Monique Proulx : ALLÔ
Didactisation par Claudia Uhl
La cabine téléphonique est dans une petite rue sans arbres, sans passants, sans rien pour
distraire le regard ou emprisonner l'imagination. Quand il s'enferme là le lundi soir, avec son
carnet d'adresses, il parvient à oublier des quantités de choses déplaisantes, à commencer par
sa propre existence.
Il téléphone. Il téléphone à des femmes qu'il ne connaît pas, ce qui limite passablement les
conversations et constitue, il faut bien l'admettre, un geste répréhensible puni par la loi.
Il procède toujours méthodiquement, car on n'arrive nulle part, autrement, dans la vie. Il
choisit vingt-six noms de femmes dans l'annuaire, commençant par les vingt-six lettres de
l'alphabet. C'est simple, et ça favorise la diversité. Il reconnaît les femmes à leurs prénoms -
Julie, Carmelle, Zéphyrine... - ou à la puérile habitude qu'elles ont de se camoufler sous une
lettre, comme si ça ne constituait pas en soi une signature sexuelle. Il n'est évidemment pas à
l'abri des erreurs: il y a un M. Proulx, l'autre lundi soir, qui l'a laissé pantois avec sa voix de
brute belliqueuse, et d'autre part, l'époque est difficile, nombre d'hommes se mêlent de plus en
plus de se prénommer Dominique ou Laurence, pour brouiller les pistes. Mais il s'agit de cas
isolés, le vrai problème réside ailleurs. Il a pris cruellement conscience, la dernière fois, que
les Yanofsky, les Zajoman et les Winninger se faisaient rares, ce sont là de périlleuses lettres,
à vrai dire, tout juste bonnes à alimenter encore une dizaine de lundis, il lui faudra repenser sa
méthode. Déjà, en farfouillant dans ces W, X, Y, Z barbares, il est tombé sur des étrangères,
Allemandes ou Polonaises, qui n'ont pas compris qu'il s'agissait d'un appel anonyme, et cela
lui a tout à fait gâché le plaisir.
Quand il a arrêté son choix sur les vingt-six noms de femmes présumées commençant par
les vingt-six lettres de l'alphabet, il les copie dans son carnet parce que c'est plus intime, ainsi,
et que ça tisse subtilement des liens. Il s'appuie le dos contre la vitre de la cabine
téléphonique, il pose devant lui vingt-six pièces de vingt-cinq cents, il tient à la main son
carnet ouvert comme une sorte de drapeau blanc.
Il glisse une pièce de monnaie. Il compose les numéros. Il attend.
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Il ne dit rien. Il attend que les femmes parlent, voix d'inconnues éraillées et délicates,
troublées et agressives, flétries et juvéniles, tant de voix différentes qui l'entraînent
sur-le-champ dans d'incroyables périples immobiles. Et pourtant, il n'a rien du détraqué
pervers, il en est sûr, il ne se branle pas au téléphone, par exemple. Ce qu'il aime, c'est autre
chose, c'est s'introduire subrepticement dans leur existence à partir de presque rien, un timbre
de voix, deux trois syllabes et il peut tout imaginer, leur visage, leur environnement immédiat,
leur état d'âme très précis, la façon dont elles se vêtent et mangent et cajolent leur chat.
Elles raccrochent toujours trop vite, en ne disant rien, ou en lui hurlant dans les oreilles, ou
pire, en le menaçant d'une castration très douloureuse. Il ne voit pas en quoi il a mérité ça.
Quand il a terminé ses vingt-six appels, il reste un moment les yeux fermés avant de
composer l'ultime numéro, le même chaque lundi, qu'il connaît par cœur et qu'il n'a pas
cherché dans l'annuaire.
Elle répond. Il ne parle pas, il est tendu par l'angoissante expectative. Elle a sa belle voix
rauque qui s'impatiente au bout du fil: «Allô! ALLÔ!...», et ...
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c'est le même déchirement, toujours, quand elle raccroche sans l'avoir reconnu, quand elle le
rejette brutalement dans le néant duquel elle l'a à peine tiré en le mettant au monde.
[Monique Proulx : LES AURORES MONTREALES, Montréal 1997]