Un bain de mots qui calment et humanisent, par Françoise Parot

Un bain de mots qui calment et humanisent, par Françoise Parot
Françoise Parot, historienne de la psychologie. En se soumettant aux neurosciences, une
certaine psychologie nous déshumanise en oubliant ce qui fait l'humain dans l'homme : la
subjectivité, l'histoire, le vécu, le sens, les autres
Mis à jour le lundi 3 avril 2000
Dans la série de leçons organisées par l'Université de tous les savoirs, à l'initiative de
la Mission 2000, un cycle de conférences est consacré jusqu'au 7 avril au thème : Y a-t-
il encore des sciences humaines ? Samedi 1er avril, Françoise Parot, maître de
conférences en histoire de la psychologie à l'université Paris-V et chercheuse associée
au CNRS, a présenté une communication sur la psychologie, dont nous publions les
principaux extraits.
Jean-Edouard Morère qui, en 1957, entreprenait un tableau du travail scientifique en France,
s'excusait d'y inclure la psychologie avec un argument décisif : « Après tout, il y a des
psychologues, et qui cherchent. » De fait, il y a des psychologues, et vraiment beaucoup,
mais il n'est pas assuré que tous cherchent. Certains d'entre eux sont payés par la
République pour chercher ; ce sont les chercheurs en psychologie ; ils vivent dans des
laboratoires, du CNRS ou de l'Inserm quelquefois. Là, ils isolent dans une salle un individu
appelé sujet, le plus souvent humain, ils le soumettent à des tâches aussi saugrenues que
calibrées, recueillent et mesurent méticuleusement ses activités. Ceux-là sont en général peu
bavards, ils n'échangent avec leur sujet que quelques mots, ceux de la consigne
expérimentale, très standardisée, égalitariste en somme, la même pour tous, un homme en
vaut un autre dans le compte, à la fin. Car, chez ces psychologues-là, on parle peu, on
compte (...).
Ces psychologues, qui se qualifient d'un « scientifique » appuyé, fondent leurs travaux sur la
conviction que la vérité de l'homme est épuisée par son être naturel, qu'il leur faut étudier
avec le dernier soin chacune de ces capacités décrétées naturelles de l'homme en tant que
membre de l'espèce homo pour faire de la psychologie. Ils inscrivent leurs travaux
expérimentaux dans une longue tradition, au sein de laquelle on trouve Piaget aussi bien que
Skinner (le behavioriste radical de l'après-guerre) ou que Chomsky ; bien que les conceptions
de ces grands maîtres aient souvent été présentées comme tout à fait différentes et
inconciliables, elles partagent toutes la conviction que l'être humain peut être étudié isolément
de tout environnement humain, et que ses fonctions psychologiques, comme le langage, la
mémoire, la perception, sont universellement les mêmes chez tous les humains... Ce qui
menait tous ces théoriciens extrêmement cohérents à en conclure que la psychologie n'est
qu'un moment ou qu'une branche de la biologie. Lucidité que tous leurs épigones n'eurent
pas et dont ils ne mesurèrent pas toujours les conséquences.
Chacun à sa manière a ouvert la porte à la mort de la psychologie : puisque le
conditionnement skinnérien repose sur un mécanisme neurologique de mise en rapport d'une
stimulation sensorielle avec une réponse motrice, puisque les capacités d'assimilation et
d'accommodation piagétiennes sont des caractéristiques du vivant, puisque les compétences
langagières de Chomsky reposent sur un noyau inné... il fallait bien qu'à un moment ou un
autre du processus de recherche les biologistes passent à l'acte, entrent dans la chair et nous
en disent le fin mot. Les neurosciences sont nées là, dans cet abandon à la nature. Et c'est là
qu'a commencé le processus mortifère de la psychologie de laboratoire, c'est là qu'elle s'est
exposée à sa dévoration par le bas, par la réduction.
Car si la causalité psychologique est d'ordre physique, biologique, voilà que se profile la fin
de l'existence de cette science humaine : l'imagerie cérébrale permet de faire voir les
opérations mentales que les psychologues de laboratoire mettent en évidence dans le
silence, avec leurs sujets ; donc on ne peut plus douter, puisqu'on voit que ces opérations ont
bien lieu... Reste à en chercher non la causalité ou l'explication psychologiques, mais la
causalité ou l'explication neurologiques, neurophysiologiques (...). D'une certaine façon, cette
soumission de la psychologie aux sciences naturelles pourrait n'être qu'un drame local, un fait
divers régional, si les discours de la psychologie restaient sans effet sur ceux qui les
entendent, c'est-à-dire nous, les humains, les gens. Mais, avec ce discours naturaliste, la
psychologie nous naturalise, et même nous déshumanise puisqu'elle se passe fort bien de ce
qui fait l'humain dans l'homme : la subjectivité, l'histoire, le vécu, le sens, les autres,
l'éprouvé, comme disent les phénoménologues (...).
Qui se préoccupe des effets de ces discours naturalisants ? Qui ? D'autres psychologues,
d'un genre différent, nombreux eux aussi, beaucoup plus nombreux, qui recueillent dans la
pratique les victimes que nous sommes de ces discours déshumanisants. Ceux-là, ce sont
les psychologues cliniciens. Ces praticiens, il y en a dehors, dans certains immeubles, dans
les écoles, dans les crèches, aux Restos du coeur, dans les hôpitaux, au chevet des
mourants, des accouchées, des à peine nés, des victimes d'attentats, et même des animaux
domestiques... Ceux-là cherchent aussi, mais autre chose, ils cherchent à aider, à faire
passer le mal de vivre, d'aimer ou de mourir, avec des paroles de réconfort ou
d'encouragement, et en s'ouvrant aux paroles des autres, en les écoutant même avec tant de
patience qu'ils s'assoupissent parfois.
Ceux-là font prendre des bains de mots qui disent la souffrance psychique ou qui la
balbutient ; selon la formule de Heidegger, ils « plongent dans le sens ». Ils ont une fonction,
un devoir, ils doivent donner un sens à ces mots, à cette souffrance, c'est-à-dire l'intégrer
dans une histoire personnelle ou collective, calmer en humanisant, en faisant sortir de
l'isolement, à l'intérieur. Ils doivent influencer avec des mots, pas seulement des mots, dans
le cadre aussi de certains rites attendus de chacun, rites faits de gestes, de regards, de
postures ; cette psychologie-là est une pratique rituelle, et efficace, forcément efficace,
comme les autres.
De l'homme en général, des hommes, ces psy de la rue doivent, pour bien faire, avoir une
grande expérience, avoir le sens de l'humain, c'est ce qu'on attend d'eux. « Pour juger d'un
homme, disait Montaigne, il faut suivre longuement et curieusement sa trace. » Or il n'y a rien
de plus divers, de plus complexe que les hommes, et la traque est pleine de surprises.
Comment acquérir ce savoir , cette science de l'humain ? Descartes, dans les Méditations, y
insistait : pas de science si Dieu est un malin génie et s'amuse à changer le monde tous les
matins : si la Nature change de lois dès que Dieu fait un caprice, les physiciens n'arriveront à
aucune vérité universelle. Eh bien, avec l'homme, malheureusement pour les psychologues,
Dieu a mis de la malice ; car d'une époque à l'autre, d'un lieu à l'autre, les hommes ont
changé, changent sous nos yeux. Autrement dit, pas de nature humaine aux lois immuables ;
comme le disaient Elias, Vernant ou Ignace Meyerson, nous n'avons pas une mémoire, une
conscience ou un inconscient, une intelligence comme nous avons un estomac, un coeur ou
une jambe. Ce qui est proprement humain, avec quoi les praticiens doivent faire et que les
psychologues de laboratoire oublient, c'est cette faculté de symbolisation perpétuelle qui
double le monde des choses, le monde réel, avec des mots et du symbolique ; il est peut-être
vain d'en chercher les caractéristiques naturelles, parce que précisément ce qui est humain
en l'homme, la culture, l'esprit, la symbolisation, ce n'est pas naturel.
Des praticiens de l'humain donc, en nombre, livrés un peu à eux-mêmes, formés de bric et de
broc. Et en France pas d'institution de recherches officielle pour eux, pas de postes au
CNRS, ou à l'Inserm (...). Pourtant, cette psychologie-là, celle qui est appelée à l'aide, nous
en avons un besoin pressant et, nul ne peut le nier, elle a encore de l'avenir. La pilule du
bonheur, quelque nom barbare qu'on lui invente, n'est pas encore à nos chevets. Chacun de
nous, chacun sans presque d'exception, à un moment ou l'autre, a besoin de prendre un bain
de mots qui calment et humanisent. Les pilules miracles calment peut-être... mais elles
n'humanisent pas. Il faudrait peut-être que la psychologie qui humanise ait droit de cité dans
la recherche scientifique (...).
Mais qu'est-ce donc qu'ils nous préparent ? Si la science de l'humain en vient à se dissoudre,
à se fondre, à disparaître dans la nature, n'y aura-t-il pas un prix, un coût humain à sa
disparition ? Comment sauver la science de l'humain pour sauver l'humain dans l'homme ? A
quelle condition survivre ? Vers quoi se tourner pour renaître, se reprendre enfin, réassurer
les fondements, l'humanité ? Retourner à l'origine de ce qui, de l'animal, a déjà fait de nous
de l'humain ? Les fables naturalistes puis les récits évolutionnistes dont on nous a imbibés
pendant le dernier siècle semblent bien, au contraire, nous avoir convaincus de notre
irréductible animalité. Nous avons, avec eux, comme charmés par les contes de notre
enfance, oublié le passage à l'humain, parce que ces contes étaient biologiques et
naturalisants. Alors, où se tourner pour mieux savoir notre humanité ? Peut-être vers les
mythes, les mythes de fondation, les mythes de l'origine de l'humanité, ceux qui racontent
« l'entrée dans l'humain », comme disait Ignace Meyerson en 1951, qui pourraient nous
éclairer sur les moyens de ne pas en sortir, de l'humain.
Prenons la Théogonie d'Hésiode, ou les mythes africains, ou ceux des chamans de Sibérie,
tous mythes paradisiaques qui racontent un temps d'avant la chute, d'avant la séparation du
ciel et de la terre. On se souvient que, chez Hésiode, cette séparation, orchestrée par la
Terre Gaïa, lasse d'être perpétuellement couverte par Ouranos, laisse libre un espace que les
dieux et plus tard les hommes vont pouvoir habiter. Tous ces mythes nous apprennent qu'être
humain, c'est vivre dans cet écart entre la Terre, la nature, le matériel, et le Ciel, le très-haut,
le ciel inaccessible et puissant, le séparé, le symbolique (...).
La science a recollé le Ciel à la Terre. Elle a, comme disait Nietzsche, « effacé l'horizon »,
annulé l'espace et la séparation dans lesquels nous vivions humains. Elle réduit notre psyc
à un cortex, notre souffrance intérieure à un abus de neurotransmetteurs ; et en nous
délivrant du mal, elle nous fait tomber le ciel sur la tête. Alors de partout la nouvelle circule et
s'ébruite : nous sommes en train de sortir de l'humanité, nous allons vers la post-humanité. Et
il faudrait sauver les sciences humaines... Le minimum, pour qu'un tel savoir résiste, ce serait
qu'il ait un objet, un objet bien à lui, spécifique, qui le définisse et stimule infiniment sa
curiosité. Comme finir sur une note optimiste. Saurons-nous, nos enfants sauront-ils être des
post-humains, des humains sans Ciel et symbolique en surplomb ? Sommes-nous même
capables de penser ce que sera une post-humanité ? Il est vraiment douloureux de ne
pouvoir qu'espérer que cette naturalisation, cette réduction du monde, ce dévoilement
frénétique de nos mystères les plus doux produiront tant de souffrance psychique, la créent
déjà et que l'humain dans l'homme, grâce à elle, résistera faute de pouvoir céder.
Françoise Parot
FRANÇOISE PAROT
Née le 22 avril 1947 à Montereau, titulaire d'un doctorat de troisième cycle en psychologie et
d'une habilitation à diriger des recherches, Françoise Parot est maître de conférences en
histoire de la psychologie à l'université Paris-V-René Descartes et chercheuse associée à
l'équipe de recherches épistémologiques et historiques sur les sciences exactes et les
institutions scientifiques (Rehseis-Paris-VII/CNRS).
Directrice de la collection « Premier cycle de psychologie » aux PUF, elle est l'auteur de
nombreux articles dans des revues spécialisées ou de vulgarisation. Elle a participé à la
rédaction du Dictionnaire de psychologie (Plon, 1990, rééd. 1999) et publié trois ouvrages :
L'homme qui rêve (PUF, 1995), Introduction à la psychologie, histoire et méthodes (PUF,
1998), Existe-t-il une nature humaine ? Psychologie historique, objective, comparative (Les
empêcheurs de penser en rond, 2000). Un quatrième est sous presse : La Bouche d'ombre,
une approche historique des rêves par l'étude des grands textes (Delachaux et Niestlé).
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