grammatisation est l’histoire technique de la mémoire, où la mémoire hypomnésique relance
à chaque fois la constitution d’une tension de mémoire anamnésique. Cette tension
anamnésique s’extériorise elle-même sous forme d’œuvres de l’esprit, où se configurent
pharmacologiquement les époques de l’individuation et de la désindividuation psychosociale.
La grammatisation est le processus par lequel les flux et les continuités qui trament les
existences sont discrétisés : l’écriture, comme discrétisation du flux de la parole, est un stade
de la grammatisation. Et la grammatisation participe d’une organologie dont la question est
ainsi introduite dans L’Anti-Œdipe :
La machine territoriale primitive code les flux, investit les organes, marque les corps. … L’homme qui
jouit pleinement de ses droits et de ses devoirs a tout le corps marqué sous un régime qui rapporte ses
organes et leur exercice à la collectivité … . C’est un acte de fondation, par lequel l’homme cesse d’être
un organisme biologique et devient un corps plein, une terrre, sur laquelle ses organes s’accrochent,
attirés, repoussés, miraculés par les exigences d’un socius. Que les organes soient taillés dans le socius, et
que les flux coulent sur lui. Nietzsche dit : il s’agit de faire à l’homme une mémoire ; et l’homme qui s’est
constitué par une faculté active d’oubli, par un refoulement de la mémoire biologique, doit se faire une
autre mémoire, qui soit collective… « Peut-être n’y a-t-il même rien de plus terrible et de plus inquiétant
dans la préhistoire de l’homme que sa mnémotechnique ».
Or, avec la révolution industrielle, le processus de grammatisation qui constitue l’histoire de
cette mnémotechnique dépasse soudainement la sphère du langage, c’est à dire aussi du
logos, à laquelle Gilles Deleuze et Félix Guattari la rapportent ici essentiellement, et
originellement
: le processus de grammatisation investit les corps. Et en premier lieu, il
discrétise les gestes des producteurs en vue de leur reproduction automatisée – tandis qu’au
même moment apparaissent les reproductibilités machiniques et appareillées du visible et de
l’audible qui auront tant frappé Benjamin, et qui grammatisent la perception, et à travers elle,
l’activité affective du système nerveux.
La grammatisation du geste, qui est la base de ce que Marx décrira comme prolétarisation,
c’est à dire comme perte de savoir-faire, et qui se poursuivra avec les appareils électroniques
et numériques comme grammatisation de toutes les formes de savoirs à travers les
mnémotechnologies cognitives et culturelles, dont les savoirs linguistiques devenus
technologies et industries du traitement automatique des langues, mais aussi les savoir-vivre,
c’est à dire les comportements en général, du user profiling à la grammatisation des affects,
est ce qui conduit vers le capitalisme « cognitif » et « culturel » des économies
hyperindustrielles de services.
La grammatisation est l’histoire de l’extériorisation de la mémoire sous toutes ses formes :
mémoire nerveuse et cérébrale, mémoire corporelle et musculaire, mémoire biogénétique.
Technologiquement extériorisée, la mémoire est ce qui peut faire l’objet de contrôles
sociopolitiques et biopolitiques à travers les investissements économiques d’organisations
sociales qui réagencent ainsi les organisations psychiques par l’intermédiaire des organes
mnémotechniques, au nombre desquels il faut compter les machines-outils (Adam Smith
analyse dès 1776 les effets de la machine sur l’esprit du travailleur) et tous les automates – y
compris les appareils électroménagers, ou encore, les « objets internet » et « communicants »
qui vont bientôt envahir le marché hyperindustriel, et qui sont des objets hypomnésiques par
p. 169
« une mémoire des paroles et non plus des choses, une mémoire des signes et non plus des effets » écrivent-ils.