7. Platon et le prolétariat
Jacques Derrida, dans La pharmacie de Platon
1
, a bâti en grande part son entreprise de
déconstruction de la métaphysique sur sa lecture de Phèdre, en montrant comment ce
dialogue oppose l’anamnésis philosophique (c’est à dire la reconnaissance de la vérité de
l’être) à l’hypomnésis sophistique (aux mnémotechniques et en particulier à l’écriture comme
facteur d’illusion et technique de manipulation des esprits), il est impossible, selon ce
que Derrida décrit dans De la grammatologie comme une logique de ce supplément qu’est la
trace, d’opposer l’intérieur (anamnèse) et l’extérieur (hypomnèse) : il est impossible
d’opposer la mémoire vivante à cette mémoire morte qu’est cet hypomnematon qui intéressera
tant le dernier Foucault, et qui constitue la mémoire vivante comme savante. Cette
impossibilité ouvre la question pharmacologique, par l’hypomnésique est un pharmakon :
à la fois le poison et son remède.
Or, ce que décrit Socrate dans Phèdre, à savoir que l’extériorisation de la mémoire est une
perte de mémoire et de savoir, c’est ce dont nous faisons aujourd’hui l’expérience
quotidiennement, dans tous les aspects de nos existences, et, de plus en plus souvent, dans le
sentiment de notre impuissance, sinon de notre impotence, voire de notre obsolescence au
moment même où l’extraordinaire puissance mnésique des réseaux numériques nous rend tout
aussi sensibles à l’immensité de la mémoire humaine, qui paraît être devenue réactivable et
accessible à l’infini.
La néralisation des appareils hypomnésiques industriels fait passer nos mémoires dans les
machines de telle sorte que, par exemple, nous ne connaissons plus les numéros de téléphone
de nos proches tandis que la généralisation des correcteurs orthographiques nous fait
craindre la fin de la conscience orthographique, et de tout ce qu’elle emporte d’un savoir
hypomnésique littéraire, et par là d’un savoir anamnésique de la langue.
Or, ceci constitue le fait ordinaire et sensible de ce que je voudrais présenter ici comme un
vaste processus de prolétarisation cognitive et affective et de perte de savoirs : savoir faire,
savoir vivre, savoir théoriser, sans lesquels plus aucune saveur n’est sue.
L’extériorisation, qui est un enjeu de L’idéologie allemande, et qui est la racine de la question
technique, c’est à dire de la question de cette production de soi par soi en quoi consiste
l’homme, lorsque elle parvient au stade hyperindustriel de l’extériorisation de la mémoire et
des savoirs, est à la fois ce qui étend sans limite la puissance des milieux hypomnésiques, et ce
qui permet leur contrôle leur contrôle par les industries cognitives et culturelles des sociétés
de contrôle qui formalisent maintenant l’activité neurochimique et les séquences de
nucléotides, et qui inscrivent par là les substrats neurobiologiques de la mémoire et des
savoirs dans l’histoire de ce qu’il faut analyser comme un processus de grammatisation, c’est
à dire de discrétisation et en cela d’abstraction du continu
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dont les biotechnologies sont le
stade le plus récent, et dont les nanotechnologies seront l’étape suivante. Ainsi s’installe la
question d’une économie industrielle biopolitique, psychopolitique, sociopolitique,
technopolitique, et en fin de compte, d’une économie industrielle noopolitique de la mémoire.
C’est lorsque apparaissent les mnémotechniques que le processus d’extériorisation qu’est le
devenir technique se concrétise comme l’histoire de la grammatisation. Le processus de
1
2
Cf infra
grammatisation est l’histoire technique de la mémoire, la mémoire hypomnésique relance
à chaque fois la constitution d’une tension de mémoire anamnésique. Cette tension
anamnésique s’extériorise elle-même sous forme d’œuvres de l’esprit, où se configurent
pharmacologiquement les époques de l’individuation et de la désindividuation psychosociale.
La grammatisation est le processus par lequel les flux et les continuités qui trament les
existences sont discrétisés : l’écriture, comme discrétisation du flux de la parole, est un stade
de la grammatisation. Et la grammatisation participe d’une organologie dont la question est
ainsi introduite dans L’Anti-Œdipe :
La machine territoriale primitive code les flux, investit les organes, marque les corps. L’homme qui
jouit pleinement de ses droits et de ses devoirs a tout le corps marqué sous un régime qui rapporte ses
organes et leur exercice à la collectivité . C’est un acte de fondation, par lequel l’homme cesse d’être
un organisme biologique et devient un corps plein, une terrre, sur laquelle ses organes s’accrochent,
attirés, repoussés, miraculés par les exigences d’un socius. Que les organes soient taillés dans le socius, et
que les flux coulent sur lui. Nietzsche dit : il s’agit de faire à l’homme une mémoire ; et l’homme qui s’est
constitué par une faculté active d’oubli, par un refoulement de la mémoire biologique, doit se faire une
autre mémoire, qui soit collective… « Peut-être n’y a-t-il même rien de plus terrible et de plus inquiétant
dans la préhistoire de l’homme que sa mnémotechnique ».
3
Or, avec la révolution industrielle, le processus de grammatisation qui constitue l’histoire de
cette mnémotechnique dépasse soudainement la sphère du langage, c’est à dire aussi du
logos, à laquelle Gilles Deleuze et Félix Guattari la rapportent ici essentiellement, et
originellement
4
: le processus de grammatisation investit les corps. Et en premier lieu, il
discrétise les gestes des producteurs en vue de leur reproduction automatisée tandis qu’au
même moment apparaissent les reproductibilités machiniques et appareillées du visible et de
l’audible qui auront tant frappé Benjamin, et qui grammatisent la perception, et à travers elle,
l’activité affective du système nerveux.
La grammatisation du geste, qui est la base de ce que Marx décrira comme prolétarisation,
c’est à dire comme perte de savoir-faire, et qui se poursuivra avec les appareils électroniques
et numériques comme grammatisation de toutes les formes de savoirs à travers les
mnémotechnologies cognitives et culturelles, dont les savoirs linguistiques devenus
technologies et industries du traitement automatique des langues, mais aussi les savoir-vivre,
c’est à dire les comportements en général, du user profiling à la grammatisation des affects,
est ce qui conduit vers le capitalisme « cognitif » et « culturel » des économies
hyperindustrielles de services.
La grammatisation est l’histoire de l’extériorisation de la mémoire sous toutes ses formes :
mémoire nerveuse et cérébrale, mémoire corporelle et musculaire, mémoire biogénétique.
Technologiquement exriorisée, la mémoire est ce qui peut faire l’objet de contrôles
sociopolitiques et biopolitiques à travers les investissements économiques d’organisations
sociales qui réagencent ainsi les organisations psychiques par l’intermédiaire des organes
mnémotechniques, au nombre desquels il faut compter les machines-outils (Adam Smith
analyse dès 1776 les effets de la machine sur l’esprit du travailleur) et tous les automates y
compris les appareils électroménagers, ou encore, les « objets internet » et « communicants »
qui vont bientôt envahir le marché hyperindustriel, et qui sont des objets hypomnésiques par
3
p. 169
4
« une mémoire des paroles et non plus des choses, une mémoire des signes et non plus des effets » écrivent-ils.
ce que Scott Lash et Cela Luria ont décrit comme une thingification
5
prend une nouvelle
tournure
6
.
C’est pourquoi la pensée de la grammatisation appelle une organologie générale, c’est à dire
une théorie de l’articulation des organes corporels (cerveau, main, yeux, tact, langue, organes
génitaux, viscères, système neuro-végétatif, etc.), des organes artificiels (outils, instruments et
supports techniques de la grammatisation) et des organes sociaux (groupes humains
familiaux, claniques, ethniques, institutions et sociétés politiques, entreprises et organisations
économiques, organisations internationales et systèmes sociaux en général, plus ou moins
déterritorialisés juridiques, linguistiques, religieux, politiques, fiscaux, économiques, etc.)
7
.
Si nous rouvrons la question de Phèdre à l’époque hyperindustrielle de l’objet hypomnésique,
et du point de vue d’une telle organologie générale (fondant une organologie politique, une
organologie économique et une organologie esthétique), nous découvrons que la question
platonicienne de l’hypomnèse constitue la première version d’une pensée de la prolétarisation,
s’il est vrai que le prolétariat est l’acteur économique sans savoir parce que sans mémoire :
sa mémoire est passée dans la machine reproductrice des gestes que ce prolétaire n’a plus
besoin de savoir faire : il doit simplement servir la machine reproductrice, et il est ainsi
redevenu un serf.
Examiner la question de la mémoire technique aujourd’hui, c’est rouvrir la question de
l’hypomnèse comme question du prolétariat, mais comme processus de grammatisation
c’est le consommateur qui est désormais lésé de sa mémoire et de ses savoirs par l’industrie
des services et ses appareils, dont nous allons voir comment elle produit des courts-circuits
dans un processus de transindividuation. Examiner la question de la mémoire technique
aujourd’hui, c’est étudier le stade de la prolétarisation généralisée induite par la
généralisation des technologies hypomnésiques.
La vérité de Platon serait en cela dans Marx à condition de tirer deux conclusions
supplémentaires :
. Marx lui-même ne pense pas le caractère hypomnésique de la technique et de
l’existence humaine, ce qui fait qu’il ne pense pas encore la vie humaine comme ex-
sistence et qu’il continue à opposer comme Platon le mort et le vif.
. La lutte inaugurale de la philosophie contre la sophistique autour de cette question de
la mémoire et de sa technicisation est le cœur de la lutte politique qu’est d’emblée la
philosophie ; et la réévaluation de la portée de l’hypomnèse chez Platon, tout comme
celle de la déconstruction qu’en propose Derrida, doit constituer la base d’un projet
renouvelé de critique de l’économie politique par la philosophie, où la technique devient
l’enjeu central, et qui pose la triple question d’une organologie, d’une pharmacologie et
d’une thérapeutique d’une sociothérapie
8
qui est l’économie politique, et dont la
grammatisation est le processus dynamique.
5
6
On trouvera le rapport de l’Union Internationale des Télécommunications sur ce sujet en consultant l’url
www.…
7
La grammatisation est la condition de possibilité de ce que Guy Debord appelle l’idéologie matérialisée, cf La
société du spectacle, p. …. Mais Debord ne pense pas cette grammatisation elle-même, ni son caractère
pharmacologique, et cela constitue un point de blocage de sa pensée.
8
8. La prolétarisation comme perte de savoir
Le prolétaire, nous dit Simondon, c’est le travailleur sindividué : un travailleur dont le
savoir est passé dans la machine de telle sorte que ce n’est plus lui qui s’individue en portant
et en pratiquant ses outils : c’est la machine-outil qu’il sert, et qui est devenue, cette machine,
l’individu technique individu technique au sens en elle, et dans le système technique
auquel elle appartient, se produit une individuation. Cette individuation technique est un
processus de concrétisation, nous dit Simondon, par le système des objets industriels se
trans-forme par intégration fonctionnelle et avec lui le milieu sociotechnique. Mais de cette
trans-formation, le travailleur prolétarisé est littéralement exclu il en est dissocié : il n’y est
pas associé. Il ne s’y co-individue pas. Il n’y ex-siste pas.
Cette dissociation est en réalité une rupture du tissu transindividuel que constitue le milieu de
travail, comme tous les milieux symboliques car le travail est évidemment aussi un tel
milieu symbolique. Dans un milieu de travail associé, les travailleurs font en travaillant une
expérience telle qu’ils font évoluer leur milieu leurs outils, par exemple, ou leurs usages, et
bien sûr leurs produits. Ils ouvrent ce milieu dont ils sont ainsi les ouvriers. La prolétarisation
est ce qui exclut cette participation du producteur à l’évolution des conditions de la
production, et par où il œuvrait.
Autrement dit, la prolétarisation est un processus de perte de savoir, c’est à dire aussi de
saveur et d’existence, qui est engendré par la grammatisation telle qu’elle court-circuite des
processus de transindividuation où, en s’individuant par le travail, c’est à dire y en apprenant
quelque chose, le travailleur individuait le milieu de son travail. C’est un tel court-circuit qui
constitue l’enjeu de la perte de savoir par où Marx et Engels définissent la prolétarisation dans
le Manifeste de 1848 :
Moins le travail manuel exige d’habilité et de force, c’est à dire plus l’industrie moderne se développe,
plus le travail des hommes est supplanté par celui des femmes et des enfants. Les différences de sexe et
d’âge n’ont plus aucune valeur sociale pour la classe ouvrière. Il n’y a plus que des instruments de travail
dont le coût diffère selon l’âge et le sexe.
9
Ce coût est celui de ce que Marx et Engels appelleront la force de travail, qui dès lors n’est
plus un savoir, mais une marchandise. De porteur d’outils et praticien d’instruments, l’ouvrier
est devenu lui-même un outil et un instrument au service d’une machine porteuse d’outils.
Or, précisent ici Marx et Engels, ce destin est celui de tous les producteurs et non seulement
des ouvriers :
Les anciennes petites classes moyennes, petits industriels, petits commerçants, petits rentiers, artisans et
paysans, toutes ces classes tombent dans le prolétariat. … Aussi le prolétariat se recrute-t-il dans toutes les
couches de la population.
10
Certes, dans le Manifeste comme dans la Contribution, les Fondements et Le Capital, le
prolétariat se présente toujours comme étant précisément constitué par la classe ouvrière.
Mais c’est un état de fait historique, lié à un stade archaïque tous les sens de ce mot) du
développement du capitalisme et de l’industrie, c’est à dire de la grammatisation, et qui est
voué à évoluer sensiblement en incluant dans le processus de prolétarisation tous ceux dont
les savoirs sont absorbés par des processus hypomnésiques consistant non seulement en
9
Manifeste du Parti Communiste, p. …
10
83
machines, mais en appareils, en systèmes experts, en services, en réseaux et en objets et
dispositifs technologiques de toutes sortes.
9. Prolétarisation et pharmacologie
Le prolétariat n’est pas la classe ouvrière. Tout le marxisme a mésinterpété Marx en les
confondant. C’est typiquement le cas de Jacques Rancière dans La nuit des prolétaires
11
.
Mais d’autre part, et surtout, la grammatisation, en permettant la captation de l’attention des
consommateurs, et à travers elle, de leur énergie libidinale, a également permis leur
prolétarisation en détruisant leurs savoir-vivre, et non seulement leurs savoir-faire. Cette
prolétarisation des consommateurs est ce qui a permis, en ouvrant des marchés de masse
permettant de lutter contre la baisse tendancielle du taux de profit, de doter les
consommateurs d’un pouvoir d’achat, de leur accorder plus que le renouvellement de leur
force de travail, et d’affaiblir fondamentalement et pratiquement la théorie marxienne de la
lutte des classes.
Le problème est que ce surplus qui a été redistribué par nécessité aux producteurs prolétarisés
devenus des consommateurs a conduit, vers la fin du XXè sisècle, à la destruction de leur
énergie libidinale, et à sa composition en pulsions résultat de ce que Marcuse appelle la
désublimation. C’est donc dans une critique de l’économie libidinale qu’il faut s’engager :
une nouvelle critique de l’économie politique est nécessaire, et elle doit constituer aussi une
critique pharmacologique de l’économie libidinale.
Car la théorie freudienne ne permet d’avancer dans ces questions que pour autant qu’on la
confronte elle aussi à la question de ce pharmakon qu’est le fétiche, et à la question de la
grammatisation telle que s’y transforme le fétichisme ce qui passe par l’analyse du rôle des
hypomnémata dans l’histoire du désir et de la sublimation, l’objet transitionnel étant une sorte
de proto-hypomnématon, et un proto-fétiche
12
, tout comme les objets hypomnésiques
contemporains sont des hypomnémata, que relient désormais des réseaux.
La prolétarisation du consommateur est une époque de l’économie libidinale, et une
généalogie de cette économie, qui est une pharmacologie dont la genèse est indissociable du
devenir organologique et de la grammatisation, est une tâche primordiale de la nouvelle
critique de l’économie politique. Or, cette pharmacologie est ce qui pose la question de la
transindividuation telle que peuvent s’y produire des circuits longs d’individuation aussi bien
que des courts-circuits, c’est à dire des désindividuations.
Ce que Platon appelle lanamnèse est ainsi fondé sur une dialectique, et celle-ci est un
commerce dia-logique par où, dans l’interlocution, c’est à dire dans le dialogisme que
j’entends aussi au sens de Bakhtine, se forment des circuits longs de transindividuation que
les usages empoisonnant que les sophistes font du pharmakon littéral tendent à court-circuiter.
Plus généralement, si la grammatisation de la perception et du système nerveux en tant que
siège des affects peut induire une prolétarisation des consommateurs, c’est à dire détruire
leurs savoir-vivre, et les saveurs qu’ils leurs procurent, c’est parce que l’économie libidinale
en général est ce qui constitue des circuits du désir dans un processus de transindividuation où
se forme et s’accumule une énergie libidinale, mais où la grammatisation peut
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Paul-Laurent Assoun, …
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