Que Vlo-Ve ? Série 4 No 6 avril-juin 1999 pages 74-80
« Desinit in piscem » A propos d’un texte d’Apolinaire sur la forme des sirènes REHAGE
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piscem est issue elle aussi des Métamorphoses, mais d'un autre chapitre et d'un autre mythe, celui
de Persée et d'Andromaque. Le héros Persée sauve la princesse Andromaque attachée à un rocher
et livrée à un monstre marin :
ille avidos morsus velocibus effugit alis
quaque palet, nunc terga cavis super obsita conchis,
nunc laterum costas, nunc qua tenuissima cauda
desinit in piscem, falcato verberat ense.
belua puniceo mixtos cum sanguine fluctus
ore vomit : maduere graves aspergine pennae4.
Or, ce monstre marin (belua) est plutôt un grand poisson vorace qu'une sirène5. Mais
Apollinaire, dans un jeu de brouille-piste, crée plaisamment un équilibre entre la femme-oiseau
et la femme-poisson en les attribuant à chacune des deux cultures classiques. En outre, le jeu de
mots «se terminer en queue de poisson» projeté par Apollinaire dans la langue latine n'est
possible que lorsqu'on se réfère au mythe de Persée rapporté par Ovide.
Il faut pourtant se demander à quelle époque de l'histoire de l'art la transition entre
femme-oiseau et femme-poisson s'est vraiment effectuée. La description la plus ancienne d'une
sirène aquatique remonte au VIIe siècle après J.-C, dans le Liber Monstrorum attribué à Adhelm,
évêque de Shelbourn6 : «Les sirènes sont des filles de la mer qui trompent les marins par la
beauté de leur corps et par le charme de leur chant. Et de la tête jusqu'au nombril elles sont très
proches du corps virginal et du genre humain, [76]
mais elles ont des queues de poisson écailleuses qu'elles laissent toujours cachées dans l’eau.»7
Dès la première moitié du VIIIe siècle, les représentations plastiques, notamment sur des
chapiteaux sculptés des églises romanes, se multiplient. Tantôt ces sirènes-poissons portent un
miroir8 (fig. 2) pour symboliser la vanité et les plaisirs charnels du monde, tantôt elles tiennent
un petit poisson, signe de l'âme du chrétien sur le point de succomber à leurs charmes (fig. 3)9.
Parfois encore elles sont représentées avec une double queue. Ici peut avoir eu lieu une confusion
avec des représentations de Scylla sur des sarcophages étrusques (fig. 4)l0.Cette contamination
entre les Sirènes et Scylla semble déjà être survenue à la fin du IIIe et au début du IIe siècle avant
J.-C. Il existe des illustrations sur un bol mégarien représentant Ulysse attaché au mât de son
navire tandis qu'une sorte d'ondine nage vers lui11. Il est probable que cette confusion picturale
entre Scylla et les sirènes vient du fait que chez Homère les deux épisodes se succèdent
immédiatement.
Au Moyen Âge, la femme-poisson l'emporte sur la femme-oiseau dans le nombre de
représentations. Il existe aussi des contaminations entre les deux formes, c'est-à-dire avec queue
de poisson et ailes12. On peut supposer que, là encore, les représentations étrusques de Scylla qui
montrent parfois la double queue de poisson et des ailes ont exercé une influence (fig. 4 et fig.
5). Il faut en conclure que Dufy n'est pas vraiment le premier à avoir fait l'amalgame des deux
mythes.
Au terme de ces quelques observations, nous pouvons donc constater que c'est à dessein
qu'Apollinaire modifie sur un ton badin la tradition iconographique des sirènes. Ce faisant, il
peut ainsi affirmer que c'est Dufy qui, le premier, a eu l'idée de combiner deux traditions
antiques préexistantes. Il est évident que cette petite entorse à la réalité contribue à mieux mettre
en valeur l'originalité de l'oeuvre du peintre. Loin d'ignorer l'histoire des sirènes chez Ovide,
Apollinaire échange habilement deux épisodes des Métamorphoses et parvient même à