en réalité multiple c’est-à-dire sollicitée presque
toujours en divers sens par plusieurs puissances très distinctes. Le seul moyen
pour Comte de fédérer tous ces penchants opposés les uns aux autres, c’est de les
orienter vers l’extérieur, c’est-à-dire de faire prédominer la sociabilité sur la
personnalité. L’altruisme peut dans cette perspective se révéler un intérêt bien
compris, voire un calcul, plus utile à notre propre conservation qu’un égoïsme
tourmenté, et destiné à éviter que « le cœur ne soit sans cesse agité d’intimes
cf Patricia Paperman, Les gens vulnérables n’ont rien d’exceptionnel, in Patricia Paperman, Sandra Laugier,
éd., Le souci des autres. Éthique et politique du care, Paris, Éditions de l'École des hautes études en sciences
sociales, 2005.
1
6
conflits entre les impulsions sensuelles et les stimulations de l’orgueil ou de la
vanité »2.
Mais la vulnérabilité issue des travaux de Lévinas ne débouche pas sur
l’altruisme. L’individu est pris dans l’Autre, enserré dans un réseau de
relations qui le situent et le définissent ; il est immergé dans un contexte
social qui lui donne des codes, des droits, des devoirs, des valeurs.
La vulnérabilité est ainsi d’abord exposition à l’autre. Le sujet chez Levinas
est otage de l’Autre, accablé par l’autre dans sa proximité.
« La responsabilité pour les autres ne peut jamais signifier volonté altruiste,
instinct de bienveillance naturelle ou amour. »3
Et pourtant, le mouvement vers autrui reste le mouvement fondamental, le
transport, l’orientation, le sens, expérience sociale banale mais qui permet au moi
de répondre à cette question : « que suis-je donc allée faire dans cette galère ? » 4
La subjectivité est malgré soi pour l’autre. L’obsession est l’ouverture la plus
passive à l’autre même s’il demeure dans ce traumatisme originaire, souffrance et
fragilité. L’impressionnante présence du visage d’autrui est celle qui se refuse à
moi et à toute interprétation.
Il y a bien naissance du sujet mais d’un sujet comme assujetti à l’autre, un sujet
destitué, faible, d’une faiblesse vouée et non pas se vouant à autrui. Autrui arrête
ma liberté, la pensée investigatrice achoppe, contre laquelle le triomphe de la
subjectivité se brise. L’éthique de Levinas est donc moins une responsabilité pour
l’autre qu’une éthique du désir : faire plus et mieux que penser, désirer.
Ni le moi ni l’autre de la rencontre ne se laissent totaliser par le concept
réducteur de la relation.
Une deuxième source de malentendu se dégage donc de l’opposition en partie
factice entre particulier et collectif.
L’enjeu politique n’est pas tant dans le passage du bienfait personnel au besoin
générique comme mouvement de substitution d’un bien défini à partir de la
singularité d’une personne à un bien défini collectivement à partir des exigences
d’ordre politique. La politique partage avec les usagers les idéaux de la
civilisation, elle lutte même bien souvent pour les représenter.
A.Comte, Catéchisme positiviste (1852), in Œuvres T11, Ed Sandre, 2009, p48.
E.Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Nijhoff, La Haye, 1974, p32.
4 E.Levinas, Humanisme de l’autre homme, Fata Morgana, Paris, 1973, p49.
2
3
7
La critique apportée au modèle trop abstrait des prestations sociales universelles
à des catégories d’ayant droit juridiquement établies a favorisé la promotion de la
thématique de la proximité. La proximité permettrait d’accueillir la personne
démunie dans sa singularité. L’usage massif du contrat viserait à concilier le
travail de proximité et la distance nécessaire à l’édification d’une relation
symétrique.
Opposer ces deux approches, c’est oublier que le travail de symbolisation, c’est
passer du particulier à l’universel et que l’universel du socius est de vivre parmi
les autres au même titre que les autres. Ainsi le problème épistémique du passage
de l’abstrait au concret, de l’universel au particulier, de la règle à son application,
de la théorie à l’expérience se pose-t-il dans les deux sens. La citoyenneté
apparaît à cet égard comme l’effort que l’individu fait sur lui-même pour accepter
la dimension collective de l’existence.
Il est difficile de préserver toutes les différences collectives, parce que les cultures
changent sans cesse.
Pour Comte toujours, le vrai sujet n’est pas l’individu mais la société :
« quoique chaque fonction humaine s’accomplisse nécessairement par un organe
individuel, sa vraie nature est toujours sociale : puisque la participation personnelle
s’y subordonne constamment au concours indécomposable des contemporains et
des prédécesseurs »5
La valorisation de la singularité ne saurait donc être entendue comme réactif de
chacun sur son propre être, insurmontable, mais reconnaissance du particulier
comme moment de l’universel, faute de quoi s’affirme le refus d’être au même
titre que les autres.
Une troisième source de malentendu réside ainsi dans la croyance selon laquelle
il s’agit de répondre à un besoin, comme forme générique du bien relatif à la
personne.
La croyance dominante, issue de l’analyse de Rawls, est que « les besoins des
citoyens sont objectifs » (1995) ou à rendre objectifs pour qu’ils puissent faire
l’objet d’une politique. La notion de réponse aux besoins tend à se substituer à
celle de bien, moins neutre en apparence sur le plan axiologique.
Les politiques de solidarité sont ainsi guidées par deux orientations :
- d’une part, l’effort d’élaborer une approche partagée et large des besoins des
citoyens:
« le besoin d’un cadre de vie sécurisant, le besoin d’activité, de se rendre utile, le
besoin d’être reconnu et valorisé, de progresser, d’évoluer et de grandir, le besoin
5
Ibid, p275.
8
de tendresse et d’amour, d’être avec les autres et de communiquer, et enfin, le
besoin de liberté. »6
Cette définition est compatible avec l’expression de régimes d’engagement
multiples.
- d’autre part, le modèle de la législation qui encadre les pratiques.
Le cadre légal est travaillé par une tension entre les proximités, les motivations,
les relations et leur nécessaire stabilisation. Si l’obligation ou l’interdit demeurent
des normes utiles à l’épanouissement, les institutions peuvent constituer un plan
fixe qui aide à suivre quelques règles sociales.
Ce cadre légal n’exclut pas la mise en jeu de vertus comme la générosité, le
courage, la confiance nécessaires pour admettre les tensions, les torsions et les
contradictions de la subjectivité et de l’intersubjectivité qui grippent la logique de
la réponse aux besoins.
Le législateur a d’ailleurs considéré nécessaire de réformer le cadre de
l’intervention des établissements et services sociaux et médico-sociaux, en
promouvant la notion de bientraitance et en substituant l’accompagnement des
personnes vulnérables à l’expression prise en charge des publics en difficulté.
3. Bientraitance et cruauté
L’apparition récente de la notion de bientraitance en contrepoint de l’attention
plus ancienne à la prévention de la maltraitance dans les services et
établissements médico-sociaux emprunte à l’éthique contextualiste l’attention
aux situations particulières tout en gardant des théories libérales le modèle
contractualiste, renforçant l’accent porté sur les droits et la dignité de la
personne.
La logique qui sous-tend cet effort de syncrétisme est en fait secrètement
traversée par l’esprit pragmatique entendu comme recherche des meilleurs
effets.
L’évolution du langage politique, qui substitue à la prise en charge des publics en
difficulté l’accompagnement des personnes vulnérables constitue-t-il un
changement de perspective éthique ?
La bientraitance a fait l’objet d’une recommandation de la part de l’agence
nationale pour l’évaluation et la qualité des établissements et services sociaux et
médico-sociaux (Anesm) visant à traduire la vision de trois grands textes récents
porteurs d’un projet de bientraitance envers l’usager :
- la loi de 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale,
- la loi de 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la
citoyenneté des personnes handicapées
Marcel Hérault, « l’accompagnement des adultes avec autisme dans la nouvelle
politique du handicap » Sésame, 2ème trimestre 2007.
6
9
- et la loi de 2007 réformant la protection de l’enfance.
Cette recommandation inscrit le concept de bientraitance dans le voisinage de
notions connexes, déjà rencontrées comme la sollicitude, la bienveillance, le care
ou la reconnaissance auxquelles s’ajoutent trois autres notions:
- La notion de bienfaisance, citée dans le rapport Belmont7 sur la protection des
sujets humains dans le cadre de la recherche médicale (au même titre que le
respect de la personne et la justice). La bienfaisance, définie dans ce rapport
comme une « obligation » pour les professionnels de la recherche, est définie par
deux règles générales:
« (1) ne faites pas de tort;
(2) maximisez les avantages et minimisez les dommages possibles. »
Cette rhétorique de la balance avantages-dommages n’est pas sans rappeler
l’approche utilitariste.
- la notion tirée du pédopsychiatre Donald Winnicott (De la pédiatrie à la
psychanalyse. Paris : Payot, 1969.) de « mère suffisamment bonne » recouvre une
capacité d’adaptation de la mère et un prendre soin qui n’est pas défini de
manière naturelle, idéale ou générale mais relève d’un ajustement à un enfant
particulier, à un moment donné du temps. Cette notion qui présente l’avantage de
ne pas confondre l’amour maternel avec les services rendus comporte
l’inconvénient de passer sous silence la place du tiers, à commencer par celle du
père quand il existe. Elle gagnerait à être enrichie d’une approche non plus basée
sur les besoins fussent-ils affectifs mais sur le désir, telle que la formule Lacan
dans son Séminaire XVII intitulé L’envers de la psychanalyse :
« Le rôle de la mère, c’est le désir de la mère. C’est capital. Le désir de la mère n’est
pas quelque chose qu’on peut supporter comme ça, que cela vous soit indifférent. »8
- De la psychologie, la bientraitance retient également l’héritage de Carl Rogers
(Le développement de la personne. Paris : Dunod, 1998) et ses enseignements
permettant d’éviter de mettre l’autre en accusation à travers sa communication.
C’est la faculté d’empathie (substituée au concept philosophique de sympathie) et
la posture de négociation (on est loin de la pitié rousseauiste) qui doivent être
retenues de la part du professionnel.
La proximité des deux concepts de bientraitance et de maltraitance signale une
profonde résonance entre les deux. Utiliser le terme de bientraitance oblige en
effet les professionnels à garder la mémoire, la trace de la maltraitance.
La maltraitance désigne des mauvais traitements infligés à des personnes
7
Ethical Principles and Guidelines for the protection of human subjects of research. Report of the
National Commission for the protection of human subjects of biomedical and behavioural research.
Chapter C : « Basic Ethical Principles », § Beneficience, 1979.
8
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse (1969-1970), Seuil, Paris, 1991, p129.
10
dépendantes, sans défense, par des proches (parents, famille) ou des personnes
physiques ou morales chargées de s'en occuper. Elle recoupe selon une
classification internationale quatre types de violence (physique, psychologique,
violence financière ou matérielle, violence médicamenteuse) mais aussi la
violation des droits civiques et deux formes de négligence (active et passive).
La notion d’accompagnement de la personne se substitue à la prise en charge qui
mettait davantage l’accent sur les soins. L’usager est d’abord et surtout un être
humain dont il faut respecter la dignité et les droits.
En première lecture, il s’agit d’un tournant libéral puisque c’est désormais le sujet
de droit qui est au cœur des dispositifs. Mais l’attention aux risques de
maltraitance peut s’analyser comme une attention aux méfaits induits par le
libéralisme, qui pousse à la recherche d’effets thérapeutiques ou éducatifs
rapides, à l’insertion directe vers l’emploi, aux rappels à la norme, fussent-elle la
satisfaction, la consommation. Le paradoxe de ce tournant est qu’au lieu de
laisser place à la « main invisible », il pousse à l’interventionnisme. La durée de
l’entretien avec le conseiller de pôle Emploi est fixée, les séjours en institutions
sont limités dans le temps, les soins deviennent de plus en plus techniques, les
taux d’encadrement sont mesurés…Le souci d’efficacité pousse à la rapidité, à la
quantité, et requiert l’adhésion du bénéficiaire au bien qu’on lui veut (mesure de
sa motivation, signature de contrats d’engagements…), ce sont là des tendances
bien connues. Il pousse aussi du même coup à en ajouter du côté de la
bienveillance et de la sollicitude, mais vite.
Les politiques de solidarité rencontrent sans cesse, sans toujours donner à leurs
professionnels les moyens ni le temps de les reconnaître, les questions touchant à
la nature du désir, aux raisons des conflits et à la relativité des solutions. Or,
revenir à la question du désir, de l’interdit, de la jouissance, du sacrifice, ce n’est
en vérité rien d’autre que revenir à un type de réflexion politique qui était celui
de Platon, Machiavel ou Hobbes.
La maltraitance est dans la sphère du besoin le nom que prend la cruauté dans le
champ du désir. Où commence et où s’arrête la cruauté ? une éthique, une
politique, un droit peuvent-ils y mettre fin ?
Freud croit à l’existence indéracinable de pulsions de haine et de destruction. Ce
qu’il faut cultiver (car il faut qu’un « il faut » s’annonce et donc le lien d’une
obligation éthique, juridique, politique au déchirement de l’ontologie), c’est une
méthode. Freud préconise une méthode, une politique de diversion indirecte :
faire en sorte que ces pulsions cruelles soient détournées, différées et ne trouvent
pas leur expression dans la guerre ou la violence.
11
Ce qu’essaie de faire Freud selon Lacan, c’est de repenser le problème du mal en
l’absence de Dieu. Il ne s’agit pas de contrecarrer des tendances à faire le mal du
prochain par l’amour du prochain.
Certes « il est de la nature du bien d’être altruiste »9 mais l’amour du prochain
remue la nuit. Lacan interroge :
Et qu’est-ce qui m’est plus prochain que ce cœur en moi-même qui
est celui de ma jouissance, dont je n’ose approcher ? car dès que je
m’en approche - c’est là le sens du Malaise dans la civilisation surgit cette insondable agressivité devant quoi je recule, que je
retourne contre moi, et qui vient, à la place même de la Loi
évanouie, donner son poids à ce qui m’empêche de franchir une
certaine frontière à la limite de la Chose. 10
Tant qu’il s’agit du bien, poursuit Lacan, il n’y a pas de problème - le nôtre
et celui de l’autre sont de la même étoffe dont est faite le manteau de SaintMartin.
On peut donc supposer un monde humain tout entier organisé autour
d’une coalescence de chacun des besoins qui ont à se satisfaire, avec
un certain nombre de signes prédéterminés. Si ces signes sont
valables pour tous, cela doit faire en principe une société
fonctionnant de façon idéale. On ajoute à vrai dire que tous y
participent selon ses mérites, et c’est là que commence le problème.11
Mais quand il s’agit de désir, il en va tout autrement. Il n’est plus question
de bienfaisance. La réponse à l’énigme du désir, particulière à chacun, contribuet-elle à remédier en partie au défaut d’harmonie dans les rapports sociaux ?
Ce n’est pas tant l’égoïsme de l’individu qui pour Lacan l’empêche de se
rallier à l’articulation utilitariste entre bonheur individuel et bonheur pour le plus
grand nombre.
Mon égoïsme se satisfait très bien d’un certain altruisme, de celui
qui se place au niveau de l’utile, et c’est précisément le prétexte par
quoi j’évite d’aborder le problème du mal que je désire et que désire
mon prochain.12
Pour Lacan, le pouvoir recule devant le désir.
« ravalement du désir, modestie, tempérament - cette voie médiane
que nous voyons si remarquablement articulée dans Aristote […]
Ibid.
Ibid.
11 Le Séminaire Livre V, Les Formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p461.
12 Ibid, p220.
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l’ordre des choses sur lequel elle prétend se fonder est l’ordre du
pouvoir, d’un pouvoir humain, trop humain. »13
Florence Even, Université de Rouen
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Ibid, p363.
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