Thème général : le langage verbal dans es musiques actuelles

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Diversité linguistique et musiques actuelles
Questionnements théoriques.
Quel terme employer pour l’analyse de ce champ ? Quel terrain d’études ?
L’absence de notion appropriée et utilisable de façon univoque pour designer l’ensemble
des musiques populaires (par opposition aux musiques savantes) qui ont émergé au début
du 20ème Siècle, semble à la fois logique, et problématique lorsqu’on cherche à l’analyser
en tant qu’objet d’études en sciences humaines.
Logique, car dans la pratique quotidienne, les individus, lors d’une discussion par
exemple, ont tendance à ne pas parler d’un ensemble de genres musicaux, mais d’un ou
plusieurs genres en particulier (le jazz, le rock, le rap, la chanson française…) en les
citant individuellement, sachant que ces genres font eux même l’objet de subdivisions en
sous-genres extrêmement nombreux, et continuent à l’heure actuelle à poursuivre ce
procès de subdivision. De fait, ces genres principaux tiendraient dès lors le rôle
d’ « institution », de dénominateurs communs fixant une certaine définition représentative
de tel ou tel genre au sein des différents groupes sociaux. Cependant ces définitions ne
sont pas toujours les mêmes entre groupes sociaux différents, car font souvent appel à des
références musicales très différentes (relative a la diversité de chaque genre). Ainsi, une
personne née dans les années 40 aura une toute autre définition du rock qu’un adolescent
né au début des années 90. La définition personnelle d’une musique peut varier également
en fonction de la connaissance que l’on en possède et de l’intérêt que l’on y porte.
De là survient l’origine problématique de l’objet musical : s’il est donc ardu pour
l’ensemble d’une société de se mettre d’accord sur une définition commune d’un genre
musical, il sera d’autant plus difficile de trouver un terme adéquat pour désigner un
ensemble de genres musicaux. Le terme employé se retrouvera donc toujours d’une
certaine façon erroné d’avance, et de la vient le fait que dans chacun des travaux en
sciences humaines ou politiques, le terme employé pour désigner un ensemble de musique
se trouve être issu d’un choix par défaut, faute d’un terme convenable. On remarquera que
c’est également le cas de nombreux sujets ayant trait au domaine culturel.
La manière la plus évidente a été premièrement de procéder par opposition, bien que la
mise en opposition de genres musicaux soit tout à fait discutable, tout du moins sur un
plan esthétique.Sur ce plan, les musiques populaires ne peuvent être considérées en
opposition totale avec les musiques dites « savantes ». Nous pourrions tenter de
caractériser ces musiques, en les mettant en opposition par leur professionnalisation dans
le domaine de l’enseignement : l’enseignement musical en France reste en grande partie
centrée sur l’apprentissage de la musique classique ou contemporaine. Mais ces pratiques
commencent à changer, le jazz (en passe d’être légitimée comme une musique savante ?),
et même les musiques actuelles commençant à être enseigné dans les écoles de musiques
agrées et les conservatoires.
Le terme de musiques actuelles, appellation ministérielle (donc opératoire) regroupant
l’ensemble des musiques dites « urbaines », que le sociologue Damien Tassin qualifie tout
simplement de « Rock » (le blues, le reggae, le rap, le funk, le hard rock, et leurs dérivés),
auxquelles s’ajoutent d’autres genres musicaux tels le jazz, les musiques du monde, les
musiques traditionnelles, la chanson française… Selon cet auteur (qui ne prend pas
comme sujet d’étude ces derniers genres), « le registre des musiques actuelles s’inscrit
dans un clivage plus large (Culture faiblement administrée et populaire versus culture
administrée et savante) qui relègue ces musiques à une reconnaissance discriminante. ».
La Commission Nationale des Musiques Actuelles, dans son rapport de septembre 1998,
avouait l’adoption par défaut de cette appellation, « qui pose plus de problèmes qu’elle
n’en résout.», renvoyant à une vision éphémère de ses expressions et de ses pratiques, et
« tendant à nier les différences entre les genres musicaux qu’elle englobe (…) oblitérant
du même coup des engagements d’individus et groupes sociaux qui s’y sont
investis. »(cnma)
D’autres termes (musiques amplifiées, populaires…) sont également possibles, mais ne
sont pas adaptées, je développerai pourquoi ultérieurement.
S’il est vrai que de ce point de vue le terme puisse sembler péjoratif, et renvoyer à une
certaine forme de discrimination sociale, l’envergure des styles qu’il prend en compte
semble plus convenable à l’objet de notre recherche.Celui-ci ne portant pas sur un type
particulier de sous culture associé à des genres musicaux (les mouvements rock, hip hop,
techno peuvent être appréhendées en tant que telles) mais plutôt sur l’ensemble de ces
sous cultures, l‘emploi de ce terme de façon « générique » semble approprié dans
l’optique d’un questionnement relatif à l’anthropologie de la communication.(à justifier).
Plus précisément, l’objet de cette recherche serait l’étude du champ de production (= de
création) des musiques actuelles en tenant compte de la part verbale (chant avec textes,
discours des groupes…) et non verbale ( présentation de soi, relations proxémiques) afin
de déterminer quels sont les processus identitaires et sociaux qui s’y forment.A ce
questionnement de nature anthropologique s’ajoute un questionnement linguistique (et
culturel) partant du constat de l’omniprésence de la langue anglaise dans la production
artistique des groupes de musiques actuelles. Ce constat s’expliquerait t’il seulement
comme étant une énième manifestation de l’hégémonie culturelle anglo-saxonne au
niveau mondial? Cela ne saurait être la seule explication possible…
Il serait donc intéressant de « creuser » d’avantage le sujet, et de tenter de comprendre
quelles sont les modalités de choix de la langue anglaise au détriment des langues
nationales des groupes de musiques actuelles, ou l’inverse, afin de saisir logiques et les
régularités éventuelles concernant la manière dont ce choix s’opère. On peut par exemple
se demander si ce choix est conscient (et actif) ou inconscient (et passif), s’il tient à la
musicalité de la langue en elle-même (cette appréciation serait évidemment subjective,
relative à la vision d’un groupe sur sa propre langue) ou à sa facilité d’adaptation au style
musical joué, ou encore à la prégnance de la culture nationale au sein de la société étudiée.
Les apports et les ouvertures possibles des théories issues du «Collège Invisible ».
(Dans La nouvelle Communication, Yves Winkin)
La conception orchestrale de la communication introduite par Bateson, Birdwistell et
Goffman nous éclaire sur la façon d’appréhender la communication interactionnelle,
verbale et non verbale. Comparant la communication à un « orchestre sans chef ni
partition » (Winkin), qui n’est pas déterminée par l’intention de l’acteur mais est l’objet
d’une construction de sens entre les différents acteurs (ou participants) qui y participent
volontairement ou non, récuse la conception télégraphique développée par Shannon et
Weaver à la fin des années 1940, qui semble mal adaptée à l’analyse des interactions entre
êtres vivants. Mal adaptée, car concevant la communication comme un processus
nécessairement intentionnel, « un acte verbal, conscient et volontaire » (Winkin), et
ranimant selon eux (les membres du « collège invisible ») « une tradition philosophique
où l’homme est conçu comme un esprit encagé dans un corps, émettant des pensées sous
forme de chapelets de mots. »
Dès lors, cette nouvelle conception appelle de nouvelles façons d’analyser les situations
communicationnelles et l’utilisation de nouveaux outils méthodologiques : si le modèle de
Shannon favorise l’analyse de contenu pour extraire la signification d’un message,
Birdwistell et Scheflen proposent une analyse de contexte, qui consiste en la description
du « fonctionnement des différents modes de comportements dans un contexte donné »
afin de « saisir l’émergence de la signification » (Winkin).Les membres du collège vont
alors procéder dans le cadre de leurs recherches à l’analyse de contexte, la couplant pour
certains à l’analyse de contenu.
Cette nouvelle forme d’analyse suppose donc l’emploi d’outils méthodologiques
d’observation et d’interprétation du réel, tel la photographie de scènes interactionnelles
pour Gregory Bateson ou Edward T. Hall, l’étude de cas filmés et enregistrés pour Ray
Birdwistell, ou encore l’observation directe, « sur le terrain », fondée sur une démarche
ethnographique, qui suppose non pas l’observation passive (qui modifierait le contexte)
mais la participation du chercheur à la vie du groupe étudié. Ce furent notamment les
méthodes employées par Gregory Bateson, Stuart J Sigman et Erving Goffman.
Dans le cadre d’une recherche s’intéressant à la formation identitaire de groupes de
musiques actuelles, ces méthodes semblent très appropriées pour la conception d’un
corpus « empirique » à analyser.
Nous pouvons également noter plusieurs notions et réflexions qui s’avèrent très
pertinentes pour dans notre champ d’études, tel Edward T hall, qui dans ses travaux sur la
proxémique, en prenant comme objet l’interprétation de l’art (ici la peinture), remarque
que « l’artiste est à la fois un observateur et un communicateur. Sa réussite dépend en
partie de sa capacité à analyser et organiser les données perceptuelles en des formes
significatives pour son public. La façon dont les impressions sensorielles sont utilisées par
l’artiste fournit des données tant sur l’artiste que sur son public. »
La notion d’engagement développée par Erving Goffman semble aussi pouvoir s’adapter à
notre sujet de recherche, notamment dans la contribution de la construction identitaire des
individus au sein d’un groupe. (À développer)
De même, l’importance accordée par Gregory Bateson et Don Jackson (entres autres) à la
metacommunication (le fait de communiquer sur sa communication), parait utile et à
prendre en compte dans une éventuelle analyse des interactions au sein d’un groupe de
musique, les membres ayant souvent à commenter, à adopter une attitude réflexive sur
leur musique afin de l‘améliorer (est ce vraiment metacommuniquer ? Oui si l’on
considère la musique comme communication non verbale…)
Les apports des Cultural Studies
(Dans Introduction aux Cultural Studies, Armand Mattelart et Erik Neveu)
Les cultural Studies, courant de recherche britannique engagé voyant le jour à la fin des
années 1950, ont entrepris de façon précoce des recherches pertinentes et novatrices
traitant des rapports entre culture et société.Très attentifs, tels R.Williams, E.P.Thompson,
R.Hoggart et S.Hall, aux rapports entre les classes ouvrières, les cultures populaires et la
société, notamment leur réception des médias, ils théoriseront au cours des années 196070 les capacités de résistance aux message des médias, selon Hoggart « la simple force
d’inertie que représente un style populaire de ‘consommation nonchalante’ qu’il
symbolise par la formule ‘cause toujours’ ». Puis les problématiques aborderont des sujets
de plus en plus variés en rapport avec la culture et son étude dans le quotidien des groupes
sociaux, menant à parler d’un mouvement en « tâche d’huile du culturel »(Mattelart et
Neveu) : analyses des rapports des jeunes de milieu populaire à l’institution scolaire, des
pratiques culturelles tels la publicité ou les musiques rock (Simon Frith). Elles viendront
finalement se concentrer plus précisément sur l’étude des médias audiovisuels. Ce
mouvement connaîtra par la suite deux extensions importantes, la première étant issue
d’un questionnement sur le genre, la variable masculin/féminin (dans les rapports aux bien
culturels par exemple), la seconde étant « l’autre altérité que symbolisent les
communautés immigrantes et la question du racisme» (Mattelart et Neveu)». Ces
recherchent mèneront également d’autres auteurs comme Thompson à analyser l’histoire
sociale et les pratiques contestataires depuis le 18ème Siècle.
Selon Passeron, les Cultural Studies relèvent d’une analyse « idéologique » ou externe de
la culture : « les activités culturelles des classes populaires sont analysées pour interroger
les foncions quelles assument par rapport à la domination sociale.»
On peut remarquer que les questionnements initiaux émis par ce courant de recherche font
également sens dans notre champ d’études : « Comment les classes populaires se dotent
elles de systèmes de valeurs et de sens ? Quelle est l’autonomie de ces systèmes ? Leur
contribution à la constitution d’une identité collective ? Comment s’articulent dans les
identités collectives des groupes dominés les dimensions de la résistance et d’une
acceptation, résignée ou meurtrie de la subordination ? »
On peut donc constater que l’objet culture est ici pensée dans une problématique du
pouvoir, qui amène à un ensemble d’interrogations, selon Mattelart et Neveu, quatre y
prennent une place structurante :
- La notion d’idéologie (influences Marxiennes)
- la thématique de l’hégémonie (Formulée par le théoricien marxiste italien Antonio
Gramsci). « L’hégémonie est fondamentalement une construction du pouvoir par
l’acquiescement des dominés aux valeurs de l’ordre social, la production d’une ‘volonté
générale’ consensuelle »
- La question de la résistance, et sous-jacente, celle des armes des faibles.
- La problématique de l’identité (se profilant « en filigrane »), qui amène à ajouter lors des
travaux de recherches des variables comme la génération, le genre, l’ethnicité la sexualité,
et à des questionnement sur le mode de constitution des collectifs et de structuration des
identités.
Ces interrogations se posent également dans l’optique d’une analyse à la fois
microscopique et macroscopique du champ des musiques actuelles et de son rapport avec
la diversité linguistique.(à développer)
Comme de courant de l’école de Palo Alto, les méthodes de recherches sont le plus
souvent empruntées à l’ethnologie, l’observation terrain étant dans beaucoup de cas la
méthode la plus précise pour mener à bien des travaux d’analyse de la réception.
La suite de mes recherches dans les Cultural Studies se portera plus particulièrement sur
les travaux de Simon Frith, chercheur dit de la 2ème génération des Cultural Studies, dont
la totalité des recherches est vouée à l’étude de la sociologie de la musique.
Croyances collectives et formation identitaire dans la pratique des groupes de
musiques actuelles (le cas des groupes de « rock »)
L’ouvrage de Damien Tassin consacré aux pratiques musicales rock rend compte de la
complexité des dynamiques régissant les rapports au sein des groupes de musique, et de
ces derniers vis-à-vis de leur environnement extérieur.
L’auteur, analysant tout d’abord les sources d’inspiration en sciences sociales s’intéressant
aux pratiques musicales dans leur contexte sociologique évoque le modèle théorique
d’Emile Durkheim sur les croyances collectives dans la vie des sociétés, élaborant
un système totémique : «Les cérémonies festives se détachent du quotidien et permettent
aux participants de renouveler leur adhésion en la société qu’il déifient et symbolisent par
un totem »p54. L’étude des systèmes totémiques, qui comme le note Antoine Hennion, est
le plus grand dénominateur commun des travaux sociologiques, et a engendré chez ceuxci la préoccupation principale d’une recherche active, et de tradition marxiste, de
déterminations sociales, « pour expliquer –ou rendre à leur illusion- les réalités
subordonnées, apparentes ou superstructurelles comme l’art et les pratiques
culturelles »AH p92.
Selon Damien Tassin, « cette tradition sociologique élabore des causalités issues de la
stratification sociale »p 54, et donna conséquemment lieu à des travaux démontrant une
stratégie de distinction vis-à-vis des goûts musicaux. Anne Marie Green reprenant
Bourdieu, dénote les limites de ces travaux, car « l’analyse de ces conduites musicales ne
peut se limiter aux seuls critères de la distinction »p 55 ; pour Hennion également,
indiquant que cette stratégie de distinction bourdieusienne « fait subir à la musique
populaire un statut négatif et inversé, elle existe en tant que réalité sociologique mais à
travers la musique cultivée car elle cherche a s’en démarquer. »p 55
Cette tendance sociologique (sociologie de la culture) semble en grande partie expliquer la
rareté des études et analyses concernant la production musicale et leur créateurs, plus
portés sur la perception esthétique des consommateurs et des publics, et donc leur pratique
culturelle. Plus rare encore sont les travaux de la sociologie de l’art portant sur la musique
populaire non traditionnelle, à l’instar de ceux consacrés à la « musique savante et
sérieuse ».
Les analyses sociologiques du phénomène rock
Selon Tassin, la complexité du phénomène rock (et de même pour les musiques actuelles)
est porté par sa dimension hétérogène : la population de ses praticiens y est très
diversifiée, la pratique amateur regroupant des individus de tous les âges et de toutes les
classes sociales. La majorité des travaux sociologiques américains et britanniques
abordant le phénomène s’est d’abord inscrite dans la catégorie de la sociologie de la
jeunesse et des comportements d’achat des jeunes. Ces travaux développant les
thématiques du rock comme symbole de la contre culture et analysant sa consommation de
masse peut trouver ses origines dans la thèse d’Adorno révélant que la société capitaliste
« transforme les menaces de désordres en style de vie (et en produits commercialisables)
afin de donner l’illusion d’échapper au système institutionnel. » p 59.
Ces analyses se rejoignent toutes également quant au rôle de la jeunesse dans
l’émergence du phénomène, l’appréhendant donc comme un phénomène de génération.
Mais selon Damien Tassin, considérant que l’analyse du rock doit prendre ses distances
avec l’étude d’un phénomène de masse menant a des analyses globalisantes, il n’est pas
possible de réduire la pratique rock à une sociologie de la jeunesse.
Les travaux issus de la sociologie du loisir, en revanche, inscrit la pratique musicale des
adultes dans leurs analyses. Joffre Dumazedier définit le loisir à travers quatre propriétés
fondamentales caractérisées par des besoins individuels : ses caractères libératoire,
désintéressé, hédoniste et personnel, le loisir le plus complet étant « celui qui offre aux
individus des activités d’expression de soi où l’individu est une fin, par opposition aux
activités instrumentales ou l’individu est un moyen. » Selon cet auteur, le loisir est donc
une « révolte contre la culture répressive » et une forme d’affirmation du droit a
« l’épanouissement des tendances les plus profondes de l’être, qui sont réprimées dans
l’exercice des obligations institutionnelles ». Cependant, comme le note Tassin, la
sociologie des loisirs procède trop souvent à une dichotomie issue d’une vision trop
libératrice du loisir et aliénante du travail, le loisir occupe également souvent un rôle
instrumentale, et l’enquête que ce dernier à mené révèle des situations bien plus
complexes.
Les travaux sociologiques plus récents analysants les pratiques musicales nous apportent
plusieurs éléments de réflexions, tel le travail d’enquête de François Dubet, cherchant à
comprendre dans l’expérience de la galère l’éventuelle naissance d’un acteur social.
L’auteur prend en compte la complexité de ce fait social, la positionne en tant
qu’expérience sociale et interroge « les formes d’engagement des musiciens à travers le
rapport qu’ils entretiennent avec cette pratique »p66. A travers ses observations, Il
remarque un rapport passionnel des jeunes avec la musique, l’incitant à focaliser son
attention tant sur la musique que sur l’expérience sociale qui en est le support, sans pour
autant les dissocier. Il affirme que « les principes de renversement de la « galère » ne sont
pas liés au travail mais plutôt à des « espaces passion » qui peuvent conduire a une
résistance privée »p66, et met en avant la pratique musicale comme élément moteur de
l’autodétermination du sujet. Poursuivant son raisonnement, la pratique musicale
caractériserait donc également un refus global de classement et d’une position sociale
déterminée. Cependant, il faut prendre en compte que les travaux d’enquête menée par
l’équipe de François Dubet se sont construits spécifiquement autour des jeunes issus des
classes populaires, et il est très probable qu’une étude analysant des jeunes issus de classe
plus aisées fassent ressortir des logiques différentes.
L’enquête de Jean Marie Séca réalisée à partir de groupes d’origines sociale plus large,
s’appuie sur la théorie de l’influence sociale. Selon lui, le groupe de rock constitue une
« situation minoritaire » avide de reconnaissance sociale. Il différencie selon les catégories
socioprofessionnelles les formes de l’engagement, et distingue trois groupes dont les
motivations à pratiquer cette musique sont différentes, mais dans un désir commun de
reconnaissance sociale : « Le premier qui refuse la destinée de leurs aînés vers l’usine ou
le bureau, fortement attirés par un désir de réalisation personnelle, un second qui cherche
à retarder leur entrée dans la vie active, un troisième, intégré au monde du travail et qui
manifeste une certaine insatisfaction très pudique et ritualisée vis-à-vis de leur principale
activité ». Ces classes sociales dominées manifesteraient donc les signes d’une confusion
identitaire et d’une instrumentalisation du travail, en revanche, pour les classes moyennes
et supérieures, n’exprimant pas le besoin d’une reconnaissance sociale, il faut donc
concevoir cet engouement « comme un phénomène culturel de masse et comme conduite
psychosociale fortement chargée de symbole de prestige. », la présence des classes
supérieures et intellectuelles s’expliquant alors comme par « un désir d’expression
artistique longtemps mis en veille et réprimé au profit de la poursuite d’études longues et
d’activités professionnelles sérieuses ». Selon Patrick Mignon, rejoignant d’une certaine
manière cette dernière analyse, constate en observant le développement chez les musiciens
de professions intermédiaires tel qu’instituteur, éducateurs, animateur ou maître auxiliaire,
« disposant de temps » et « aux contours flous », favorisent « le flottement de l’identité
professionnelle et le maintien de la quête d’une autre identité. ».
Les formes de structuration et les logiques à l’œuvre au sein de la pratique musicale
rock (ou musiques actuelles)
Apres avoir constaté la grande diversité des caractéristiques sociologiques des groupes et
des musiciens par une enquête quantitative, remarquant principalement l’élargissement de
l’age des musiciens, le caractère très faiblement sexué de ceux-ci (majoritairement des
hommes), et la segmentation globale de la pratique dans des « micro espaces sociaux »
qui se révèlent dans les enquêtes de terrain locales, Damien Tassin justifie donc la
pertinence de la construction de typologies « centrée sur une observation directe des
groupes ». En effet, la diversité de cette population rend difficile la description précise des
« lignes de forces qui la traversent et la structurent en fonction des variables
sociologiques ». Il propose donc l’étude de cette diversité par l’établissement de
classifications selon des perspectives « longitudinales et synchroniques», saisissant la
structuration et les dynamiques a l’œuvre dans l’espace social de la pratique et
contextualisant les modalités d’existence des groupes selon leur environnements sociaux
et leurs évolutions.
Une première classification différencie les durées d’engagement dans la pratique, qui ne
doit pas se confondre avec un progrès cumulatif centré sur la technicité instrumentale : les
durées des pratiques constituent un cadre évolutif dans lequel se transmettent les
connaissances et les savoirs sociaux du rock. Cette évolution est alors découpée selon trois
période : « l’entrée dans la pratique rock » où l’on assiste à la mise en place d’une
situation de « premier groupe » ; la « continuation dans la pratique » appréhendant les
musiciens jouant depuis plusieurs années dans des « groupes médians », qui sont parfois la
poursuite du premier groupe ; et « l’engagement durable », ayant au moins une dizaine
d’années de pratique, le collectif est alors nommé « groupe expérimenté ».
Une seconde classification appréhendant deux variables, l’age et le statut des groupes en
fonction de leur expérience, procède également à une répartition en trois catégories
principales : amateurs, intermédiaires et professionnel, et définit cinq profils-types selon
cette répartition : les amateurs-jeunes, les amateurs vétérans, les intermédiaires, les
professionnels intermédiaires et les professionnels majors.
L’auteur s’intéresse tout d’abord aux trois périodes ou catégories de la première
classification, commençant par la présentation du « premier groupe », puis du « groupe
expérimenté » afin d’en faire apparaître les différences, et concluant par celle du « groupe
médian ».
La constitution du « premier groupe » se fait en général pendant l’adolescence, et
témoigne d’une « cooptation de type affinitaire entre les membres d’un même groupe,
généralement inscrite dans une proximité territoriale liée à l’habitat ou à la scolarisation. »
Des affinités et amitiés sont présentes dans les discours des membres, reposant sur le goût
partagé de la musique et le souhait d’une pratique collective, souvent antérieure à la
constitution du groupe.S’il est difficile de statuer sur les appartenances sociales des
membres, qui relèveraient plus généralement de l’environnement socio économique
immédiat, les enquêtes et observations concernant la ségrégation sociale et spatiale de
l’environnement relèvent plus des regroupement de forme hétérogames. Le premier
groupe se situant dans une phase d’apprentissage de l’instrument et de la mise en place
collective, il est socialement peu visible : les lieux de répétitions sont très souvent privés,
le nombre de concert effectués est restreint, et les durées de répétition sont plutôt longues,
amis et proches peuvent y assister. Selon Christian Guinchard, les groupes débutants
produisent « des formes de sociabilité a faible visibilité sociale », et constate par exemple
l’absence de barrière symbolique bien nette entre les musiciens et les autres personnes
présentes lors des répétitions. Ces observations rejoignent celle de Damien Tassin : Le
premier groupe est donc un lieu dans lequel les membres « s’essayent ensemble pour
jouer »p92, il correspond à une période de construction progressive du groupe, ce qui tend
a expliquer le peu de stabilité de ceux-ci dans la longévité.
« Le premier groupe s’élabore en expérimentant « la musique en situation collective » et
le « collectif en situation musicale », cette intrication de la dimension musicale et sociale
conclut surtout dans le début de la pratique à des expériences éphémères, à des échecs, à
des essais et à des confrontations. »p92 Par opposition, les groupes médians et
expérimentés témoignent d’une plus grande stabilité et d’une plus grande longévité.
Damien Tassin note toutefois que le début de la pratique n’est pas toujours lié a
l’adolescence, quand cette pratique commence à l’age adulte, l’entrée dans celle-ci est
différente : les membres ont généralement pris des cours de pratique musicale, et
possèdent donc une certaine technique instrumentale (ils connaissent un répertoire),
cependant ils n’ont pas d’expérience musicale de groupe antérieure. Ce genre de groupe se
trouve donc proche de la définition du premier groupe, on y constate des ages proches et
des professions diversifiées, ainsi qu’une proximité territoriale. Bien que ce genre de cas
soit plutôt rare dans l’univers de la pratique, il confirme donc l’existence de premiers
groupes « qui ne sont pas liés à l’age mais plus particulièrement à une forme de
sociabilité »p 93.
La modalité de constitution du « groupe expérimenté » et son rapport aux environnements
représentent l’aspect majeur de sa différence. Ses membres ont une pratique depuis au
moins dix ans, et ont souvent joué dans plusieurs groupes, le répertoire et les équipements
musicaux et techniques sont plus conséquents. Comme le remarque l’auteur, « le groupe
expérimenté inscrit son activité dans un réseau musicalisé. (…) Avec l’expérience de la
pratique, les groupes se constituent des réseaux d’interconnaissances de musiciens qui
deviennent plus opérants.» p 94.
Ceci tend à expliquer une plus grande mobilité de ses membres et un territoire
géographique plus élargi. Ce réseau contient des proches liés de près ou de loin à l’activité
de production musicale, des relations s’établissent entre musiciens de différents groupes,
entre musiciens et non musiciens (mais restants liés à la pratique), et touche à
l’environnement professionnel (premiers contacts avec l’univers des prestations scéniques,
, l’enregistrement, l’édition). On remarque également une pluriactivité individuelle de ses
membres (ceux pouvant occuper plusieurs activités, en tant que musicien, sonorisateur,
manager…et ceci dans un ou plusieurs groupes), qui selon Damien Tassin renforce
« l’opérationnalité des réseaux ».
La constitution d’un réseau est donc un élément essentiel, car il permet le développement
de l’activité musicale. Il constitue l’environnement social de la pratique rock, mais
également des groupes issus du hip hop comme le note Hugues Bazin, constatant deux la
formation de deux types de réseaux (le « posse » et le « crew ») caractérisant les formes
de sociabilités formés dans ce milieu spécifique. L’importance de ce réseau semble d’une
manière générale, caractéristique à l’ensemble des musiques actuelles, le regroupement et
l’entraide entre ces microstructures que sont les groupes de musique étant un des facteurs
clé de leur pérennité.
Examinons à présent la catégorie intermédiaire à ces deux premières, le « groupe
médian ». Il possède des caractéristiques du « premier groupe » : l’appartenance
territoriale de ses membres, une amitié commune et une proximité des ages. Cependant, ce
n’est plus un premier groupe, les membres ont déjà eu une première expérience de groupe,
le répertoire est constituable en peu de temps, mais il n’est pas encore un groupe
expérimenté. Selon Damien Tassin, « la formation d’un groupe médian se trouve à la
croisée du groupe expérimenté et du premier groupe, le réseau occupe un place plus
conséquente, le territoire géographique est élargi, les membres sont « copains » par
interconnaissance mais déjà musiciens avec un expérience de groupe » p 103.
L’auteur note également d’autres formes de constitution et de regroupement, notamment
quand le quand le réseau est faible ou inexistant, les musiciens peuvent procéder par
l’intermédiaire de petites annonces individuelles ou collectives, mais un groupe se
constitue rarement entièrement de cette façon, ce que est plus souvent le cas d’auteurs
compositeurs cherchant des interprètes. Sur ce point, la dimension sociale et relationnelle
entre les membres semble primordiale. Ce manque de réseau induit également la présence
fréquente de musiciens plus jeunes dans les groupes expérimentés, qui selon l’auteur est
conjointement due à un effet mécanique concernant la population globale des musiciens,
constatant une perte d’effectifs débutant à la classe d’age des 30 ans.
L’auteur, en complément de ces classifications, ajoute quelques éléments distinctifs de la
pratique résumés ci-dessous.
Il procède en effet à la distinction des musiciens en fonction des groupes selon la quantité
de prestations, déterminant comme il se dit dans le milieu « ceux qui tournent et ceux qui
tournent pas »p 106. Cette distinction exprime deux dimensions, les dimensions centrifuge
et centripète de l’activité. Quand elle est liée a une « situation privée et intime de la
production où la diffusion musicale est relativement restreinte (…) l’activité est
centripète, repliée sur le groupe, la répétition constitue le fondement de son existence
sociale. »p 106. Inversement, quand la production est « engagée sur la voie de la diffusion
musicale et du développement des contacts auprès des environnements »p 107, la
dimension est centrifuge. Celle-ci peut se confondre avec une démarche de
professionnalisation, mais pas forcement, car elle peut également concerner des groupes
amateurs souhaitant vivre leur passion de façon « confortable », une partie de ces groupes
pouvant même réaliser plus de prestations que des professionnels.
La durée d’un groupe est également l’un des éléments important de son existence sociale :
mentionnée automatiquement dans les « dossier de presse », la capacité à « perdurer »
force également l’admiration des autres musiciens.L’auteur évoque à ce propos que
« l’existence sociale d’un groupe peut se rapprocher d’un phénomène de
composition/recomposition issu d’un contexte spécifique où le réseau musicalisé est
particulièrement dense ». Cette propension à osciller entre fluidité et stabilité, ainsi que
son évolution (et son impératif d’évolution) rend souvent instable l’existence même des
groupes, son unité est donc « complexe, elle correspond à une recherche permanente
d’équilibre entre les intentions et les réalisations (…) Ces confrontations s’expriment par
des contradictions et ce, quels que soient la nature du groupe, son expérience et ses
rapports avec les environnements. »p111 La fin ou le « splitage » (séparation) du groupe
s’explique prioritairement par des causes relatives à ses contradictions internes : outre des
raisons personnelles et/ou involontaires, les musiciens évoquent une situation actuelle trop
éloignée du projet initial, des décalages au niveau musical ou des modalités
d’engagement, ou encore des perspectives différentes entre les membres du groupe.
L’auteur, en examinant la dimension centrifuge rend compte de la participation de celle-ci
à l’instauration d’une « zone d’indétermination sociale », rendant difficile la clarification
sociologique entre professionnels et amateurs. Plusieurs facteurs y concourent : la champ
professionnel de la pratique n’est pas clarifié (pas de statut, de diplôme ou de formation
qui légitiment un statut de musicien rock, ou de musiques actuelles). Le statut ne dépend
pas non plus de l’exercice à plein temps de son activité, et l’auteur remarque « une
inversion d’accès à l’identité professionnelle »p117 : la reconnaissance devient liée à la
perception de l’allocation chômage. La catégorie des groupes « intermédiaires » traduit
cette complexité, « elle intègre des activités de concert et d’enregistrement proche des
professionnels mais avec une économie proche de celles de amateurs »p118. Le
développement des nouvelles technologies dans ce domaine ont permis un équipement des
amateurs proche de celui des professionnels, « la production d’un disque ne sanctionne
plus comme auparavant, le passage d’un cap décisif vers la professionnalisation du
groupe. »p119 Guibert et Migeot. De plus, les lieux de diffusion accueillant des
professionnels et des non professionnels (souvent sous la forme d’une « tête d’affiche »
accompagnée d’un groupe amateur), contribuent aussi à cette situation d’indétermination
sociale. « L’activité des amateurs est potentiellement marchande et les groupes sont
inscrits dans une réalité économique », le statut du groupe et donc souvent porté par la
« subjectivité des musiciens et du milieu puisque la définition du professionnel est à leur
portée : « La différence entre professionnel et amateur, c’est le public qui la fait ».
Comme le note l’auteur, à l’origine de cette indétermination se trouve la puissance de
l’imaginaire social inhérent à la pratique, élément tenant « un rôle essentiel dans les
conduites et les parcours des musiciens et des groupes. »
Conduites collectives, imaginaires sociaux, et représentations sociales des musiciens.
L’imaginaire social des musiciens et des groupes est étudié de façon plus poussée dans la
seconde partie de cet ouvrage, par l’étude des représentations sociales des musiciens et
des conceptualisations relatives aux « petits groupes », appréhendées par la notion du
Nous musical, qui pour son auteur « explicite l’expérience du rock dans sa dimension
intime et collective en explorant les fondements de l’engagement dans un groupe »p 129.
L’auteur pour ce faire s’inspire de l’approche développée par Georg Gurvitch, observant
les groupes comme des « réalités sociales concrètes » (des « unités réelles mais
partielles »Gurvitch p 129) . Le terme de représentations sociales, issu de la psychologie
sociale, renvoie au « savoir commun », il est développé dans cette étude comme désignant
« une forme de pensée sociale des musiciens et des groupes et permet ainsi de saisir les
fondements de l’engagement »p 130.
Un des éléments importants relevés est que le groupe s’inscrit dans une durée illimitée,
l’introduction d’une clôture temporelle lors de sa constitution est impensable pour ses
membres « car cet événement cristallise, pour ses membres, un projet riche en perspective
et en potentialité ». Plusieurs raisons déterminent cette vision. Pour Jean Marie Séca, elle
est due à l’impératif d’improbabilité du destin du groupe, l’incertitude ouvrant le champ à
l’espoir. La thématique de l’aventure, de la « nouvelle histoire » qui commence et qui se
doit d’être potentiellement sans fin, revient fréquemment dans les discours des musiciens
lors des entretiens. On voit donc apparaître une opposition entre la notion d’aventure et de
groupe et les projets programmés selon des périodes définies ou ponctuelles, les « jam
sessions » ou les rencontres musicales ne constituent donc pas un groupe pour les
musiciens. Le thème de la rencontre et l’idée du hasard, aussi souvent évoqués par les
musiciens, sont étroitement liés. Les musiciens se rencontrent « par hasard », « il
convoquent donc le hasard pour mieux dépendre de la chance, le groupe doit alors exister
à travers des éléments extérieurs et incalculables afin d’augmenter ses chances de
réussite. »
La création d’une clôture temporelle est donc une contrainte dont les musiciens doivent
s’affranchir pour exister et se reconnaître en tant que groupe, telle l’aventure qui ne doit
pas comporter d’obstacle infranchissable. De même « il doit être constitué en dehors d’un
programme institutionnalisé par des structures sociales comme les écoles, les festivals,
les MJC… » auquel cas il est considéré comme un lieu d’apprentissage, « un premier
groupe pour apprendre ». Cette tradition de s’affranchir des contraintes peut également se
retrouver lors des tournées vécues parfois comme de véritables voyages « initiatiques »,
permettant au groupe de dépasser les frontières de son quotidien.
Cependant, si une grande importance est portée sur la suppression des contraintes,
réservée à l’aventure et au hasard, « la destinée d’un groupe n’est jamais entièrement
abandonnée par ses musiciens, ils cherchent à l’orienter et la maintenir dans une certaine
direction tout en reconnaissant que le groupe doit avoir sa « propre histoire ». »
Mais entre intentions et réalisations, on constate des décalages parfois importants.
L’auteur témoigne ici de la difficulté de saisir par questionnaire ou par entretien les buts
poursuivis par les musiciens, émettant le plus souvent des discours stéréotypés, des
détournements aux questions posées par le biais de l’humour sur la gloire, l’argent, le sexe
et la vie de star. Ces discours sont directement liés aux imaginaires sociaux du rock, mais
dans le même temps, servent de « discours de façade qui masquent le projet même de
l’engagement dans un groupe.» De même, les intentions des musiciens (qu’ils évoquent en
tant que « projets » occultent fréquemment leurs interrogations liées au devenir du groupe
ou leur dissensions internes, l’auteur invite à considérer ces discours « comme une sorte
de « voile » dans lequel se drape le discours des musiciens »p 141.
Une autre thématique récurrente remarquée lors des entretiens, explicitant l’engagement et
l’unité cohésive des musiciens est celle évoquant « le plaisir de jouer et de faire plaisir à
autrui »p 142. Elle se traduit également dans les discours collectifs par le terme
« d’équipe », du partage (la participation à une expérience), et dénote les liens unissant les
dimensions sociale et musicale. Selon l’auteur, le terme d’équipe renvoie à « un noyau
central où se croisent plusieurs registres qui la traversent ». Cette force cohésive inhérente
au Nous musical cherche à lutter contre les phénomènes d’individualisation, tout comme
les autres contraintes plus concrètes liées à la pratique. Mais elle induit également des
phénomènes de dépendance –pourrait-on dire d’inertie -, souvent mal vécus par les
musiciens envisageant leur professionnalisation.
Dans l’optique de l’élaboration de cadres conceptuels à la notion de Nous musical et de la
situer « à travers une dynamique du social et de la société », Damien Tassin propose
l’exploration de quelques approches théoriques de la psychologie sociale relative aux
situations de groupes restreints. Dans ce domaine, « Les définitions s’accordent
principalement sur les relations qui s’établissent entre les membres, et notamment,
l’adhésion à des normes, à des valeurs, à un même système d’activité et l’élaboration d’un
mode de communication permettant une influence réciproque entre les membres. »
Selon Jean Maisonneuve, la cohésion des groupes restreints se décompose en deux
catégories ou facteurs : La dimension socio-affective portant sur « un but commun,
l’action collective et l’appartenance au groupe »p146, et la dimension socio-opératoire,
liée à « la distribution et l’articulation des rôles et le type de leadership.». Appliquée aux
relations d’un groupe de musique, la dimension socio-opératoire devrait ramener à
l’aspect musical et la dimension socio-affective à l’aspect collectif, cependant la
dimension musicale occupe un grand rôle dans la distribution du leadership, et est
également reliée à la dimension affective. Le Nous musical, d’après les observations de
Tassin, repose justement sur l’étroite intrication de ces deux dimensions. Ces facteurs
selon Maisonneuve s’allient dans une dimension émotionnelle sur laquelle repose le Nous
des groupes restreints. « A ses plus hauts niveaux, ce sentiment vise à hypostasier le
groupe comme valeur transcendante et absolue par rapport à ses membres et à toute autre
valeur extérieure »J.M p 146.
Max Pagès développant sa théorie de la relation humaine s’appuie sur la philosophie
existentielle et le concept de « Mitsein » (l’être avec) élaboré par Heidegger, reposant sur
l’idée que « la relation avec autrui est l’objet d’une expérience immédiate, irréductible,
première (elle est) » .Cette expérience immédiate appréhendée par ses membres est le
support de la relation avec autrui, et selon Pagès crée une relation affective du groupe « où
le soi ne se fonde pas exclusivement dans le Nous mais dans une relation empathique
avec le collectif. Perçu sous l’angle du Nous musical, Tassin explicite ce procédé par la
métaphore de l’harmonisation, « une conscience simultanée du Je et du Nous articulés
dans une unité complexe », telle la séquence de notes organisée pour produire un
harmonie. Pagès réfute de ce fait le point de la théorie freudienne explicitant une
instrumentalisation de la relation qui réduit le groupe à l’individu. Elle est opposée à la
notion d’unité affective et d’effort de coopération, qui permet au Nous musical « de se
maintenir à travers l’évolution d’un groupe et de son environnement, de se modifier tou en
restant le même et de gérer les nombreuses contradictions présentes.»
L’analyse des groupes restreint présente néanmoins ses limites pour appréhender le Nous
musical, car elle les observations sont issues de situations très institutionnelles, basés sur
des témoignages et donc sur une communication verbale. Or comme le note Tassin, dans
l’agir collectif sur lequel repose les groupes de rock, « la place de la parole face à
l’expression musicale est relativement modérée.»p150 Ces limites soulignées semblent
alors liées à la contextualisation spécifique requise afin d’observer les dynamiques
sociales régissant les comportements des groupes de musique, et pourraient révéler la
nécessité de doubler ces approches d’une approche ethnographique. L’auteur semble y
faire allusion en concluant que ces études « ne permettent pas d’appréhender globalement
les fondements des groupes musicaux car elles se situent à la fois en dehors des
perspectives longitudinales et des situations sociales « plus naturelles » »p150.
Damien Tassin examine également le concept de « groupe primaire » proposé par Charles
Horton Cooley, se définissant « à travers les rapports de face à face et les liens intimes qui
s’établissent entre les membres. Ces groupes primaires sont déterminés par le petit nombre
de leurs membres (tels la famille, le groupe de voisinage, ou les groupes de jeux), et
caractérisé par les relations intimes d’association et de coopération, ainsi qu’une
opposition marquée entre l’intérieur et l’extérieur du groupe, le « Nous » et le « Ils » selon
Georges Balandier. Ce dernier conçoit cette caractéristique comme la manifestation de
l’une des conditions d’existence du groupe : « une attitude collective, une certaine
pratique commune », Sartre en accentuant cette importance en tire la conséquence que
« tout groupe porte le risque de sa destruction », par sa régression à l’état de
« rassemclement », de simple assemblage par juxtaposition, selon le terme de Sartre.
Balandier p 150 citant Sartre. Leur sociabilité est également fortement liée à une
appartenance territoriale ou familiale. Pour Tassin, le Nous musical contient donc
beaucoup de caractéristiques du groupe primaire, mais ne s’y réduit pas : il contient
également des éléments issus des groupes restreints, mais ne s’ajuste exactement dans
aucun des deux, Il faut donc le situer dans un contexte plus général.
Il analyse notamment les travaux de Michel Maffesoli sur le tribalisme postmoderne,
postulant « un remplacement progressif des structurations individuelles/rationnelles par
des formes societales-affectives. », organisant la société « autour d’une dialectique
masse/tribu » Ce phénomène se traduirait donc par le déclin de l’individualisme et la
formation de groupe spécifiques « à travers un néotribalisme »p 151, organisé autour d’un
fort sentiment d’appartenance, d’une éthique et d’un réseau de communication. Cette
approche développée par l’auteur s’appuie sur la socialisation ludique empruntée à Georg
Simmel, explicitant les formes de sociabilité internes à ces « tribus », « Le ludique étant
ce qui ne s’embarrasse pas de finalité, d’utilité, « de praticité » ou de ce que l’on appelle
les réalités mais étant ce qui stylise l’existence, en fait ressortir la caractéristique
essentielle ». Cette forme de regroupement à dimension fortement affective peut en effet
se retrouver dans les relations formant le Nous musical, cependant l’approche de
Maffesoli a tendance à s’affranchir de « la question du conflit, des antagonismes et des
contradictions sociales dans ces tribus.», or c’est un élément important dans l’ordinaire de
la pratique rock, qui ne peut se réduire à une dimension dionysiaque du groupe.
L’auteur, conscient des limites des conceptions positivistes abordant trop souvent les
rapports sociaux sous l’angle du contrôle et de la manipulation de ses rapports « à travers
les institutions, les appareils et les structures », explore alors les théories critiques de
Georg Simmel et Cornélius Castoriadis proposant une conception de la société comme
unité ouverte et des relations interindividuelles autocréatrices et contribuant à la
production du social. Ces conceptions que l’on peut qualifier de constructivistes font sens
pour l’auteur dans le cadre de l’ordinaire des pratiques, et permettent d’éclairer une
nouvelle dimension : « ainsi, les musiciens et es groupes participent au support social de
la pratique, ils contribuent sous des formes diverses et à des degrés variés à son
instauration, son renouvellement et à son maintien. » Selon l’auteur, l’imaginaire social
qui organise les pratiques rock produit donc en partie les logiques sociales des acteurs, et
les déterminent à travers leur expérience.
Reprenant l’expression de De Certeau, l’auteur envisage la production de soi « à
travers un art de faire et un agir collectif»p 156, considérée comme une quête, se
concrétisant selon lui « sous la forme d’un espace social spécifique dans lequel les acteurs
tentent de faire advenir une réalité sociale en se confrontant à l’imaginaire social »p 156.
Cette quête rassemble les thématiques de l’aventure et de l’utopie, et prend alors la forme
d’une utopie concrète. Cette utopie se rapproche de la production de soi, car « elle repose
sur le paradigme de la vitalité des hommes qui participent, de manière minuscule, à la
production du social ».
Damien Tassin explicite dans le chapitre suivant les spécificités de la composition de la
musique rock, envisagée dans sa dimension collective. Une des caractérisations
fréquemment observée est le caractère collectif de la création : les morceaux sont le plus
souvent signés collectivement, a contrario de beaucoup styles (musiques classiques, jazz,
blues), un des facteurs étant que cette musique est peu écrite, une simple « grille
d’accords » faisant le plus souvent office de partition. Son élaboration se fait dans un
rapport direct avec le matériau sonore, ce qui induit une recherche active et des
ajustements systématiques pendant les séances de répétition, et nous indique l’intrication
de la composition et de l’interprétation. Ce fait conduit à la création d’un répertoire non
fixe, en constante évolution, et qui peut s’adapter selon le contexte (lors d’un
enregistrement ou d’un concert par exemple). Dans la fabrication collective des morceaux,
chacun apporte une idée pour le construire, et « l’harmonisation du collectif met en jeu
une conscience individualisée et simultanée de soi et d’autrui. »p 162. Cette interprétation
musicale, sans réel chef d’orchestre comprend des règles complexes nécessitant « une
forme de conduite musicale collective » p 163 dont le modèle est différent selon chaque
groupe, mais exigeant de toutes manières une écoute individuelle, interindividuelle et
collective.
L’auteur associe ce ressenti subjectif apparaissant lors du process de création à une forme
de « supra-communication », qui est elle-même « présentée est vécue par les musiciens
comme une forme de communication transcendante ou performante »p 166. Il faut donc
noter l’importance pour les musiciens du ressenti passant par cette communication non
verbale, qui peut se traduire par la phrase « pas besoin de se parler puisqu’on se comprend
dans la musique » exprimant selon l’auteur la place de la musique dans le Nous musical.
La polysémie et le référencement contexte de la terminologie qui définit le rock de façon
réductrice peuvent aussi être conçues comme explicitant cette recherche d’échapper à la
parole et à sa rationalisation. Selon l’auteur, « l’harmonisation collective est un langage
non verbal qui rend possible la supra-communication dans le Nous musical », cette supracommunication permet comme les autres formes de communication « l’expression des
sentiments, des émotions, des expériences internes qui entrent en résonance et en
empathie avec autrui. »
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