En deuxième lieu, et pour revenir à la distinction faite par Einstein entre le temps de la conscience
et le temps du physicien, Bergson n’a aucune intention de substituer à la construction physique du
temps une notion psychologique du temps vécu : il ne s’agit pas de choisir entre les deux, mais de
les articuler. Il n’ignore d’ailleurs nullement que la distinction capitale qu’il introduit pour sa part
entre temps « réels » (susceptibles de coïncider avec le flux d’une conscience située au voisinage
des processus correspondants) et temps « fictifs » (temps reconstruits, objets de mesures
indirectes) ne présente aucun intérêt pour le physicien aux yeux duquel toutes les grandeurs
mesurées sont également « observables », qu’il s’agisse du « temps propre » mesuré « sur place »
ou du « temps-coordonnée » indexant les moments d’un système distant. Il ne cesse de répéter au
contraire qu’une telle distinction n’a de sens que pour le philosophe, qui est d’ailleurs obligé de
l’introduire de force dans le plan de référence et de coordination du physicien en revenant aux
opérations qui guident ses constructions, en deçà du formalisme qui finit par placer tous les temps
« au même rang », « sur le même plan » (DS 207 / 236-237). Mais que le temps fictif soit
observable - quoique de manière indirecte, comme le fait remarquer Le Roy (15) - ne suffit pas à
en faire un temps réel, c’est-à-dire un temps susceptible d’être vécu par une conscience vivante.
Voilà ce qu’il faut reconnaître. Même le travail de coordination du physicien opérant se ramène
finalement, d’un côté à des constats de simultanéités locales (par là même absolues) entre signaux
et relevés d’horloges, de l’autre à des successions éprouvées à travers les phases d’un processus
lui-même ressaisi localement ou, ce qui revient au même, de proche en proche. L’expression des
durées en grandeurs invariantes ou « propres » (« temps propres ») donne déjà une idée de cette
approche locale sur le terrain des « observables » du physicien, même s’il s’agit encore, en
l’occurrence, d’une détermination globale du temps (16).
Pour Bergson, la racine du problème est dans l’idée même de simultanéité. C’est sur ce point que
divergent deux manières de formaliser la question de la coexistence des durées de l’univers ; mais
c’est sur ce point aussi qu’un travail de raccordement est possible, le long de la « surface
commune » à la science et à l’expérience. Il revient alors au philosophe de montrer qu’il existe
une forme de solidarité entre la simultanéité indirecte et artificielle définie entre événements
distants par des conventions sur les signaux optiques, et la simultanéité vécue dans la coïncidence
locale de deux flux (un processus mesuré et un processus mesurant) qui, en se déployant pour une
conscience, participent du même coup à sa durée interne. Seule cette solidarité, qui est en réalité
un rapport de présupposition (de la seconde par la première), justifie qu’on continue à parler de
« temps » à propos des grandeurs variablement « dilatées » que le (méta)physicien relativiste
attribue aux systèmes en mouvement : « car on ne peut concevoir un temps sans se le représenter
perçu et vécu » (DS 47 / 102). Autrement, nous n’aurions affaire qu’à une simple coordination des
phénomènes, selon une relation abstraite de succession. Bref, si c’est bien du temps que l’on
mesure, il faut s’assurer qu’on a encore une prise sur ce qui dure, sur le temps réel qui est d’abord
un temps local - non au sens où Lorentz ou Poincaré pouvaient l’entendre, mais par opposition au
temps global ou temps-coordonnée défini par le physicien relativiste lorsqu’il quadrille l’espace
de systèmes de coordonnées associés à des réseaux d’horloges synchronisées par des signaux
optiques (selon la procédure définie par Einstein dans son article de 1905).
On retrouve ainsi le premier problème, celui de l’unité du temps réel. Le chapitre V de Durée et
simultanéité est tout entier consacré au problème de l’unité pour ainsi dire « topologique » (en tous
cas, non métrique) de l’intervalle temporel. L’exercice intuitif mené sur les « figures de lumière »
y révèle cette unité sous les distorsions que font subir à une même durée figurée par des trajets de
lumière ses transpositions sous différentes perspectives, à mesure que l’on fait varier la vitesse du
système en mouvement. En somme, il s’agit de ressaisir concrètement, c’est-à-dire intensivement,