Que Vlo-Ve ? Série 4 No 6 avril-juin 1999 pages 74-80
« Desinit in piscem » A propos d’un texte d’Apolinaire sur la forme des sirènes REHAGE
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«DESINIT IN PISCEM»
À PROPOS D'UN TEXTE D'APOLLINAIRE SUR
LA FORME DES SIRENES
par Philipp REHAGE
Dans L'Intransigeant du 28 décembre 1910, Apollinaire annonce au public la parution de
son Bestiaire ou Cortège d'Orphée (Pr, III, 247). Comme pour donner un aperçu des admirables
bois gravés de Raoul Dufy, il commente celui qui accompagnera le quatrain «Les Sirènes». Ce
commentaire est truffé de remarques humoristiques. Le raz-de-marée qui détruisit Messine en
1908, expose-t-il, aurait malencontreusement ôté au peintre la possibilité de dessiner les sirènes
d'après nature puisqu'elles avaient péri en même temps que la ville. L'entrée du détroit de Sicile,
où se situe Messine, passe en effet pour le siège des fameuses créatures mythologiques. On dut
donc, poursuit le poète, recourir aux représentations antiques de ces divinités. La conception
grecque des sirènes était celle de femmes-oiseaux tandis que les Romains, selon Apollinaire, les
voyaient plutôt comme des femmes qui «se terminaient en queue de poisson». Le poète donne
même, en preuve, une citation latine traduisant la tournure plaisante : desinit in piscem. Enfin, il
attribue à Dufy l'idée originale d'une combinaison de ces deux formes de sirènes. Nous voudrions
opposer ces indications badines et charmantes d'Apollinaire à la mythologie et à l'iconographie
antique et médiévale. Dans ce contexte, il faut surtout répondre à deux questions : premièrement,
les Romains connaissaient-ils vraiment déjà des sirènes en queue de poisson et, si ce n'est pas le
cas, d'où vient la citation latine d'Apollinaire? deuxièmement, une combinaison des deux
apparences des sirènes a-t-elle déjà existé avant les gravures de Dufy?
Les sirènes apparaissent pour la première fois dans l'épisode bien connu de l’Odyssée
(chant XII, v. 134-200) mais Homère ne nous renseigne aucunement sur leur apparence. Seuls
les commentateurs postérieurs les décrivent avec un corps d'oiseau et une tête de femme. En
outre, l'archéologie nous révèle l'image picturale des sirènes à l'époque d'Homère. Le plus ancien
document est une hydrie de style attico-corinthien représentant
[75]
deux oiseaux à tête de femme. Il n’y a aucun doute sur l’identité de ces créatures puisque la
légende dit : ΣΙΡΕΝ ΕΙΜΙ «je suis une sirène» (fig. 1)1. Les Grecs ont emprunté l’idée des
femmes-oiseaux aux Egyptiens qui représentaient ainsi les âmes des défunts2. C’est au cours des
Ve et IVe siècles , avant notre ère que l'apparence des sirènes se différencie. Elles deviennent «de
plus en plus anthropomorphes et reçoivent bras et seins3. La gravure de Dufy s'inscrit donc dans
cette tradition. Au IIIe siècle avant J.-C., la littérature grecque rejoint enfin les représentations
picturales des sirènes. Apollonios de Rhodes dit explicitement : «elles ressemblaient par leur
aspect en partie à des oiseaux et en partie à des jeunes filles» (Argonautiques, chant IV, v. 898).
En ce qui concerne les auteurs latins, ils adoptent la tradition grecque des femmes-
oiseaux. Ainsi, au livre V des Métamorphoses, Ovide pose la question (v. 552 sq.) : « [...] mais
vous, filles d'Achéloüs, d'où vous viennent vos plumes et vos pattes d'oiseaux, quand vous avez
un visage de vierge?»
Or, Apollinaire affirme dans l'article cité plus haut que les Romains se représentaient les
sirènes en femmes-poissons. N'avait-il donc pas lu Ovide? Il est difficile de le croire, souligne
Anne Hyde Greet dans Apollinaire et le livre de peintre (p. 127). En effet, la citation desinit in
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piscem est issue elle aussi des Métamorphoses, mais d'un autre chapitre et d'un autre mythe, celui
de Persée et d'Andromaque. Le héros Persée sauve la princesse Andromaque attachée à un rocher
et livrée à un monstre marin :
ille avidos morsus velocibus effugit alis
quaque palet, nunc terga cavis super obsita conchis,
nunc laterum costas, nunc qua tenuissima cauda
desinit in piscem, falcato verberat ense.
belua puniceo mixtos cum sanguine fluctus
ore vomit : maduere graves aspergine pennae4.
Or, ce monstre marin (belua) est plutôt un grand poisson vorace qu'une sirène5. Mais
Apollinaire, dans un jeu de brouille-piste, crée plaisamment un équilibre entre la femme-oiseau
et la femme-poisson en les attribuant à chacune des deux cultures classiques. En outre, le jeu de
mots «se terminer en queue de poisson» projeté par Apollinaire dans la langue latine n'est
possible que lorsqu'on se réfère au mythe de Persée rapporté par Ovide.
Il faut pourtant se demander à quelle époque de l'histoire de l'art la transition entre
femme-oiseau et femme-poisson s'est vraiment effectuée. La description la plus ancienne d'une
sirène aquatique remonte au VIIe siècle après J.-C, dans le Liber Monstrorum attribué à Adhelm,
évêque de Shelbourn6 : «Les sirènes sont des filles de la mer qui trompent les marins par la
beauté de leur corps et par le charme de leur chant. Et de la tête jusqu'au nombril elles sont très
proches du corps virginal et du genre humain, [76]
mais elles ont des queues de poisson écailleuses qu'elles laissent toujours cachées dans l’eau.»7
Dès la première moitié du VIIIe siècle, les représentations plastiques, notamment sur des
chapiteaux sculptés des églises romanes, se multiplient. Tantôt ces sirènes-poissons portent un
miroir8 (fig. 2) pour symboliser la vanité et les plaisirs charnels du monde, tantôt elles tiennent
un petit poisson, signe de l'âme du chrétien sur le point de succomber à leurs charmes (fig. 3)9.
Parfois encore elles sont représentées avec une double queue. Ici peut avoir eu lieu une confusion
avec des représentations de Scylla sur des sarcophages étrusques (fig. 4)l0.Cette contamination
entre les Sirènes et Scylla semble déjà être survenue à la fin du IIIe et au début du IIe siècle avant
J.-C. Il existe des illustrations sur un bol mégarien représentant Ulysse attaché au mât de son
navire tandis qu'une sorte d'ondine nage vers lui11. Il est probable que cette confusion picturale
entre Scylla et les sirènes vient du fait que chez Homère les deux épisodes se succèdent
immédiatement.
Au Moyen Âge, la femme-poisson l'emporte sur la femme-oiseau dans le nombre de
représentations. Il existe aussi des contaminations entre les deux formes, c'est-à-dire avec queue
de poisson et ailes12. On peut supposer que, là encore, les représentations étrusques de Scylla qui
montrent parfois la double queue de poisson et des ailes ont exercé une influence (fig. 4 et fig.
5). Il faut en conclure que Dufy n'est pas vraiment le premier à avoir fait l'amalgame des deux
mythes.
Au terme de ces quelques observations, nous pouvons donc constater que c'est à dessein
qu'Apollinaire modifie sur un ton badin la tradition iconographique des sirènes. Ce faisant, il
peut ainsi affirmer que c'est Dufy qui, le premier, a eu l'idée de combiner deux traditions
antiques préexistantes. Il est évident que cette petite entorse à la réalité contribue à mieux mettre
en valeur l'originalité de l'oeuvre du peintre. Loin d'ignorer l'histoire des sirènes chez Ovide,
Apollinaire échange habilement deux épisodes des Métamorphoses et parvient même à
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transposer un jeu de mots français dans la langue latine. Ce qui a longtemps été considéré
comme une maladresse d'Apollinaire se révèle être au contraire une parfaite maîtrise de la poésie
latine.
NOTES
1. Ch Daremberg et E. Saglio, Dictionnaire des antiquités grecques et romaines, t. IV,
Paris, 1911, s.v. «Sirènes», fig. 6468.
2. Der kleine Pauly, t. V, Munich, 1975, s.v. «Seirenes».
[77]
3. Paulys Real-Encyclopädie der classischen Altertumsvissenschaft, tIII A, Stuttgart,
1927, col. 303.
4. IV, 724-9. Voici la traduction d’après Ovide, Les Métamorphoses, t.1, texte établi et
traduit par Georges Lafaye, Paris, 1957 (coll. «Les Belles lettres») :
Persée, grâce à ses ailes, se dérobe promptement aux avides morsures de ses ennemis ;
partout où il trouve un passage, tantôt | sur le dos couvert de coquilles arrondies, tantôt
sur les côtes, tantôt à l'endroit où le corps se termine par une queue, mince comme celle
d’un poisson [desinit in piscem !] il frappe avec son épée armée d'une faucille. La bête
rejette par la gueule les flots de la mer mêlés à son sang de pourpre; ils arrosent les ailes
de Persée qui en trempées et alourdies [...]
5. Cf. l'illustration d'époque dans Ch. Daremberg et E. Saglio, op. cit., t. III, Paris, 1907,
s.v. «PerséeY, fig. 5585 et Oxford Latin Dictionary, Oxford, 1968-82, s.v. «belua» : «A beast,
wild animal (incl. sea creatures)».
6. Cf. Kachewiltz, Siegfried de, De Sirenibus. An Inquiry into Sirens from Homer to Sha-
kespeare, New York-London, 1987. p. 92 sq.
7. Voici la version originale (citée d'après Rachewiltz, op. cit., p. 93) du texte que nous
avons traduit : «Sirenae sunt marinae puellae, quae navigantes pulcherrima forma, cantus
mulcedine decipiunt. Et a capite et usque umbilicum, corpore virginali et humano genere
simillimae, squamosas tamen piscium caudas habent, quibus semper in gurgite latent.»
8. Cf. Kirschbaum, E. et al. (éd.), Lexikon der christlichen Ikonographie, t. V, Rome-Fri-
bourg-Bâle-Vienne, 1972, s.v. «Sirenen».
9. Cf Kachewiltz, op. cit., p. 106-8. 10 Ibid., p. 94.
11. Ibid., p. 90.
12. Ibid., p. 93.
ILLUSTRATIONS
Fig. 1 : cf. supra, n. 3.
Fig 2, 3 et 5 : photographies Philipp Rehage.
Fig. 4 : Rachewiltz, op. cit., fig. 9. [78]
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