La crise structurelle du capitalisme aujourd`hui

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Kostas Vergopoulos
Université Paris VIII
LE NOUVEAU POUVOIR FINANCIER
Au cours de la dernière décennie, 2000-2010,
l’endettement total, tant public que privé, du groupe des
pays dits « développés » a en général augmenté de 3 ou 4
fois plus rapidement que leur PIB. Cette divergence se
manifeste en premier lieu aux Etats Unis et au Royaume
Uni, mais ces derniers sont suivis de près par les autres
pays membres de l’Union Européenne. Les économiesmodèles d’hier, « tigres et dragons », comme celles du
Royaume Uni, de l’Irlande, des Etats Unis, sont
aujourd’hui les plus lourdement endettées et même à un
tel point qu’elles apparaissent comme les victimes
privilégiées de la crise de l’endettement international qui
se manifeste à l’échelle de l’économie mondiale actuelle.
Une récente étude du FMI estime qu’en 2015 la dette
publique moyenne des pays des 20 plus grandes
économies du monde, celles du G20, passera à 115% du
PIB. De même, selon les projections du McKinsey Global
Institute, en 2050, la dette publique du Japon sera portée
à 600% du PIB, celle du Royaume Uni à 500% du PIB,
celle des Etats Unis à 450% du PIB, celle de la France à
400% du PIB, celle de l’Allemagne à 300% du PIB, celle
de l’Italie à 250% du PIB. Apparemment, nous sommes
en présence d’un gonflement, rapide, accéléré et sans
précédent, de la sphère financière par rapport à celle de
l’économie « réelle ». On peut interpréter cette
divergence soit comme un « retard » de la sphère
productive, ce qui se confirmerait par le fléchissement de
la productivité du travail dans les économies
occidentales, soit comme une « déconnection » et une
« virtualisation » de la sphère financière par rapport à la
sphère « réelle ». Dans le premier cas, on parlerait d’une
crise de l’économie « réelle », dans le second d’une crise
financière. Toutefois, les deux aspects de la crise actuelle
ne sont pas autonomes, mais interdépendants et il
resterait à définir leur relation organique profonde. Dans
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les deux cas, il s’agirait, de toute façon, d’une crise de
surcapitalisation et naturellement de surproduction, qui
finit toujours par le ralentissement de la production et la
destruction d’une part importante du capital. La notion de
surcapitalisation peut s’appliquer aussi bien aux formes
productives du capital qu’à celles de la finance.
Cependant, nous n’avons pas à choisir entre l’une ou
l’autre des explications de la crise actuelle, étant donné
que les deux dimensions du capital se trouvent dans une
relation d’interdépendance organique forte, même si cette
relation s’avère in fine fortement antagonique. La
virtualisation de la sphère financière détermine
progressivement et de manière accélérée le resserrement
de plus en plus difficilement tenable par la sphère réelle
de l’économie. Déjà le nobéliste Américain Paul
Krugman avance la notion de « marasme généralisé »,
englobant aussi bien la sphère réelle que celle de la
finance. Le « marasme » de la sphère réelle implique les
réticences de la finance quant à s’engager dans la
dynamique éventuelle de la reprise, mais, inversement,
les réticences de la finance expliquent aussi le
« marasme » dans la sphère réelle. La transformation de
la sphère financière en pouvoir financier implique que la
finance, un élément de dépassement de la stagnation
longue menaçant le système capitaliste au cours des
années 1970 et 1980, ne constitue plus une solution, mais
fait partie intégrante et circonstance aggravante de ce
problème.
Une crise systémique
Si la crise actuelle du capitalisme n’est pas accidentelle ni
d’origine exogène, mais de nature endogène et
systémique, il faudra dépasser son interprétation
« dualiste », pour parvenir à une seule et unique
explication de l’ensemble de ses aspects, tant réels que
financiers. En fait, les origines de la crise actuelle
remontent aux décennies précédentes, celles des années
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1980-1990 et 1990-2000, notamment aux dramatiques
mutations du capitalisme et aux importants changements
de politique économique des états, qui ont profondément
marqué cette période. La mutation financière du
capitalisme, la financiarisation, a permis d’une part
d’ouvrir un nouveau « créneau de secours » pour
l’accumulation du capital, repoussant ainsi la crise de
surcapitalisation vers l’avenir, mais d’autre part elle a
constitué un nouveau carcan à terme pour son propre
essor. Le sauveur de la crise devrait s’avérer par la suite
le catalyseur d’une crise plus profonde et plus redoutable.
Comme l’on sait, le principal produit du capitalisme est le
capital lui-même. Marx et Keynes ont bien montré que
sous le capitalisme, la production du capital se développe
infiniment plus rapidement que la production de toute
autre marchandise et que toute demande effective. Lénine
(1916) aussi avait évoqué ce phénomène sous la notion
de « disproportionnalité » dans le développement du
capitalisme. Disproportionalité, non seulement parmi les
secteurs de production, mais également entre la sphère
productive et celle de la finance.
Conséquence
inéluctable de cette croissance rapide et démesurée du
capital est la baisse tendancielle du taux de rentabilité, ce
qui contraint le système à chercher et à inventer toujours
de nouvelles et additionnelles formes de valorisation. Au
cours des années 1970-1980, le marxiste Américain Paul
Sweezy relevait que l’ouverture de la sphère financière
serait une possibilité pour « soulager » le capital de la
baisse de rentabilité dans le domaine de l’économie
« réelle ». Ce « soulagement » par la finance avait bien
fait son apparition à la fin du 19e et au début du 20e
siècle, mais il s’était mal terminé, menaçant le
capitalisme d’avant la première guerre mondiale de
« parasitisme » et de « putréfaction », comme Rudolf
Hilferding (1910) et Boukharine (1915) l’ont bien relevé.
Il ne s’agissait pas seulement de la « fusion » entre le
capital bancaire et le capital industriel, comme cela fut
présenté par la suite, mais il s’agissait surtout de la
manifestation d’un antagonisme exacerbé et indépassable
entre la finance et l’économie réelle. Or aujourd’hui, ce
même phénomène est de retour. Plus les choses changent,
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plus elles restent les mêmes. La finance « soulage » et par
la suite détruit le capitalisme.
De nos jours, le « soulagement par la finance » a bien
rempli son rôle pendant les deux dernières décennies du
20e siècle, mais depuis, il s’avère de plus en plus
menaçant pour la sphère productive, dans la mesure où
aujourd’hui il ordonne et impose partout dans le monde
la règle de la contraction et de la déflation, voire même
celle de la dépression la plus violente que le monde, dans
toute son histoire économique, a connue. Avec la priorité
accordée aujourd’hui à la lutte contre les déficits publics
et la généralisation des politiques d’austérité, les forces
internationales les plus conservatrices, au service toujours
du capital financier, risqueraient, une fois de plus, de
démolir toute forme d’économie productive, pour le
triomphe, une nouvelle fois, du parasitisme et de la
putréfaction. Ce processus contemporain entretient des
similitudes avec ceux manifestés il y a un siècle, tout en
gardant par ailleurs des caractéristiques propres, qui le
différencient et le spécifient par rapport à tout phénomène
comparable dans l’histoire.
Les « réformes » monétaristes
La « révolution » monétariste, à partir du début de la
décennie 1980, a largement contribué à la mutation
financière du capitalisme. Au début, elle fut présentée
comme une politique restrictive, cherchant le contrôle de
la masse monétaire, en vue de protéger les économies par
rapport au risque de l’inflation de la décennie des années
1970-1980. Or le resserrement de l’émission monétaire
officielle a ouvert le champ à l’entrée dans le jeu d’une
multitude de monnaies non-officielles, ainsi qu’à ce qui
fut appelé « monnaie d’endettement ». Des nouvelles
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formes monétaires ou équivalentes ont vu le jour en
dépassant largement les cibles monétaires officielles.
D’abord, les secteurs privés de l’économie ont secrété de
nouvelles formes de liquidité, émises par les banques ou
même les entreprises et surtout ce gonflement de la
sphère monétaire et financière d’origine tout à fait privée
fut développé loin de tout contrôle officiel. Les politiques
monétaires restrictives des autorités publiques furent ainsi
surpassées par les politiques monétaires expansives des
secteurs privés. D’autre part, d’énormes quantités
monétaires furent déversées dans l’économie par la voie
de l’endettement auprès des pays excédentaires,
notamment asiatiques. Ces deux conditions ont
progressivement créé l’univers des innovations
financières qui a permis de légaliser les pratiques qui
restaient interdites depuis l’époque de Franklin Roosevelt
(1933). L’apothéose de ce processus fut atteint en 1999,
sous la présidence de Bill Clinton, par l’abolition dans un
climat de fanfare de la loi Glass-Steagall (1933), qui
séparait les activités des banques commerciales de celles
des banques d’investissement. A partir de cette date,
l’assaut fut donné vers l’achèvement de la mutation
financière de l’économie capitaliste. L’économiste
Américain Simon Johnson, au MIT et ancien responsable
des études du FMI, qualifie cette mutation de « coup
d’état financier » et dénonce la formation d’une
« nouvelle oligarchie financière ». C’est précisément de
cette période qu’émerge la notion d’ « économie
virtuelle », lancée pour la première fois par les conseillers
économiques du Président Clinton. Cette notion fut
connue surtout par son mépris des lois économiques et
par sa prétention de substituer le « virtuel » au principe
de la réalité. C’est à partir de cette date que se
développent les formes les plus fantaisistes, abstraites et
arbitraires de la monnaie et du crédit, sans le moindre
rapport avec l’économie réelle et en définitive dans une
relation antagonique avec elle. Les produits financiers
dérivés, selon Warren Buffet, ont constitué des
« nouvelles armes de destruction massive ». La titrisation
des dettes douteuses et sous-performantes, les swaps, les
ventes à découvert, les CDS nus, les hedge funds
imposant le principe de « casino » au centre de
l’économie. En deux mots, dans une époque qui se
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voulait restrictive sur le plan monétaire, fut réalisée une
énorme explosion monétaire et hors de tout contrôle.
Mais, cette hypertrophie financière fut aussi à l’origine
d’une mutation du capitalisme encore plus profonde : la
sphère virtuelle, déjà fragilisée par la rapidité de sa
propre croissance, se retourne aujourd’hui vers la sphère
réelle et lui impose des règles visant à lui faire supporter
les coûts de sa propre stabilisation. Le capital financier
n’est plus une forme de capital, mais c’est la forme
dominante qui commande les autres. S’il est vrai que
l’abondance des moyens des paiements stimule la
production, il est également vrai que la contraction de la
production relève la valeur des moyens des paiements.
C’est le virtuel qui commande le réel : la finance, après
avoir joué le rôle du sauveur du système capitaliste en
manque d’opportunités de valorisation, s’avère
aujourd’hui son fossoyeur possible, étant donné qu’elle
ne promet plus de nouveaux champs de valorisation, mais
des politiques de rigueur et d’austérité, qui ne font que
rétrécir la base réelle de l’économie. Après avoir passé
par une période de dépense effrénée à crédit, la nouvelle
orientation du capital financier tend à supprimer toute
forme de crédit et également à réduire la quantité
monétaire, évoquant l’insolvabilité des finances
publiques et l’effondrement généralisé du climat de
confiance. La « révolution monétariste », au lieu d’avoir
contrôlé et assaini l’économie, finit aujourd’hui dans un
océan monétaire encore plus incontrôlable et encore plus
redoutable que par le passé.
Les gendarmes privés des titres publics
Mais, notre époque est aussi marquée par la montée de la
surveillance des Etats par les marchés, par l’intermédiaire
des agences privées d’évaluation et de notation. Les
dettes publiques progressent ou reculent suivant les avis
des « gendarmes privés des titres publiques », selon la
formule de Paul Krugman. Il s’agit aussi d’une nouvelle
situation, dont les origines remontent également aux
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« réformes » monétaristes des dernières décennies. Déjà
le Président Ronald Reagan avait donné l’exemple depuis
son premier mandat présidentiel (1981-1984) : l’émission
monétaire officielle fut ralentie ou arrêté, mais l’Etat
américain a décuplé son déficit public financé par
l’endettement extérieur. L’Etat renonce à son privilège
souverain d’émettre de la monnaie et de financer ses
dépenses par des prêts contractés auprès de sa banque
centrale, pour se comporter comme un simple émetteur
de titres sur les marchés financiers internationaux. Ce
même modèle fut aussi adopté par Margaret Thatcher au
Royaume Uni. Pour l’Union Européenne, le grand
tournant fut le Traité de Maastricht (1992) et son annexe,
le Pacte de Stabilité (1998). En vertu de ces deux Traités,
les Etats membres de la zone monétaire de l’Euro
renoncent également à tout financement par leurs
banques centrales respectives, sans toutefois que la
Banque Centrale Européenne prenne la relève dans le
domaine du financement de ces Etats. Il est défendu à la
BCE de recourir même à la notion d’ « avances de
trésorerie », pour faciliter la situation des Etats membres
en difficulté ou en cas de mauvaise conjoncture. La seule
voie autorisée pour le financement des Etats de la zone
Euro n’est que le recours à l’endettement par les marchés
financiers, dans les limites toutefois du seuil de 3% du
PIB. Il doit être clair que, tout comme les « réformes »
monétaristes du début des années 1980 dans les pays
anglo-saxons, les Traités fondamentaux de la zone Euro,
au cours des années 1990, n’ont fait que livrer les Etats
aux marchés financiers, aux agences privées de notation
et aux fonds spéculatifs, hors de tout contrôle, tant
national qu’international. Or ces marchés, qui exigent des
garanties d’équilibre budgétaire et de solvabilité de la
part des Etats, avaient en fait fini par fonctionner avec
des ratios des réserves en capitaux propres inférieurs à
1% par rapport à la valeur des risques qu’ils couvraient.
Cela était toléré par les accords internationaux de Bâle 1
et Bâle 2, malgré le fameux Cooke Ratio fixant ce seuil
prudentiel minimum à 8% des engagements financiers
assumés. Ce seuil ne fut remonté que très récemment
(septembre 2010) par les nouveaux accords de Bâle 3,
pour atteindre 4,5%, plus la contrainte d’une « réserve de
capital » de l’ordre de 2,5%, c'est-à-dire 7% en tout, voire
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en deçà de ce qui était déjà prévu par le Cooke Ratio,
ainsi que par sa nouvelle version du Tiers One. Mais
encore, rappelons-le, l’application de ce nouvel accord
international n’est prévue que pour l’année 2019. D’autre
part, Martin Wolf, éditorialiste du Financial Times, relève
qu’il faut un seuil minimum de fonds propres de l’ordre
de 20% à 30% des engagements financiers assumés pour
stabiliser le système bancaire par rapport aux risques
systémiques, auxquels donne lieu lui-même.
Les marchés financiers mondiaux ont acquis et gardent
un statut hautement spéculatif, tout en s’arrogeant la
compétence exclusive d’évaluer la solvabilité des
finances publiques des Etats, sur une base de critères de
rentabilité financière privée. Ce phénomène aurait pu
s’appeler « la financiarisation des Etats », où l’Etat prend
forcément une dimension aussi virtuelle que ses sources
de financement. Certes, les récents accords internationaux
de Bâle 3 imposent plus de fonds propres, mais ne
modifient pas la donne fondamentale de la prééminence
du capital financier sur les Etats, sur l’économie réelle et
productive : ils ne modifient pas la tendance à la
contraction, à la déflation et au marasme de l’économie
réelle, dictés par la logique de stabilisation du système
mondial de la finance virtuelle. De plus, il est également
admis par les nouveaux accords de Bâle 3 que l’actuelle
faiblesse des taux d’intérêts monétaires, qui restent
inférieurs à 1%, sur l’initiative surtout américaine, mais
suivie quand-même sur ce point par la BCE, en vue
stimuler la reprise de l’activité économique, n’est pas de
nature à stimuler également le financement de l’économie
par les banques et le système financier. Les institutions
financières restent réticentes à accorder des crédits et à
assumer des risques, particulièrement élevés, avec une
rentabilité aussi faible que celle qui est actuellement en
vigueur. Il faudra que les taux d’intérêt s’élèvent à des
niveaux bien supérieurs, admet la Banque des
Règlements Internationaux, pour que les institutions
financières assument pleinement le risque de
financement. Autrement dit, les économies subissent des
sacrifices pour sauver leurs secteurs financiers, mais ces
derniers restent réticents pour assumer en retour leurs
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fonctions de financement : ils attendent que la reprise soit
confirmée par ses propres moyens et que la rentabilité
financière soit rétablie, pour entrer dans la « fête ».
L’incertitude réelle nourrit la réticence financière et la
réticence financière nourrit l’incertitude réelle.
Aux Etats Unis, la réglementation du secteur financier est
en définitive plus avancée qu’en Europe. Il est question
de la récente réforme du secteur financier promulguée par
le Président Obama. D’abord, le Président Américain,
dans son discours du 20 mai 2010, a déjà dénoncé les
« hordes des lobbies financiers qui dictent même les lois
de la nation ». Selon Stephen Roach, président de
Morgan Stanley Asia, les revenus financiers, qui
s’élevaient à 8% du PIB américain il y a 20 ans,
représentent en ce moment près de 50% de ce même PIB.
Il est clair qu’un seuil historique décisif vient d’être
franchi. Ensuite, la récente loi Dodd-Frank, adoptée avec
beaucoup de difficulté par le Congrès Américain, revient
sur la séparation des activités des banques des dépôts et
celles des fonds spéculatifs. Il est vrai que cette loi ne
reprend pas la séparation radicale des établissements,
comme le faisait la loi Glass-Steagall. Toutefois,
l’amendement de l’ancien gouverneur de la FED Paul
Volker, inséré dans la nouvelle loi, permet au moins deux
choses : d’une part, les banques peuvent spéculer, mais
désormais avec leurs fonds propres, non plus avec des
fonds virtuels. D’autre part, si leurs fonds propres
proviennent des dépôts de leurs clients, leur
consentement explicite est nécessaire et incontournable.
Une fois de plus, comme au cours des années 1930, les
Etats Unis sont en avance par rapport à l’Europe sur la
question des règles et de la surveillance des marchés
financiers. Come le signale le journal allemand Der
Spiegel, « un véritable océan sépare les Etats Unis et
l’Union Européenne au niveau de la gestion de la crise
actuelle, notamment dans les domaines de la politique
financière et budgétaire ». Or force est de relever que
même si Wall Street était mise sous surveillance efficace,
il resterait encore que, dans les conditions des marchés
financiers internationalisés, cette surveillance n’aurait
qu’une valeur toute limitée, tant que les autres places
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financières du monde ne seraient pas soumises aux
mêmes réglementations. Et dans ce domaine, c’est surtout
l’Europe qui persiste dans la déréglementation des
marchés financiers, beaucoup plus que les Etats Unis,
mais sur ce plan, les autorités asiatiques ne se méfient pas
moins des réformes américaines, y voyant souvent un
protectionnisme déguisé.
L’idéologie financière
L’économiste Américain Barry Eichengreen, de
l’université de Berkeley, relève que la prééminence
financière, avec la rigidité des taux des changes
monétaires qu’elle implique, facilite la mobilité
internationale des capitaux, mais d’autre part, elle
empêche la convergence des économies réelles à l’échelle
du monde, ce qui en définitive entrave la mobilité des
capitaux. La mondialisation financière suppose des taux
des changes fixes, mais les taux des changes fixes
condamnent les économies réelles à la divergence, plutôt
qu’à la convergence, ce qui, à son tour, s’avère un facteur
tout à fait négatif à la mondialisation financière. Dans
l’histoire économique, le système du Gold Standard a
fonctionné comme une idéologie, celle du fétichisme de
la richesse, considéré comme une condition de la
prospérité. L’idéologie mercantiliste sous-jacente a
toujours cherché à maximiser les quantités d’or et sa
réévaluation par la contraction même de la production, de
l’emploi et des revenus. Cette idéologie financière a
amené au désastre de la première guerre mondiale (19141918), ainsi qu’à celui de la grande crise des années 1930
et à ses prolongements jusqu’à la seconde guerre
mondiale (1939-1945). L’économiste Américain Irving
Fischer a démontré en 1933 que, dans le contexte de la
déflation, la contraction des revenus implique ipso facto
la réévaluation des dettes et celle du capital monétaire et
financier. En fait, il s’agit d’un « détournement » des
« règles du jeu », enseignées par David Hume au 18e
siècle et les économistes classiques au 19e siècle. Selon
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ce théorème classique, la stabilité internationale est
menacée par les déséquilibres, tant les déficits que les
excédents. En ce sens, il devrait exister une sorte de
symétrie entre les pays déficitaires et ceux excédentaires :
les deux faisaient autant du mal à la stabilité
internationale. Avec la précision que les pays
excédentaires disposent plus de moyens pour leur
ajustement, au sens du retour à l’équilibre, que les pays
déficitaires. Selon la théorie classique de la stabilité
internationale, en cas de déséquilibre parmi les nations,
les pays déficitaires devraient contracter leur dépenses,
accepter même la déflation, pour améliorer leurs
positions compétitives, mais, en contrepartie, les pays
excédentaires devraient accroître les leurs, de telle façon
que la demande mondiale globale fut maintenue. Or la
faille de ce théorème classique de la stabilité
internationale quasi-automatique consistait dans le fait
qu’il n’avait aucune garantie que les deux parties
concernées rempliraient bien leurs obligations respectives
et aucun mécanisme de contrainte ni de sanction
internationale obligeant les parties de s’y conformer.
Autrement dit, ce mécanisme de rétablissement
automatique de l’équilibre restait fragile dans son
application, car entièrement exposé aux abus et aux
détournements par les plus forts. Le détournement actuel
intervient à partir du moment où les pays excédentaires
refusent d’accroître leurs dépenses et de recycler leurs
surplus, laissant toute la charge de l’ajustement
international à la seule solde des pays déficitaires. Cela
implique une contraction de la demande internationale,
dommageable pour l’ensemble des partenaires dans le
commerce mondial, mais la prime de cette situation
revient in fine au capital monétaire et financier, qui se
voit ainsi relativement revalorisé, en raison de la
régression du produit réel et du revenu. Or si la règle du
gold standard mène à la généralisation de la déflation, il
est évident que la tendance mondiale ne sera pas vers la
convergence, mais plutôt vers la divergence croissante,
l’instabilité et la régression.
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De nos jours, comme le signale Barry Eichengreen,
l’ancienne idéologie du gold standard est remplacée par
celle de la monnaie unique. Tout comme le gold standard
dans le passé, l’Euro fonctionne à présent comme une
idéologie, mais encore plus dure et beaucoup plus rigide
que la précédente. La différence entre les deux consiste
dans le fait qu’en cas de besoin, les pays pouvaient sortir
du système du gold standard, pour procéder aux
ajustements nécessaires, mais à présent, aucune sortie
n’est prévue du système de l’Euro et aucun ajustement
n’est envisagé, à part celui de la déflation. Dans la zone
Euro, il existe à présent un pays par excellence
excédentaire, l’Allemagne, tandis que la plupart de ses
partenaires enregistrent des positions extérieures
déficitaires. De plus, 86% des excédents allemands
proviennent de son commerce avec les pays de la zone
Euro. Cette dernière absorbe 9 fois plus d’exportations
allemandes que l’ensemble des marchés asiatiques.
Pourtant, la logique financière l’emporte sur la logique
commerciale en Allemagne et ce pays à surplus impose
l’austérité, voire la récession, à l’ensemble de ses
partenaires, il refuse de leur venir en aide avec ses
surplus et il renonce à toute politique expansive, malgré
ses importants surplus, qu’il préfère garder sous forme de
réserves. Comme le souligne Martin Wolf, éditorialiste
du journal The Financial Times, l’Allemagne, tout
comme la Chine, impose aux pays qui sont ses propres
clients des exigences profondément antinomiques : de
poursuivre leurs achats et leur consommation, tout en leur
refusant les crédits nécessaires pour le financement de ces
achats et de cette consommation. La logique financière
entre en contradiction forte avec la logique productive et
commerciale. Dans ces conditions, tout le poids de
l’ajustement est laissé unilatéralement à la charge de ses
partenaires, qui se voient ainsi contraints à la déflation.
Cela étant, on aura du mal à imaginer une convergence
quelconque parmi les économies européennes et la
tendance risquerait d’être de plus en plus à la divergence.
Cela se confirme sur le plan pratique par l’explosion des
« spreads » dans l’émission des titres du trésor public par
les pays européens sur les marchés financiers : les
rendements de ces titres des Etats européens ne
divergeaient que de 40 unités de base en l’an 2000, tandis
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qu’en 2010, la divergence atteint pratiquement les 1000
unités de base. La prétendue monnaie unique finit par
avoir des prix réels, mesurés en termes de marchandises,
très variables parmi les pays de la même zone monétaire.
La monnaie officielle reste commune, mais les frais de
son acquisition divergent énormément parmi les pays de
la zone monétaire : un euro à très faible coût pour
l’Allemagne, mais, en même temps, un euro à un coût
exorbitant pour les pays déficitaires de l’Union et cela
sans que l’Allemagne accepte des mécanismes
compensatoires destinés à assurer la cohésion
économique de l’ensemble de la zone Euro. La monnaie
nominale reste formellement commune, mais la monnaie
réelle, mesurée en termes de marchandises, enregistre de
prix extrêmement variables parmi les pays de la zone
Euro. Une fois de plus, la logique financière contraint à la
divergence plutôt qu’à la convergence des structures
réelles.
Sur-épargne et gonflement des réserves
L’historien de l’économie Niall Ferguson de Harvard
suggère que la récente décennie 2000-2010, fut marquée
par l’abondance des quantités monétaires et de crédit bon
marché, en provenance surtout des pays à surplus,
notamment la Chine, le Japon et l’Allemagne. Or la
décennie en question fait suite à la grave crise asiatique et
internationale des années 1998-2000. Les sentiments
d’insécurité que cette crise a suscité ont stimulé le
phénomène de la sur-épargne de précaution à l’échelle
mondiale. Les pays asiatiques en premier lieu se sont mis
à épargner à des niveaux élevés, sans précédent
historique. En Chine, le taux de l’épargne nationale
atteint près de la moitié du PIB, au Japon et en Corée du
Sud près du tiers. En Allemagne, qui exporte à l’étranger
45% de son PIB, le taux de l’épargne nationale, de 19%
en 2002, atteignait 27% du PIB en 2007. D’une façon
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générale, en raison de l’insécurité et de l’instabilité
internationale, les réserves officielles mondiales se sont
accrues par des rythmes particulièrement rapides, en tous
cas infiniment plus rapides que les excédents
commerciaux des pays respectifs. Ainsi, de 2400
milliards de dollars en 2002, les réserves monétaires
officielles mondiales étaient estimées à 8165 milliards en
2009, le dollar américain intervenant pour les deux tiers
de ce montant. La prééminence de la logique financière
fait que les pays à excédent refusent de prendre le risque
de recycler leurs surplus, préférant d’en garder une part
croissante sous forme de réserves officielles. Déjà les
réserves chinoises dépassent les 2500 milliards et les
japonaises les 1000 milliards. Le sous-continent latinoaméricain n’est pas en retard par rapport à cette
évolution : les réserves monétaires de l’ensemble de pays
du sous-continent, de 110 milliards en 2002, ont été
portées à 600 milliards en 2009. Tenant compte du fait
que les surplus des balances courantes de l’ensemble de
pays du monde s’élèvent à 700 milliards, on en déduit
facilement que les réserves monétaires mondiales
actuelles représentent 12 années des surplus des comptes
courants mondiaux. Cela est déjà signalé comme quelque
chose d’alarmante et d’absolument incompatible avec la
mobilité internationale des capitaux : si une bonne part
des surplus est retirée de la liquidité mondiale et en fait
« stérilisé », cela implique nécessairement la contraction
non seulement des flux financiers internationaux, mais
également celle de la croissance de l’économie mondiale,
ainsi que celle du commerce international. Comme le
signale Eichengreen, la politique actuelle de l’Allemagne
et de la Chine, consistant à « stériliser » des quantités
croissantes des liquidités internationales, en vue de se
prémunir face aux aléas de la conjoncture mondiale, se
compare avec celle de la France et des Etats Unis au
cours des années 1930 : dans les deux cas, les pays à
surplus décident de « stériliser » une bonne part des
liquidités
internationales,
avec
des
retombées
désastreuses sur l’économie internationale, au cours des
années 1930 et dramatiques au présent. Le phénomène de
la haute « préférence pour la liquidité » a marqué une
période de plusieurs siècles dans l’histoire économique
mondiale et renvoie toujours soit à des sociétés
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précapitalistes, soit à des phases de crise du capitalisme.
Keynes l’a considéré comme une cause des crises et des
récessions de notre époque, tandis que les économistes
libéraux, tout en le reconnaissant, l’ont considéré non
comme une cause, mais plutôt comme une conséquence
de la crise et de l’effondrement consécutif des occasions
des placements rentables. Il n’en reste pas moins que,
quelque en fut l’explication et la relation de causalité, le
phénomène de la forte préférence pour la liquidité est
toujours associé à une phase de recul de la formation du
capital, de la croissance et de l’emploi.
De surcroît, le phénomène de sur-épargne est en général
redouté comme une forme de protectionnisme déguisé.
Tant la Chine que l’Allemagne évoquent le
protectionnisme commercial américain sous-jacent, mais
en fait, par leurs pratiques de sur-épargne et de
constitution des réserves croissantes, elles s’avèrent plus
protectionnistes que les Etats Unis sur le plan financier.
Tant il est vrai que le protectionnisme commercial n’a
pas encore fait son apparition franche, tout en restant à ce
jour sous des formes déguisées, tant il serait également
nécessaire de relever que le protectionnisme financier
avance déjà à grands pas, aussi bien d’un côté de
l’Atlantique que de l’autre. En fait, le protectionnisme
financier constitue sans doute un cas infiniment plus
grave que le protectionnisme commerciale et tarifaire :
dans le second cas les économies nationales se redressent
et les échanges internationaux en sortent in fine
renforcés, tandis que dans le premier cas, celui de
l’antagonisme des nations en vue de s’approprier, garder
et stériliser une part croissante des moyens des paiements
internationaux, cela finit toujours par contracter
inéluctablement la quantité de liquidités nécessaire au
bon fonctionnement de l’économie mondiale. Les surplus
commerciaux de la dernière décennie se transforment
dans une part croissante en épargne et en réserves de
précaution, notamment par les pays asiatiques et
l’Allemagne. Et les réserves de précaution se
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transforment, à leur tour, en pouvoir financier mondial
qui impose au reste du monde la loi de la déflation, en
tant que voie de sa propre revalorisation. Aujourd’hui, la
Chine désapprouve avec force toute tentative de relance
américaine, car cela impliquerait l’affaiblissement du
dollar, principale monnaie de l’épargne chinoise. De
même, l’Allemagne désapprouve avec la même force
toute idée de relance dans la zone Euro, dans la mesure
où cela amènerait l’affaiblissement de la monnaie
commune, qui constitue en même temps la principale
monnaie de sa propre épargne. La sur-épargne et la
constitution des réserves monétaires condamnent toute
tentative de relance économique à l’échelle mondiale.
Dans cet enchaînement des phases et des étapes, les pays
à surplus, comme l’Allemagne, en plein accord avec les
économies émergentes, pétrolières, énergétiques, celles
des BRICS, en deux mots les pays qui vivent aujourd’hui
dans une prospérité croissante, mais de plus en plus
incertaine et à risque, s’avèrent en fait
les plus
conservateurs, voire même les plus réactionnaires, ceux
qui rejettent toute politique de relance, contraignant
l’économie mondiale à la récession et à la déflation. Les
« sauveurs » du capitalisme risquent de s’avérer in fine
ses propres « fossoyeurs ».
A présent, le système économique mondial est en train de
s’éloigner de la convergence et de l’unité, pour s’avancer
en catastrophe dans celle des ruptures, de la
fragmentation, de la divergence, de la désunion, de la
déflation. Le nouveau pouvoir financier tient le premier
rôle dans ce processus de déconstruction et de marasme
mondial.
Comme le signale à juste titre l’économiste Wilhem
Buiter de London School of Economics, dans le cadre de
la crise actuelle, le risque le plus important pour
l’instabilité mondiale provient de la logique financière
des pays à surplus, plutôt que de celle des pays
déficitaires. Les pays à surplus financier imposent la
rigueur et l’austérité à leurs partenaires déficitaires, ce
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qui fait fortement vaciller la stabilité de l’économie
mondiale, comme le relève également dans le Financial
Times l’économiste britannique Martin Wolf. Or la
politique de la rigueur et de l’austérité au sein de l’Union
Européenne, poursuit ce dernier, constitue en définitive
l’équivalent d’un « acte de guerre mercantiliste contre les
Etats Unis ». A l’apogée de la toute-puissance du
capitalisme financier, le système capitaliste est en train de
se déstabiliser et de se décomposer, le compte à rebours
pour l’économie mondiale avance à grands pas, vers la
déflation et la déconstruction, précisément en raison de
cette prééminence du pouvoir financier. La mutation
financière, qui a sauvé le capitalisme de son impasse des
années 1970, l’amène en définitive, trois décennies plus
tard, dans une nouvelle impasse encore plus profonde.
Dans le temps historique, les mêmes causes ne produisent
pas toujours les mêmes effets. La sphère financière a pu
être de secours il y a trente ans, mais, aujourd’hui, avec
l’émergence du pouvoir financier, la boucle est bouclée
et rien ne va plus.-
Kostas Vergopoulos
Université Paris VIII
25 Septembre 2010
[email protected]
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