Support 2 - Dynamique du Capitalisme et de l`Industrie

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CHAPITRE SIX1*
ECONOMIE DE L’INCURIE
51. Il n’y a pas de tendance sans contre-tendance
La nécessité d’une nouvelle critique, dont les premiers éléments furent avancés dans Le temps
du cinéma et la questions du mal-être 2, a été argumentée plus avant comme plaidoyer pour
une nouvelle critique de l’économie politique dans un ouvrage paru sous ce titre 3. Il y a été
proposé de repenser la question du prolétariat à partir de celle du pharmakon, et il y a été
affirmé que la baisse tendancielle du taux de profit n’était pas une erreur de Marx, mais
demandait à être réinterprétée en relation structurelle avec une baisse de l’énergie libidinale.
Cette thèse a fait l’objet de plusieurs débats, et le chapitre qui suit a pour but de préciser les
termes de cette nouvelle critique en tentant de répondre aux questions soulevées au cours de
ces confrontations.
Ce que le troisième tome du Capital tente de penser par la locution « baisse tendancielle du
taux de profit » – dont la formule r = pl/(c+v) ne suffit évidemment pas à mesurer l’enjeu –
est une dynamique négative dont Marx pose en principe qu’elle serait inhérente au système
capitaliste formé et tendu par des tendances contradictoires : le capitalisme serait un système
dynamique menacé par une limite qui serait atteinte si la tendance baissière du taux de profit
suscitée par son propre fonctionnement s’accomplissait.
Ce n’est certes pas ainsi que le marxisme a interprété cette théorie : il y a vu au contraire
l’annonce d’un accomplissement inéluctable de la tendance. Et il est vraisemblable que Marx
*
Ce chapitre reprend un exposé qui fut présenté tout d’abord au conseil d’administration d’Ars Industrialis, puis au cours de
séminaires tenus avec des étudiants des universités Columbia, à New York, et Northwestern, à Chicago. C’est aussi une sorte
de réponse à une question que m’avait adressée Jean-Michel Salanskis le 25 janvier 2007, lors d’un colloque consacré à
l’œuvre de Jean-François Lyotard. J’avais alors proposé une lecture de La condition postmoderne qui caractérisait les traits
du capitalisme décrits dans cet ouvrage comme étant typiques d’une nouvelle forme d’économie libidinale : celle qui fut
inventée par le capitalisme consumériste en Amérique du Nord, au début du XXè siècle.
Selon une telle lecture, la postmodernité résultait d’une organisation consumériste de la libido qui conduisait à la liquidation
de la libido elle-même, à sa « déséconomie », c’est à dire à la liquidation de l’économie libidinale qu’avait été la modernité –
processus de liquidation qui commençait à annoncer ses conséquences à la fin des années 1970 (La condition postmoderne
est publiée au moment où Margaret Thatcher conquiert le pouvoir en Grande-Bretagne, et engage la « révolution
conservatrice »).
Au cours cette conférence, j’avais essayé de montrer pourquoi les concepts permettant de penser cette déséconomie libidinale
consumériste que serait la postmodernité étaient moins ceux de Lyotard dans l’ouvrage éponyme (L’économie libidinale,
éditions de Minuit, 1974) que ceux de Freud, qu’il s’agirait dès lors de relire et de réinterpréter. J’entendais montrer ainsi que
Lyotard avait ouvert dans La condition postmoderne la possibilité d’une pensée nouvelle du capitalisme – et de ce qui
l’accompagne partout, à savoir l’extension de la prolétarisation – , mais que cette pensée restait à élaborer, et que cela
supposait une critique de l’ « économie libidinale » lyotardienne.
Au cours de la discussion qui eut lieu après cette intervention, Jean-Michel Salanskis, organisateur du colloque avec Corine
Enaudeau, me déclara ne plus comprendre ce que voulait dire capitalisme, ni comprendre les discours qui convoquaient
encore ce mot : il me déclarait ainsi ne pas comprendre mon propre discours.
Le présent chapitre, ceux qui le précèdent et celui qui le suit, tout comme Pour une nouvelle critique de l’économie politique,
publié en 2009, tentent de répondre à cette remarque que me fit cet ami un peu plus d’un an avant la crise du capitalisme qui
révéla l’étendue de son désastre au mois d’octobre 2008. Les thèses qui y sont avancées poursuivent l’analyse engagée dans
Pour une nouvelle critique de l’économie politique.
2
3
La technique et le temps tome 3, op. cité
Pour une nouvelle critique…, op. cité
lui-même se lisait ainsi. Mais s’il y a une tendance à la baisse du taux de profit, il doit y avoir
aussi une contre-tendance, comme nous l’apprennent Nietzsche et Freud. Si ce n’était pas le
cas, il ne s’agirait pas d’une tendance, mais d’une évolution simple et linéaire, c’est à dire
déterministe.
Que le marxisme et que Marx lui-même (et avant lui, la dialectique hégélienne) ne
parviennent pas à raisonner ainsi – en termes de tendances – , c’est un problème légué par
Marx, mais ce n’est pas une invalidation de sa théorie sur la tendance baissière du taux de
profit.
Cette façon de penser en termes de tendances passe par une psychologie, c’est à dire par un
discours sur les âmes, sur leur logique et sur leur économie : sur leur logique en tant qu’elle
est une telle économie.
S’il doit y avoir un débat sur la baisse tendancielle du taux de profit, ce n’est donc pas sur
l’existence de cette tendance elle-même : c’est sur la nature de sa (ou de ses) contretendance(s). Le véritable enjeu est de savoir comment penser ce jeu de tendances.
52. Profit, durabilité et toxicité
Quant à ce que l’on entend ici par « profit », la question sera de savoir si nous le définissons
comme retour sur investissement, c’est à dire comme fonction d’un système permettant la
rémunération d’un capital investi, et donc d’un risque pris, ou bien si nous admettons
également comme profit la spéculation – qui tend à détruire le système de l’investissement,
s’il est vrai qu’ici, l’enjeu est le temps, et, plus précisément, ce qui fait jouer le court terme et
le long terme à la fois l’un avec l’autre et l’un contre l’autre.
Le profit issu de l’économie financière ne correspond évidemment pas à ce que Marx appelle
le taux de profit (r), où r = pl/(c+v). R dépend du système de production comme capital
constant et comme capital variable. Les profits issus de la financiarisation tendent au contraire
à se découpler de r comme rapport pl/(c+v), et à devenir des profits essentiellement
spéculatifs. Ils relèvent de ce que Marx appelle le capital fictif.
On objecte contre la théorie de la baisse tendancielle du taux de profit le fait avéré des gains
énormes que le capital a accumulés au cours des dernières décennies. Mais la crise de 2008
(comme bien d’autres avant elle, mais plus que toutes les autres) impose d’examiner la nature
et la solidité de cette profitabilité – qui est apparue structurellement toxique au cours de cette
crise.
La question du profit est d’abord et solidairement
. celle de sa soutenabilité exogène, pour le reste de la société (le profit ne peut pas durer
s’il détruit la société),
. celle de sa durabilité endogène, pour le capital lui-même (il doit assurer la
conservation de sa valeur dans le temps),
. celle de la temporalité qu’il configure – c’est à dire, pour ce qui concerne le capital
fictif, celle de la qualité des anticipations en quoi il consiste, le capital fictif, en tant que
système de protentions relativement calculées 4, étant une fonction nécessaire du
système, irréductible à la simple spéculation à cet égard, tandis que l’investissement
entrepreneurial constitue un autre type d’anticipation.
Ce n’est qu’à l’intérieur de tels systèmes d’anticipation, qui doivent être qualifiés et
consolidés par des règles, que peut se produire du profit.
Les gains de Bernard Madoff, estimés à 50 milliards de dollars, et ceux des spéculateurs qui
l’ont cru, auront-ils un jour été des profits ? Oui sans doute. Mais ce furent des profits
frauduleux, peu durables, et purement toxiques, parce qu’induits par des anticipations
truquées. Et pour les clients de Madoff, ce sont désormais des pertes sèches.
Lorsque le bandit Albert Spaggiari, qui était aussi un militant d’extrême droite, dévalisa la
Société Générale de Nice, et réalisa ainsi ce que l’on appela alors « le casse du siècle », il fit
50 millions de francs de « profit ». Mais ces profits n’ont jamais été reconnus comme tels : ils
ont été qualifiés comme vol.
Qu’en est-il de Godmann Sachs ?
53. Les incurieux dans la pharmacologie du capital
Doit-on poser que tout capital fictif tend toujours à produire des systèmes toxiques, sinon
frauduleux (c’est à dire purement toxiques) ? La réponse est évidemment positive : plus que
toute autre psychotechnique humaine, le capital fictif est un pharmakon 5, et plus précisément,
un jeu d’écritures, et les systèmes d’anticipation que cette phantasia du capital rend possibles
supposent l’existence d’un capital libre qui tend structurellement à se désinvestir lorsqu’il voit
baisser ses profits. 6
Ces désinvestissements sont des courts-circuits – tout comme la mémoire artificielle et
hypomnésique, c’est à dire le pharmakon de l’écriture, peut court-circuiter la mémoire vivante
et anamnésique. 7
Posons que cette tendance conduit à une incurie : on appelle spéculateur (et, en période de
guerre, « profiteur ») celui qui se moque des conséquences économiques aussi bien que
sociales de ses décisions « profitables ». Il appartient à la catégorie de ceux que l’on appelait
autrefois les incurieux 8 : ceux « qui n’en ont cure », c’est à dire qui n’en ont « rien à faire » –
ceux qui disent : I don’t care. Ceux qui se moquent du monde.
C’est d’autre part parce que l’appareil productif tend à être de moins en moins profitable que
les spéculateurs désinvestissent, deviennent structurellement court-termistes, et constituent un
capitalisme « financiarisé ».
4
Pour une nouvelle critique…, op. cité, p. 92
Au sens que prend ce terme dans Pour une nouvelle critique… pp. 43 et suivantes.
6
La tendance du capital fictif est toujours de réduire les règles au minimum, sinon de les éliminer tout à fait,
afin de pouvoir se délier aussi souvent que possible.
7
Pour une nouvelle critique…, p. 44
8
Au sens de Proust dans Sur la lecture cité ci-dessus, p. …, ou encore au sens de Bossuet cité dans Mécréance
et discrédit tome 1 p. …, et qui décrit dans sa belle langue ce que la nôtre, incurieuse en cela, nomme
jem’enfoutisme (« Il y en a qui ne trouvent leur repos que dans l’incurie de toutes choses »).
5
C’est parce qu’il en résulte une tendance à l’incurie, et parce qu’elle est irréductible, étant
inscrite dans cette pharmacologie, que des systèmes de régulation s’imposent, qui visent à
limiter les effets destructeurs de cette tendance spéculative du capital libre – et à maintenir
suffisamment de fixité, c’est à dire d’investissement, face à la labilité de la circulation des
capitaux.
Dans le système économique capitaliste, la circulation des capitaux libres est censée mesurer
le crédit que le sous-système financier accorde à tel ou tel acteur économique du soussystème de production – et, à travers ce système de mesure, la croyance que « la société »
investit dans cette activité. La circulation des capitaux libres est une organisation
protentionnelle spécifique 9, reposant sur un système de pharmaka complexe, faillible et
corruptible, où l’on trouve la monnaie, les actions et les obligations, les divers instruments
financiers, les agences de notation, etc.
Ces capitaux tendent cependant à devenir purement spéculatifs lorsqu’ils consistent non plus à
mesurer un capital de confiance dans l’avenir des actifs de l’appareil de production, par
rapport auxquels ils constituent, en tant que système d’anticipations, des capacités
d’investissement, mais à faire des opérations soit purement autoréférentielles, où le soussystème financier fait des anticipations sur lui-même aux dépens de l’appareil de production,
soit orientées vers l’appareil de production, mais structurellement court-termistes, c’est à dire
fondées sur le désinvestissement : sur le pillage de l’appareil de production.
54. Innovation, court-termisme et spéculation
Revenons à présent au capital productif.
On a coutume d’objecter à la thèse de la baisse tendancielle du taux de profit qu’au sein
même de l’appareil de production, l’innovation technologique permet de relancer sans cesse
la différenciation du système, le capital constant fournissant alors à l’entrepreneur innovateur
un avantage concurrentiel.
La question de l’innovation n’est cependant pas seulement une affaire de conception et de
production comme transferts d’inventions technologiques ou de découvertes scientifiques
opérés par l’entrepreneur vers son entreprise : c’est aussi et avant tout la question de la
socialisation de l’innovation – c’est à dire de la transformation de la société. Or, cette
transformation s’opère au XXè siècle par l’organisation de la consommation, c’est à dire par
la mise en place de dispositifs d’adaptation de la société au changement techno-industriel, et
non pas comme adoption de l’innovation par la société.
Il y aurait adoption si le changement techno-industriel était co-produit par la société ellemême. Or, cette organisation de la consommation suppose au contraire que le devenir des
systèmes sociaux soit structurellement soumis au devenir du système économique, ce qui est
rendu possible parce que celui-ci contrôle intégralement le devenir technologique, c’est à dire
le système technique – cette soumission étant obtenue par la captation de l’attention des
consommateurs, par le détournement de leur énergie libidinale vers les objets de l’innovation,
et par le contrôle de leurs comportements à travers le marketing.
9
Cf note 184 infra, p. …
Or une telle captation de l’énergie libidinale conduit à sa destruction : elle soumet à un calcul
ce qui, comme objet de désir, ne se constitue qu’en s’infinitisant, c’est à dire en dépassant tout
calcul. Cette destruction du désir conduit à une frustration pulsionnelle qui fait système avec
ce qui, dans la société consumériste, au XXè siècle, conditionne l’absorption sociale de
l’innovation décrite par Schumpeter comme « évolution économique », et installe un système
qui tend à produire une obsolescence chronique et structurelle dans laquelle le rapport normal
aux objets devient la jetabilité – tandis que du côté de la financiarisation, les entreprises
comme capital constant, et avec elles, les travailleurs comme capital variable, deviennent
structurellement jetables tout comme les objets de consommation.
Consommer constitue alors un expédient et un exutoire – un pharmakon – qui aggrave la
frustration tout en la déplaçant à très court terme vers le nouvel objet de consommation
produit par cette « innovation permanente ». La nouveauté est ainsi systématiquement
valorisée aux dépens de la durabilité, et cette organisation du détachement, c’est à dire de
l’infidélité 10 (également appelée flexibilité 11), contribue à la décomposition de l’économie
libidinale, à la généralisation des comportements pulsionnels et à la liquidation des systèmes
sociaux.
Sur ce fond d’organisation systémique de l’infidélité – qui se concrétise aussi bien par la
liquidation de l’identification primaire 12 et la modification de la synaptogenèse infantile 13
que par les courts-circuits induits dans la société par la dissociation 14 –, les dispositifs
d’anticipation du capital libre et les comportements hyperlabiles des consommateurs entrent
en résonance et se potentialisent, au sens où des médicaments peuvent potentialiser leurs
effets curatifs aussi bien que toxiques (tel l’alcool se combinant aux psychotropes ou aux antiinflammatoires).
Anticipations du capital libre et comportements des consommateurs deviennent ainsi
corrélativement et systémiquement court-termistes, spéculatifs et pulsionnels.
55. Economie des protentions
Le capital fictif est un système d’anticipations et de paris qui ne peut que faire droit aux
illusions, c’est à dire aux spéculations et aux calculs sur des possibilités de l’avenir qui ne se
réaliseront jamais. C’est ce dispositif de projection de protentions qui, comme organisation
de prises de risques plus ou moins limités, donne au système capitaliste sa dynamique, c’est à
dire son avance sur lui-même : le capitalisme suppose qu’il existe un capital libre ouvert à la
spéculation entendue en ce sens. À cet égard, il est illusoire ou démagogique d’opposer une
10
C’est à dire de rupture avec ce que Albert Gore décrit comme attachement en référence à la théorie de
Bowlby, cf Al Gore, La raison assiégée, et mon commentaire dans Pour en finir avec la mécroissance. Quelques
réflexions d’Ars Industrialis, pp. 32 et suivantes.
11
Boltanski et Chiapello analysent ainsi les conséquences que cette flexibilité a sur la vie conjugale : « La
recherche d’une flexibilité maximale est en harmonie avec une dévalorisation de la famille en tant que facteur de
rigidité temporelle et géographique. Des schèmes idéologiques similaires sont mobilisés pour justifier
l’adaptabilité dans les relations de travail et la mobilité dans la vie affective. » L’esprit du capitalisme,
Gallimard, … p. 24
12
Prendre soin…, p. 15
13
Ibid. p. 14
14
Cf notamment La télécratie contre la démocratie, p. 29, et Pour une nouvelle critique… pp. 69-73
économie « réelle » à une économie « virtuelle » : toute économie suppose un investissement
et donc une virtualisation. 15
Cependant, l’avance que produisent ces anticipations, telles qu’elles sont par structure
exposées à la spéculation, doit procéder avant tout d’une motivation, elle-même inscrite dans
une économie des motivations, qui est aussi une économie des phantasmes : une telle
économie est ce qui produit une énergie libidinale protéiforme – ou, pour parler précisément
dans le langage de la psychanalyse, polymorphe.
Ce polymorphisme doit pouvoir être unifié par ce que Weber appelait un esprit : il suppose un
investissement dans une économie libidinale qui vient lui fournir en quelque sorte son
étalonnage symbolique, et le constituer en système d’échanges formant un commerce social
polymorphe.
Ce sont ces questions qui traversent Le nouvel esprit du capitalisme, où Luc Boltanski et Eve
Chiapello se réfèrent à la fois à Max Weber et à Albert Hirschman pour montrer que
les contraintes systémiques [qui s’exercent sur tous les acteurs du système capitaliste] ne suffisent pas, à
elles seules, à susciter leur engagement. La contrainte doit être intériorisée et justifiée. 16
En d’autres termes, elle suppose qu’une économie libidinale mette en réserve une énergie
libidinale échangeable, qui donne sa consistance à l’avance que le système produit par luimême, et comme sa dynamique, à travers les diverses formes de motivations qu’il suscite.
Dans l’économie libidinale, l’avance – la structure protentionnelle de cette économie 17 – est
constituée par le désir, et un tel désir est par structure infini, c’est à dire incalculable, dans la
mesure où il tend à infinitiser ses objets : l’économie libidinale est l’économie de cette
infinitisation et constitue en cela un système de soin intrinsèquement long-termiste parce
qu’intrinsèquement tourné vers l’interminable – qui longtemps s’appela Dieu.
À l’inverse, la destruction de cette avance fondée sur le désir, c’est à dire sur un capital
symbolique – destruction induite par la finitisation de ses objets, et comme organisation de
15
Aucune réalité humaine, aucun réel humain n’est sans virtualité. Le virtuel est ce qui fait que tel chasseurcueilleur de la forêt amazonienne voit dans la verdure une immense richesse où je ne vois que du vert. La
question du virtuel tel qu’il s’articule avec le réel est capitale dans toute affaire humaine – et renvoie à la façon
dont les rétentions secondaires virtualisent les rétentions primaires chez Husserl. Le possible est ce qui constitue
les possibilités du virtuel lui même dans sa rencontre avec le réel, dans sa projection réelle comme concrescence.
Le virtuel est ce qui ouvre des possibles. Mais le virtuel n’est pas le possible.
Ce que Marx appelle le capital fictif ne doit donc pas être appelé capital virtuel ou économie virtuelle – tout
comme il est vain de parler de l’économie productive comme de l’économie « réelle ». Le capitalisme est ce qui
repose sur la virtualisation du réel à tous les niveaux de la production et de la consommation. Ce virtuel est tout
autre chose que le capital fictif : c’est ce qui donne sa puissance au réel, ce qui lui permet de se réaliser, de se
transformer. Le fictif est un artefact qui vise à capter le virtuel et à l’organiser d’une manière qui peut
évidemment déréaliser la productivité – l’appareil de production – , le capital en général étant une virtualité qui
contribue à réaliser la productivité comme investissement.
16
L’esprit du capitalisme, op. cité, p. 45. J’ai tenté de montrer dans Mécréance et discrédit 3. L’esprit perdu du
capitalisme pourquoi Boltanski et Chiapello n’appréhendent pas le désir comme une telle économie, et pourquoi
ils échouent du même coup à décrire l’économie libidinale consumériste et les impasses où elle mène. Ils
négligent en particulier d’analyser les effets de liquidation des appareils de production de l’énergie libidinale, et
plus généralement de l’appareil psychique dans son lien aux appareils sociaux et symboliques, dont leur
description de la flexibilité des relations affectives n’est qu’une conséquence.
17
C’est parce que l’économie libidinale est protentionnelle et parce que le capital est une organisation de la
production de protentions que le capitalisme est une époque de l’économie libidinale.
leur jetabilité intrinsèque, y compris comme travailleurs et comme entreprises – , est
destructrice de la motivation elle-même sous toutes ses formes.
Elle devient alors une avance fondée sur la pulsion. Mais la pulsion étant par nature courttermiste, elle conduit au désinvestissement, c’est à dire à la destruction de la profitabilité
entendue comme bénéfice : elle conduit à la destruction de la profitabilité entendue comme
consolidation de la dynamique et de la durabilité du système, comme ce qui fait du bien au
système.
56. Capital consumériste et monnaie de singe : la mathématisation de l’incurie
La baisse tendancielle du taux de profit qui hantait le système productiviste caractéristique du
XIXè siècle et de l’industrialisation européenne (et qui provoqua plusieurs crises) a été
absorbée au début du XXè siècle, en Amérique du Nord, par une contre-tendance obtenue par
l’organisation consumériste de l’économie libidinale : par l’établissement d’un système de
protentions pilotées par le capital du côté de la consommation en relation fonctionnelle et
directe avec le capital libre investi et « protentionnalisé » en ce sens. La mise en place de la
société consumériste fut la principale réponse que trouva l’économie américaine à cette
tendance systémique – et cette forme du capitalisme ne peut donc pas être pensée avec les
seuls concepts marxiens.
C’est dans ce contexte émergent, par où le modèle industriel productiviste devient
consumériste, que Schumpeter écrit en 1913 sa théorie évolutionniste de l’économie
capitaliste. Ford constitue alors l’exemple parfait de cet idéal-type que Schumpeter appelle
l’entrepreneur (Weber ayant lui-même fournit une première version de cet idéal-type à travers
la figure de l’entrepreneur de Pennsylvanie). Mais l’innovation entrepreneuriale fordiste,
fondée sur le taylorisme, suppose l’organisation d’une consommation de masse – la captation
et l’exploitation de l’énergie libidinale au service d’un contrôle comportemental constant.
C’est pourquoi la pensée de cette forme de capitalisme nécessite de mobiliser les concepts
freudiens.
La contre-tendance consumériste, inventée pour lutter contre la tendance à la baisse du taux
de profit, mise en œuvre par une fonction du système que Marx ne connaissait pas, le
marketing, et qui conduira à la réorganisation du capital fictif et à sa prise de contrôle sur la
production par une organisation du management actionnariale, et non plus entrepreneuriale,
cette contre-tendance devient baissière à son tour vers la fin du XXè siècle – dans le moment
même où le pouvoir d’achat diminue, un énorme processus de paupérisation s’installant
partout, qui reconstitue des traits caractéristiques du XIXè siècle.
Ayant détruit l’économie libidinale qui la fondait, la contre-tendance consumériste aggrave
alors systémiquement la toxicité de la pharmacologie financière, c’est à dire la tendance ellemême pulsionnelle et court-termiste du capital fictif, ce qui accentue la paupérisation dans
toutes les couches de la population aussi bien que la fragilisation des appareils de production,
soumis au pillage par les LBO et autres techniques spéculatives directement mises en œuvre
contre les entreprises.
La lutte contre la baisse tendancielle du taux de profit induit ainsi une tendance à la baisse de
cette énergie libidinale qui renforce la tendance spéculative du capital, c’est à dire son
désinvestissement, et donc la fragilisation du profit : l’énorme accumulation de capital tend
alors à se transformer en monnaie de singe – et le système des fonds de pension apparaît pour
ce qu’il est : le pôle d’un système, appelé le capital fictif, tel que, ayant mathématisé sa
tendance pharmacologique à l’incurie, son autre pôle est constitué de leurres organisant
délibérément la dilution de responsabilité, et appelés « subprimes », « titrisation », « Bernard
Madoff », etc.
Avec l’innovation permanente pilotée par le marketing stratégique, et sous la contrainte d’un
capitalisme devenu actionnarial, et non plus entrepreneurial, l’infidélité du milieu, qui est
la loi du vivant en général, mais qui constitue, pour le vivant technique que nous sommes et
ne cessons de devenir, un milieu pharmacologique, et en cela, intrinsèquement pathogène, le
redoublement épokhal qui permet de trans-former en normativité la pathologie que provoque
un nouveau pharmakon est devenu impossible. C’est ce qui installe une situation structurelle
et chronique d’incurie.
57. La macro-tendance court-termiste
Si Marx ne prend pas en compte la tendance spéculative en quoi consiste essentiellement le
capital fictif dans son calcul du taux de profit, c’est précisément pour montrer que le système
de l’investissement capitaliste est soumis, comme système dynamique, soit à une tendance
baissière, soit à un fonctionnement spéculatif qui devient nécessairement destructeur et
factice.
Schumpeter vient contredire ce point de vue en montrant comment l’innovation est ce qui
articule fonctionnellement le capital productif et le capital fictif – comme capital risque,
orienté vers les « valeurs technologiques ». Mais Schumpeter n’intègre pas la question de la
consommation comme captation de l’énergie libidinale, ni les effets baissiers que cette
captation induit sur cette forme d’énergie essentielle dans le capitalisme consumériste, ni le
renforcement de la tendance à l’incurie court-termiste que ces effets provoquent
inévitablement dans le capital fictif.
Dès lors, pour décrire le fonctionnement de l’appareil de production tel qu’il est mû par une
innovation permanente qui requiert une organisation de la consommation par l’appareil du
psychopouvoir que constitue le marketing, même si l’on conservait le parti pris par Marx de
séparer le capital fictif du capital productif dans sa formulation du calcul de r, il faudrait :
1. ajouter à sa formule une fonction innovation et une fonction consommation pour
décrire un appareil de production qui, de nos jours, n’est plus simplement productiviste,
mais bien consumériste,
2. intégrer une tendance à la baisse de l’énergie libidinale, c’est à dire à la
décomposition de la libido en pulsions.
Par ailleurs, si l’on admet :
. que le capital fictif est essentiel au système comme organisation des anticipations
calculables,
. qu’il est constitué par une tendance structurellement court-termiste, c’est à dire par une
tendance à l’incurie qui, dans le modèle industriel consumériste, fait système avec une
obsolescence croissante des produits et des services, produite par une accélération
constante des processus d’innovation et de transfert, et par une agressivité corrélative du
marketing,
alors il apparaît évident que le modèle consumériste est arrivé à ses limites parce qu’il
héberge une macro-tendance court-termiste, qui ne peut que conduire à la fermeture du
système à tout avenir, c’est à dire à un blocage des processus d’anticipation aussi bien
entrepreneuriale que financière, et à une dégradation généralisée des motivations
économiques aussi bien que sociales et psychiques.
S’il y a une telle macro-tendance, la question est alors de savoir quelle est la macro-contretendance.
58. Le capitalisme actionnarial comme incurie systémique
Aux questions de durabilité et de sauvegarde du système dynamique qu’est le capitalisme en
tant que système de motivations, il faut en outre intégrer le problème des externalités
négatives : la crise de 2008 coïncide avec la réalisation des prédictions du rapport Meadows et
de René Passet, à savoir que le modèle industriel consumériste est condamné à franchir ses
propres limites en détruisant les ressources géologiques et les systèmes géographiques et
météorologiques tout en provoquant une explosion des courbes démographiques.
Cette destruction des systèmes physiques se combine avec la destruction des systèmes
psychiques et sociaux, qui sont les conditions de production de toute énergie libidinale – celle
des producteurs aussi bien que celle des concepteurs, des investisseurs et des consommateurs.
Alors le taux de profit tend très certainement à baisser, tandis que le « profit » n’est maintenu
très élevé que parce qu’il est devenu intrinsèquement spéculatif et incurieux – soit par des
artifices ruineux de la pharmacologie financière, soit par des opérations franchement
mafieuses, voire manifestement criminelles et proprement illégales.
Dans ce cas, ce qui augmente est un profit qui n’a plus aucun rapport avec le taux de profit
que calcule r, puisque le capital, devant le devenir essentiellement obsolète de toute
innovation, et compte tenu du caractère essentiellement pulsionnel de la consommation, tend
à devenir structurellement fictif, c’est à dire à ne se lier ni à c ni à v dans la définition qui
soutient le calcul pl/(c+v) : c’est cette tendance qui se concrétise dans le devenir actionnarial
du management – ce dont en France l’affaire Forgeart/EADS a révélé les effets calamiteux –
et qui installe une véritable incurie systémique.
59. Économie de la démesure et responsabilité infinie
Aussi spéculatif qu’il puisse être, le capital fictif mesure des anticipations qu’il rend
relativement calculables. Cependant, les protentions de la temporalité psychosociale ne sont
absolument pas calculables, et dépassent toujours les anticipations relatives : elles relèvent
d’une économie libidinale qui s’infinitise, c’est à dire d’une économie de la démesure qui
produit une volition psychosociale, également appelée motivation, c’est à dire productrice de
motifs d’exister, ce que l’on appelle aussi le sens, et qui suppose ce que Simondon nomme le
transindividuel – fondé sur un processus de transindividuation où les protentions s’élaborent
en formant des circuits longs 18.
Autrement dit, la protention constituant la temporalité psychosociale suppose que
l’assomption d’une responsabilité infinie vienne l’étayer comme crédit, celui-ci ne pouvant
être réduit à la confiance entendue comme calcul 19, mais supposant un désir investissant un
objet infinitisable.
À l’origine du capitalisme, c’est le Dieu du monothéisme réformé qui assume la fonction
symbolique de cette responsabilité infinie, nous dit Weber. Mais quelle peut être la fonction
symbolique de cette responsabilité infinie lorsque le capitalisme s’accomplit comme
processus du désenchantement, nihilisme et mort de Dieu – dans la déchéance de l’
« économie casino » 20? En quoi consiste alors ce rapport à l’infini que la spéculation tend à
diluer, à liquider (par où cependant c’est le système lui-même qui se dilue – la mutualisation
des pertes ne permettant de faire éponger cette dilution par les systèmes sociaux et psychiques
qu’en les détruisant encore un peu plus, c’est à dire en les diluant eux-mêmes pour préserver
le sous-système financier dans le système économique capitaliste, et toujours plus au
détriment du sous-système de production) ? 21
Cet objet infini est celui du désir. Ce que Freud aussi bien que Nietzsche donnent à penser –
et comme jeu de tendances – dans le fonctionnement de ce que le viennois appellera l’appareil
18
C’est l’enjeu de ce que Philippe Béraud et Franck Cormerais tentent de penser avec l’association PEKEA,
l’ISMEA et Ars Industrialis sous le nom de valeur sociétale – à quoi Cormerais ajoute la question de
l’innovation sociétale.
19
Mécréance et discrédit 1, p. 102
20
Pierre Dumesnil, économiste et chercheur à l’Institut Télécom, propose à ce sujet, dans un article sur la crise,
Fragment d’un discours économique, http://pagesperso-orange.fr/.pierre.dumesnil, cette citation de Maurice
Allais : « Ce qui est éminemment dangereux, c'est l'amplification des déséquilibres par le mécanisme du crédit et
l'instabilité du système financier et monétaire tout entier, sur le double plan national et international, qu'il suscite.
Cette instabilité a été considérablement aggravée par la totale libération des mouvements de capitaux dans la
plus grande partie du monde. (...) Depuis 1974, une spéculation massive s'est développée à l'échelle mondiale. A
New York, et depuis 1983, se sont développés à un rythme exponentiel de gigantesques marchés sur les « stockindex futures », les « stock-index options », les « options on stock-index futures », puis les « hedge funds » et
tous « les produits dérivés » présentés comme des panacées (...). Qu'il s'agisse de la spéculation sur les monnaies
ou de la spéculation sur les actions, ou de la spéculation sur les produits dérivés, le monde est devenu un vaste
casino où les tables de jeu sont réparties sur toutes les longitudes et toutes les latitudes. Le jeu et les enchères,
auxquelles participent des millions de joueurs, ne s'arrêtent jamais. Aux cotations américaines se succèdent les
cotations à Tokyo et à Hong Kong, puis à Londres, Francfort et Paris. Sur toutes les places, cette spéculation,
frénétique et fébrile, est permise, alimentée et amplifiée par le crédit. Jamais dans le passé elle n'avait atteint une
telle ampleur (...). L'économie mondiale tout entière repose aujourd'hui sur de gigantesques pyramides de dettes,
prenant appui les unes sur les autres dans un équilibre fragile. Jamais dans le passé une pareille accumulation de
promesses de payer ne s'était constatée. Jamais sans doute il n'est devenu plus difficile d'y faire face. Jamais sans
doute une telle instabilité potentielle n'était apparue avec une telle menace d'un effondrement général. »
21
Les suicides qui frappent aujourd’hui France-Télécom sont la réalité tragique de la destruction conjointe des
appareils d’innovation et de production et des individus psychiques sans lesquels ils ne sont rien. Ici encore une
citation proposée par Pierre Dumesnil s’impose, elle est d’« Auguste Detoeuf, membre éminent quoique
iconoclaste du patronat français, directeur général de Thomson-Houston et vice-président d'Alstom », et elle date
du 1er mai 1936 : « Le libéralisme est mort ; il a été tué, non pas par la volonté des hommes ou à cause d'une
libre action des gouvernements, mais par une inéluctable évolution interne. [...] Je crois que la fausse mystique
libérale, les déclarations libérales sans sincérité, toute cette démagogie à l'intention des classes dirigeantes et d'un
peuple qui confond la liberté économique avec la liberté tout court, sont des dangers publics. [...]. Si ceux qui
souffrent le moins de l'économie moderne pensent avoir individuellement intérêt à la liberté économique totale,
ils se trompent. En tant qu'individus, non plus qu'en tant que collectivité dans la collectivité, ils n'y ont intérêt. Ils
n'ont intérêt à sauver que ce qui est bon, et une part du libéralisme est aujourd'hui malfaisante. »
psychique, c’est que la psychè est intrinsèquement constituée par son rapport à l’infini 22. Cet
infini est ce qui, comme objet du désir infini, bien qu’il n’existe pas (c’est un phantasme),
consiste – par exemple, dit Proust citant Anna de Noailles, comme la signifiance des « pays
de l’Aisne et de l’Oise ». 23
Seule une telle consistance permet à une économie générale de perdurer, c’est à dire de
dépasser la finitude spéculative – qui advient lorsque la spéculation, devenue calcul et mesure
des anticipations, s’avère intrinsèquement incurieuse parce qu’incarnant la tendance courttermiste, c’est à dire pulsionnelle. Là est aussi l’enjeu de l’économie générale selon Georges
Bataille.
22
C’est parce que la psyché est infinitive que Gilles Deleuze et Félix Guattari écrivent que « la philosophie veut
sauver l’infini en lui donnant de la consistance : elle trace un plan d’immanence, qui porte à l’infini des
événements et des concepts consistants sous l’action de personnages conceptuels. La science au contraire
renonce à l’infini pour gagner la référence : elle trace un plan de coordonnées seulement indéfinies … . L’art
veut créer du fini qui redonne l’infini : il trace un plan de composition. » Qu’est-ce que la philosophie ? Minuit,
… p. 186
23
La consistance est ce qui fait que ce qui existe, et qui peut toujours être insignifiant, devient signifiant, au sens
de non-insignifiant, objet de ceux qui en ont cure, c’est à dire de ceux qui en ont le souci et qui en prennent soin
– tout d’abord en le prenant en considération, en en faisant l’objet de leur attention et de leurs attentions.
Chapitre sept
Tendances techniques,
organologie générale et puissance publique
60. La « révolution conservatrice » comme soumission du système technique au système
économique
Au moment où le capitalisme américain met en place le « mode de vie américain » comme
nouvelle économie libidinale à travers le psychopouvoir du marketing, il ne peut faire
fonctionner cet infini qu’est le désir infini qu’en le finitisant, c’est à dire en détruisant les
appareils de production de l’énergie libidinale et de tous ses sous-produits sublimatoires. Il ne
peut donc que le faire dysfonctionner.
Cependant, la mise en œuvre de ce psychopouvoir, qui croît en même temps que la doctrine
du soft power, sera longtemps contenue dans ses effets finitisants par une puissance publique
théorisée par Keynes et concrétisée par Roosevelt. Cette puissance publique, appelée welfare
state,
. d’une part maintiendra, au-dessus du psychopouvoir, des systèmes sociaux et
sublimatoires de production des énergies libidinales, en particulier comme systèmes
éducatifs,
. d’autre part limitera les tendances spéculatives du capital fictif que ce psychopouvoir
renforce par le rôle de régulation et d’ajustement assumé par la puissance publique face
aux effets de désajustements engendrés par les mutations incessantes du système
technique industriel, qui déstabilisent les autres systèmes sociaux.
Pour le dire autrement, le welfare state n’est pas un simple avatar du biopouvoir : il s’y ajoute
la question du psychopouvoir. C’est l’Etat à l’époque de ce qu’Adorno et Horkheimer
appelleront les industries culturelles – et à l’époque où celles-ci, vectrices du mode de vie
américain, commencent à lui disputer le leadership du changement social.
Il faut ici souligner trois points cruciaux :
1. Avant que le marketing et le capital fictif ne prennent le contrôle du devenir
industriel et que les médias de masse ne deviennent foncièrement pulsionnels, c’est à
dire au début des années 1970, le taux de profit des entreprises atteint un niveau
plancher – fait économique face auquel il est bien difficile d’affirmer, à cette époque,
que la baisse tendancielle du taux de profit est une absurdité.
2. C’est pour inverser cette situation, installée dans tout le monde occidental par le
keynésianisme, que la « révolution conservatrice » est mise en œuvre par Margaret
Thatcher en Angleterre à partir de 1979 et par Ronald Reagan en Amérique du Nord à
partir de 1980 – le système de Bretton Woods ayant été abandonné en 1971, l’appareil
de production américain ayant drastiquement régressé tout comme celui de l’ancien
empire britannique, et la « révolution conservatrice » visant à « financiariser » et à
mondialiser le capitalisme occidental afin de garantir sa position de pilote de la
mondialisation (stratégie qui a lamentablement échoué).
3. Cette remise en cause de l’Etat, dénoncé en tant que Welfare State
« déresponsabilisant », devenu « le problème et non la solution », selon les termes de
Reagan, a pour but de permettre au capital de piloter intégralement, et par
l’intermédiaire du psychopouvoir mis en œuvre à travers le marketing, ce que Bertrand
Gille avait appelé le désajustement entre le système technique et les autres systèmes
humains – pilotage qui avait été le rôle des Etats depuis le début de la Révolution
Industrielle et jusqu’alors.
Autrement dit, à partir de la « révolution conservatrice », le devenir du système technique en
cours de mondialisation (conduisant à un processus de mondialisation économique qui ne
connaîtra plus d’obstacles à partir de 1989), constitutif la fois de l’infrastructure de
production, de l’organisation de la consommation (à travers les psychotechnologies), et des
objets et services de cette consommation elle-même, qui sont tous industrialisés et technicisés,
le devenir de ce système technique mondial tend à être totalement intégré dans le système
économique et soumis à ses priorités comme à ses contradictions.
En outre, le système économique est désormais presque intégralement piloté par le soussystème financier lui-même mondialisé qui s’est structurellement dé-corrélé du sous-système
de production.
61. Système technique, systèmes sociaux et marketing
Depuis l’Etat napoléonien jusqu’aux diverses formes du keynésianisme, et en passant par le
gaullisme, l’Etat avait eu pour fonction d’assurer le pilotage et la régulation du désajustement
provoqué par les évolutions toujours plus rapides du système technique, et de mettre en place
les processus de réajustements qui étaient nécessaires. Bertrand Gille écrit en 1978 – un an
avant l’arrivée de Thatcher au pouvoir – que faute d’une telle régulation, qui constitue une
politique de développement industriel, les systèmes sociaux ne peuvent que se trouver
anéantis par un devenir chaotique de ce développement :
Il n'est plus question de se soumettre à un progrès technique aléatoire dans ses réalisations, … d'accepter
bon gré mal gré ce qui arrive dans le domaine de la technique et de faire tant bien que mal les adaptations
nécessaires. Dans tous les domaines, aussi bien le domaine économique que le domaine militaire, il faut
organiser l'avenir. 24
Qui oserait le nier de nos jours, plus de trente ans après l’avènement ravageur du néoconservatisme ?
24
Bertrand Gille, Histoire des techniques, La Pléïade, 1978, p. 77.
Le système technique est un système dynamique où s’accomplit ce que Simondon décrit
comme un processus d’individuation. Gille montre qu’au cours de cette individuation, le
système technique entre régulièrement en conflit avec les « autres systèmes » sociaux – qui
sont eux-mêmes des processus d’individuation collective, et qui supposent des processus
d’individuations psychiques, ce que Freud appelle des appareils psychiques.
Cela signifie que l’individuation du système technique peut venir contrarier l’individuation
des systèmes sociaux et des appareils psychiques. Cependant, cette contrariété constitue aussi
la dynamique des processus d’individuation techniques, sociaux et psychiques, c’est à dire la
condition pharmacologique de leur individuation : Simondon montre que l’individuation, en
tant que processus, suppose des déphasages qui induisent précisément ces différentes
dynamiques d’individuation, et réciproquement.
En revanche, les processus d’individuation psychique et sociale ne sont en aucun cas des
adaptations des systèmes sociaux et des appareils psychiques au devenir du système
technique : ce sont des processus d’adoption, c’est à dire de co-individuation, où les systèmes
sociaux et les appareils psychiques produisent et individuent le système technique autant que
celui-ci participe à leurs individuations respectives – et transductivement reliées.
Gille soutient que l’Etat doit assumer la régulation de ces conflits (inévitables et nécessaires)
afin d’éviter la destruction de ces systèmes : l’Etat régule en assurant le paramétrage du
système technique et l’évolution corrélative des systèmes sociaux par la négociation, la
prévision et la planification, c’est à dire par l’organisation à long terme du devenir
technologique et industriel ; il le fait également en assurant la possibilité d’une recherche
indépendante des investissements privés, qui sont eux-mêmes court-termistes relativement au
temps social intergénérationnel.
De telles politiques sont des thérapeutiques qui définissent des régimes d’individuation fondés
sur des circuits longs de transindividuation, et qui prescrivent les conditions dans lesquelles la
pharmacologie technologique et industrielle peut produire plus d’individuation que de
désindividuation.
Or, un aspect essentiel de la guerre idéologique que mèneront les néolibéraux de la révolution
conservatrice consistera à condamner les politiques industrielles publiques et à long terme,
accusées de promouvoir des modèles inefficaces d’économie administrée – alors même que
l’US Army continuera à assurer le pilotage de la politique industrielle américaine par l’Etat – ,
ainsi qu’à accuser toutes les structures sociales productrices de circuits longs dans la
transindividuation de freiner la modernisation permise par le développement du système
technique.
Lorsque Thatcher et Reagan amorceront la dérégulation, la déréglementation et finalement la
liquidation de tous les appareils d’Etat, l’enjeu sera de confier ces processus d’ajustement au
seul marché, c’est à dire au marketing qui exploitera dès lors lui-même et sans limite les
psychotechnologies constituant l’infrastructure des médias – et au service d’un contrôle
comportemental narcotique, c’est à dire anesthésique et producteur d’addiction.
62. La confusion du système technique et du système économique, principal facteur d’incurie
C’est cette exploitation sans limite qui conduira à la liquidation lente mais inexorable des
appareils de production de l’énergie libidinale qui se forment par la conjugaison des
appareils psychiques et des systèmes sociaux comme dispositifs de sublimation (et qui
concrétisent l’individuation en tant qu’elle est toujours à a fois psychique et collective). À
l’automne 2008, cette exploitation sans limite s’avérera avoir installé une véritable incurie
planétaire.
La confusion entre système technique et système économique est une catastrophe qui conduit
inévitablement à ce que les deux systèmes, qui sont foncièrement pharmacologiques,
potentialisent et exacerbent leurs tendances toxiques, entropiques et autodestructrices – et
pour quatre raisons :
1. La soumission du système technique au système économique, lui-même dominé par
le sous-système financier hautement spéculatif et court-termiste, renforce les effets
destructeurs pour les autres systèmes sociaux de l’innovation et de son accélération : le
système technique ne cesse de se désajuster des systèmes sociaux. Et il tend à enfouir,
refouler et différer les effets de ce désajustement en substituant à ces systèmes sociaux
des processus techniques de services qui court-circuitent les processus de
transindividuation dont ces systèmes sociaux sont des organisations – l’absence de
régulation conduisant à la destruction des temporalités (des circuits longs) qui ne sont
pas immédiatement « monétisables », c’est à dire absorbables par un marché de
consommation.
2. La pénétration extrêmement rapide et violente des technologies dans les différents
systèmes sociaux (système familial, système éducatif, système politique, système
juridique, système linguistique, etc.) conduit à la prolétarisation généralisée :
l’innovation technologique est imposée par le marketing comme processus d’adaptation
des individus psychiques et sociaux, et non appropriée comme vecteur d’individuation
et processus d’adoption définissant un régime thérapeutique, c’est à dire un savoir-vivre
(therapeuma et epimeleia comme technique de soi et des autres). C’est pourquoi elle ne
permet plus de créer des circuits de transindividuation et fait au contraire du courtcircuit des processus de transindividuation existants son principe – qui est un principe
d’incurie systémique.
3. La pression court-termiste exercée par le capital fictif et le management actionnarial
sur le développement du système technique entièrement soumis à l’économie et donc au
marché, et dont les seules possibilités de développement qui soient sélectionnées sont
celles qui permettent de constituer très rapidement des solvabilités (ce qui ferme toutes
les possibilités d’un investissement social du pharmakon, à long terme, et comme mise
en œuvre thérapeutique de sa socialisation), cette pression du système économique sur
le système technique conduit à un développement systémiquement incurieux du système
technique lui-même.
4. Les systèmes géographique, biologique, démographique et psychique s’en trouvent
eux-mêmes désajustés, ce qui conduit à leurs déséquilibres, et non aux bonnes
perturbations, c’est à dire aux perturbations néguentropiques et productrices de
métastabilités nouvelles qui se produisent lorsque le pharmakon est mis en œuvre
thérapeutiquement.
63. L’effondrement du système des motivations
Le devenir humain est le fruit d’un triple processus d’individuation où le système technique,
les systèmes sociaux et les appareils psychiques sont des configurations métastables
qu’engendrent des processus d’individuation technique, collective et psychique. Ces trois
processus d’individuation sont inséparables : ils forment des relations transductives 25.
Ces relations transductives lient trois niveaux organologiques qu’il faut distinguer, et qui ont
leurs propres logiques et leurs propres tendances, mais qui ne peuvent pas être considérés
isolément les uns des autres :
. L’appareil psychique est fondé sur un système d’organes psychosomatiques.
. Le système technique relie les organes artificiels qui deviennent les pharmaka du
corps psychosomatique et qui le relient aux autres corps au sein de systèmes sociaux.
. Les systèmes sociaux sont les organisations par où le transindividuel métastabilise et
unifie les régimes thérapeutiques qui constituent le faire-corps social à travers les
processus d’individuation collective.
Que le système technique soit en relation transductive avec les systèmes sociaux, cela signifie
qu’il ne peut pas se développer sans un milieu humain qui lui est exogène, lui-même formé
d’individus psychiques et d’individus collectifs cultivant leurs singularités en cultivant des
consistances, c’est à dire des objets qui n’existent pas, mais qui sont infinis – et qui, comme
tels, permettent l’unification à l’infini (infiniment à venir) des systèmes et des individus.
Que l’appareil psychique soit en relation transductive avec le système technique, cela signifie
que les appareils psychiques ne peuvent pas se socialiser sans passer par les pharmaka qui
constituent le système technique – qui est aussi un système de rétentions tertiaires, et qui
supporte ainsi les protentions individuelles et collectives (et la formation du crédit). Ces
pharmaka permettent la formation tout autant de circuits longs que de courts-circuits dans la
transindividuation.
Réciproquement, les systèmes sociaux, comme processus d’individuation collective, c’est à
dire comme systèmes évolutifs, ne peuvent pas perdurer sans adopter les pharmaka à travers
les individus psychiques qui se transindividuent au sein de ces systèmes sociaux, pharmaka
qui perturbent en cela les organisations en quoi consistent ces systèmes : chaque niveau
organologique s’individue en relation transductive avec l’individuation des autres systèmes.
Ainsi s’opère le double redoublement épokhal.
Cependant, au XXè siècle, le système économique ayant pris le pas sur tous les autres
systèmes, et s’étant mis en charge de les unifier en les finitisant, c’est à dire en les soumettant
à un processus de « monétarisation » généralisée – le sous-système financier ayant pris le pas
sur le sous-système de production au sein du système économique lui-même – , c’est la
consistance infinitive (la loi du désir), qui est la condition d’une véritable co-individuation des
trois niveaux organologiques, qui a été détruite. Or, il ne peut pas y avoir de protention
soutenable, c’est à dire curieuse, sans consistance infinitive.
25
Des relations qui constituent leurs termes, un terme étant la condition de l’autre ou des autres.
Il en résulte un écrasement de toutes les anticipations sur l’horizon ultra-court-termiste de la
spéculation et un effondrement du système des motivations. La spéculation, bien loin de
produire une dynamique nouvelle, fossilise au contraire le temps : elle le fige en un mur du
temps 26 où le passé et l’avenir s’annulent, et où se désintègrent toutes les formes
d’investissements. En court-circuitant systémiquement les processus de transindividuation, la
tendance ultra-court-termiste du capital fictif intégralement dérégulé, devenue totalisante et
extrémiste, est intrinsèquement autodestructrice et anéantit le temps comme tel – dont la loi
est le désir tel qu’il permet de réaliser (en les sublimant) les motifs de l’imagination (les
possibles).
Une telle situation d’incurie – qui ne peut que conduire à la désagrégation entropique des trois
niveaux organologiques, tout en détruisant les systèmes extra-organologiques (les systèmes
géographiques, climatologiques, géologiques et biologiques) – est induite par le modèle
consumériste lorsque, ayant atteint ses limites en généralisant les milieux dissociés, c’est à
dire prolétarisés, il est lui-même devenu autodestructeur parce que destructeur du désir des
consommateurs aussi bien que de leur santé.
La réinvention de l’économie industrielle suppose dès lors la reconstitution d’une économie
libidinale sans laquelle il n’y a pas d’investissement, et cela signifie que de nouveaux
appareils de production d’énergie libidinale doivent être conçus et institués – car de tels
appareils sont nécessairement des institutions 27 : ainsi de l’institution ecclésiale et de son
curieux, le curé, ainsi de l’école et de son maître, l’instituteur.
Economiser à nouveau, c’est à dire lutter contre la tendance incurieuse inhérente au
pharmakon qu’est le capital, et prendre ainsi soin du monde, cela ne peut évidemment plus
passer par la « relance de la consommation ». Cela ne doit pas non plus passer par une
« décroissance » : cela doit retrouver le chemin d’une véritable croissance – et contre la
mécroissance qu’aura été le consumérisme 28 – : une croissance consistant dans une
renaissance du désir à travers par la mise en œuvre d’une économie de la contribution où
économiser signifie prendre soin 29, et où le soin cultive des milieux associés.
26
Le mur du temps est le titre d’un article que j’ai publié dans Traverses (qui était la revue du Centre Pompidou)
en 1987.
27
Là est l’enjeu primordial des travaux de Pierre Legendre.
28
Cf Pour en finir avec la mécroissance, op. cité
29
Cf le séminaire d’Ars Industrialis www.…
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