CHAPITRE SIX
*
ECONOMIE DE L’INCURIE
51. Il n’y a pas de tendance sans contre-tendance
La nécessité d’une nouvelle critique, dont les premiers éléments furent avancés dans Le temps
du cinéma et la questions du mal-être
, a été argumentée plus avant comme plaidoyer pour
une nouvelle critique de l’économie politique dans un ouvrage paru sous ce titre
. Il y a été
proposé de repenser la question du prolétariat à partir de celle du pharmakon, et il y a été
affirmé que la baisse tendancielle du taux de profit n’était pas une erreur de Marx, mais
demandait à être réinterprétée en relation structurelle avec une baisse de l’énergie libidinale.
Cette thèse a fait l’objet de plusieurs débats, et le chapitre qui suit a pour but de préciser les
termes de cette nouvelle critique en tentant de répondre aux questions soulevées au cours de
ces confrontations.
Ce que le troisième tome du Capital tente de penser par la locution « baisse tendancielle du
taux de profit » – dont la formule r = pl/(c+v) ne suffit évidemment pas à mesurer l’enjeu –
est une dynamique négative dont Marx pose en principe qu’elle serait inhérente au système
capitaliste formé et tendu par des tendances contradictoires : le capitalisme serait un système
dynamique menacé par une limite qui serait atteinte si la tendance baissière du taux de profit
suscitée par son propre fonctionnement s’accomplissait.
Ce n’est certes pas ainsi que le marxisme a interprété cette théorie : il y a vu au contraire
l’annonce d’un accomplissement inéluctable de la tendance. Et il est vraisemblable que Marx
* Ce chapitre reprend un exposé qui fut présenté tout d’abord au conseil d’administration d’Ars Industrialis, puis au cours de
séminaires tenus avec des étudiants des universités Columbia, à New York, et Northwestern, à Chicago. C’est aussi une sorte
de réponse à une question que m’avait adressée Jean-Michel Salanskis le 25 janvier 2007, lors d’un colloque consacré à
l’œuvre de Jean-François Lyotard. J’avais alors proposé une lecture de La condition postmoderne qui caractérisait les traits
du capitalisme décrits dans cet ouvrage comme étant typiques d’une nouvelle forme d’économie libidinale : celle qui fut
inventée par le capitalisme consumériste en Amérique du Nord, au début du XXè siècle.
Selon une telle lecture, la postmodernité résultait d’une organisation consumériste de la libido qui conduisait à la liquidation
de la libido elle-même, à sa « déséconomie », c’est à dire à la liquidation de l’économie libidinale qu’avait été la modernité –
processus de liquidation qui commençait à annoncer ses conséquences à la fin des années 1970 (La condition postmoderne
est publiée au moment où Margaret Thatcher conquiert le pouvoir en Grande-Bretagne, et engage la « révolution
conservatrice »).
Au cours cette conférence, j’avais essayé de montrer pourquoi les concepts permettant de penser cette déséconomie libidinale
consumériste que serait la postmodernité étaient moins ceux de Lyotard dans l’ouvrage éponyme (L’économie libidinale,
éditions de Minuit, 1974) que ceux de Freud, qu’il s’agirait dès lors de relire et de réinterpréter. J’entendais montrer ainsi que
Lyotard avait ouvert dans La condition postmoderne la possibilité d’une pensée nouvelle du capitalisme – et de ce qui
l’accompagne partout, à savoir l’extension de la prolétarisation – , mais que cette pensée restait à élaborer, et que cela
supposait une critique de l’ « économie libidinale » lyotardienne.
Au cours de la discussion qui eut lieu après cette intervention, Jean-Michel Salanskis, organisateur du colloque avec Corine
Enaudeau, me déclara ne plus comprendre ce que voulait dire capitalisme, ni comprendre les discours qui convoquaient
encore ce mot : il me déclarait ainsi ne pas comprendre mon propre discours.
Le présent chapitre, ceux qui le précèdent et celui qui le suit, tout comme Pour une nouvelle critique de l’économie politique,
publié en 2009, tentent de répondre à cette remarque que me fit cet ami un peu plus d’un an avant la crise du capitalisme qui
révéla l’étendue de son désastre au mois d’octobre 2008. Les thèses qui y sont avancées poursuivent l’analyse engagée dans
Pour une nouvelle critique de l’économie politique.
La technique et le temps tome 3, op. cité
Pour une nouvelle critique…, op. cité