1 Kostas Vergopoulos Université Paris VIII LE NOUVEAU POUVOIR FINANCIER Au cours de la dernière décennie, 2000-2010, l’endettement total, tant public que privé, du groupe des pays dits « développés » a en général augmenté de 3 ou 4 fois plus rapidement que leur PIB. Cette divergence se manifeste en premier lieu aux Etats Unis et au Royaume Uni, mais ces derniers sont suivis de près par les autres pays membres de l’Union Européenne. Les économiesmodèles d’hier, « tigres et dragons », comme celles du Royaume Uni, de l’Irlande, des Etats Unis, sont aujourd’hui les plus lourdement endettées et même à un tel point qu’elles apparaissent comme les victimes privilégiées de la crise de l’endettement international qui se manifeste à l’échelle de l’économie mondiale actuelle. Une récente étude du FMI estime qu’en 2015 la dette publique moyenne des pays des 20 plus grandes économies du monde, celles du G20, passera à 115% du PIB. De même, selon les projections du McKinsey Global Institute, en 2050, la dette publique du Japon sera portée à 600% du PIB, celle du Royaume Uni à 500% du PIB, celle des Etats Unis à 450% du PIB, celle de la France à 400% du PIB, celle de l’Allemagne à 300% du PIB, celle de l’Italie à 250% du PIB. Apparemment, nous sommes en présence d’un gonflement, rapide, accéléré et sans précédent, de la sphère financière par rapport à celle de l’économie « réelle ». On peut interpréter cette divergence soit comme un « retard » de la sphère productive, ce qui se confirmerait par le fléchissement de la productivité du travail dans les économies occidentales, soit comme une « déconnection » et une « virtualisation » de la sphère financière par rapport à la sphère « réelle ». Dans le premier cas, on parlerait d’une crise de l’économie « réelle », dans le second d’une crise financière. Toutefois, les deux aspects de la crise actuelle ne sont pas autonomes, mais interdépendants et il resterait à définir leur relation organique profonde. Dans 2 les deux cas, il s’agirait, de toute façon, d’une crise de surcapitalisation et naturellement de surproduction, qui finit toujours par le ralentissement de la production et la destruction d’une part importante du capital. La notion de surcapitalisation peut s’appliquer aussi bien aux formes productives du capital qu’à celles de la finance. Cependant, nous n’avons pas à choisir entre l’une ou l’autre des explications de la crise actuelle, étant donné que les deux dimensions du capital se trouvent dans une relation d’interdépendance organique forte, même si cette relation s’avère in fine fortement antagonique. La virtualisation de la sphère financière détermine progressivement et de manière accélérée le resserrement de plus en plus difficilement tenable par la sphère réelle de l’économie. Déjà le nobéliste Américain Paul Krugman avance la notion de « marasme généralisé », englobant aussi bien la sphère réelle que celle de la finance. Le « marasme » de la sphère réelle implique les réticences de la finance quant à s’engager dans la dynamique éventuelle de la reprise, mais, inversement, les réticences de la finance expliquent aussi le « marasme » dans la sphère réelle. La transformation de la sphère financière en pouvoir financier implique que la finance, un élément de dépassement de la stagnation longue menaçant le système capitaliste au cours des années 1970 et 1980, ne constitue plus une solution, mais fait partie intégrante et circonstance aggravante de ce problème. Une crise systémique Si la crise actuelle du capitalisme n’est pas accidentelle ni d’origine exogène, mais de nature endogène et systémique, il faudra dépasser son interprétation « dualiste », pour parvenir à une seule et unique explication de l’ensemble de ses aspects, tant réels que financiers. En fait, les origines de la crise actuelle remontent aux décennies précédentes, celles des années 3 1980-1990 et 1990-2000, notamment aux dramatiques mutations du capitalisme et aux importants changements de politique économique des états, qui ont profondément marqué cette période. La mutation financière du capitalisme, la financiarisation, a permis d’une part d’ouvrir un nouveau « créneau de secours » pour l’accumulation du capital, repoussant ainsi la crise de surcapitalisation vers l’avenir, mais d’autre part elle a constitué un nouveau carcan à terme pour son propre essor. Le sauveur de la crise devrait s’avérer par la suite le catalyseur d’une crise plus profonde et plus redoutable. Comme l’on sait, le principal produit du capitalisme est le capital lui-même. Marx et Keynes ont bien montré que sous le capitalisme, la production du capital se développe infiniment plus rapidement que la production de toute autre marchandise et que toute demande effective. Lénine (1916) aussi avait évoqué ce phénomène sous la notion de « disproportionnalité » dans le développement du capitalisme. Disproportionalité, non seulement parmi les secteurs de production, mais également entre la sphère productive et celle de la finance. Conséquence inéluctable de cette croissance rapide et démesurée du capital est la baisse tendancielle du taux de rentabilité, ce qui contraint le système à chercher et à inventer toujours de nouvelles et additionnelles formes de valorisation. Au cours des années 1970-1980, le marxiste Américain Paul Sweezy relevait que l’ouverture de la sphère financière serait une possibilité pour « soulager » le capital de la baisse de rentabilité dans le domaine de l’économie « réelle ». Ce « soulagement » par la finance avait bien fait son apparition à la fin du 19e et au début du 20e siècle, mais il s’était mal terminé, menaçant le capitalisme d’avant la première guerre mondiale de « parasitisme » et de « putréfaction », comme Rudolf Hilferding (1910) et Boukharine (1915) l’ont bien relevé. Il ne s’agissait pas seulement de la « fusion » entre le capital bancaire et le capital industriel, comme cela fut présenté par la suite, mais il s’agissait surtout de la manifestation d’un antagonisme exacerbé et indépassable entre la finance et l’économie réelle. Or aujourd’hui, ce même phénomène est de retour. Plus les choses changent, 4 plus elles restent les mêmes. La finance « soulage » et par la suite détruit le capitalisme. De nos jours, le « soulagement par la finance » a bien rempli son rôle pendant les deux dernières décennies du 20e siècle, mais depuis, il s’avère de plus en plus menaçant pour la sphère productive, dans la mesure où aujourd’hui il ordonne et impose partout dans le monde la règle de la contraction et de la déflation, voire même celle de la dépression la plus violente que le monde, dans toute son histoire économique, a connue. Avec la priorité accordée aujourd’hui à la lutte contre les déficits publics et la généralisation des politiques d’austérité, les forces internationales les plus conservatrices, au service toujours du capital financier, risqueraient, une fois de plus, de démolir toute forme d’économie productive, pour le triomphe, une nouvelle fois, du parasitisme et de la putréfaction. Ce processus contemporain entretient des similitudes avec ceux manifestés il y a un siècle, tout en gardant par ailleurs des caractéristiques propres, qui le différencient et le spécifient par rapport à tout phénomène comparable dans l’histoire. Les « réformes » monétaristes La « révolution » monétariste, à partir du début de la décennie 1980, a largement contribué à la mutation financière du capitalisme. Au début, elle fut présentée comme une politique restrictive, cherchant le contrôle de la masse monétaire, en vue de protéger les économies par rapport au risque de l’inflation de la décennie des années 1970-1980. Or le resserrement de l’émission monétaire officielle a ouvert le champ à l’entrée dans le jeu d’une multitude de monnaies non-officielles, ainsi qu’à ce qui fut appelé « monnaie d’endettement ». Des nouvelles 5 formes monétaires ou équivalentes ont vu le jour en dépassant largement les cibles monétaires officielles. D’abord, les secteurs privés de l’économie ont secrété de nouvelles formes de liquidité, émises par les banques ou même les entreprises et surtout ce gonflement de la sphère monétaire et financière d’origine tout à fait privée fut développé loin de tout contrôle officiel. Les politiques monétaires restrictives des autorités publiques furent ainsi surpassées par les politiques monétaires expansives des secteurs privés. D’autre part, d’énormes quantités monétaires furent déversées dans l’économie par la voie de l’endettement auprès des pays excédentaires, notamment asiatiques. Ces deux conditions ont progressivement créé l’univers des innovations financières qui a permis de légaliser les pratiques qui restaient interdites depuis l’époque de Franklin Roosevelt (1933). L’apothéose de ce processus fut atteint en 1999, sous la présidence de Bill Clinton, par l’abolition dans un climat de fanfare de la loi Glass-Steagall (1933), qui séparait les activités des banques commerciales de celles des banques d’investissement. A partir de cette date, l’assaut fut donné vers l’achèvement de la mutation financière de l’économie capitaliste. L’économiste Américain Simon Johnson, au MIT et ancien responsable des études du FMI, qualifie cette mutation de « coup d’état financier » et dénonce la formation d’une « nouvelle oligarchie financière ». C’est précisément de cette période qu’émerge la notion d’ « économie virtuelle », lancée pour la première fois par les conseillers économiques du Président Clinton. Cette notion fut connue surtout par son mépris des lois économiques et par sa prétention de substituer le « virtuel » au principe de la réalité. C’est à partir de cette date que se développent les formes les plus fantaisistes, abstraites et arbitraires de la monnaie et du crédit, sans le moindre rapport avec l’économie réelle et en définitive dans une relation antagonique avec elle. Les produits financiers dérivés, selon Warren Buffet, ont constitué des « nouvelles armes de destruction massive ». La titrisation des dettes douteuses et sous-performantes, les swaps, les ventes à découvert, les CDS nus, les hedge funds imposant le principe de « casino » au centre de l’économie. En deux mots, dans une époque qui se 6 voulait restrictive sur le plan monétaire, fut réalisée une énorme explosion monétaire et hors de tout contrôle. Mais, cette hypertrophie financière fut aussi à l’origine d’une mutation du capitalisme encore plus profonde : la sphère virtuelle, déjà fragilisée par la rapidité de sa propre croissance, se retourne aujourd’hui vers la sphère réelle et lui impose des règles visant à lui faire supporter les coûts de sa propre stabilisation. Le capital financier n’est plus une forme de capital, mais c’est la forme dominante qui commande les autres. S’il est vrai que l’abondance des moyens des paiements stimule la production, il est également vrai que la contraction de la production relève la valeur des moyens des paiements. C’est le virtuel qui commande le réel : la finance, après avoir joué le rôle du sauveur du système capitaliste en manque d’opportunités de valorisation, s’avère aujourd’hui son fossoyeur possible, étant donné qu’elle ne promet plus de nouveaux champs de valorisation, mais des politiques de rigueur et d’austérité, qui ne font que rétrécir la base réelle de l’économie. Après avoir passé par une période de dépense effrénée à crédit, la nouvelle orientation du capital financier tend à supprimer toute forme de crédit et également à réduire la quantité monétaire, évoquant l’insolvabilité des finances publiques et l’effondrement généralisé du climat de confiance. La « révolution monétariste », au lieu d’avoir contrôlé et assaini l’économie, finit aujourd’hui dans un océan monétaire encore plus incontrôlable et encore plus redoutable que par le passé. Les gendarmes privés des titres publics Mais, notre époque est aussi marquée par la montée de la surveillance des Etats par les marchés, par l’intermédiaire des agences privées d’évaluation et de notation. Les dettes publiques progressent ou reculent suivant les avis des « gendarmes privés des titres publiques », selon la formule de Paul Krugman. Il s’agit aussi d’une nouvelle situation, dont les origines remontent également aux 7 « réformes » monétaristes des dernières décennies. Déjà le Président Ronald Reagan avait donné l’exemple depuis son premier mandat présidentiel (1981-1984) : l’émission monétaire officielle fut ralentie ou arrêté, mais l’Etat américain a décuplé son déficit public financé par l’endettement extérieur. L’Etat renonce à son privilège souverain d’émettre de la monnaie et de financer ses dépenses par des prêts contractés auprès de sa banque centrale, pour se comporter comme un simple émetteur de titres sur les marchés financiers internationaux. Ce même modèle fut aussi adopté par Margaret Thatcher au Royaume Uni. Pour l’Union Européenne, le grand tournant fut le Traité de Maastricht (1992) et son annexe, le Pacte de Stabilité (1998). En vertu de ces deux Traités, les Etats membres de la zone monétaire de l’Euro renoncent également à tout financement par leurs banques centrales respectives, sans toutefois que la Banque Centrale Européenne prenne la relève dans le domaine du financement de ces Etats. Il est défendu à la BCE de recourir même à la notion d’ « avances de trésorerie », pour faciliter la situation des Etats membres en difficulté ou en cas de mauvaise conjoncture. La seule voie autorisée pour le financement des Etats de la zone Euro n’est que le recours à l’endettement par les marchés financiers, dans les limites toutefois du seuil de 3% du PIB. Il doit être clair que, tout comme les « réformes » monétaristes du début des années 1980 dans les pays anglo-saxons, les Traités fondamentaux de la zone Euro, au cours des années 1990, n’ont fait que livrer les Etats aux marchés financiers, aux agences privées de notation et aux fonds spéculatifs, hors de tout contrôle, tant national qu’international. Or ces marchés, qui exigent des garanties d’équilibre budgétaire et de solvabilité de la part des Etats, avaient en fait fini par fonctionner avec des ratios des réserves en capitaux propres inférieurs à 1% par rapport à la valeur des risques qu’ils couvraient. Cela était toléré par les accords internationaux de Bâle 1 et Bâle 2, malgré le fameux Cooke Ratio fixant ce seuil prudentiel minimum à 8% des engagements financiers assumés. Ce seuil ne fut remonté que très récemment (septembre 2010) par les nouveaux accords de Bâle 3, pour atteindre 4,5%, plus la contrainte d’une « réserve de capital » de l’ordre de 2,5%, c'est-à-dire 7% en tout, voire 8 en deçà de ce qui était déjà prévu par le Cooke Ratio, ainsi que par sa nouvelle version du Tiers One. Mais encore, rappelons-le, l’application de ce nouvel accord international n’est prévue que pour l’année 2019. D’autre part, Martin Wolf, éditorialiste du Financial Times, relève qu’il faut un seuil minimum de fonds propres de l’ordre de 20% à 30% des engagements financiers assumés pour stabiliser le système bancaire par rapport aux risques systémiques, auxquels donne lieu lui-même. Les marchés financiers mondiaux ont acquis et gardent un statut hautement spéculatif, tout en s’arrogeant la compétence exclusive d’évaluer la solvabilité des finances publiques des Etats, sur une base de critères de rentabilité financière privée. Ce phénomène aurait pu s’appeler « la financiarisation des Etats », où l’Etat prend forcément une dimension aussi virtuelle que ses sources de financement. Certes, les récents accords internationaux de Bâle 3 imposent plus de fonds propres, mais ne modifient pas la donne fondamentale de la prééminence du capital financier sur les Etats, sur l’économie réelle et productive : ils ne modifient pas la tendance à la contraction, à la déflation et au marasme de l’économie réelle, dictés par la logique de stabilisation du système mondial de la finance virtuelle. De plus, il est également admis par les nouveaux accords de Bâle 3 que l’actuelle faiblesse des taux d’intérêts monétaires, qui restent inférieurs à 1%, sur l’initiative surtout américaine, mais suivie quand-même sur ce point par la BCE, en vue stimuler la reprise de l’activité économique, n’est pas de nature à stimuler également le financement de l’économie par les banques et le système financier. Les institutions financières restent réticentes à accorder des crédits et à assumer des risques, particulièrement élevés, avec une rentabilité aussi faible que celle qui est actuellement en vigueur. Il faudra que les taux d’intérêt s’élèvent à des niveaux bien supérieurs, admet la Banque des Règlements Internationaux, pour que les institutions financières assument pleinement le risque de financement. Autrement dit, les économies subissent des sacrifices pour sauver leurs secteurs financiers, mais ces derniers restent réticents pour assumer en retour leurs 9 fonctions de financement : ils attendent que la reprise soit confirmée par ses propres moyens et que la rentabilité financière soit rétablie, pour entrer dans la « fête ». L’incertitude réelle nourrit la réticence financière et la réticence financière nourrit l’incertitude réelle. Aux Etats Unis, la réglementation du secteur financier est en définitive plus avancée qu’en Europe. Il est question de la récente réforme du secteur financier promulguée par le Président Obama. D’abord, le Président Américain, dans son discours du 20 mai 2010, a déjà dénoncé les « hordes des lobbies financiers qui dictent même les lois de la nation ». Selon Stephen Roach, président de Morgan Stanley Asia, les revenus financiers, qui s’élevaient à 8% du PIB américain il y a 20 ans, représentent en ce moment près de 50% de ce même PIB. Il est clair qu’un seuil historique décisif vient d’être franchi. Ensuite, la récente loi Dodd-Frank, adoptée avec beaucoup de difficulté par le Congrès Américain, revient sur la séparation des activités des banques des dépôts et celles des fonds spéculatifs. Il est vrai que cette loi ne reprend pas la séparation radicale des établissements, comme le faisait la loi Glass-Steagall. Toutefois, l’amendement de l’ancien gouverneur de la FED Paul Volker, inséré dans la nouvelle loi, permet au moins deux choses : d’une part, les banques peuvent spéculer, mais désormais avec leurs fonds propres, non plus avec des fonds virtuels. D’autre part, si leurs fonds propres proviennent des dépôts de leurs clients, leur consentement explicite est nécessaire et incontournable. Une fois de plus, comme au cours des années 1930, les Etats Unis sont en avance par rapport à l’Europe sur la question des règles et de la surveillance des marchés financiers. Come le signale le journal allemand Der Spiegel, « un véritable océan sépare les Etats Unis et l’Union Européenne au niveau de la gestion de la crise actuelle, notamment dans les domaines de la politique financière et budgétaire ». Or force est de relever que même si Wall Street était mise sous surveillance efficace, il resterait encore que, dans les conditions des marchés financiers internationalisés, cette surveillance n’aurait qu’une valeur toute limitée, tant que les autres places 10 financières du monde ne seraient pas soumises aux mêmes réglementations. Et dans ce domaine, c’est surtout l’Europe qui persiste dans la déréglementation des marchés financiers, beaucoup plus que les Etats Unis, mais sur ce plan, les autorités asiatiques ne se méfient pas moins des réformes américaines, y voyant souvent un protectionnisme déguisé. L’idéologie financière L’économiste Américain Barry Eichengreen, de l’université de Berkeley, relève que la prééminence financière, avec la rigidité des taux des changes monétaires qu’elle implique, facilite la mobilité internationale des capitaux, mais d’autre part, elle empêche la convergence des économies réelles à l’échelle du monde, ce qui en définitive entrave la mobilité des capitaux. La mondialisation financière suppose des taux des changes fixes, mais les taux des changes fixes condamnent les économies réelles à la divergence, plutôt qu’à la convergence, ce qui, à son tour, s’avère un facteur tout à fait négatif à la mondialisation financière. Dans l’histoire économique, le système du Gold Standard a fonctionné comme une idéologie, celle du fétichisme de la richesse, considéré comme une condition de la prospérité. L’idéologie mercantiliste sous-jacente a toujours cherché à maximiser les quantités d’or et sa réévaluation par la contraction même de la production, de l’emploi et des revenus. Cette idéologie financière a amené au désastre de la première guerre mondiale (19141918), ainsi qu’à celui de la grande crise des années 1930 et à ses prolongements jusqu’à la seconde guerre mondiale (1939-1945). L’économiste Américain Irving Fischer a démontré en 1933 que, dans le contexte de la déflation, la contraction des revenus implique ipso facto la réévaluation des dettes et celle du capital monétaire et financier. En fait, il s’agit d’un « détournement » des « règles du jeu », enseignées par David Hume au 18e siècle et les économistes classiques au 19e siècle. Selon 11 ce théorème classique, la stabilité internationale est menacée par les déséquilibres, tant les déficits que les excédents. En ce sens, il devrait exister une sorte de symétrie entre les pays déficitaires et ceux excédentaires : les deux faisaient autant du mal à la stabilité internationale. Avec la précision que les pays excédentaires disposent plus de moyens pour leur ajustement, au sens du retour à l’équilibre, que les pays déficitaires. Selon la théorie classique de la stabilité internationale, en cas de déséquilibre parmi les nations, les pays déficitaires devraient contracter leur dépenses, accepter même la déflation, pour améliorer leurs positions compétitives, mais, en contrepartie, les pays excédentaires devraient accroître les leurs, de telle façon que la demande mondiale globale fut maintenue. Or la faille de ce théorème classique de la stabilité internationale quasi-automatique consistait dans le fait qu’il n’avait aucune garantie que les deux parties concernées rempliraient bien leurs obligations respectives et aucun mécanisme de contrainte ni de sanction internationale obligeant les parties de s’y conformer. Autrement dit, ce mécanisme de rétablissement automatique de l’équilibre restait fragile dans son application, car entièrement exposé aux abus et aux détournements par les plus forts. Le détournement actuel intervient à partir du moment où les pays excédentaires refusent d’accroître leurs dépenses et de recycler leurs surplus, laissant toute la charge de l’ajustement international à la seule solde des pays déficitaires. Cela implique une contraction de la demande internationale, dommageable pour l’ensemble des partenaires dans le commerce mondial, mais la prime de cette situation revient in fine au capital monétaire et financier, qui se voit ainsi relativement revalorisé, en raison de la régression du produit réel et du revenu. Or si la règle du gold standard mène à la généralisation de la déflation, il est évident que la tendance mondiale ne sera pas vers la convergence, mais plutôt vers la divergence croissante, l’instabilité et la régression. 12 De nos jours, comme le signale Barry Eichengreen, l’ancienne idéologie du gold standard est remplacée par celle de la monnaie unique. Tout comme le gold standard dans le passé, l’Euro fonctionne à présent comme une idéologie, mais encore plus dure et beaucoup plus rigide que la précédente. La différence entre les deux consiste dans le fait qu’en cas de besoin, les pays pouvaient sortir du système du gold standard, pour procéder aux ajustements nécessaires, mais à présent, aucune sortie n’est prévue du système de l’Euro et aucun ajustement n’est envisagé, à part celui de la déflation. Dans la zone Euro, il existe à présent un pays par excellence excédentaire, l’Allemagne, tandis que la plupart de ses partenaires enregistrent des positions extérieures déficitaires. De plus, 86% des excédents allemands proviennent de son commerce avec les pays de la zone Euro. Cette dernière absorbe 9 fois plus d’exportations allemandes que l’ensemble des marchés asiatiques. Pourtant, la logique financière l’emporte sur la logique commerciale en Allemagne et ce pays à surplus impose l’austérité, voire la récession, à l’ensemble de ses partenaires, il refuse de leur venir en aide avec ses surplus et il renonce à toute politique expansive, malgré ses importants surplus, qu’il préfère garder sous forme de réserves. Comme le souligne Martin Wolf, éditorialiste du journal The Financial Times, l’Allemagne, tout comme la Chine, impose aux pays qui sont ses propres clients des exigences profondément antinomiques : de poursuivre leurs achats et leur consommation, tout en leur refusant les crédits nécessaires pour le financement de ces achats et de cette consommation. La logique financière entre en contradiction forte avec la logique productive et commerciale. Dans ces conditions, tout le poids de l’ajustement est laissé unilatéralement à la charge de ses partenaires, qui se voient ainsi contraints à la déflation. Cela étant, on aura du mal à imaginer une convergence quelconque parmi les économies européennes et la tendance risquerait d’être de plus en plus à la divergence. Cela se confirme sur le plan pratique par l’explosion des « spreads » dans l’émission des titres du trésor public par les pays européens sur les marchés financiers : les rendements de ces titres des Etats européens ne divergeaient que de 40 unités de base en l’an 2000, tandis 13 qu’en 2010, la divergence atteint pratiquement les 1000 unités de base. La prétendue monnaie unique finit par avoir des prix réels, mesurés en termes de marchandises, très variables parmi les pays de la même zone monétaire. La monnaie officielle reste commune, mais les frais de son acquisition divergent énormément parmi les pays de la zone monétaire : un euro à très faible coût pour l’Allemagne, mais, en même temps, un euro à un coût exorbitant pour les pays déficitaires de l’Union et cela sans que l’Allemagne accepte des mécanismes compensatoires destinés à assurer la cohésion économique de l’ensemble de la zone Euro. La monnaie nominale reste formellement commune, mais la monnaie réelle, mesurée en termes de marchandises, enregistre de prix extrêmement variables parmi les pays de la zone Euro. Une fois de plus, la logique financière contraint à la divergence plutôt qu’à la convergence des structures réelles. Sur-épargne et gonflement des réserves L’historien de l’économie Niall Ferguson de Harvard suggère que la récente décennie 2000-2010, fut marquée par l’abondance des quantités monétaires et de crédit bon marché, en provenance surtout des pays à surplus, notamment la Chine, le Japon et l’Allemagne. Or la décennie en question fait suite à la grave crise asiatique et internationale des années 1998-2000. Les sentiments d’insécurité que cette crise a suscité ont stimulé le phénomène de la sur-épargne de précaution à l’échelle mondiale. Les pays asiatiques en premier lieu se sont mis à épargner à des niveaux élevés, sans précédent historique. En Chine, le taux de l’épargne nationale atteint près de la moitié du PIB, au Japon et en Corée du Sud près du tiers. En Allemagne, qui exporte à l’étranger 45% de son PIB, le taux de l’épargne nationale, de 19% en 2002, atteignait 27% du PIB en 2007. D’une façon 14 générale, en raison de l’insécurité et de l’instabilité internationale, les réserves officielles mondiales se sont accrues par des rythmes particulièrement rapides, en tous cas infiniment plus rapides que les excédents commerciaux des pays respectifs. Ainsi, de 2400 milliards de dollars en 2002, les réserves monétaires officielles mondiales étaient estimées à 8165 milliards en 2009, le dollar américain intervenant pour les deux tiers de ce montant. La prééminence de la logique financière fait que les pays à excédent refusent de prendre le risque de recycler leurs surplus, préférant d’en garder une part croissante sous forme de réserves officielles. Déjà les réserves chinoises dépassent les 2500 milliards et les japonaises les 1000 milliards. Le sous-continent latinoaméricain n’est pas en retard par rapport à cette évolution : les réserves monétaires de l’ensemble de pays du sous-continent, de 110 milliards en 2002, ont été portées à 600 milliards en 2009. Tenant compte du fait que les surplus des balances courantes de l’ensemble de pays du monde s’élèvent à 700 milliards, on en déduit facilement que les réserves monétaires mondiales actuelles représentent 12 années des surplus des comptes courants mondiaux. Cela est déjà signalé comme quelque chose d’alarmante et d’absolument incompatible avec la mobilité internationale des capitaux : si une bonne part des surplus est retirée de la liquidité mondiale et en fait « stérilisé », cela implique nécessairement la contraction non seulement des flux financiers internationaux, mais également celle de la croissance de l’économie mondiale, ainsi que celle du commerce international. Comme le signale Eichengreen, la politique actuelle de l’Allemagne et de la Chine, consistant à « stériliser » des quantités croissantes des liquidités internationales, en vue de se prémunir face aux aléas de la conjoncture mondiale, se compare avec celle de la France et des Etats Unis au cours des années 1930 : dans les deux cas, les pays à surplus décident de « stériliser » une bonne part des liquidités internationales, avec des retombées désastreuses sur l’économie internationale, au cours des années 1930 et dramatiques au présent. Le phénomène de la haute « préférence pour la liquidité » a marqué une période de plusieurs siècles dans l’histoire économique mondiale et renvoie toujours soit à des sociétés 15 précapitalistes, soit à des phases de crise du capitalisme. Keynes l’a considéré comme une cause des crises et des récessions de notre époque, tandis que les économistes libéraux, tout en le reconnaissant, l’ont considéré non comme une cause, mais plutôt comme une conséquence de la crise et de l’effondrement consécutif des occasions des placements rentables. Il n’en reste pas moins que, quelque en fut l’explication et la relation de causalité, le phénomène de la forte préférence pour la liquidité est toujours associé à une phase de recul de la formation du capital, de la croissance et de l’emploi. De surcroît, le phénomène de sur-épargne est en général redouté comme une forme de protectionnisme déguisé. Tant la Chine que l’Allemagne évoquent le protectionnisme commercial américain sous-jacent, mais en fait, par leurs pratiques de sur-épargne et de constitution des réserves croissantes, elles s’avèrent plus protectionnistes que les Etats Unis sur le plan financier. Tant il est vrai que le protectionnisme commercial n’a pas encore fait son apparition franche, tout en restant à ce jour sous des formes déguisées, tant il serait également nécessaire de relever que le protectionnisme financier avance déjà à grands pas, aussi bien d’un côté de l’Atlantique que de l’autre. En fait, le protectionnisme financier constitue sans doute un cas infiniment plus grave que le protectionnisme commerciale et tarifaire : dans le second cas les économies nationales se redressent et les échanges internationaux en sortent in fine renforcés, tandis que dans le premier cas, celui de l’antagonisme des nations en vue de s’approprier, garder et stériliser une part croissante des moyens des paiements internationaux, cela finit toujours par contracter inéluctablement la quantité de liquidités nécessaire au bon fonctionnement de l’économie mondiale. Les surplus commerciaux de la dernière décennie se transforment dans une part croissante en épargne et en réserves de précaution, notamment par les pays asiatiques et l’Allemagne. Et les réserves de précaution se 16 transforment, à leur tour, en pouvoir financier mondial qui impose au reste du monde la loi de la déflation, en tant que voie de sa propre revalorisation. Aujourd’hui, la Chine désapprouve avec force toute tentative de relance américaine, car cela impliquerait l’affaiblissement du dollar, principale monnaie de l’épargne chinoise. De même, l’Allemagne désapprouve avec la même force toute idée de relance dans la zone Euro, dans la mesure où cela amènerait l’affaiblissement de la monnaie commune, qui constitue en même temps la principale monnaie de sa propre épargne. La sur-épargne et la constitution des réserves monétaires condamnent toute tentative de relance économique à l’échelle mondiale. Dans cet enchaînement des phases et des étapes, les pays à surplus, comme l’Allemagne, en plein accord avec les économies émergentes, pétrolières, énergétiques, celles des BRICS, en deux mots les pays qui vivent aujourd’hui dans une prospérité croissante, mais de plus en plus incertaine et à risque, s’avèrent en fait les plus conservateurs, voire même les plus réactionnaires, ceux qui rejettent toute politique de relance, contraignant l’économie mondiale à la récession et à la déflation. Les « sauveurs » du capitalisme risquent de s’avérer in fine ses propres « fossoyeurs ». A présent, le système économique mondial est en train de s’éloigner de la convergence et de l’unité, pour s’avancer en catastrophe dans celle des ruptures, de la fragmentation, de la divergence, de la désunion, de la déflation. Le nouveau pouvoir financier tient le premier rôle dans ce processus de déconstruction et de marasme mondial. Comme le signale à juste titre l’économiste Wilhem Buiter de London School of Economics, dans le cadre de la crise actuelle, le risque le plus important pour l’instabilité mondiale provient de la logique financière des pays à surplus, plutôt que de celle des pays déficitaires. Les pays à surplus financier imposent la rigueur et l’austérité à leurs partenaires déficitaires, ce 17 qui fait fortement vaciller la stabilité de l’économie mondiale, comme le relève également dans le Financial Times l’économiste britannique Martin Wolf. Or la politique de la rigueur et de l’austérité au sein de l’Union Européenne, poursuit ce dernier, constitue en définitive l’équivalent d’un « acte de guerre mercantiliste contre les Etats Unis ». A l’apogée de la toute-puissance du capitalisme financier, le système capitaliste est en train de se déstabiliser et de se décomposer, le compte à rebours pour l’économie mondiale avance à grands pas, vers la déflation et la déconstruction, précisément en raison de cette prééminence du pouvoir financier. La mutation financière, qui a sauvé le capitalisme de son impasse des années 1970, l’amène en définitive, trois décennies plus tard, dans une nouvelle impasse encore plus profonde. Dans le temps historique, les mêmes causes ne produisent pas toujours les mêmes effets. La sphère financière a pu être de secours il y a trente ans, mais, aujourd’hui, avec l’émergence du pouvoir financier, la boucle est bouclée et rien ne va plus.- Kostas Vergopoulos Université Paris VIII 25 Septembre 2010 [email protected]